Aller au contenu

Le Tarif des douanes

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

10 mai 2022


L’honorable Julie Miville-Dechêne

Je prends la parole sur le projet de loi S-204, intitulé Loi modifiant le Tarif des douanes (marchandises en provenance du Xinjiang).

Ce projet de loi est parrainé par le sénateur Housakos et j’en suis la porte-parole. Je me suis portée volontaire, car le sénateur Housakos et moi avons tous deux, au même moment au début de la session, parlé dans cette Chambre de l’enjeu du travail forcé et des violations trop répandues des droits de la personne. Vingt-cinq millions d’êtres humains sont victimes du travail forcé partout dans le monde. Nous partageons donc cette grave préoccupation, mais nous avons choisi des moyens différents d’intervenir.

Par le biais du projet de loi S-211, j’ai proposé une approche générale et étapiste pour combattre l’esclavage moderne, en obligeant les entreprises qui font affaire au Canada à faire rapport sur les risques de travail forcé et de travail des enfants dans leurs chaînes d’approvisionnement. Le projet de loi S-211 ne cible aucune région du monde en particulier, bien que l’on sache que le travail forcé et le travail des enfants sont particulièrement répandus en Afrique et en Asie. Cela dit, aucun pays du continent n’y échappe complètement, et nous avons eu des cas troublants de travail forcé au Canada, notamment en agriculture et en hôtellerie, et même parmi les préposés aux bénéficiaires sans papiers qui travaillaient au Québec pendant la pandémie.

Le sénateur Housakos a choisi une autre approche, plus ciblée et plus draconienne : son projet de loi prévoit une interdiction totale d’entrée au Canada de toutes les marchandises produites en totalité ou en partie dans la région du Xinjiang, en Chine.

Je suis d’accord avec mon collègue sur l’extrême sévérité des violations des droits de la personne contre le peuple ouïghour, violations qui ont d’ailleurs été qualifiées de « génocide », notamment par la Chambre des communes du Canada et celle du Royaume-Uni, de même que par le Parlement européen, le secrétaire d’État américain et le président des États-Unis, Joe Biden. Je partage cette évaluation.

D’ailleurs, le traitement que le régime autoritaire de la Chine réserve à la minorité musulmane ouïghoure devrait inquiéter les gens de partout dans le monde qui croient aux droits de la personne. Comme Joanna Chi l’écrit dans son excellent livre intitulé China Unbound: A New World Disorder :

Si l’on se fie à la façon dont elle traite les Ouïghours, la Chine est disposée à criminaliser les pratiques religieuses [...] à torturer et à harceler les prisonniers des camps, à agresser sexuellement les détenus et à harceler illégalement les Ouïghours du monde entier. Pourtant, la communauté internationale s’est montrée lente à réagir à cette crise humanitaire grandissante, soulevant ainsi la question troublante de ce avec quoi le Parti communiste chinois pourrait s’en tirer à l’avenir.

Outre l’assimilation et les camps de détention, il existe quantité de preuves que de nombreux Ouïghours sont soumis aux travaux forcés. Il est difficile de quantifier la situation, étant donné que l’on interdit aux journalistes et aux experts de ces questions d’accéder aux installations au Xinjiang. Il faut donc se fier à d’autres sources pour obtenir un ordre de grandeur.

Selon un rapport publié par l’Australian Strategic Policy Institute, plus de 80 000 Ouïghours ont été transférés à l’extérieur de la région du Xinjiang entre 2017 et 2019 pour travailler dans des usines chinoises. Bien que la Chine prétende qu’ils font ce travail volontairement, de nombreuses preuves indiquent que leur liberté de mouvement est très limitée et qu’ils sont constamment sous surveillance extrême, leur famille étant menacée et risquant la détention.

De grandes marques que nous connaissons très bien ont été soupçonnées d’avoir des liens avec le travail forcé des Ouïghours dans leurs chaînes d’approvisionnement. La liste des produits suspects comprend notamment le coton, les tomates, les produits à base de tomates et le polysilicium. Ces produits comportent un haut risque de contamination au travail forcé dans la région du Xinjiang. En effet, près de la moitié du polysilicium, un matériel utilisé pour fabriquer les panneaux solaires, et près de 20 % de la production mondiale de coton proviennent de cette région.

Malheureusement, nous tous, consommateurs canadiens, contribuons à cette exploitation. Les vêtements de coton « faits en Chine » sont omniprésents dans nos étalages, et ce coton a de fortes chances d’avoir été cueilli au Xinjiang, où plus d’un demi-million de Ouïghours travailleraient contre leur gré. Les grandes bannières comme Uniqlo, Walmart, Zara et Sports Experts restent muettes quand on leur demande des comptes.

