L'autogouvernance du Sénat
Interpellation--Ajournement du débat
22 mars 2022
Ayant donné préavis le 2 décembre 2021 :
Qu’elle attirera l’attention du Sénat sur le privilège parlementaire, le Code régissant l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs et les options pour accroître la responsabilité, la transparence et l’équité dans le contexte de l’autogouvernance unique du Sénat, y compris des directives par rapport à la divulgation publique.
— Honorables sénateurs, en tant que sénatrice du Manitoba, je reconnais que je suis sur le territoire du Traité no 1, le territoire traditionnel des Anishinabes, des Cris, des Oji-Cris, des Dakotas, des Dénés et de la patrie de la nation métisse.
Je tiens à souligner que le Parlement du Canada est situé sur le territoire du peuple algonquin anishinabe, non cédé et non restitué.
Honorables sénateurs, je suis aujourd’hui la première intervenante à prendre la parole au sujet de l’interpellation no 6 de la 44e législature, qui attire l’attention du Sénat sur le privilège parlementaire, le Code régissant l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs et les options pour accroître la responsabilité, la transparence et l’équité dans le contexte de l’autogouvernance unique du Sénat, y compris des directives par rapport à la divulgation publique.
Avant de prononcer mon discours aujourd’hui, j’ai sollicité les commentaires d’une série d’experts, dont des sénateurs à la retraite, et je les remercie d’avoir consacré du temps et de l’attention à cette question. Comme l’un d’entre eux me l’a dit, il faut nommer l’évidence dont personne ne veut parler. Je le ferai donc. Honorables collègues, soyez assurés que mon interpellation s’adresse à tous les sénateurs et qu’elle ne vise aucunement un sénateur en particulier.
On se rappellera peut-être que j’ai présenté des interpellations semblables chaque session depuis que j’ai été nommée au Sénat, bien avant que je quitte le Groupe des sénateurs indépendants en octobre 2021.
Le Sénat et la Chambre des communes sont dotés de codes d’éthique qui, même s’ils sont semblables, demeurent des politiques distinctes. Au-delà du fait que le code du Sénat réussit à compter 20 pages de plus que celui des Communes, leur contenu est très similaire. D’importantes différences rendent toutefois le code du Sénat moins exigeant.
Par exemple, premièrement, les seuils de divulgation sont inférieurs à 1 000 $ pour les députés et à 2 000 $ pour les sénateurs.
Deuxièmement, les dispositions du Sénat en matière de divulgation s’appliquent principalement aux sénateurs et à leurs conjoints, alors que les dispositions de la Chambre des communes sont plus larges et incluent les revenus des membres de la famille.
Ensuite, la disposition concernée du code de la Chambre des communes exige explicitement des députés :
b) de montrer au public que les députés doivent respecter des normes qui font passer l’intérêt public avant leurs intérêts personnels et d’établir un mécanisme transparent permettant au public de juger qu’il en est ainsi. »
Toutefois, l’article 1b) du code du Sénat ne contient pas d’énoncé d’objectif aussi clair et sans équivoque.
Quatrièmement, le code de la Chambre des communes énonce un troisième principe selon lequel les obligations prévues par le code doivent aller « [...] au-delà d’une stricte observation de la loi [...] ». Là encore, le code du Sénat ne fait aucune référence de ce type.
Il existe également une différence importante entre les deux Chambres : l’examen quinquennal obligatoire du code des députés, actuellement en cours, est effectué publiquement par le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. En présentant son rapport au comité d’examen, le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique a souligné que les modifications qu’il recommande :
« [...] visent à préserver la confiance du public dans l’intégrité de la Chambre des communes et des députées et députés, ainsi que dans leur souci de remplir leurs fonctions avec honnêteté et selon les normes les plus élevées. »
Récemment, j’ai envoyé une lettre non confidentielle — non pour la première fois — à tous les membres du Comité sénatorial permanent sur l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs. Aujourd’hui, je cherche à attirer l’attention de tous les sénateurs sur certains des points clés de cette lettre parce que nous sommes tous responsables, collectivement et individuellement, de notre conduite éthique et de la préservation de l’honneur de notre institution et de nos titres.
Honorables collègues, est-ce vraiment une responsabilité que nous devrions confier à un comité sénatorial, peu importe l’honorabilité et la probité de ses membres?
Dans ma lettre, j’ai laissé entendre que l’autogouvernance du Sénat serait favorisée par la clarification des modifications apportées et la création d’un ensemble de commentaires interprétatifs sur notre code d’éthique en vue de donner des directives plus précises sur les activités extraparlementaires. Je donne également plusieurs suggestions sur la procédure à suivre et sur d’autres sujets d’étude.
Aujourd’hui, j’aimerais souligner plusieurs moyens de mener un examen plus approfondi que ceux mentionnés dans le cadre des récents rapports du Comité sur les conflits d’intérêts, soit le septième rapport publié en 2019 durant la 42e législature, de même que les deuxième et troisième rapports publiés en 2021 lors de la deuxième session de la 43e législature.
