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Le rôle que jouent les débats des chefs dans le renforcement de la démocratie en engageant et en informant les électeurs

Interpellation--Suite du débat

14 février 2023


L’honorable Paula Simons [ - ]

Honorables sénateurs, j’interviens aujourd’hui pour parler de l’enquête lancée par notre collègue la sénatrice Donna Dasko, qui attire l’attention du Sénat sur le rôle que jouent les débats des chefs dans le renforcement de la démocratie en engageant et en informant les électeurs.

Mes amis, le sujet me passionne parce que j’adore débattre, et c’est à prendre au pied de la lettre. La plupart d’entre vous ne seraient probablement pas choqués d’apprendre que j’étais très active dans le club d’art oratoire de mon école. En effet, j’ai connu mes heures de gloire en 11e année, lorsque je fréquentais l’école secondaire Ross Sheppard Composite : ma partenaire Esther Winestock et moi-même avons remporté le championnat provincial d’art oratoire de l’Alberta et nous avons ainsi eu la chance de participer au championnat national d’art oratoire des écoles secondaires, à Montréal.

Je garde un excellent souvenir de ce tournoi à Montréal, non seulement parce que je me suis classée cinquième au pays, mais aussi parce que c’est lors de ce glorieux festival d’intellos qu’on m’a finalement demandé de danser mon tout premier slow. Ce n’était pas parce que j’étais la reine du bal, mais parce qu’un garçon plus âgé, membre de l’équipe de l’Ontario, a eu pitié que je fasse tapisserie, alors il m’a gentiment demandé de danser sur Stairway to Heaven, qui était à l’époque le slow par excellence. Ce garçon s’appelait David Lametti. Il est maintenant ministre de la Justice, et moi, je suis maintenant sénatrice et je crois qu’il est juste de dire que notre expérience des débats au secondaire nous a bien servis, malgré nos piètres talents de danseurs.

Le débat aiguise l’esprit. Il apprend à penser sur le vif, à s’engager dans un affrontement respectueux d’idées, à écouter, à analyser et à réfuter en temps réel. Dans les concours d’art oratoire au secondaire, il faut faire des recherches et défendre les deux côtés de chaque sujet. On cultive ainsi la capacité à comprendre qu’aucun camp n’a le monopole des bonnes idées. On développe du respect, même pour ceux avec qui on a peut-être un désaccord intellectuel, parce qu’on a appris — en fait, on s’est entraîné — à voir les choses du point de vue opposé.

Débattre a également fait des merveilles pour ma vie sociale, et pas seulement au secondaire. J’ai ensuite été membre de la société d’art oratoire de l’Université de l’Alberta, et mon partenaire Jason Lucien et moi avons remporté la coupe McGoun, le grand prix du championnat universitaire d’art oratoire de l’Ouest canadien. Jason reste l’un de mes amis les plus chers.

Cependant, c’est également à la société d’art oratoire de l’Université de l’Alberta que j’ai rencontré mon valentin, mon mari, il y aura 40 ans cet automne. On pourrait dire que lui et moi débattons ensemble depuis ce temps. Il n’est peut-être pas surprenant que nous ayons élevé une débatteuse. Notre fille — pauvre enfant — a difficilement pu échapper à son destin. Que ce soit un talent acquis ou inné, elle a été génétiquement conçue et élevée pour les concours d’art oratoire. Oh la la, elle était très bonne. Elle a participé deux fois au championnat national d’art oratoire au niveau secondaire et elle a fini par terminer au troisième rang des débatteurs de son âge de tout le pays, dépassant mon propre classement.

Cependant, quand elle a commencé l’école secondaire, elle s’est rebellée. Dieu qu’elle s’est rebellée. Je ne veux pas vous choquer, mais je dois vous le dire : elle a troqué le lutrin des débats pour la scène en devenant plutôt capitaine de l’équipe d’improvisation de son école. Elle insistait pour dire que, pour une raison ou pour une autre, l’improvisation était plus amusante. Dieu sait pourquoi. Tout de même, maintenant qu’elle défend ses clients en tant que stagiaire dans un cabinet d’avocats, son expérience des débats lui est très utile.

Je n’étais pas seulement une débatteuse et la fière mère d’une débatteuse — c’est comme être une mère de hockeyeur, sauf qu’on passe moins de temps à attacher des patins et plus de temps à préparer des contre-arguments. J’ai aussi passé des décennies comme juge et entraîneuse bénévole en matière d’art oratoire. J’ai rédigé des guides sur le sujet pour l’Alberta Debate and Speech Association. J’ai entraîné des débatteurs de niveau secondaire et universitaire en leur enseignant les compétences de base et les subtilités du contre-interrogatoire et des débats de type parlementaire.

