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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

29 mars 2022


L’honorable Julie Miville-Dechêne

Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer, à l’étape de la deuxième lecture, le projet de loi S-224, dont ma collègue la sénatrice Salma Ataullahjan est marraine. La sénatrice m’a demandé d’être porte-parole de ce projet de loi qui vise à modifier le Code criminel en matière de traite des personnes, et j’ai accepté sans hésitation.

La traite des personnes au Canada est un crime très grave où le trafiquant recrute, transporte, dissimule et menace de violence une victime, sur laquelle il exerce souvent un contrôle coercitif dans le but de l’exploiter. En 2019, 95 % des victimes canadiennes de traite des personnes étaient des femmes et des filles. Dans 71 % des cas, il s’agissait d’exploitation sexuelle, mais le crime vise toute forme de travail forcé s’apparentant à de l’esclavage.

La traite des personnes est un crime plus grave que le proxénétisme, en raison du comportement du trafiquant qui menace, contraint et trompe sa victime ou abuse de son pouvoir. Malheureusement, c’est aussi un crime à la hausse — on a compté plus de 500 cas en 2019 —, dont la preuve est difficile à faire.

La traite des personnes est une infraction qui a été ajoutée au Code criminel en 2005. Dans un rapport publié en 2018 par Sécurité publique Canada, on résume bien les difficultés liées à son application. Les victimes sont souvent réticentes à signaler leur situation, car elles ont tendance à croire que le taux de réussite des poursuites est très faible. De leur côté, les procureurs jugent difficile d’atteindre le seuil nécessaire en matière de preuves pour parler de traite. Les statistiques sont frappantes. En 2019, 89 % des accusations de traite de personnes se sont soldées par un arrêt, un retrait, un rejet ou une absolution. Moins de une accusation sur dix a donné lieu à un verdict de culpabilité.

Étant donné que ce crime a été identifié il y a seulement une quinzaine d’années, le système judiciaire a encore de la difficulté à bien comprendre l’étendue des traumatismes vécus par les victimes, notamment le fait que certaines victimes développent un attachement envers le trafiquant. Les traumatismes, la dépendance aux drogues et les problèmes mentaux affectent leur mémoire, ce qui rend leur témoignage particulièrement difficile. Pour survivre, les victimes peuvent également s’inventer une histoire, ce qui complique la recherche de la vérité.

Pour toutes ces raisons, il est impératif que le procès ne repose pas sur la performance de la victime lors de son témoignage ni sur son état d’esprit au moment des situations d’exploitation.

Cela fait plusieurs années que des groupes d’aide aux survivantes critiquent l’article du Code criminel que le projet de loi S-224 propose de changer. Pourquoi? Parce qu’en vertu du paragraphe 279.04(1) actuel, la Couronne doit démontrer que la victime pouvait raisonnablement s’attendre — compte tenu du contexte — à être en danger si elle refusait de se laisser exploiter.

Or, ce libellé représente un lourd fardeau pour les survivantes, qui n’ont pas toujours conscience des mécanismes de contrôle coercitif. Ce genre de contrôle peut s’exercer sans perception de danger par la victime, qu’il vise plutôt à humilier, isoler, exploiter ou dominer. De plus, plusieurs femmes ne réalisent même pas qu’elles font l’objet de traite, car dans la grande majorité des cas les exploiteurs sont des amis, des connaissances, des amants actuels ou passés, c’est-à-dire des relations où le chantage émotif est souvent présent.

Ce n’est pas qu’une affaire d’opinion. Comme l’a déjà mentionné la sénatrice Ataullahjan, le libellé de l’article 279.04 actuel du Code criminel ne respecte pas la définition de traite de personnes contenue dans le Protocole de Palerme, qui constitue la référence internationale en la matière. Contrairement à l’article 279.04 actuel, ce protocole met l’accent sur le comportement de celui qui exploite, et non sur la perception d’un danger par la victime. Le gouvernement canadien a ratifié ce protocole en 2002, et nous avons donc l’obligation de protéger les victimes de traite.

Selon le centre international de justice et des droits de la personne de la Faculté de droit de l’Université de la Colombie-Britannique, demander aux victimes de démontrer qu’elles ont des motifs raisonnables de craindre pour leur sécurité peut faire obstacle à la condamnation pour traite de personnes. Les éléments constitutifs de l’infraction relative à la traite des personnes sont plus difficiles à démontrer que ceux d’autres infractions de nature similaire. Par exemple, la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, qui interdit la traite des personnes, n’oblige pas à démontrer que la personne concernée pense que sa sécurité est menacée. Cette norme est plus appropriée.

La nouvelle disposition proposée par la sénatrice Ataullahjan a le grand mérite de reprendre la terminologie du Protocole de Palerme et de se concentrer, par le fait même, sur les actes du trafiquant et non pas sur la crainte ressentie par ses victimes.

Les changements terminologiques proposés dans le projet de loi S-224 s’avèrent encore plus nécessaires vu les effets disproportionnés de ce crime sur les femmes et les filles autochtones, qui courent 10 fois plus de risques que les femmes et les filles non autochtones d’être victime de traite des personnes et d’exploitation sexuelle à des fins commerciales.

Certains des groupes que j’ai consultés ont suggéré d’autres changements. Par exemple, la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes, au Québec, propose d’ajouter l’idée que le trafiquant tente de profiter de la situation de vulnérabilité de la victime. Cet élément est au cœur de la définition d’exploitation sexuelle des Nations unies. La fédération souhaiterait également que l’article proposé renferme la notion de contrôle coercitif.

Pour sa part, le Conseil canadien pour les réfugiés propose d’élargir la définition de ce qui constitue la traite en y ajoutant la notion de menace générale, pas seulement la menace de violence, afin de mieux refléter la réalité de la traite des migrants ou des réfugiés contre qui les menaces de dénonciation ou de déportation sont le plus souvent proférées.

Cependant, la principale priorité est que le comité sénatorial étudie, d’abord et avant tout, la modification considérable du Code criminel que propose la sénatrice Ataullahjan. Je crois fermement qu’il est grand temps que nous adaptions le Code criminel à la réalité des femmes et des filles qui sont victimes de la traite de personnes.

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