Honorables sénateurs, nous bénéficierions tous de modifications claires au code d’éthique et de directives précises sur l’application du code aux activités extraparlementaires. Il est probable que cela permettra de réduire le scepticisme de la population envers le Sénat et les sénateurs.
Le code d’éthique, les directives du Comité sur les conflits d’intérêts et l’interprétation que le conseiller sénatorial en éthique fait du code d’éthique montrent clairement dans de récents rapports d’enquête que le code d’éthique s’applique aussi dans la vie des parlementaires à l’extérieur du Sénat. Malheureusement, il semble que certains sénateurs ne soient pas pleinement conscients du fait que le code s’applique en dehors de leurs fonctions.
Il semble raisonnable que tous les sénateurs souhaitent un code d’éthique leur permettant d’être des leaders communautaires et sociaux tout en leur interdisant de se retrouver dans des situations qui pourraient amener l’opinion publique à fortement douter de leur capacité de servir le Canada dans l’intérêt de la population.
L’article 2(1) du code d’éthique indique que « les sénateurs sont tenus de donner à leurs fonctions parlementaires préséance sur toute autre charge ou activité [...] ».
Plus généralement, dans l’article 7.1(1), on peut lire : « Le sénateur adopte une conduite qui respecte les normes les plus élevées de dignité inhérentes à la charge de sénateur. »
On peut donc vraisemblablement avancer qu’aucune initiative prise en public ou en privé ne peut être détachée ou séparée de l’autorité et des responsabilités qui nous incombent chaque jour en tant que membres de la Chambre haute.
En effet, dans un rapport d’enquête du conseiller sénatorial en éthique qui date du 9 mars 2017, concernant l’ancien sénateur Don Meredith, tombé en disgrâce, il est indiqué que même si l’article 7.1 « n’a pas pour objet de déterminer, de manière isolée, si une conduite donnée est moralement condamnable », il exige par contre :
[...] d’évaluer si la conduite alléguée a) mine les normes de dignité inhérentes à la charge de sénateur, par exemple, si elle a des conséquences sur la réputation professionnelle ou l’intégrité d’un sénateur ou sur la capacité de celui-ci de susciter la confiance, ou b) peut ternir la réputation de la charge de sénateur ou de l’institution du Sénat.
Ces critères de 2017 ont été répétés dans les communications subséquentes du conseiller sénatorial en éthique, telles que le rapport d’enquête du 19 mars 2019 concernant l’ancienne sénatrice Lynn Beyak. De plus, un avis publié le 10 avril 2019, préparé par le conseiller sénatorial en éthique à la demande de l’ancien sénateur distingué André Pratte, soutenait de manière concluante que ces critères s’appliquent de toute évidence à toutes les questions relatives aux « activités externes » d’un sénateur, telles que « [...] être dirigeant ou administrateur d’une personne morale, d’une association, d’un syndicat ou d’un organisme à but non lucratif [...] », ces mots étant une citation directe de l’alinéa 5c) du code d’éthique.
En particulier, il y a lieu de féliciter M. Pratte pour avoir communiqué ouvertement l’avis du conseiller sénatorial en éthique qui considère que l’article 5 du code limite les activités externes à celles pouvant être entreprises par un sénateur tandis qu’il s’acquitte de ses autres obligations aux termes du code d’éthique, notamment l’obligation de préserver la confiance du public dans l’intégrité des sénateurs.
Chers collègues, le Comité sénatorial sur les conflits d’intérêts a le mandat d’étudier, de sa propre initiative, toutes les questions relatives au code d’éthique et j’ai donc demandé que huit éléments soient étudiés, qu’ils soient inscrits à l’ordre du jour du Comité sur les conflits d’intérêts de la 44e législature et qu’ils y demeurent jusqu’à ce qu’ils aient été étudiés ouvertement et en profondeur par le comité, notamment au moyen d’au moins une audience publique pour laquelle l’ensemble des sénateurs pourraient proposer des témoins et des renseignements à étudier en vue de la production par le comité d’un rapport public qui serait déposé dans les plus brefs délais au Sénat.
Permettez-moi de résumer les huit éléments que je voudrais voir étudier. Concernant les ententes pour les services d’expert-conseil, un des éléments serait que le Comité sur les conflits d’intérêts mène une étude comparative exhaustive de ce que disent les codes d’éthique des organes parlementaires du modèle de Westminster au sujet des parlementaires qui acceptent d’offrir leurs services en tant qu’experts-conseils à des ministères, à des sociétés, à des organisations, à des particuliers ou à toute entité qui se trouve au Canada ou dans d’autres pays, dans le cadre de contrats formels ou d’ententes informelles, en échange de toute rémunération ou indemnisation. L’objectif serait de trouver des modifications à apporter au code d’éthique concernant : a) le type de divulgation qui devrait être exigé; b) la possibilité pour les sénateurs concernés de voter sur les projets de loi liés aux enjeux pour lesquels ils ont agi en tant qu’experts-conseils en échange de toute indemnisation.
