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Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
25 juin 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour parler du projet de loi S-208, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux). Je voudrais remercier la sénatrice Pate de son initiative.
Le projet de loi S-208 redonnera aux juges le pouvoir discrétionnaire de déroger à l’obligation d’infliger une peine minimale obligatoire dans le cas de 73 infractions. Cette façon de rendre justice n’a rien de nouveau ni de radical, même si, disons-le, l’appareil de justice canadien est souvent incapable de rendre des décisions justes et équitables. Je crois même que l’appellation « appareil juridique » lui conviendrait mieux. Or, grâce au projet de loi de la sénatrice Pate, les juges auraient de nouveau le pouvoir d’infliger des peines justes, adaptées au contexte et aux circonstances propres à chaque cause. Le mot « cause » est plutôt général et abstrait, et il ne faut pas oublier que c’est d’êtres humains qu’il est ici question et que bon nombre des êtres humains qui ont affaire aux tribunaux sont issus de groupes qui subissent depuis toujours un racisme systémique profondément enraciné. Le projet de loi S-208 nous offre, à nous législateurs, la chance d’adopter une loi qui respecte les principes de longue date de la détermination de la peine, mais surtout, les droits et libertés garantis par la Charte et la Constitution.
Honorables sénateurs, nous devons aux survivants d’actes criminels et aux Canadiens en général de faire en sorte que le Code criminel permette aux juges d’appliquer la loi de manière plus équitable, car tout le monde est gagnant quand la loi est appliquée équitablement. Les peines minimales obligatoires vont à l’encontre du principe d’équité, qui est pourtant essentiel à la crédibilité et à la pérennité de l’appareil juridique canadien.
La littérature portant sur la détermination de la peine et le système correctionnel est quasi unanime : les peines minimales obligatoires n’ont aucun effet dissuasif tangible. La Cour suprême du Canada l’a explicitement reconnu dans l’arrêt Nur. Voici ce qu’elle dit :
La preuve empirique indique que, dans les faits, les peines minimales obligatoires ne sont pas dissuasives [...]
Les peines minimales obligatoires servent essentiellement à créer un simulacre de sécurité au détriment des droits de l’accusé, qui sont garantis par la Charte. De plus, les recherches montrent que l’imposition de ces peines pourrait très bien contribuer à l’augmentation du taux de récidive. Il existe une corrélation entre les longues peines d’emprisonnement et les risques de récidive.
Les peines minimales obligatoires ne peuvent pas être justifiées au nom de la sécurité communautaire et de l’effet de dissuasion. Ce n’est pas ce qu’indiquent les faits.
En plus de l’aspect contre-productif de ces peines, des recherches montrent qu’elles mènent souvent à l’application de sanctions trop sévères. Cette situation soulève des enjeux constitutionnels, mais aussi des questions touchant à la compassion, à l’équité et à l’efficacité. Dans le jugement sur l’affaire R. c. Lloyd de la Cour suprême du Canada, l’opinion majoritaire fait remarquer ceci :
[...] la peine minimale obligatoire qui s’applique à l’égard d’une infraction susceptible d’être perpétrée de diverses manières, dans maintes circonstances différentes et par une grande variété de personnes se révèle vulnérable sur le plan constitutionnel. La raison en est que la disposition qui la prévoit englobera presque inévitablement une situation hypothétique raisonnable acceptable dans laquelle le minimum obligatoire sera jugé inconstitutionnel.
Ainsi, selon la Cour suprême, dans le cas d’une peine minimale obligatoire qui s’applique à diverses formes d’une conduite reprochée, il est presque toujours possible de penser à un exemple concret où l’application de cette sanction est exagérément disproportionnée. Par conséquent, elle constitue une violation des droits de l’accusé, qui sont garantis par l’article 12 de la Charte.
