Projet de loi sur la protection des établissements d’enseignement postsecondaire contre la faillite
Deuxième lecture--Débat
10 février 2022
Propose que le projet de loi S-215, Loi concernant des mesures visant la stabilité financière des établissements d’enseignement postsecondaire, soit lu pour la deuxième fois.
— Honorables sénateurs, je prends la parole à l’étape de la deuxième lecture, en tant que marraine du projet de loi S-215, qui s’intitule la Loi concernant des mesures visant la stabilité financière des établissements d’enseignement postsecondaire.
Le secteur postsecondaire est une industrie qui génère 55 milliards de dollars par année et représente environ 2,4 % de l’économie nationale. L’apport du secteur postsecondaire à l’économie canadienne est considérable, et pour les communautés francophones en situation minoritaire, il est colossal. Les établissements d’enseignement postsecondaire jouent un rôle indispensable dans le développement économique, social et culturel des communautés. Nous devons agir dès maintenant afin d’épargner aux communautés le sort qu’a vécu celle du Nord de l’Ontario dans le cadre de la restructuration de l’Université Laurentienne sous le régime de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies. Le cas de l’Université Laurentienne est une première. Il représente un dangereux précédent, mais, avant tout, un appel à l’action.
Bien avant la crise sanitaire, plusieurs établissements postsecondaires connaissaient une situation financière précaire. Nous savons que certains d’entre eux souffrent depuis plusieurs années d’un sous-financement opérationnel et structurel chronique. Compte tenu de cette situation, ces établissements se tournent vers des sources de financement volatiles et sont souvent forcés de faire des compressions budgétaires qui touchent l’offre de la programmation et les emplois.
Je m’inquiète plus particulièrement pour les établissements desservant des populations minoritaires francophones, car ils doivent en plus favoriser la vitalité de la langue française et des cultures francophones de partout au Canada. Je pense notamment à l’Université Laurentienne, à l’Université de Moncton, au Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta, à l’Université de Saint-Boniface, à l’Université de l’Ontario français, à l’Université de Sudbury, à l’Université de Hearst et j’en passe.
Les compressions à l’Université Laurentienne compromettent l’accès à l’éducation postsecondaire en français dans le Nord de l’Ontario. Parmi les programmes francophones qui ont disparu, mentionnons le génie, les sciences politiques, le droit, l’éducation, l’histoire, la philosophie, la littérature, le théâtre et la profession de sage-femme.
Malgré l’émergence d’établissements pour les francophones administrés par des francophones, comme l’Université de Sudbury, qui jouit du soutien unanime de la collectivité, les gouvernements tardent à agir. Celui de l’Ontario, par exemple, a pris plus d’un an pour intervenir dans le dossier de l’Université Laurentienne, et il a fini par bouger uniquement parce qu’il n’avait plus le choix. L’université était en train de perdre son fonds de roulement, ce qui aurait précipité sa faillite. Le gouvernement de l’Ontario est demeuré les bras croisés durant un an. Pendant ce temps-là, l’avenir de la prochaine génération de francophones est compromis, et les groupes linguistiques minoritaires auront énormément de mal à s’approprier et à contrôler les établissements qui favorisent l’essor et la pérennité du fait français.
Carol Jolin, président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, a réagi à la baisse notable des demandes d’admission des francophones à l’Université Laurentienne dans une entrevue avec ONFR+. Il a dit ce qui suit, et je cite : « Le message est clair : notre jeunesse franco-ontarienne a perdu confiance en la Laurentian University. »
On ne dit plus « les francophones de l’Université Laurentienne », mais plutôt « la Laurentian University ». Il a dit également, et je cite : « L’exode des jeunes du Nord vers ailleurs en province et au pays est commencé. »
Je me suis récemment entretenue avec le recteur et vice-chancelier de l’Université de Moncton, M. Denis Prud’homme. Il m’a expliqué que chaque année, son établissement expérimente un déficit structurel et opérationnel. En raison de l’inflation, l’Université de Moncton doit payer un supplément de 2 à 3 millions de dollars par année, qui n’est pas pris en compte dans le cadre du financement fourni par la province. Ce déficit commence déjà à avoir des répercussions sur les programmes, les ressources humaines, les infrastructures et les services auprès des étudiants, notamment en santé mentale. L’Université de Moncton a besoin d’un financement de base solide, puisque le financement par projet, que favorisent les gouvernements, est insoutenable pour les petits établissements. Au fédéral, les concours qui permettent d’avoir accès à des subventions ont établi des critères qui favorisent les grandes universités, puisqu’elles ont la capacité et les ressources requises pour monter de gros projets.
Pour un établissement qui a déjà peu de ressources, le financement par projet requiert un effort supplémentaire pour préparer le projet et le gérer, en plus de savoir que tout cela n’est que temporaire. Il s’est confié à moi et m’a dit ceci :
C’est épuisant, insécurisant et imprévisible. Nous avons besoin d’un financement de base, indexé au coût de la vie.
Après avoir examiné la situation de l’Université Laurentienne, le recteur Prud’homme m’a dit que la seule chose qui empêchait l’Université de Moncton de connaître un sort similaire est le fait qu’ils prennent la décision difficile de faire des compressions chaque année.