C’est pourquoi, quand je vous dis que le format actuellement utilisé pour les débats des chefs fédéraux ne fonctionne pas, je ne parle pas seulement à titre de sénatrice en poste ou que journaliste politique chevronnée : je parle aussi en ma qualité d’aficionado des débats. Je reconnais un bon débat avec mes yeux et mes oreilles. La façon dont sont structurées les activités dans le cadre des élections fédérales n’est tout simplement pas propice à des débats constructifs, peu importe qui y participe. Il n’y a pas place à un choc clair et sain des idées. Il y a très peu de possibilités d’échanges directs. Les participants s’en remettent beaucoup trop à des arguments mémorisés et à des réponses toutes faites. Nous n’avons donc pas vraiment la chance de voir les candidats réfléchir rapidement et composer avec les opinions divergentes.

Évidemment, ce problème est en partie causé par le système de plus en plus multipartite. Pour être pleinement efficace, un débat traditionnel doit compter deux participants à la fois, ce qui n’est plus la forme privilégiée depuis très longtemps. Quand il y a quatre, cinq ou six chefs rivaux sur la scène qui crient à qui mieux mieux dans le but de se coincer mutuellement, il est très difficile de trouver une formule qui facilite les échanges et les répliques entre deux personnes.

En fait — et je le dis avec le plus grand respect pour les journalistes qui participent à cet exercice —, il ne s’agit pas vraiment d’un débat. Des journalistes posent des questions, qui sont parfois excellentes, parfois moins. Puis les choses dégénèrent et prennent des allures de conférence de presse où des chefs rivaux se battent jusqu’à ce que mort s’ensuive : c’est à qui prononcera la meilleure phrase-choc, et tant pis si la réponse n’a pas grand-chose à voir avec la question posée.

Ensuite, dès la fin du débat, les partisans de chaque chef se ruent sur les réseaux sociaux pour claironner que leur candidat a gagné, et les pontifes se lancent dans leur analyse instantanée. Le lendemain matin, des millions de Canadiens qui n’ont même pas regardé le débat sont convaincus de savoir qui l’a gagné.

Pourquoi attachons-nous autant d’importance aux débats des chefs, en fait? Après tout, je crois que nous savons tous, nous les sénateurs, que les talents d’orateur, bien que fort utiles, ne sont pas la caractéristique essentielle d’un grand chef ou d’un grand premier ministre. Quelqu’un peut être un orateur habile, plein d’esprit et de charisme, mais être d’une nullité désastreuse quand il s’agit d’élaborer des politiques publiques ou de gérer un caucus. Les effets oratoires ne font pas de vous un bon économiste, un bon stratège militaire ou un expert en jurisprudence. Malgré cela, nous exigeons que les chefs des partis se livrent au rituel des joutes oratoires publiques. Pourquoi?

Nous pourrions dire que c’est à cause des Grecs et des Romains — ou grâce à eux —, parce que notre démocratie moderne est en grande partie basée sur leur culture politique. Dans l’Agora d’Athènes ou dans le Sénat romain, le talent en rhétorique était considéré comme une marque d’intelligence et de leadership ouvrant la voie vers le pouvoir, qu’il soit utilisé pour convaincre un public d’élite ou pour inspirer les foules.

Bien longtemps après que l’Acropole se soit effondrée et que Rome ait achevé son déclin, le mythe romantique de l’Ancien Monde a inspiré les aristocrates anglais, qui, au fil des siècles, ont modelé leur conception du parlementarisme sur les idéaux classiques. C’est ce qui explique que, encore aujourd’hui, dans le Canada multiculturel pragmatique du XXIe siècle, nous attendons des dirigeants et des premiers ministres qu’ils suivent le modèle d’Aristote, de Périclès, de Cicéron et de César, qu’ils étalent leurs capacités d’orateur et qu’ils gagnent des joutes oratoires. Nous voulons qu’ils nous divertissent et qu’ils prouvent leur valeur et il est vrai que, à l’ère de la télévision, de la diffusion en direct en ligne et des médias sociaux, une bonne performance dans un débat est importante, d’un point de vue politique, pour orienter l’opinion publique.

En 2011, Alison Redford voulait être à la tête du Parti progressiste-conservateur de l’Alberta. La mère de Mme Redford est décédée la veille d’un débat télévisé entre les candidats à la direction du parti. Certains s’attendaient à ce que Mme Redford se désiste du débat. Au contraire, elle s’est présentée au studio et a tellement impressionné les téléspectateurs qu’elle a dépassé les trois hommes qui étaient devant elle dans les sondages et qu’elle est devenue la première femme à accéder au poste de premier ministre de l’Alberta.

Il faut dire que beaucoup d’Albertains ont dû attendre longtemps avant que la première ministre Redford montre les mêmes qualités sur le terrain que lors de cette soirée, mais il n’y a aucun doute que le courage, le sang-froid et la compassion observés par les électeurs ont contribué à sa victoire.

Aux élections de 2015 en Alberta, c’est l’attitude combative et amusante de Rachel Notley au débat des chefs qui a entraîné sa victoire écrasante. On pourrait toutefois aussi faire valoir que la faiblesse des performances du chef du Parti conservateur, Jim Prentice, et du chef du Parti Wildrose, Brian Jean, ont grandement contribué à l’élection de Mme Notley comme première première ministre néo-démocrate de l’Alberta.

