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Éthique et conflits d'intérêts des sénateurs

Motion tendant à autoriser le comité à étudier des amendements au Code régissant l'éthique et les conflits d'intérêts des sénateurs concernant les voyages commandités--Suite du débat

7 novembre 2024


L’honorable Julie Miville-Dechêne

Honorables sénateurs, je prends la parole pour appuyer sans réserve la motion no 216 de la sénatrice Raymonde Saint-Germain, qui propose que le Comité permanent sur l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs réexamine la question des voyages parrainés dans le contexte de l’ingérence étrangère au pays.

Depuis ma nomination au Sénat, je considère que le manque d’encadrement et de transparence des voyages parrainés soulève des questions éthiques importantes et nuit à la réputation du Parlement. Chaque sénateur est libre de se faire payer une mission à l’étranger par un pays ou un groupe de pression, à condition qu’il remplisse un court formulaire qui ne révèle pas grand-chose sur les tenants et aboutissants de ce voyage. Je le précise, le code que les sénateurs se sont donné en 2005 autorise ces déplacements parrainés.

Cet enjeu m’interpelle, car j’ai été journaliste pendant 25 ans et que j’ai été soumise à des normes éthiques strictes, normes que j’ai par la suite appliquées dans mes décisions comme ombudsman de Radio-Canada.

En arrivant au Sénat, mon malaise m’a incitée à témoigner à huis clos en 2019 devant le Comité sur l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs sur les risques que pose ce type de voyage.

À cette époque, il n’y avait pas le consensus requis parmi les sénateurs pour renforcer les règles.

En toute transparence, j’ai moi-même accepté l’été dernier un stage défrayé par les Nations unies, et le mois dernier, la section britannique de l’Association parlementaire du Commonwealth m’a remboursé mon billet d’avion pour Londres, où j’ai présenté le projet de loi S-211 contre l’esclavage moderne dont je suis la marraine.

J’ai jugé dans ces deux cas que les risques de conflits d’intérêts étaient inexistants, mais même là, je ne pense pas que ce soit à moi, mais plutôt à une tierce partie neutre de poser ce jugement.

La sénatrice Saint-Germain a calculé que depuis sept ans, les sénateurs ont fait 113 voyages parrainés à l’étranger, et que 16 de ces voyages ont eu lieu dans un régime autoritaire, selon la définition de l’Economist Intelligence Unit. C’est particulièrement inquiétant à la lumière des dernières révélations sur l’ingérence étrangère au Canada et du travail du Comité parlementaire sur la sécurité nationale et le renseignement, qui a relevé que les voyages toutes dépenses payées dans un pays étranger font partie des mesures incitatives déployées par les acteurs étrangers.

Pourtant, dans plusieurs autres assemblées et administrations du Commonwealth, les voyages parrainés sont toujours autorisés.

Commençons par la Chambre des communes, où il y a eu un nombre record de dépenses en 2023 : en effet, 93 voyages parrainés ont coûté 847 000 $, un montant près de quatre fois plus élevé qu’il y a cinq ans. Les deux plus importants bailleurs de fonds de ces missions tous frais payés sont le gouvernement taïwanais et le Centre consultatif des relations juives et israéliennes, selon une enquête du National Post.

Néanmoins, il y a de l’espoir : selon le commissaire aux conflits d’intérêts et à l’éthique de la Chambre des communes, au cours des six premiers mois de 2024, beaucoup moins de députés — 12 en tout — ont accepté des voyages parrainés à l’étranger alors que les révélations sur l’ingérence étrangère au Canada se multipliaient. Certains députés sont également devenus plus conscients de la question, car le Comité sur l’éthique de la Chambre est censé l’examiner. Le motionnaire, le député néo-démocrate Matthew Green, estime que le fait de voyager dans le monde entier aux frais d’autrui n’est pas une bonne image pour les députés.

Il y a également eu un heureux changement, à mon avis, dans le Code de déontologie des lobbyistes qui est entré en vigueur le 1er juillet 2023 et qui a, sans aucun doute, joué un rôle dans la diminution du nombre de voyages parrainés cette année. Les lobbyistes enregistrés à Ottawa qui cherchent à nous influencer n’ont plus le droit de nous offrir des voyages entièrement payés. Le montant maximal pour les cadeaux est fixé à 40 $ ou à 200 $ par an. En revanche, les voyages entièrement parrainés par des entités étrangères restent autorisés.

Où nous situons-nous par rapport à d’autres parlements du Commonwealth? Au Royaume-Uni et en Australie, on procède plus ou moins de la même manière. Ce sont les parlementaires qui décident d’accepter ou non les voyages commandités. Cependant, en pratique, le Royaume-Uni innove en adoptant une approche objective à cet égard. Il suffit de répondre à une question : un membre raisonnable du public — quelqu’un d’impartial et de bien informé — serait-il porté à croire qu’un voyage commandité influencera un membre de la Chambre des lords dans l’exercice de ses fonctions?

