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Projet de loi sur l'apprentissage et la garde des jeunes enfants au Canada

Deuxième lecture--Suite du débat

26 septembre 2023


L’honorable Julie Miville-Dechêne [ + ]

Je prends la parole pour appuyer en deuxième lecture le projet de loi C-35, Loi relative à l’apprentissage et à la garde des jeunes enfants au Canada.

Ma collègue Rosemary Moodie a fait un portrait exhaustif de l’histoire des services de garde au pays et des principes contenus dans le projet de loi C-35, notamment pour que les peuples autochtones définissent eux-mêmes et dirigent leurs propres services à la petite enfance.

Je ne répéterai pas ce que la sénatrice Moodie a très bien dit. Je vais plutôt aborder quelques défis d’implantation de ce programme, à la lumière de l’expérience québécoise de places en garderies à 8,85 $ par jour.

D’emblée, il est clair que ce projet de loi-cadre cherche essentiellement à pérenniser l’ambitieuse initiative fédérale de financement de services de garde dans les provinces et les territoires. La ministre Karina Gould l’a dit ouvertement durant l’étude en comité à la Chambre des communes, le 10 mars dernier, et je la cite :

Le projet de loi C-35 vise à guider le gouvernement fédéral de telle sorte que les prochains gouvernements […] soient guidés par ces principes et objectifs quand ils négocieront avec les provinces et les territoires.

C’est ce qui explique que ce projet de loi soit court et se limite à l’énonciation de principes — le financement à long terme, notamment —, car tous les détails se trouvent dans les centaines de pages d’ententes bilatérales entre Ottawa et les provinces. Celle de l’Ontario fait 140 pages et celles du Québec, 47. Les ententes comprennent les montants, la formule de financement, les règles particulières et la reddition de comptes.

Je souligne par ailleurs qu’une entente asymétrique a été signée avec le Québec. Dans cette entente, on réaffirme la compétence exclusive du Québec en matière de garde d’enfants et on précise que le Québec aura toute la latitude nécessaire pour consacrer les sommes reçues à l’amélioration de son réseau et à la création de nouvelles places.

Dans le projet de loi C-35, deux passages m’ont interpellée. Le premier est l’alinéa 7(1)b), qui indique que les investissements fédéraux devraient avoir pour but « d’aider les familles de tous les niveaux de revenu, y compris celles ayant un faible revenu [...] ».

Aider les familles à faible revenu est sans doute l’objectif le plus difficile à réaliser dans un contexte de programme universel de services de garde. L’expérience du Québec nous le démontre effectivement. En effet, c’était un des deux grands buts énoncés par la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance du Québec, adoptée il y a 25 ans.

Malheureusement, les résultats ne sont pas au rendez-vous. En rendant le service gratuit pour les plus pauvres, l’idée était d’inciter ces familles à inscrire leurs enfants dans les centres de la petite enfance que l’on appelle les CPE, qui sont les services de garde à but non lucratif de meilleure qualité. L’objectif était que les enfants bénéficient d’une stimulation précoce et d’une meilleure égalité des chances dans leur parcours scolaire.

Toutefois, encore faut-il que ces familles s’inscrivent et qu’elles aient des places. Or, on sait que 36 % des enfants québécois de moins de 4 ans ne fréquentent pas un service de garde reconnu. Sophie Mathieu, spécialiste principale des programmes à l’Institut Vanier de la famille, a expliqué au comité de la Chambre des communes que l’on sait très peu de choses sur les barrières systémiques, économiques et culturelles qui peuvent freiner l’accès des familles à un service de garde.

Dans son rapport 2020-2021, le vérificateur général du Québec a donné des exemples frappants de ces disparités. Dans les quartiers défavorisés, notamment celui de Montréal-Nord, beaucoup plus de places sont disponibles dans les garderies privées que dans les CPE. Alors que dans le quartier riche de Westmount, c’est l’inverse. Résultat : les familles riches ont davantage accès aux CPE de meilleure qualité, à 8,85 $ par jour, que les familles à revenus faibles ou modestes, qui ont davantage accès aux garderies commerciales, de moins bonne qualité. Les enfants vivant dans une famille dont le revenu familial ne dépasse pas 50 000 $ ont moins de chance d’occuper une place en CPE. Cela me dérange profondément.

On sait que les CPE, qui sont sans but lucratif, et les garderies commerciales n’offrent pas la même qualité de services, et cet écart devrait faire réfléchir la province. Comme il n’avait pas les moyens de répondre pleinement à la demande, le gouvernement du Québec s’est tourné vers le secteur privé pour accroître le nombre de places en garderies, au moyen de subventions directes ou de crédits d’impôt. Il est plus que temps de relever les normes de qualité et de les faire respecter.

