Les émissions de carbone
Interpellation--Suite du débat
10 mars 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole au sujet de l’interpellation de la sénatrice Coyle sur l’importance de trouver les bons parcours et actions à suivre pour que le Canada et les Canadiens respectent notre cible de zéro émission nette de carbone afin de ralentir, d’arrêter et de renverser les changements climatiques d’origine humaine pour favoriser une planète, une société, une économie et une démocratie saines.
Je remercie la sénatrice Coyle du leadership dont elle a fait preuve en attirant l’attention du Sénat sur cette question urgente. Comme l’a souligné la sénatrice Coyle, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, tous les pays doivent unir leurs efforts pour se placer sur la bonne voie de la carboneutralité mondiale. Chaque jour qui passe, nous nous rapprochons du point où un problème évitable deviendra irréversible, entraînant la destruction définitive de l’environnement. Combien d’enfants soucieux de protéger la terre et l’eau devront encore manquer l’école pour aller manifester dans les rues et sur la Colline pour nous rappeler que nous n’avons pas de planète B?
Imaginez ce que c’est que d’être un enfant aujourd’hui, de ne pas savoir si vous serez en mesure de profiter de la qualité de l’air, de l’eau, de la nourriture, des maisons, des espaces verts et des collectivités que beaucoup d’entre nous ont tenus pour acquis. À l’heure actuelle, c’est la réalité à laquelle sont confrontées un trop grand nombre de personnes. Nous devons répondre aux appels à l’action qui ont été lancés par de jeunes gens comme Greta Thunberg, âgée de 17 ans; Autumn Pelletier, 15 ans, commissaire en chef des eaux de la nation des Anishinabes; ainsi que les élèves de plus de 60 écoles du Manitoba qui ont participé à l’initiative appelée Take 3 for Climate Justice, visant à examiner les répercussions des changements climatiques sur les droits de la personne. Ces jeunes, ainsi que de nombreux autres, s’acquittent de responsabilités incroyables pour lutter contre les catastrophes environnementales, trop souvent à cause de l’inaction des adultes de partout dans le monde.
Comme Greta Thunberg l’a si bien exprimé :
Nous ne pouvons pas résoudre cette crise si nous ne la traitons pas comme une crise.
Lutter de façon significative contre les changements climatiques et la dégradation de l’environnement est l’un des défis les plus complexes et multidimensionnels que doit relever la génération d’aujourd’hui. Les effets des injustices systémiques et historiques risquent d’être amplifiés de façon permanente. Pire encore, nous savons qu’il y a trop souvent une corrélation entre la pauvreté, la violence faite aux femmes et la dégradation de l’environnement. Le Canada devrait suivre l’exemple de la Finlande, où la stabilité climatique et la protection de l’environnement sont intimement liées au développement économique durable, à l’égalité des sexes et à un État providence solide.
Le Canada s’est engagé à atteindre les objectifs de développement durable de l’ONU. Ce cadre de travail international insiste sur le fait que, pour être efficace, la lutte contre les changements climatiques doit être enracinée dans des principes d’égalité réelle. D’ailleurs, le premier objectif de développement durable de l’ONU consiste à éliminer la pauvreté sous toutes ses formes. Des millions de Canadiens vivent sous le seuil de la pauvreté. Ces personnes subissent de manière disproportionnée les conséquences de notre échec pour ce qui est de gérer les émissions de carbone et d’autres polluants, des inondations et sécheresses de plus en plus fréquentes, et des phénomènes météorologiques extrêmes tels que les ouragans et les tornades. Les changements climatiques entraînent une hausse du coût des aliments et une insécurité alimentaire accrue, en particulier dans le Nord. Comme nous l’avons vu récemment lors des incendies de forêt dans l’Ouest, ainsi qu’en Amérique du Sud et en Australie, les personnes qui vivent dans la pauvreté ont moins de moyens viables de se préparer aux catastrophes naturelles, de s’en protéger ou d’évacuer en toute sécurité les régions qui en sont touchées.
