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Le revenu de base garanti

Interpellation--Ajournement du débat

25 février 2020


Ayant donné préavis le 19 février 2020 :

Qu’elle attirera l’attention du Sénat sur le besoin d’examiner et d’évaluer les mesures concrètes dont dispose le Sénat pour soutenir la mise en œuvre d’initiatives axées sur le revenu de base garanti et pour promouvoir l’égalité réelle pour tous les Canadiens.

— Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour attirer l’attention du Sénat sur le besoin d’examiner et d’évaluer les mesures concrètes dont dispose le Sénat pour soutenir la mise en œuvre d’initiatives axées sur le revenu de subsistance garanti et pour promouvoir l’égalité réelle pour tous les Canadiens.

La Constitution du Canada contient une Charte des droits et libertés qui garantit des droits juridiques substantiels et l’égalité pour tous. Malgré cette réalité juridique, bien trop de Canadiens ne bénéficient pas de cette égalité des chances.

La pauvreté est l’un des principaux obstacles à l’égalité. La pauvreté affecte la façon dont les Canadiens vivent, les choix qu’ils font et les possibilités qui leur sont offertes.

De plus, il existe une corrélation entre la pauvreté et le sexisme, le racisme, le colonialisme et d’autres formes de discrimination systémique, et la pauvreté amplifie ces problèmes. Or, au Canada, la moitié des enfants autochtones grandissent dans la pauvreté.

Dans sa décision relative à la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, le Tribunal canadien des droits de la personne a jugé que, depuis 2006, au moins 44 000 enfants autochtones ont été confiés inutilement aux soins de l’État, en grande partie à cause de leur manque d’accès à des services ou à des ressources. Le projet de loi C-92 interdit la prise en charge d’enfants autochtones par les services d’aide à l’enfance pour des raisons de pauvreté. Cependant, étant donné que le projet de loi ne prévoit aucune mesure concrète pour remédier aux inégalités systémiques, les Premières Nations ont affirmé, à juste titre, que ce geste est essentiellement superficiel et vide de sens.

Des millions de Canadiens vivent dans la pauvreté.

La majorité des Canadiens vivent d’un chèque de paie à l’autre. Beaucoup de ceux qui vivent sous le seuil de la pauvreté occupent un emploi, mais n’ont pas un salaire suffisant pour joindre les deux bouts. Dans 97 % des quartiers du Canada, une personne qui travaille à plein temps et qui gagne le salaire minimum n’a pas les moyens de louer un appartement à une ou à deux chambres. Pour les jeunes Canadiens, cela fait partie de la réalité de la génération dite « squeeze », c’est-à-dire celle qui est pressée comme un citron. Les jeunes adultes sont aux prises avec des revenus stagnants, des droits de scolarité élevés, des frais de logement et de garderie écrasants et un endettement qui s’alourdit, sans oublier la dette publique associée à la dégradation de l’environnement.

Depuis près de 50 ans, les sénateurs étudient le problème de la pauvreté et recommandent la solution du revenu viable garanti.

Un revenu de base garanti est un transfert inconditionnel de revenu suffisant pour satisfaire aux besoins fondamentaux. Il pourrait remplacer les prestations d’aide sociale, parfois appelées « bien-être social », et s’ajouter à d’autres formes d’aides sociales, dont l’assurance-maladie, l’assurance-médicaments, la pension et l’aide financière aux études. Un revenu de base garanti n’éliminerait pas la nécessité de réglementer soigneusement les secteurs tels que le travail et le logement pour assurer le respect des droits de la personne. Plutôt, il s’agirait d’une composante d’un filet vital de sécurité sociale.

En comparaison, les programmes d’aide sociale actuels perpétuent et même pérennisent la pauvreté. Les gens reçoivent des ressources inadéquates qui, au lieu de leur donner le coup de main dont ils ont besoin pour se sortir de la pauvreté, les maintiennent au bord de la crise. Ces programmes sont également assujettis à des règles complexes, moralisatrices et, trop souvent, arbitraires. Si une personne arrive à épargner quelques sous, si elle reçoit un prêt d’un membre de sa famille ou si elle décide de suivre une formation dans l’espoir de décrocher un poste plus stable plutôt que de chercher en vain un emploi ou de travailler pour un salaire de crève-la-faim, elle perd toute forme d’aide de l’État.

En revanche, le revenu de base garanti favorise la stabilité, il est offert inconditionnellement aux gens qui en ont besoin et il procure une marge de manœuvre en vue de se sortir de la pauvreté. Pour reprendre la description de l’ancien sénateur Segal, cela revient à laisser aux gens la chance de se hisser à la force du poignet.