Dans l’Ouest, la situation du Campus Saint-Jean de l’Université de l’Alberta est insoutenable. L’argent que l’université reçoit en frais de scolarité n’est pas basé sur le nombre réel d’inscriptions, mais plutôt sur un quota. Par conséquent, le Campus Saint-Jean ne reçoit pas de financement pour au moins un tiers de ses étudiants. En plus du sous-financement opérationnel et structurel chronique qui dure depuis plusieurs années, le gouvernement albertain a annoncé des compressions budgétaires en 2019 et interdit aux établissements postsecondaires d’utiliser les fonds de réserve. Pour l’Université de l’Alberta, cela représente une réduction de 34 %.
Un processus de restructuration de l’université est en cours depuis au moins deux ans et plusieurs compressions budgétaires ont été faites qui menacent la survie même du Campus Saint-Jean.
Je me suis récemment entretenue avec le recteur du Campus Saint-Jean, M. Pierre-Yves Mocquais. Il m’a expliqué, et je cite :
On assiste à un phénomène de centralisation de l’Université qui empiète constamment sur l’autonomie du campus par le biais d’un effritement progressif de sa capacité à fonctionner comme un établissement francophone.
Le Campus Saint-Jean est traité comme un autre département, ce qui est complètement irréaliste si l’on prend en considération son mandat sur le plan de la francophonie.
De cette crise qui perdure encore aujourd’hui ressort l’action citoyenne. La communauté se mobilise afin de faire pression sur les gouvernements par l’intermédiaire du mouvement Sauvons Saint-Jean. Les compressions budgétaires qui s’imposent pour préserver la viabilité financière de l’établissement menacent l’existence de programmes entiers et risquent d’obliger les étudiants à terminer leur diplôme en anglais. L’université a déjà licencié plus de 1 000 personnes, et les licenciements continuent.
Dans un combat opposant David à Goliath — comme l’a décrit la présidente de l’Association canadienne-française de l’Alberta (ACFA) —, l’ACFA défend les intérêts de la communauté afin de sauver le Campus Saint-Jean dans le cadre d’un litige qui l’oppose au gouvernement de l’Alberta et à l’Université de l’Alberta. Pour bien illustrer à quel point cette bataille est inégale, l’ACFA a réclamé de 1 à 1,3 million de dollars pour la rentrée de 2020, alors que le gouvernement de l’Alberta a dépensé 1,5 million de dollars en frais d’avocats pour éviter de fournir ce financement.
Plusieurs secteurs ont été touchés par la pandémie, mais il est encore trop tôt pour se prononcer quant à son impact réel sur la viabilité financière du secteur de l’enseignement postsecondaire au Canada. Nous avons constaté toutefois certaines conséquences, notamment dans la part des revenus liés aux frais de scolarité de la population étudiante étrangère, qui a subi une baisse considérable en raison de la pandémie.
Le projet de loi S-215 vise donc à prévenir l’instabilité financière des établissements d’enseignement postsecondaire et à améliorer le sort de ceux qui se trouvent au bord du gouffre dans le but d’assurer la vitalité et l’épanouissement des communautés d’un océan à l’autre.
Dans mon discours aujourd’hui, je vais d’abord faire un survol du financement des établissements d’enseignement postsecondaire au Canada. J’expliquerai ensuite comment les problèmes de financement sont accentués chez les établissements qui offrent des programmes d’études à la minorité francophone. Je vais attirer l’attention sur les problèmes entourant la situation juridique actuelle, notamment la capacité des universités et des collèges de recourir à la Loi sur la faillite et l’insolvabilité. Cela mettra en contexte ma proposition législative, le projet de loi S-215, qui demande des mesures concrètes et efficaces de la part du gouvernement pour remédier à cette crise et empêcher le recours à des outils juridiques inappropriés dans le cadre du processus de restructuration. Je conclurai en présentant quelques-unes des solutions proposées par les parties intéressées.
Dressons le portrait du financement du secteur de l’enseignement postsecondaire et expliquons pourquoi la situation est préoccupante. Le rapport de Higher Education Strategy Associates intitulé The State of Postsecondary Education in Canada, 2021 révèle diverses tendances qui s’observent dans le secteur depuis 20 ans. Le financement des établissements d’enseignement postsecondaire provient principalement de trois sources : les subventions du gouvernement, les frais de scolarité et des sources privées. Avant la crise financière de 2008-2009, le financement provenant de ces trois principales sources augmentait en moyenne de 5 % par année. Après la crise, les frais de scolarité, en particulier ceux payés par les étudiants étrangers, se sont mis à jouer un rôle beaucoup plus important. Alors qu’ils représentaient 19 % du financement en 2000-2001, ils comptaient pour 29 % en 2018-2019.
Qu’en est-il du financement provenant du gouvernement? Au cours des 20 dernières années, la portion du financement provenant des gouvernements provinciaux a diminué. À l’échelle nationale, la part provenant des gouvernements provinciaux, qui représentait 43 % du financement en 2000-2001, ne comptait plus que pour 35 % en 2018-2019. Pour sa part, le financement fédéral demeure inchangé depuis 2008. En dollars réels, le financement octroyé au Programme des langues officielles en enseignement diminue constamment.
Honorables sénateurs, il importe de noter que, proportionnellement, le gouvernement investit de moins en moins dans le secteur postsecondaire. Ce recul explique en grande partie la situation financière précaire du secteur.
Sénatrice Moncion, il est maintenant 18 heures. Conformément à l’article 3-3(1) du Règlement et à l’ordre adopté le 25 novembre 2021, je dois quitter le fauteuil jusqu’à 19 heures, à moins que le Sénat ne consente à ce que la séance se poursuive.
Par conséquent, la séance est suspendue jusqu’à 19 heures.