Je me souviens de mon père — un souvenir béni —, un conservateur de bonne souche, qui m’a appelé, mécontent, le matin après le débat. « Ce n’était pas juste », a-t-il grommelé. « Pourquoi pas? » ai-je demandé. « Elle était tellement charmante », s’emporta mon père. « Elle était impossible à battre. » Mon père n’était pas le seul à le penser. Le soir de ce débat, l’actuelle première ministre de l’Alberta, Danielle Smith, travaillait comme commentatrice à la télévision, offrant une analyse du débat en direct. « Je me trouve dans une salle pleine d’hommes d’affaires conservateurs », a-t-elle déclaré ce soir-là. « Jusqu’à présent, les hommes ont l’air sinistres et Rachel a l’air radieuse. »

Quand je repense à cet historique débat des chefs de l’Alberta de 2015, je m’en souviens non seulement pour son résultat, mais aussi pour sa structure. Le débat comptait quatre participants, et le format leur permettait de s’affronter en tête-à-tête, ce qui a donné lieu à un véritable choc des idées et des personnalités. Ce débat a fait changer d’avis les gens, non seulement à cause de la fameuse gaffe de Jim Prentice, qui a dit que les mathématiques étaient difficiles, mais aussi parce que les gens ont eu la chance de scruter Prentice, Jean et Notley côte à côte, de les comparer et de les opposer, et de voir qui semblait le plus intelligent, le plus agile sur le plan intellectuel et le plus sincère. Malgré toute la superficialité et les frustrations de la culture des débats télévisés, je persiste à croire que les débats politiques peuvent contribuer à nous montrer la grâce d’un candidat sous pression, sa vivacité d’esprit et sa capacité à se rapprocher des gens.

Cependant, si nous voulons que ces débats télévisés se poursuivent et qu’ils fournissent des informations utiles, nous devons amorcer une discussion longue et ardue sur la forme, la structure et le principal objectif de ces débats. Il faut qu’ils soient conçus pour donner lieu à un véritable choc des idées et pour forcer les chefs à défendre leurs programmes et leurs principes. Nous devons aussi veiller à ce que ce travail soit fait par les chefs et non par les journalistes.

Il faut que les candidats puissent avoir des échanges francs et spontanés pendant lesquels ils peuvent attaquer et répliquer. Il faut aussi de bons modérateurs rigoureux qui forceront les candidats à s’en tenir à leur temps de parole, qui séviront contre l’intimidation et qui veilleront généralement à ce que le débat se fasse dans le respect des règles et de manière équitable. Nous ne devrions pas avoir à écouter de longs et ennuyeux sermons rédigés d’avance, et il ne faut pas non plus que les candidats se livrent à une dispute où tous les coups sont permis. Non, il faut que les débats soient au moins aussi bons que ceux qui étaient organisés à l’école secondaire de ma fille. Cela ne devrait pas être trop demander.

Je remercie mon amie, la sénatrice Dasko, d’avoir lancé cette interpellation, et de m’avoir donné cette chance de ressasser quelques souvenirs.

Le Sénat devrait donc affirmer qu’il croit au pouvoir du débat politique et qu’il juge nécessaire de trouver une meilleure façon d’organiser des débats au XXIe siècle.

Merci. Hiy hiy.

L’honorable Julie Miville-Dechêne

Sénatrice Simons, accepteriez-vous de répondre à une question?

La sénatrice Simons [ - ]

S’il vous plaît.

Comme vous, j’ai un grand intérêt pour les débats électoraux. Toutefois, je dois dire que j’ai d’assez grandes inquiétudes depuis qu’une commission indépendante s’occupe de ces débats qui me semblent de plus en plus formatés et artificiels, où l’on n’arrive pas à entendre la voix vive des candidats. Tout est mesuré de façon scientifique, mais franchement, ce n’est pas très enlevant. De plus, la dernière fois, lors du débat en anglais, il y a eu une bourde terrible en raison de la grosseur de l’événement et il n’y avait pas assez de journalistes responsables. Que pensez-vous de la formule actuelle, qui me déplaît souverainement?

La sénatrice Simons [ - ]

C’est une excellente question. Dans mon discours, je n’ai pas vraiment cherché à déterminer — car je m’amusais peut-être trop —, si le fait de recourir à une commission est la meilleure stratégie par rapport au fait de laisser les radiodiffuseurs ou les organisations journalistiques gérer les débats. Je sais que récemment, un proche de votre famille a participé au débat provincial au Québec à titre de journaliste et que cette personne a formulé ses questions de manière très prudente. Comme le dit l’expression, « un chameau est le résultat auquel arrive un comité quand il veut créer un cheval ». Il se peut qu’il y ait trop de joueurs autour de la table.

Le problème, c’est que lorsqu’on a autant de chefs, il est difficile de tous les avoir en même temps sur l’estrade, sachant que ce n’est pas forcément dans l’intérêt stratégique de tous. Le fait que nous n’ayons eu qu’un seul débat en anglais a été très décevant pour moi, car j’ai apparemment un appétit insatiable, et je trouve qu’il est beaucoup plus intéressant de suivre les débats en français.

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