En 1971, après avoir entendu pendant trois ans des Canadiens vivant dans la pauvreté, le Comité spécial du Sénat sur la pauvreté, présidé par le sénateur David Croll, a conclu dans son rapport :

La pauvreté est le grand problème de notre société [...] Les pauvres n’ont pas choisi de vivre dans la misère. La pauvreté est une affliction pour eux et une honte pour notre nation entière [...] Aucune nation ne peut arriver à la véritable grandeur s’il lui manque le courage et la résolution nécessaires pour extirper le cancer de l’indigence.

Le revenu garanti préconisé dans le rapport Croll constituait la première étape déterminante en vue de lutter contre la pauvreté. Le comité proposait une ligne d’action immédiate parce que, selon lui, « on ne pouvait demander aux pauvres d’attendre, des années durant, l’aide dont ils [avaient] un si pressant besoin ».

Pendant près de 50 ans, cette demande pressante est restée sans réponse. L’ancien sénateur conservateur Hugh Segal et l’ancien sénateur libéral Art Eggleton, estimant qu’il était inexcusable de continuer à ne rien faire dans ce dossier, ont déployé des efforts pour s’attaquer aux coûts humains, sociaux et financiers de la pauvreté détaillés dans le rapport Croll. Ils se sont faits les champions du revenu de subsistance garanti dans cette enceinte et ailleurs.

En 2009, ces deux sénateurs, en collaboration avec les sénateurs Cordy, Dyck, Martin et Munson, ont publié un rapport du Sous-comité sur les villes du Comité sénatorial des affaires sociales intitulé Pauvreté, logement et itinérance. Le comité, qui mettait l’accent sur la pauvreté dans les villes canadiennes, a demandé ceci :

Pour les millions de Canadiens qui luttent quotidiennement contre la privation, cela signifie des choix difficiles : se nourrir convenablement ou payer le loyer; poursuivre des études ou y renoncer pour trouver un gagne-pain afin de subvenir aux besoins de la famille. En luttant ainsi pour joindre les deux bouts, ces familles canadiennes ne peuvent pas même entrevoir le jour où elles s’en sortiront.

Le problème rejaillit sur tous les membres de la société et témoigne de notre incapacité à changer le cours des choses ou de notre manque de volonté à cet égard.

Le comité a demandé au gouvernement fédéral d’étudier les coûts et les avantages d’un revenu de base garanti au Canada d’ici la fin de 2010. En 2017, le Sénat a adopté la motion du sénateur Eggleton tendant à encourager le gouvernement à soutenir les initiatives provinciales, territoriales et autochtones visant à évaluer le coût et l’incidence des programmes de revenu de base garanti.

L’an prochain marquera le cinquantième anniversaire du rapport Croll. D’ici là, j’espère que nous pourrons travailler ensemble pour faire fond sur au moins 50 ans d’études, de recommandations et de projets pilotes et prendre des mesures pour les millions de Canadiens qui attendent toujours l’égalité.

Honorables sénateurs, le moment est bien choisi. Le gouvernement s’est engagé à mettre en œuvre la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones d’ici la fin de 2020. L’article 21 reconnaît que « [l]es peuples autochtones ont droit, sans discrimination d’aucune sorte, à l’amélioration de leur situation économique et sociale [...] » et exige que les États prennent « [...] des mesures efficaces et, selon qu’il conviendra, des mesures spéciales pour assurer une amélioration continue de la situation économique et sociale des peuples autochtones ».

Lorsque les comités de l’Arctique et des peuples autochtones ont rencontré des représentants des communautés partout au pays, de nombreux aînés se sont montrés très intéressés par les nombreuses occasions et possibilités de soutien et de développement économique que pourraient offrir les mesures axées sur le revenu de subsistance garanti.

Le Canada s’est également engagé à travailler à la réalisation des objectifs de développement durable des Nations unies, dont le premier est l’éradication de la pauvreté. Les revenus de subsistance garantis pourraient permettre de respecter cet objectif, de même que ceux liés aux communautés et aux économies durables sur le plan environnemental, inclusives et équitables. Les gouvernements provinciaux, de l’Île-du-Prince-Édouard et de la Colombie-Britannique notamment, ont manifesté de l’intérêt pour l’idée des revenus de subsistance garantis. Le mois dernier, le Réseau canadien pour le revenu garanti a publié un rapport dans lequel il décrit différentes façons de financer immédiatement un revenu de subsistance garanti.