Les Autochtones sont également touchés de manière disproportionnée et injuste par les lois et politiques canadiennes visant à favoriser le développement économique et industriel. La dégradation de l’environnement nuit à l’accès aux collectivités autochtones, menace des lieux sacrés, perturbe les activités traditionnelles telles que la chasse, la pêche et la cueillette, et compromet la biodiversité de même que la qualité de l’eau et des aliments. Tout cela nuit à la santé et au bien-être des personnes et des collectivités.
En 2005, l’ouragan Katrina a montré à quel point les catastrophes naturelles amplifient les inégalités. N’ayant pas accès à un véhicule ni à des ressources leur permettant de se déplacer, les familles pauvres et monoparentales dirigées par des femmes de communautés essentiellement noires n’ont pas pu être évacuées. Après l’ouragan, les résidants noirs de la région avaient 40 % moins de chances de pouvoir rentrer chez eux. Pour les femmes à la fois racialisées et pauvres, les obstacles au retour à la maison comprenaient la hausse du coût de la vie, la diminution de l’accessibilité des services publics et l’affaiblissement du filet social. Après l’ouragan, les femmes peinaient davantage à trouver un emploi équivalent à celui qu’elles occupaient avant la catastrophe ou à garder leur entreprise à flot.
La dégradation de l’environnement contribue à marginaliser davantage des groupes déjà défavorisés. Par ailleurs, il arrive trop souvent, en particulier dans les collectivités tributaires des industries extractives, que la crainte des pertes d’emplois et de la pauvreté qui en résulte empêche le Canada d’intervenir pour protéger l’environnement.
La motion no 19 de la sénatrice McCallum a soulevé des préoccupations importantes sur les conséquences des projets d’extraction des ressources naturelles pour l’environnement, la santé, la société et la sécurité. Les collectivités doivent souvent composer avec ces risques parce que le fait de réclamer des protections ou de s’opposer à l’expansion d’une industrie est souvent perçu comme une menace pour les emplois, voire pour toute une économie locale.
Les programmes de revenu de base garanti pourraient contribuer à atténuer une situation difficile où l’on doit choisir entre son gagne-pain et l’environnement. Nous risquons de nous appauvrir collectivement si cette planète devient inhabitable. Nous voyons déjà plus d’instabilité dans le secteur de l’extraction des ressources. Un revenu de base garanti ne pourrait probablement pas égaler les revenus que procure un emploi dans le secteur de l’extraction des ressources, mais il pourrait offrir une aide vitale et nécessaire en période de transition économique. Il pourrait offrir aux gens un filet de sécurité en cas de perte d’emploi ou de difficultés financières, et il pourrait constituer une source de revenu stable pour les personnes qui veulent se recycler, saisir de nouvelles possibilités entrepreneuriales ou trouver d’autres moyens d’atteindre une plus grande indépendance économique.
Un revenu de base garanti pourrait ouvrir des possibilités pour créer des économies non seulement plus durables, mais aussi plus équitables et plus justes en donnant aux collectivités les moyens de prendre des décisions qui, à long terme, pourront mieux assurer le bien-être de tous nos concitoyens.
En 2004, des groupes populaires et des organisations féministes nationales se sont mis à collaborer pour déterminer quelles mesures seraient nécessaires pour garantir la sécurité et l’autonomie de toutes les femmes. Leur travail a abouti à la déclaration de Pictou, qui réclamait un revenu de subsistance garanti à l’échelle nationale comme moyen potentiellement efficace pour aider les collectivités à résister aux modèles économiques qui font fi des personnes et de la planète et qui nient la valeur du travail des femmes ainsi que pour aider les collectivités à trouver des solutions de rechange à ces modèles.
Les objectifs de développement durable des Nations unies soulignent eux aussi le lien entre les droits des femmes, les droits économiques et les droits environnementaux.
Les femmes marginalisées sont plus souvent victimes lors des crises environnementales. Après l’ouragan Katrina, les femmes dont les familles avaient perdu leur maison et qui s’étaient retrouvées dans des parcs de maisons mobiles gérées par l’État ont déclaré dans une proportion trois fois plus élevée que les autres femmes avoir été victimes de violence dans l’année ayant suivi l’ouragan. Elles étaient sensiblement plus susceptibles d’être victimes de leur partenaire.