Le projet de loi S-208 saisit efficacement l’esprit des solutions proposées par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Lloyd. En effet, la Cour suprême a présenté deux moyens, pour le Parlement, de réformer les peines minimales obligatoires afin d’en assurer la constitutionnalité sans les retrancher complètement du Code criminel. Les deux recommandations de la cour reposent sur l’application nuancée des peines minimales obligatoires. Le projet de loi S-208 prévoit la détermination nuancée de la peine lorsqu’une peine minimale obligatoire pourrait s’appliquer en permettant au juge d’utiliser sa connaissance des faits concernant l’affaire pour s’assurer que la peine ne constitue pas un châtiment injuste, exagérément disproportionné et, par conséquent, inconstitutionnel.
Ce débat sur le projet de loi S-208 arrive à point. Pourquoi des milliers et des milliers de gens manifestent-ils dans les rues en Amérique du Nord et partout dans le monde? Parce que des milliers et des milliers de gens raisonnables dénoncent les inégalités systémiques et le militarisme des forces de l’ordre qui engendrent de la violence et des meurtres de manière disproportionnée. Les gens manifestent par solidarité pour renforcer la vérité, soit que la vie des Noirs compte, que la vie des Autochtones compte et que la vie des personnes de couleur compte. Chaque personne compte. L’injustice compte.
Bien que l’étincelle qui a déclenché ce chapitre le plus récent dans la lutte continue pour les droits civils ait pris naissance aux États-Unis, les Canadiens se mobilisent en réaction aux meurtres et à la violence aux mains des policiers, de même qu’aux nombreuses manifestations de racisme systémique et de conduite raciste individualisée et intentionnelle.
Comme on l’a vu jeudi dernier pendant le débat d’urgence au Sénat, qui avait été demandé par la sénatrice Rosemary Moodie, le Canada assume une plus grande part de sa propre histoire et des inégalités qui continuent de bloquer les peuples autochtones, les autres minorités et les groupes marginalisés à l’intérieur de ses frontières. Le gouvernement du Canada a pris des mesures importantes et a prononcé de nombreux mots justes en ce qui concerne la réconciliation avec les peuples autochtones. Toutefois, en tant que pays, nous avons fait de nombreux pas importants vers la réalisation concrète des engagements qui découlent de ces paroles.
L’imposition de peines minimales obligatoires, qui a été mentionnée par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et la Commission de vérité et réconciliation, fait partie de ces enjeux. Une des constatations de l’enquête nationale, c’est que les peines minimales obligatoires sont particulièrement sévères pour les femmes, les filles et les personnes 2ELGBTQQIA autochtones, puisqu’il n’est pas possible d’appliquer les principes établis dans l’arrêt Gladue en matière de détermination de la peine. Cette situation entraîne des taux d’incarcération plus élevés.
En outre, ces peines ne répondent pas aux besoins des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones en matière de réadaptation. Dans le cadre de ses appels à la justice, le rapport demande à tous ordres de gouvernement au Canada d’évaluer les répercussions des peines minimales obligatoires en ce qui concerne les peines prononcées et l’incarcération excessive des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones, et de prendre les mesures qui s’imposent compte tenu de leurs constatations.
De son côté, le rapport final de la Commission de vérité et réconciliation, qui a été présidée par notre estimé collègue le sénateur Murray Sinclair, indique que la mise en œuvre des peines minimales obligatoires a miné les réformes du système de justice pénale du milieu des années 1960 voulant que les juges tiennent compte de toutes les solutions de rechange raisonnables à l’emprisonnement pour punir les délinquants, surtout les Autochtones. Restreindre de cette façon le pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine aggrave la surreprésentation des Autochtones dans le système correctionnel.
La Commission de vérité et réconciliation a lancé un appel à l’action concernant l’élimination des peines minimales obligatoires, demandant au gouvernement fédéral :
[...] de modifier le Code criminel afin de permettre aux juges de première instance, avec motifs à l’appui, de déroger à l’imposition des peines minimales obligatoires de même qu’aux restrictions concernant le recours aux peines d’emprisonnement avec sursis.
Tout comme le projet de loi S-208 est une réponse juste et fondée sur des principes aux conclusions de la Cour suprême du Canada dans l’affaire R. c. Lloyd, ses dispositions cadrent bien avec les appels de la Commission de vérité et réconciliation et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. En fait, le projet de loi S-208 apporterait les mêmes solutions que la commission recommande.