J’espère que, dans les semaines à venir, cette interpellation nous permettra d’explorer ensemble des façons de combler les lacunes des programmes d’aide sociale et de répondre aux impacts dévastateurs de la pauvreté en vue de la réussite des projets pilotes provinciaux et des deux programmes actuels de revenu de subsistance garanti : l’Allocation canadienne pour enfants et le Supplément de revenu garanti pour les aînés.

Aujourd’hui, cependant, je souhaite souligner l’importance du revenu de subsistance garanti en relation avec le système de justice pénale. Présentement, environ 80 % des détenus font partie des 11 % de Canadiens qui vivent sous le seuil de la pauvreté. Dans les dernières décennies, comme les normes nationales relatives à l’aide sociale, aux soins de santé et à l’éducation se sont effritées, les femmes — en particulier les femmes autochtones et les femmes racialisées — sont devenues le groupe de la population incarcérée canadienne connaissant la plus forte croissance.

Imaginez ce que c’est que de tenter de vivre à Toronto avec 733 $ par mois : 343 $ pour vos besoins de base et 390 $ pour votre logement. Le programme d’aide sociale ontarien s’imagine que les gens peuvent réussir cet exploit impossible.

Si la personne accepte un cadeau de sa famille, ne serait-ce que pour payer son épicerie, elle risque de voir ses prestations déjà insuffisantes être amputées. Si la personne ne déclare pas ce genre de cadeau, elle peut être accusée au criminel. Nous avons créé un système au sein duquel les gens doivent choisir : soit ils meurent de faim, soit ils enfreignent la loi; soit ils se retrouvent à la rue, soit ils enfreignent la loi; soit ils habillent leurs enfants, soit ils enfreignent la loi. Nous avons créé un système qui incite les pauvres à devenir des criminels.

Parmi les femmes détenues, 80 % ont commis un crime lié à la pauvreté. Les femmes autochtones se font le plus souvent condamner pour des vols de moins de 5 000 $ et des vols de plus de 5 000 $, pour fraude ou pour le trafic de drogues ou de biens volés.

Le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées explique comment la pauvreté contribue à la fois à la victimisation et à la criminalisation des femmes autochtones. Elle expose les femmes à un risque accru de violence et les empêche d’y échapper. Au Canada, deux femmes sur cinq qui quittent un partenaire violent deviennent immédiatement itinérantes.

Les données révèlent que 87 % des femmes et 91 % des femmes autochtones dans les prisons fédérales ont subi des abus physiques ou sexuels. Comme l’a souligné l’enquête nationale, trop souvent, les femmes marginalisées qui cherchent à obtenir une protection contre les abus ne la reçoivent pas. Pire encore, si elles prennent elles-mêmes des mesures pour se protéger ou pour protéger leurs enfants, elles finissent trop souvent par être criminalisées et emprisonnées.

Le Centre canadien de ressources pour les victimes de crimes a récemment fait remarquer le rôle que joue la pauvreté dans la criminalisation des personnes et l’importance de se pencher sur la pauvreté dans le cadre du processus de réadaptation. Le revenu de subsistance garanti permettrait d’atteindre cet objectif, en plus de fournir aux victimes qui en ont le plus besoin des solutions qui sont trop souvent inabordables pour elles, notamment un congé du travail ou de l’argent pour des services de consultation. Les sénateurs Boisvenu et Moncion nous ont rappelé que les victimes et les jurés ont besoin de ce type de soutien.

Le revenu viable garanti ferait bien plus que réparer des dommages. Il pourrait aussi les prévenir.

Honorables sénateurs, nos régions comptent des millions de résidants qui vivent dans la pauvreté. Tous les Canadiens subissent les répercussions négatives de la pauvreté et de l’iniquité. Dans un pays démocratique aussi riche que le nôtre, où l’on respecte les droits de la personne, c’est une honte que nous n’ayons pas pu éliminer la pauvreté, qui nous coûte en outre entre 72 milliards et 84 milliards de dollars par année.

Nous payons cette somme chaque année en frais de soins de santé, en frais liés au système juridique et en pertes de recettes fiscales directement attribuables à la pauvreté.

Honorables sénateurs, imaginez un instant comment des programmes de revenu garanti pourraient dépenser cet argent pour prévenir la souffrance humaine avant qu’elle ne se produise. Donnons aux gens un coup de pouce pour qu’ils sortent de la pauvreté et créons des collectivités plus équitables, plus dynamiques, plus saines et plus sûres. Je compte sur votre expertise et votre ingéniosité pour régler ce qui demeure depuis trop longtemps le pire problème social de notre époque. Nous pouvons faire fond sur 50 ans de travail à cet égard. Le temps est venu de passer à l’action. Meegwetch. Merci.

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