Rose Whiffen, porte-parole de Transparency International, a déclaré ceci :

Les voyages à l’étranger financés par des gouvernements étrangers risquent de toute évidence de donner l’impression que le jugement des parlementaires est influencé par la générosité de leurs hôtes, ce qui peut s’avérer fondé.

En ce qui concerne les États-Unis, le même pouvoir discrétionnaire s’applique aux voyages commandités par un gouvernement étranger, mais voici un fait intéressant : dans le cas d’un voyage commandité par le secteur privé, les sénateurs doivent obtenir au préalable l’approbation écrite du Select Committee on Ethics. Je pense qu’il serait utile de découvrir comment ce comité fonctionne, concrètement.

Revenons à notre Sénat. En vertu de l’article 18 de notre code, nous sommes libres d’accepter des voyages payés par n’importe quel gouvernement, groupe de pression ou entreprise. Les sénateurs ne sont même pas tenus, en vertu de notre code, de divulguer le coût total de ces périples tous frais payés, y compris les cadeaux reçus.

L’article 18 est un anachronisme dans une société où les exigences en matière de conflit d’intérêts réels et apparents sont de plus en plus grandes. Bien des voyages gratuits nous sont offerts justement parce que nous sommes en position d’exercer une influence favorable à des intérêts étrangers. Cette pratique contribue à miner la confiance des Canadiens dans l’institution du Sénat. Je l’ai constaté à plusieurs reprises de façon anecdotique.

On oublie également trop souvent que l’apparence d’un conflit d’intérêts est tout aussi importante qu’un véritable conflit d’intérêts aux yeux du public. Notre code demande d’ailleurs que les sénateurs, et je cite :

c) prennent les mesures nécessaires en ce qui touche leurs affaires personnelles pour éviter les conflits d’intérêts réels ou apparents qui sont prévisibles, mais, dans l’éventualité d’un tel conflit, le règlent de manière à protéger l’intérêt public.

On parle ici seulement des affaires personnelles, mais il faudrait peut-être examiner cet article pour l’élargir.

Je dois dire aussi que je suis d’avis que l’article 19 du code devrait être examiné par le Comité sur l’éthique. On y dit, et je cite : « [...] les voyages parrainés [...] sont réputés, à toutes fins utiles, avoir fait l’objet d’un consentement du Sénat. »

C’est appliquer un test assez important. Nous aurions tous consenti, avec le consentement du Sénat, à tous les voyages parrainés. Je vous avoue que je suis moi-même mal à l’aise avec cela. La démocratie est fragilisée lorsque les plus fortunés dans une société ont un accès privilégié au gouvernement et aux parlementaires et peuvent influencer les prises de position et les politiques publiques de façon disproportionnée. C’est pour cela que les règles en matière de dons politiques et de financement électoral ont été mises en place et resserrées au fil des ans.

L’ancien diplomate canadien Scott Gilmore a écrit dans le magazine Maclean’s en janvier 2019 que les voyages parrainés des parlementaires canadiens constituaient, à son avis, des pots-de-vin. L’expression est forte. Voilà son argumentaire : si un fonctionnaire d’Affaires mondiales Canada acceptait, en dépit des règles contraires, un tel voyage payé par un pays étranger ou un groupe de pression lié à ce gouvernement étranger, on considérerait avec raison que ce voyage est un pot-de-vin destiné à influencer ce diplomate dans son analyse. Pourquoi serait-ce différent pour un sénateur?

Nous sommes évidemment incapables de mesurer scientifiquement l’effet de ces voyages parrainés sur les activités législatives et sur les prises de position en faveur d’intérêts étrangers. J’en suis consciente. On ne peut pas non plus mettre tous ces déplacements dans le même panier quand on creuse un peu. Par exemple, dans les rapports de notre conseiller à l’éthique, aucune distinction n’est faite entre une invitation de la part d’une université au Canada ou ailleurs et une mission dont les coûts sont défrayés par un gouvernement étranger ou un groupe de pression.

Je n’ai pas de solution facile à proposer. Il est évident pour moi qu’un pays qui a des moyens comme le Canada ne peut tolérer que ces parlementaires voyagent aux frais de puissances étrangères. Le Comité permanent sur l’éthique et les conflits d’intérêts des sénateurs est bien placé pour entamer une réflexion en profondeur et faire les distinctions nécessaires entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est plus. Sans la confiance du public, il est difficile pour les institutions comme la nôtre de rester crédibles. Plusieurs d’entre nous sont attachés à la réforme qui a fait du Sénat une Chambre plus indépendante. À mon avis, renforcer notre code d’éthique est aussi une façon de montrer une plus grande indépendance d’esprit face à tous ceux qui veulent nous influencer indûment. Merci.

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