Le Code criminel—La Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
21 mars 2019
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-75, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et d’autres lois et apportant des modifications corrélatives à certaines lois.
Je remercie le sénateur Sinclair de son travail en tant que parrain de la mesure législative. L’un des deux objectifs énoncés du projet de loi C-75 est de faire en sorte que le système de justice pénale tienne mieux compte des besoins et des réalités des peuples autochtones et d’autres groupes marginalisés au Canada.
Comme les témoignages devant le comité de l’autre endroit l’ont indiqué, même si de nombreux aspects du projet de loi C-75 représentent des progrès importants, quelques inquiétudes demeurent.
Les organisations autochtones se sont dites favorables aux mesures du projet de loi C-75 visant à réduire la discrimination systémique, notamment celles qui permettent de tenir compte de la situation des Autochtones et de réduire l’imposition de conditions inutiles dans les décisions relatives à la libération sous caution; de créer des solutions de rechange aux accusations et aux condamnations en cas d’infractions contre l’administration de la justice; de donner aux juges le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer de suramendes; et d’éliminer la récusation péremptoire de jurés.
D’autres témoins ont souligné que de faire passer la peine maximale d’emprisonnement de six mois à deux ans, dans les cas d’infractions punissables par procédure sommaire, risquait d’avoir une incidence disproportionnée sur les Autochtones, qui sont déjà nettement surreprésentés dans les prisons canadiennes.
Des juristes féministes ont appuyé les mesures visant à faciliter pour les femmes le signalement des agressions et leur comparution comme témoins dans ces affaires, y compris les mesures visant à faire passer de six à 12 mois la prescription applicable aux infractions punissables par procédure sommaire et à limiter la tenue des enquêtes préliminaires.
Toutefois, ils se sont dits préoccupés par l’absence d’une stratégie nationale sur la violence faite aux femmes et la rareté des moyens dans l’actuel système de justice pénale pour signaler fermement et clairement aux collectivités qu’elles doivent prendre au sérieux la violence faite aux femmes.
D’autres experts qui œuvrent auprès et au nom des plus marginalisés ont aussi formulé diverses recommandations. L’une d’elles propose notamment d’exiger les raisons pour lesquelles on impose des cautions à une libération, afin que l’on concrétise véritablement l’intention du projet de loi, qui est de réduire les conditions indues. On propose aussi de prévoir des moyens pour réduire et même établir une limite à la durée de la détention avant procès.
Le projet de loi C-75 vise à faire en sorte que la justice soit mieux rendue pour tous. Il est primordial que nous étudiions le projet de loi en tenant compte du point de vue de témoins experts sur l’incidence qu’a le système de justice pénale sur les plus marginalisés. Je vais souligner trois points que, selon moi, le comité devrait étudier de manière plus approfondie.
Le premier point traite d’une chose qui frappe par son absence. En effet, il a été étonnant de constater que le projet de loi C-75 ne traite pas des peines minimales obligatoires, étant donné qu’on l’a présenté comme une réforme en profondeur du Code criminel. Partout au Canada, les cours d’appel continuent de déclarer inconstitutionnelles les peines minimales obligatoires et à les invalider, parce qu’elles se traduisent par des châtiments déraisonnables.
Dans sa plateforme électorale, le gouvernement s’engageait à mettre en œuvre les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, dont le numéro 32, dans lequel on demande au gouvernement de donner aux juges la discrétion voulue pour déroger, avec motifs à l’appui, à l’imposition des peines minimales obligatoires. La lettre de mandat du ministre de la Justice prévoit la révision des changements apportés à notre système de justice pénale ainsi que des réformes de la détermination des peines, et des initiatives visant la réduction du taux d’incarcération chez les Autochtones du Canada.
D’après les consultations publiques sur les peines minimales obligatoires menées par le ministère de la Justice dans le cadre de ce mandat, neuf Canadiens sur 10 souhaitent que le gouvernement envisage de donner aux juges la latitude nécessaire pour ne pas imposer ces peines.
Même si le gouvernement s’est clairement penché sur la question du pouvoir discrétionnaire des juges, le projet de loi C-75 n’apporte pas de précisions sur les peines minimales obligatoires, fait qui ne cadre pas avec un des buts du projet de loi, à savoir de veiller à ce que le système de justice pénale tienne mieux compte des besoins des peuples autochtones et d’autres groupes marginalisés.