Autre constat alarmant, les tomates et les produits à base de tomates risquent fort de se retrouver sur nos étagères, selon une enquête de l’émission Marketplace, de la CBC. Les consommateurs ne sont pas en mesure de faire un choix éclairé quant aux produits à base de tomates qu’ils achètent dans les épiceries. Des marques aussi connues que Nestlé, Del Monte et Unilever achètent des tomates au Xinjiang et les font transformer dans des pays tiers, comme le Pakistan, les Philippines et l’Inde, avant de les revendre.

D’autres situations dans le monde sont tout aussi scandaleuses, que ce soit le travail des enfants dans les mines à ciel ouvert, dans le cacao ou la canne à sucre, mais il est vrai que ces différentes formes d’exploitation ne sont pas systématiquement organisées par les États. Bien que les gouvernements soient souvent passifs ou complices face à ces situations, l’exploitation des Ouïghours est carrément orchestrée par les autorités chinoises.

Voilà la raison de l’initiative du sénateur Housakos, contenue dans un projet de loi très court qui tient en une phrase :

[...] l’importation de marchandises fabriquées ou produites, en tout ou en partie, dans la Région autonome ouïghoure du Xinjiang de la République populaire de Chine est interdite.

Ce projet de loi est certainement né d’une frustration, que j’éprouve également, qui est de constater que nos propres agents frontaliers n’appliquent pas la loi actuellement en vigueur, une loi qui interdit déjà l’entrée au Canada de marchandises provenant du travail forcé de n’importe quel pays du monde.

Cet amendement à notre Loi sur le tarif des douanes découle de l’Accord de libre-échange Canada—États-Unis—Mexique, et il est en vigueur depuis 22 mois. Or, jusqu’à maintenant, le Canada a saisi une seule — je dis bien une seule — cargaison de vêtements en provenance de la Chine, dont on soupçonnait qu’elle était issue du travail forcé. À titre de comparaison, durant la même période, les États-Unis ont intercepté plus de 1 300 cargaisons suspectes provenant de la Chine.

Selon les experts consultés par le Globe and Mail, le Canada n’a pas investi suffisamment de budget et d’efforts pour appliquer cette loi; c’est pareil pour ce qui est de la récolte de renseignements pour effectuer des saisies.

Là où le projet de loi S-204 se distingue, par rapport à la loi actuelle, c’est qu’il ne propose pas de saisir uniquement les cargaisons contenant potentiellement des marchandises issues du travail forcé, mais toutes les cargaisons provenant d’une région, le Xinjiang, en présumant d’emblée que ces marchandises sont susceptibles d’être issues du travail forcé.

Il est vrai qu’il est très difficile de faire la part des choses pour un agent frontalier. Aucun indice visible ne permet d’identifier des marchandises issues du travail forcé. Si la loi est éventuellement adoptée, il faudra aussi s’assurer que des entreprises — chinoises ou non — ne la contournent pas en faisant transiter leurs produits par d’autres pays intermédiaires.

Ce qui est notable dans le projet de loi S-204, c’est que l’importateur n’a aucun moyen de défense pour prouver que la cargaison saisie n’est pas issue du travail forcé.

Or, une telle interdiction semble, a priori, contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce, qui prévoient une obligation de non-discrimination et une interdiction de restrictions quantitatives.

On pourrait toujours justifier l’existence du projet de loi S-204 en invoquant l’article 20 du GATT, qui permet des exceptions quand elles sont nécessaires, par exemple, pour assurer la protection de la santé et de la vie des personnes, pour protéger la moralité publique, ou quand les exceptions se rapportent aux articles fabriqués en prison.

En effet, le projet de loi S-204 prévoit une interdiction totale de tous les produits provenant du Xinjiang, et il pourrait être difficile d’invoquer les exceptions. Dans ce cas, ce serait le Canada qui, devant les instances de l’OMC, devrait prouver que l’interdiction n’est pas arbitraire et ne constitue pas une discrimination injustifiable.

Un seul pays a, jusqu’à maintenant, agi dans le même sens que ce que le projet de loi S-204 propose. Aux États-Unis, la Uyghur Forced Labor Prevention Act a été adoptée à l’unanimité au Sénat et la loi sera applicable aux frontières américaines dès juin prochain. La loi américaine prévoit une présomption d’interdiction de tous les biens produits en tout ou en partie dans la région du Xinjiang. La loi précise aussi que des entreprises situées ailleurs en Chine pourront figurer sur une liste noire si elles profitent du travail forcé des Ouïghours. Toutefois, contrairement au projet de loi S-204, les importateurs aux États-Unis peuvent réfuter cette présomption en démontrant, à l’appui d’une preuve claire et convaincante, que leurs usines et celles de leurs fournisseurs n’utilisent pas de travail forcé. Si le projet de loi S-204 comportait une telle soupape, il serait sans doute plus susceptible d’être jugé conforme aux règles de l’OMC.