Le Québec a progressivement tenté d’améliorer les données recueillies et de rendre son système de gestion des listes d’attente plus juste. Actuellement, il y a une seule liste d’attente régulièrement mise à jour pour l’ensemble des CPE de la province. En ce moment, par exemple, nous savons que 37 260 enfants sont en attente d’une place en garderie. C’est 3 700 enfants de plus en un an, malgré l’ajout de plus de 20 000 places subventionnées au cours des deux dernières années. Toutefois, certains remettent même en question l’exactitude de la liste.

Malgré des investissements importants, il manque de places en garderies pour les mères qui souhaitent retourner au travail. La réalité est que ce sont les familles les moins nanties qui sont les plus désavantagées. La pénurie de main-d’œuvre dans le secteur des services de garde d’enfants ne fait qu’aggraver la situation.

Lorsque je présidais le Conseil du statut de la femme du Québec, j’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à ce modèle de services de garde soi-disant universel. Il n’y a pas de solution simple.

Une petite anecdote personnelle. J’ai bénéficié, il y a 25 ans, soit au tout début du programme de garderies, de places en CPE à 5 $ par jour pour mes deux enfants. J’ai été très privilégiée. Il s’agissait d’une garderie dans mon milieu de travail, à Radio-Canada, et il y avait toujours une éducatrice de garde le soir, pour les employés aux horaires atypiques. C’était mon cas, car je couvrais les nouvelles. J’ai simplement mis mon nom sur une liste d’attente, au bon moment, le système étant purement basé sur le principe de premier arrivé, premier servi.

Ce CPE m’a donné sept ans de tranquillité d’esprit, où j’ai pu constater l’apprentissage de mes enfants, le développement de leurs goûts grâce aux lunchs santé. Par contre, déjà à ce moment-là, il y avait de longues listes d’attente, et certains de mes collègues, aux revenus plus modestes, n’avaient pas ma chance. Le modèle québécois n’est donc pas équitable. C’est sans doute une leçon pour le Canada.

Le même dilemme va se poser dans les autres provinces. Je suis d’avis que tant qu’il n’y aura pas suffisamment de places pour tous, dans tous les milieux et tous les quartiers, le principe d’une universalité qui ne tient pas compte des revenus est inéquitable. À mon avis, il est essentiel d’accorder la priorité aux familles moins fortunées. En ce moment, le système accordera une place en CPE à 8,85 $ par jour à une médecin qui gagne 300 000 $ si elle s’est inscrite avant une préposée aux bénéficiaires qui gagne six ou sept fois moins.

En 2015, le gouvernement du Québec a aboli le tarif unique et a exigé des tarifs plus élevés aux parents plus fortunés, mais cette réforme a été abandonnée à la faveur d’une campagne électorale. Bref, on est revenu à la case départ.

Le cas du Québec montre bien les défis et les ajustements en cours de route qui seront assurément nécessaires ailleurs au Canada. L’iniquité d’accès aux places à contribution réduite a heureusement été reconnue par l’État québécois et il tente de l’amoindrir. Une modification à la loi il y a deux ans oblige les services de garde subventionnés à prioriser les enfants en situation de précarité socioéconomique.

Malgré ces enjeux, je rappelle que le modèle québécois a contribué à des avancées notables dans la société québécoise, particulièrement pour la classe moyenne.

En 2022, 88 % des femmes québécoises âgées de 25 à 54 ans étaient sur le marché du travail, comparé à une moyenne de 84 % dans les autres provinces. Le retour au travail des mères de jeunes enfants s’est accéléré au fil des ans, grâce notamment aux services de garde de qualité à coûts réduits. En 25 ans, le nombre de places en garderies est passé de 79 000 à 307 000, dont 237 000 places subventionnées. C’est un bond énorme.

Le deuxième point qui m’a interpellée dans le projet de loi est le rapport annuel qui sera exigé du gouvernement fédéral. Ce rapport doit résumer les progrès accomplis dans les systèmes provinciaux et contenir des renseignements relatifs à la qualité, la disponibilité, l’abordabilité, l’accessibilité et le caractère inclusif des services de garde.

Or, les fonctionnaires fédéraux qui ont répondu à nos questions durant la récente séance d’information sur le projet de loi C-35 ont été clairs : ils dépendent des provinces pour obtenir des données probantes, essentielles à une véritable évaluation. Car il ne faut pas seulement savoir combien de places à 10 $ et moins par jour sont créées dans chaque province, mais combien de familles sont sur les listes d’attentes.