En revanche, dans les cas de violence contre un partenaire intime, l’article 294 du projet de loi accorde expressément aux juges le pouvoir discrétionnaire d’imposer une peine d’emprisonnement supérieure à la peine d’emprisonnement maximale prévue par la loi. Paradoxalement, les personnes les plus désavantagées par le refus du gouvernement de permettre aux juges d’exercer un pouvoir discrétionnaire pour imposer une peine d’emprisonnement inférieure aux peines minimales obligatoires sont notamment les femmes victimes de violence qui répondent par la force à la violence commise contre elle ou leurs enfants; les femmes qui acceptent régulièrement de plaider coupables à des accusations comme voies de fait graves et homicide involontaire même si leur défense est valable. Elles le font en raison des peines minimales obligatoires, surtout si elles risquent autrement d’écoper d’une peine d’emprisonnement à perpétuité advenant qu’aucune défense n’ait été préparée ou que celle-ci ait échoué.
Au comité de l’autre endroit, de nombreux témoins ont recommandé de retirer les peines minimales obligatoires du Code criminel ou de prévoir une exception à ces dernières. Ils ont clairement expliqué comment le maintien de ces peines va à l’encontre des deux objectifs énoncés du projet de loi C-75 : augmenter l’efficacité et réduire les délais judiciaires ainsi que mieux s’adapter aux réalités des Autochtones et des autres personnes qui sont marginalisées au sein du système de justice pénale.
J’espère que l’étude que le comité fera du projet de loi C-75 s’intéressera à l’absence de mesures relativement aux peines minimales obligatoires.
En outre, des représentants de cliniques d’aide juridique mises sur pied par des facultés de droit ont déclaré dans leur témoignage que, en faisant passer de six mois à deux ans la peine maximale généralement applicable aux infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité, on risque de sonner le glas des programmes d’éducation juridique offerts dans certaines cliniques. Ces programmes donnent à des étudiants en droit la possibilité d’acquérir des compétences sous la gouverne d’avocats d’expérience, tout en permettant à des membres de communautés marginalisées d’avoir recours gratuitement aux services essentiels des avocats rattachés à ces cliniques et des étudiants qui travaillent sous leur supervision.
L’article 802.1 du Code criminel interdit aux agents, y compris les étudiants et les stagiaires en droit, de comparaître en cour dans des affaires où les accusations peuvent entraîner l’imposition d’une peine maximale de plus de six mois. Six mois, c’est actuellement la durée de la peine maximale qui peut être imposée dans la plupart des infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité. Les étudiants en droit qui travaillent dans des cliniques d’aide juridique assument depuis longtemps les fonctions essentielles qui consistent à représenter en cour des personnes qui, autrement, ne le seraient pas. Ce faisant, ils aident à améliorer l’accès à la justice pour les personnes marginalisées et à prévenir les retards, les inefficacités et les injustices qui se produisent trop souvent lorsque des gens qui n’ont aucune formation juridique décident de se représenter eux-mêmes. Au moins trois de ces cliniques travaillent tout particulièrement auprès de membres de communautés autochtones.
Le projet de loi C-75 entraînera l’imposition de peines maximales de plus de six mois pour toutes les infractions punissables sur déclaration sommaire de culpabilité, à quelques exceptions près, ce qui empêchera les étudiants affectés aux cliniques d’aide juridique de représenter des clients. Après avoir pris connaissance de ces préoccupations, les membres du comité de l’autre endroit ont fait un pas dans la bonne direction; toutefois, l’amendement qu’ils ont adopté ne représente qu’une solution partielle.
Premièrement, l’amendement permet seulement aux étudiants de représenter des clients dans le cadre de demandes d’ajournement. Si les étudiants qui travaillent dans ces cliniques cessent de pouvoir offrir l’éventail complet de services qu’ils fournissent actuellement et deviennent uniquement capables de représenter des clients dans le cadre de motions de procédure visant à reporter ou à changer les dates d’audiences, les avantages que les cliniques d’aide juridique présentent pour les clients et les étudiants seront grandement réduits.
Deuxièmement, même si le projet de loi C-75 permettrait aux provinces de se servir de décrets pour accorder aux étudiants le pouvoir de représenter des clients, rien n’indique que les provinces, y compris celle-ci, prévoient prendre de telles mesures.