En ce qui concerne la composition des conseils d’administration et les conseils consultatifs, le deuxième élément serait que le Comité sur les conflits d’intérêts mène une étude comparative exhaustive de ce que disent les codes d’éthique des organes parlementaires du modèle de Westminster au sujet des parlementaires qui sont payés, rémunérés ou récompensés d’une manière quelconque en tant qu’administrateurs ou conseillers d’organismes à but lucratif ou non lucratif, de sociétés d’État, d’organisations, de particuliers ou de toute autre entité qui se trouve au Canada ou dans d’autres pays. L’objectif serait de trouver des modifications à apporter au code d’éthique concernant : a) le type de divulgation qui devrait être exigé; b) la possibilité pour les sénateurs concernés de voter sur les projets de loi liés aux industries ou aux enjeux pour lesquels ils ont agi en tant qu’experts-conseils en échange de toute indemnisation.
Le troisième élément concerne les relations d’affaires entre sénateurs. L’étude exhaustive aborderait la question de la divulgation par les sénateurs qui sont des partenaires commerciaux ou qui, de quelque manière que ce soit, participent ensemble à des activités commerciales qui visent à réaliser un profit, ce qui leur permet de recevoir toute forme d’indemnisation en plus de leur salaire au Sénat.
Un autre élément porte sur le privilège parlementaire et la reddition de comptes concernant l’autorité et la fonction du conseiller sénatorial en éthique en vertu du code d’éthique afin de déterminer s’il est nécessaire de prévoir des freins et contrepoids dans la fonction du conseiller sénatorial en éthique. Le Comité sur les conflits d’intérêts devrait examiner le privilège parlementaire, tel qu’il s’applique au conseiller sénatorial en éthique, dans un contexte qui permettrait un examen approfondi de ses activités du conseiller sénatorial en éthique, ce qui augmenterait la responsabilité sans compromettre le fonctionnement essentiel du bureau ou les devoirs de confidentialité envers les personnes touchées par une enquête du conseiller sénatorial en éthique.
Cinquièmement, le Comité sur les conflits d’intérêts devrait procéder à une évaluation et présenter un rapport public pour indiquer jusqu’à quel point le conseiller sénatorial en éthique peut invoquer le privilège parlementaire pour jeter un voile de confidentialité et une aura de privilège sur les pratiques et les procédures administratives ou des activités qui ne violent pas la confidentialité garantie en vertu du code, et ce, parce que le privilège parlementaire n’est pas illimité.
Le point suivant consiste à déterminer si le fait d’ajouter des droits procéduraux aux non-parlementaires visés par une enquête du conseiller sénatorial en éthique pourrait faire contrepoids.
Le septième point consiste à ajouter un mécanisme pour corriger les erreurs. Ainsi, au moment de réviser les éventuelles modifications apportées au code d’éthique, le Comité sur les conflits d’intérêts devrait examiner comment appliquer un processus d’appel efficace prévu dans le code d’éthique, étant donné que les décisions du conseiller sénatorial en éthique ne sont pas assujetties à une révision judiciaire quand elles sont émises sous l’une des catégories qui relèvent du privilège parlementaire.
Le huitième point porte sur les commentaires formulés dans le but d’améliorer la compréhension du code d’éthique : certains codes d’éthique incluent des commentaires qui accompagnent leurs dispositions. Ces commentaires servent d’outil éducatif et de source d’information.
Le code de conduite des députés de l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest comprend des commentaires détaillés à la suite de ses dispositions. De la même manière, le document Principes de déontologie judiciaire du Conseil canadien de la magistrature comprend, lui aussi, des commentaires détaillés.
Honorables sénateurs, nous sommes ici pour servir le Canada et nous sommes généreusement payés pour le faire avec des deniers publics. N’est-il pas raisonnable que la population s’attende à ce que l’autonomie totale et unique accordée au Sénat du Canada, qui est entièrement financé par des fonds publics, soit conditionnelle au maintien des plus hauts standards de bonne gouvernance et assortie de normes claires et applicables en matière de responsabilité et de transparence?
Dans la lettre que j’ai envoyée au Comité sénatorial permanent sur l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs, j’ai décrit plus en détail les points dont je viens de vous parler. J’invite maintenant tous les sénateurs à étudier ces points, à y répondre ou à soulever toute autre question relative au code, notamment en ce qui a trait à l’interprétation actuelle concernant les agissements qui doivent ou ne doivent pas être protégés par le privilège parlementaire. Vous avez l’occasion de décider quels aspects de notre autonomie unique méritent d’être étudiés davantage et de contribuer à cet examen d’une façon ouverte, transparente et collégiale dans l’intérêt public. Merci, meegwetch.