Le gouvernement du Canada s’est engagé à mettre pleinement en œuvre les appels à l’action de la commission. Étant donné que la réforme de la détermination de la peine ne fait pas partie de la lettre de mandat adressée au ministre de la Justice David Lametti par le premier ministre, le Sénat est bien placé pour reprendre la balle au bond et entreprendre une réforme éclairée et fondée sur des données probantes de la détermination de la peine afin d’honorer cet engagement au nom du Parlement.
Je recommande fortement le renvoi du projet de loi au comité pour une étude plus approfondie. Grâce à ce projet de loi, le Sénat a l’occasion d’éliminer des mesures de droit pénal rétrogrades qui s’apparentent à une acceptation éhontée du racisme systémique. Le projet de loi nous donne l’occasion d’entendre l’opinion de spécialistes des services correctionnels, ainsi que l’opinion et les histoires des victimes de crimes qui entraînent une peine minimale obligatoire. Nous pourrons entendre la vérité au sujet des prétendus avantages des peines minimales obligatoires, comme le pouvoir dissuasif et la dénonciation, et comprendre les effets de l’imposition d’une approche punitive et inflexible en matière de justice.
Nous pourrions nous rendre compte que — c’est ce que montre la recherche —, en général, le degré de satisfaction des personnes touchées par un crime envers le système de justice n’est pas lié à la durée ni à la sévérité des peines imposées. Ce qui est beaucoup plus utile, c’est de garder les victimes informées pendant toutes les procédures et de leur permettre de réellement participer à ces procédures. Lorsqu’un juge a un pouvoir discrétionnaire concernant la détermination de la peine, il peut se servir de la déclaration de la victime pour s’assurer qu’elle est entendue, que la peine est proportionnelle au crime et que la justice est rendue d’une façon qui n’est pas exagérément disproportionnée et inconstitutionnelle.
Chers collègues, saisissons cette occasion de mettre en place une approche fondée sur les preuves en matière de droit pénal et correctionnel. Adoptons une approche dont l’objectif serait que soient rendues des décisions justes pour les délinquants, pour les victimes et pour la société canadienne, et cessons de croire que la justice est un marteau qui doit frapper avec force, peu importe les circonstances du crime, parce qu’on veut sévir contre la criminalité.
Avec l’information dont nous disposons sur l’effet dévastateur des peines minimales obligatoires — la sénatrice Pate et d’autres intervenants on fait de l’excellent travail pour nous fournir des explications à cet effet —, il n’est plus excusable d’entretenir la notion supposément logique selon laquelle une plus grosse punition sert mieux la justice. En fait, une plus grosse punition nourrit souvent de facto les préjugés des Canadiens les plus privilégiés envers les Canadiens les plus désavantagés.
J’aimerais conclure en présentant des faits implacables et révélateurs sur l’incarcération de masse des Autochtones au Canada au cours des 20 dernières années. En 2000, il y avait 34 283 prisonniers d’origine autochtone dans les centres de détention des provinces et des territoires, et ils étaient 1 252 dans les pénitenciers fédéraux, ce qui représente presque 18 % de la population totale des centres de détention il y a 18 ans. Les données les plus récentes sur l’incarcération de masse des Autochtones qui sont disponibles concernent l’année 2018; elles démontrent la réalité du racisme systémique comme suit : 72 392 prisonniers des pénitenciers provinciaux et territoriaux étaient d’origine autochtone, et ils étaient 2 019 dans les pénitenciers fédéraux. Cela signifie que le pourcentage est passé de 17 % à près de 30 %. Quel est le pourcentage d’Autochtones au Canada? La réponse est 5 %.
Le projet de loi S-208 nous donne la possibilité, en tant que législateurs, de trouver un remède efficace contre la vulnérabilité constitutionnelle causée par les peines minimales obligatoires du Code criminel, et de mettre en place des moyens pour contrer le racisme systémique enraciné dans celles-ci. Faisons tout en notre pouvoir pour que ce projet de loi entre en vigueur. Merci. Meegwetch.