Or, il est clair que chaque province a déjà son propre système de liste d’attente, et que certaines n’ont même pas de liste d’attente. Comment évaluer l’efficacité des investissements fédéraux dans ces conditions?

Je terminerai en citant le mémoire du Conseil du statut de la femme du Québec qui relève en novembre 2021 les principales lacunes à corriger dans le modèle québécois. Pour répondre aux besoins de toutes les femmes, les services de garde doivent tenir compte des horaires variables des mères, des femmes au statut migratoire précaire, et des femmes plus pauvres et vulnérables.

Ce sont des enjeux d’équité qui sont sans doute déjà déterminés dans les autres provinces et territoires, mais qui sont difficiles à résoudre. J’espère que l’expérience du Québec pourra profiter aux autres provinces et que les familles canadiennes — en particulier les moins fortunées — pourront pleinement bénéficier du nouveau programme mis en place par le projet de loi C-35.

Je vous remercie.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Sénatrice Omidvar, avez-vous une question?

Merci sénatrice Miville-Dechêne. Vous avez eu une excellente expérience au Québec puisque vous avez profité de sept années de services de garde sur votre lieu de travail. Peut-être qu’un jour, le Sénat décidera d’offrir une garderie sur place aux jeunes employés et sénateurs.

Au début de votre intervention, vous avez soulevé la question de la qualité. Je n’ai pas pu poser la question que j’avais pour la sénatrice Moodie, mais elle aussi a indiqué que le système public de garderies sans but lucratif offre des services de garde de qualité. Nous finançons les soins de santé à même les deniers publics et, partant, le système de santé public. Nous finançons également l’éducation à même les fonds publics et, partant, l’éducation publique.

Dans le projet de loi dont nous sommes saisis, le qualificatif « public » n’apparaît qu’une fois au sujet du rapport annuel, quand il est dit que le rapport annuel doit être rendu public. Pouvez-vous réfléchir à cela? Pensez-vous que c’est une question que chaque province négociera ou a négociée avec le gouvernement fédéral, ou que la notion de garderies publiques sans but lucratif devrait figurer dans ce projet de loi-cadre?

Merci.

La sénatrice Miville-Dechêne [ + ]

C’est une excellente question, sénatrice Omidvar. Je vais répondre en français, si vous le permettez, car le sujet est plutôt technique.

Je ne crois pas que le gouvernement fédéral ait le pouvoir d’exiger que tous ces investissements aillent dans des garderies publiques sans but lucratif. Même au Québec, où on a dépensé d’importantes sommes, où il y avait un consensus remarquable entre des ministres féministes et dans toute la société civile pour que ce système de garderies à faible coût soit mis sur pied, on a été incapable, sur le plan financier, d’absorber les coûts et d’avoir uniquement des organismes à but non lucratif (OBNL), d’offrir des salaires convenables et bien souvent, de construire des garderies.

C’est pourquoi au Québec, on a fait appel aux garderies privées. Sinon, on n’aurait pas pu satisfaire la demande des nombreuses femmes à la maison qui désiraient avoir une place en garderie. Il y a eu toutes sortes de systèmes. Maintenant, il en reste quatre ou cinq, dont les OBNL et les CPE ou centres de la petite enfance, les garderies subventionnées privées et non subventionnées privées de même que des garderies familiales où une femme garde des enfants. Les garderies familiales ont été extrêmement importantes au Québec. Comme le nombre d’enfants change d’une année à l’autre, les garderies familiales étaient un outil plus souple pour s’adapter à cette variation. Il est plus facile d’ouvrir ou de fermer des garderies familiales que des centres de la petite enfance ou des organismes.

Il est remarquable qu’au Québec, on y soit arrivé. Le gouvernement devait tenir ses promesses, mais n’avait pas suffisamment d’argent pour faire construire les garderies à but non lucratif les meilleures qui soient pour tout le monde. Les études ont démontré que les meilleures garderies sont les CPE à but non lucratif, avec des éducatrices formées et de bons budgets. Ce sont les garderies dont la qualité des soins est la plus élevée.

Maintenant, que peut-on faire devant cette situation plutôt difficile? Il faut des normes plus sévères pour ces garderies privées, qu’elles soient subventionnées ou non, afin de garantir la sécurité de nos enfants.

Son Honneur la Présidente [ + ]

Je regrette, mais le temps de parole de la sénatrice est écoulé. Désirez-vous demander un peu plus de temps?

La sénatrice Miville-Dechêne [ + ]

Y a-t-il d’autres questions?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Il en reste une. Le consentement est-il accordé?

Son Honneur la Présidente [ + ]

Le consentement n’est pas accordé.

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