Le projet de loi américain a suscité de vifs débats entre les multinationales dépendantes de la Chine pour leurs approvisionnements, les législateurs qui veulent que les États-Unis agissent plus fermement dans la défense des droits de la personne et ceux qui s’inquiètent d’abord des perturbations dans les chaînes d’approvisionnement et de l’inflation. Heureusement, les tenants de la justice et de la dignité des personnes l’ont emporté — pour une fois — contre les défenseurs de la compétitivité commerciale et des bas prix, à tout prix.

L’organisme Human Rights Watch appuie la loi américaine et considère qu’elle représente un nouvel outil puissant dans la lutte contre le travail forcé. L’ONG recommande, par ailleurs, que des conséquences sérieuses soient prévues pour les entreprises qui n’arrivent pas à fournir des informations transparentes sur leurs chaînes d’approvisionnement et sur le travail forcé en Chine.

Par ailleurs, d’autres pays cherchent des moyens d’agir à leur frontière contre l’esclavage moderne.

En Australie, un projet de loi d’initiative sénatoriale présenté en 2020 visait à interdire l’importation de toute marchandise produite dans le Xinjiang, à l’image du projet de loi S-204. Cette initiative australienne n’a pas fait consensus, car elle visait une seule région du monde. Une nouvelle mouture qui est à l’étude actuellement prévoit maintenant l’interdiction d’entrée en Australie de toute marchandise provenant du travail forcé, quelle que soit sa provenance.

À la fin d’avril, le gouvernement britannique, de son côté, a adopté un amendement pour s’assurer que les chaînes d’approvisionnement du réseau de la santé ne contiennent pas de travail forcé.

En conclusion, je suis d’avis qu’il faut renvoyer le projet de loi S-204 en comité afin de l’étudier et de le modifier, si nécessaire, pour éviter qu’il soit bloqué par nos engagements en matière de commerce international.

J’ajouterais toutefois que, parallèlement, il faudra aussi réfléchir à la place que nous voulons donner aux critères sociaux et environnementaux dans nos accords de commerce. Pendant des décennies — et encore aujourd’hui —, les impératifs économiques de croissance, de compétitivité et de bas prix l’ont souvent emporté sur les enjeux de dignité humaine et de développement durable. Les considérations écologiques et éthiques, qui incluent évidemment les violations révoltantes des droits de la personne en Chine, ne devraient jamais être de nature partisane ou idéologique. Il faut donc trouver des moyens efficaces de lutter pour le progrès. Nous ne pouvons pas rester passifs. Merci.

L’honorable Leo Housakos [ - ]

Je vous remercie pour votre discours. Je suis très ouvert à l’idée de renvoyer ce projet de loi à un comité comme le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Je suis tout à fait ouvert à trouver une solution pour cette terrible situation. Vous l’avez bien exprimé dans votre discours : la situation au Xinjiang exige des mesures draconiennes et il est triste de constater que, l’année dernière, cette Chambre a décidé de ne pas reconnaître la réalité du génocide au Xinjiang. Pire encore, il est triste de voir que notre gouvernement n’accepte pas cette réalité.

Êtes-vous d’accord pour dire qu’il est maintenant temps de réagir le plus vite possible, comme pays et comme gouvernement?

Ce n’est évidemment pas tout à fait l’objet de votre projet de loi, sénateur Housakos, mais en effet, je fais partie de ceux qui considèrent qu’en politique étrangère, on doit réagir aux violations des droits de la personne, que ce soit en Chine ou ailleurs. Je ne pense pas qu’il faille purement viser un pays à cause de son régime, mais je crois à l’interventionnisme quand il a trait à des questions graves comme la violation des droits de la personne.

Je fais partie des Québécoises qui ont appuyé l’intervention en Afghanistan. C’est un débat qui a beaucoup divisé le Québec. Beaucoup de pacifistes disaient non et moi, je disais oui. Il fallait intervenir au nom des femmes afghanes. De façon générale, je suis quelqu’un qui prône l’intervention et, étant donné tout ce que l’on sait sur les sévices subis par les Ouïghours, il faut parler fort, surtout maintenant que nos deux otages ne sont plus en Chine. Bien sûr, il y a aussi des intérêts canadiens. Je sais que tout cela est délicat, mais je fais partie des citoyens qui veulent que le Canada parle d’une voix forte envers la Chine.

Haut de page