Comme la sénatrice McCallum nous l’a rappelé et comme l’indique le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées, le secteur de l’extraction des ressources naturelles est associé à un taux plus élevé de violence contre les femmes, et en particulier contre les femmes autochtones. La traite et l’exploitation sexuelle des femmes ont trop souvent été rattachées à des campements d’extraction des ressources naturelles. Une femme qui vit dans une région éloignée peut se heurter à des obstacles économiques l’empêchant de quitter un partenaire qui abuse d’elle si elle dépend de lui pour sa subsistance ou si elle ne peut aller nulle part pour se réfugier.
Mme Pamela Palmater a souligné ce qui suit :
Le génocide et l’écocide vont de pair. L’extraction et le développement détruisent les terres et les eaux dont dépendent [les peuples autochtones] et contribuent directement à la violence et au génocide commis contre les femmes et les filles autochtones.
Les politiques climatiques risquent trop souvent de dépeindre les femmes — et surtout les femmes autochtones — comme des victimes impuissantes des changements climatiques ou comme des protectrices naturelles de la terre qui sont censées porter des fardeaux injustes. Partout dans le monde, les initiatives communautaires dirigées par des femmes ont réussi avec brio à prévenir la dégradation de l’environnement et à y résister. Il est important de reconnaître et d’appuyer ces connaissances, ce leadership et cette expertise — en particulier le savoir traditionnel autochtone — dans les plans d’action contre les changements climatiques.
Cependant, il est également essentiel que tous les Canadiens fassent leur part. Le Canada s’est engagé à « prendre d’urgence des mesures pour lutter contre les changements climatiques et leurs répercussions ». Trop souvent, le Canada est resté les bras croisés, laissant aux peuples autochtones le soin de prendre l’initiative de protéger la terre et l’eau d’une manière qui profite à tout le monde. On n’a qu’a pensé aux matriarches wet’suwet’en en Colombie-Britannique ou aux protecteurs de l’eau mi’kmaqs et innus en Nouvelle-Écosse et à Terre-Neuve-et-Labrador. On reproche aux Autochtones d’avoir causé des « inconvénients », on les dépeint comme des contrevenants à la règle de droit, on les judiciarise et on va jusqu’à les emprisonner.
Ces dernières semaines, la sénatrice McCallum, le Collège Massey et quelque 200 avocats et juristes nous ont rappelé que, lorsque nous entendons le terme « primauté du droit », nous devons nous demander quelles règles et quelles lois sont privilégiées et, inversement, lesquelles sont subordonnées à d’autres dans de telles discussions. Les systèmes juridiques canadiens ont trop souvent échoué à protéger et à faire respecter les droits conférés par les ordonnances juridiques autochtones et internationales, comme celles que les protecteurs des terres et des eaux wet’suwet’en ont fait valoir. En revanche, le Canada n’a pas fait preuve de la même hésitation lorsqu’il a été question de criminaliser et d’emprisonner les peuples autochtones qui avaient pris des mesures pour se protéger, protéger leurs familles ou protéger l’environnement.
Alors que nous nous efforçons de lutter contre les changements climatiques et la dégradation de l’environnement, il est clair que le Canada doit mieux reconnaître et respecter les lois et les droits des Autochtones. Il doit notamment donner suite à l’engagement qu’il a pris de mettre pleinement en œuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones. Criminaliser des personnes parce qu’elles protègent leur environnement et font valoir leurs droits ne fera qu’aggraver et mettre en évidence les injustices historiques.
En tant que sénateurs, nous avons un rôle essentiel à jouer dans la promotion et le respect des engagements internationaux en faveur de la réconciliation, de l’éradication des inégalités et de l’action urgente à mener pour remédier aux changements climatiques. Les jeunes Canadiens, nos enfants et nos petits-enfants, montrent déjà la voie. Ils comptent sur nous, ainsi que les générations futures, pour faire notre part. Passons donc à l’action et ne perdons plus de temps à débattre de l’opportunité d’agir. Le moment est venu d’agir. Meegwetch, merci.