Nous avons une excellente occasion, au comité, de faire en sorte que les étudiants en droit et les cliniques d’aide juridique puissent poursuivre leur travail exemplaire et fournir une représentation juridique aux personnes qui ont le plus besoin de se faire entendre dans le système judiciaire.
Enfin, troisièmement, le projet de loi C-75 fera entrer en vigueur des dispositions du Code criminel qui ont été adoptées dans le cadre de l’ancien projet de loi C-452 et qui portent sur les poursuites relatives aux infractions d’exploitation et de traite des personnes.
Honorables collègues, je crois que nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut agir de façon urgente pour mettre fin à l’exploitation des femmes et des filles. Les conclusions de la rapporteuse spéciale de l’ONU sur la violence contre les femmes, du rapport du Comité de la justice de la Chambre sur la traite des personnes, de l’Enquête sur la Commission des services policiers de Thunder Bay et de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées confirment que les femmes et les filles autochtones sont particulièrement vulnérables et que le legs colonial de discrimination contre les peuples autochtones au Canada ainsi que l’incapacité d’assurer la sécurité et le respect des droits des femmes et des filles autochtones y sont clairement pour quelque chose.
Toutefois, les réponses pénales à l’exploitation et à la traite des personnes sont trop souvent inadéquates. Elles ne nous permettent pas de nous attaquer aux inégalités sociales et économiques sous-jacentes qui font que les femmes et les filles sont bien trop souvent victimes d’exploitation. Même au sein du système de justice pénal, les mesures d’application de la loi ont fait l’objet de critique parce qu’elles n’arrivent pas à tenir responsables de leurs actes les personnes au haut de l’échelle qui profitent de l’exploitation. Pour être à la hauteur de leur objectif louable, les dispositions du projet de loi C-75 en matière de traite des personnes doivent aller plus loin que les processus actuels, qui sont trop souvent axés sur l’arrestation des femmes victimes d’exploitation et des personnes impliquées dans des stratagèmes de traite des personnes qui sont au bas de l’échelle.
Premièrement, le projet de loi C-75 vise à ce qu’il y ait présomption d’exploitation dès qu’une personne non exploitée vit ou se trouve habituellement avec une personne exploitée. Cette disposition vise à faciliter la constitution de la preuve à l’égard du cas d’exploitation, ce qui est particulièrement important, étant donné les déséquilibres de pouvoir qui touchent les femmes exploitées et marginalisées et qui, bien trop souvent, les empêchent de dénoncer ceux qui les exploitent et encore plus de témoigner contre eux. Comme le Canadian Centre to End Human Trafficking l’a souligné, lorsqu’on met en arrestation des personnes qui se trouvent dans les locaux d’une entreprise illicite et en présence de femmes exploitées, il s’agit le plus souvent de femmes qui sont elles-mêmes exploitées et de responsables de niveau inférieur, qui sont dans certains cas des femmes ayant déjà été exploitées. Ce ne sont pas les dirigeants des réseaux de traite des personnes et encore moins les principaux bénéficiaires de ces réseaux.
La deuxième disposition essentielle vise à renverser le fardeau de la preuve pour les personnes déclarées coupables d’exploitation afin de faciliter la confiscation des produits de la criminalité. Encore une fois, c’est une disposition dont l’efficacité dépend de la capacité à faire assumer aux principaux bénéficiaires la responsabilité de leurs gestes. Ceux qui cherchent à tirer profit de l’exploitation voient trop souvent cette pratique comme un moyen peu risqué de réaliser de bons profits, car, contrairement à une drogue ou à une arme à feu dont on fait le trafic, par exemple, une personne peut être exploitée à répétition. De plus, l’anonymat que confère le droit des sociétés permet à n’importe qui d’exploiter une structure d’entreprise légitime pour pratiquer la traite des personnes.
J’espère que le comité examinera attentivement ces dispositions pour garantir qu’elles atteignent l’objectif prévu, c’est-à-dire faire répondre de leurs actes les personnes qui choisissent d’établir des entreprises illégales fondées sur l’exploitation des femmes et des filles et d’en tirer profit.
Honorables collègues, le système de justice pénale peut s’avérer fondamentalement injuste pour un trop grand nombre de gens. J’appuie fermement le renvoi du projet de loi au comité, car je souhaite que les sénateurs commencent à entendre des témoins dès que possible, un travail important. Unissons nos efforts afin que notre étude du projet de loi demeure bien centrée sur l’expérience des personnes les plus marginalisées.
Merci. Meegwetch.