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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Ajournement du débat

27 octobre 2020


Propose que le projet de loi S-207, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux), soit lu pour la deuxième fois.

— Honorables sénateurs, pendant que des Canadiens manifestent dans les rues, nous devons remplir notre engagement à faire tout en notre pouvoir pour mettre fin à un fléau qui sévit encore, soit les actes de racisme individuels et systémiques. Nous voyons encore des Noirs et des Autochtones qui sont victimes d’attaques racistes et qui sont tués. Ce problème touche aussi des personnes vivant avec une maladie mentale ou un handicap intellectuel, notamment lors de vérification du bien-être et de confrontations impliquant la police, dans les hôpitaux, dans les prisons et dans les centres de soins de longue durée de toutes les collectivités. Les discours sonnent creux lorsqu’ils sont suivis du silence ou d’excuses et d’explications visant à justifier que rien n’ait été fait. On se trouve ainsi à approuver implicitement la violence comme celle subie récemment par les pêcheurs mi’kmaqs qui exercent leurs droits inhérents. Quoi qu’il en soit, il est rare que les idées, les attitudes et les gestes racistes dont sont victimes les Noirs et les Autochtones captent l’attention du public.

Comme la sénatrice Lankin l’a souligné en parlant d’une version précédente de ce projet de loi, et en se fondant sur sa propre expérience de travail dans ce domaine, l’un des pires effets du colonialisme et du racisme systémique se trouve dans le système carcéral. Au Canada, 44 % des femmes dans les prisons fédérales sont autochtones, et plus de la moitié sont des personnes racisées.

Il n’y a aucune excuse pour un système qui incarcère les personnes racialisées, de même que les personnes ayant une déficience intellectuelle et psychologique, et qui les sépare de leur famille et de leur communauté de façon aussi flagrante et massive. Pour ces raisons et d’autres encore, un tribunal ontarien a récemment jugé que l’imposition d’une peine d’emprisonnement minimale obligatoire à six femmes autochtones aurait violé leurs droits constitutionnels. Ce tribunal a affirmé que l’incarcération massive des Autochtones est la version moderne des pensionnats autochtones.

Il y a 25 ans, le rapport de l’Ontario sur le racisme systémique a été publié et, cette année, le Caucus des parlementaires noirs a ajouté sa voix à celles des membres de la Commission de vérité et réconciliation et des responsables de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées pour réclamer de toute urgence l’élimination des peines minimales obligatoires. Toutes ces personnes soulignent le rôle que ces peines jouent dans la perpétuation et l’enracinement du racisme systémique et dans la surreprésentation des personnes marginalisées — surtout les gens pauvres, handicapés et racialisés — dans les prisons.

Le projet de loi S-207 vise à répondre à ces appels en veillant à ce que les juges puissent décider de ne pas imposer des peines minimales obligatoires lorsque l’imposition de telles peines serait discriminatoire ou injuste. Comme la sénatrice Forest-Niesing nous l’a rappelé la session dernière, le projet de loi S-207 n’accorde pas un nouveau pouvoir discrétionnaire aux juges. Il leur permet plutôt d’exercer le pouvoir discrétionnaire...

Honorables sénateurs, comme je le disais, comme nous l’a rappelé la sénatrice Forest-Niesing pendant la dernière session, le projet de loi S-207 n’accorde pas un nouveau pouvoir discrétionnaire aux juges. Il leur permet plutôt d’exercer le pouvoir discrétionnaire qu’ils ont été très bien formés pour utiliser et dont ils disposaient avant la prolifération exponentielle des peines minimales obligatoires de la dernière décennie.

Il faut reconnaître que le gouvernement est depuis longtemps bien conscient du fait qu’il faut agir au chapitre des peines minimales obligatoires. Il promet d’apporter des changements depuis cinq ans. Le projet de loi S-207 permettrait de donner suite à cet engagement encore non rempli.

En 2015, dans sa plateforme électorale, le gouvernement avait promis de mettre en œuvre les appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, dont l’appel à l’action no 30 visant l’élimination de la surreprésentation des peuples autochtones dans les prisons d’ici 2025 et l’appel à l’action no 32 visant l’élimination des peines minimales obligatoires. Le ministre de la Justice a été chargé d’examiner les règles de détermination de la peine dans le but de remédier à cette surreprésentation. Depuis, le taux d’emprisonnement n’a pas baissé; il a plutôt continué d’augmenter à un rythme exponentiel.

L’engagement du gouvernement à lutter contre le racisme systémique dans la détermination des peines a récemment été confirmé dans le discours du Trône, après que 26 ministres, dont le ministre de la Justice, aient eu signé la déclaration du Caucus des parlementaires noirs, qui fait une priorité de l’élimination des peines minimales obligatoires.

En 2017, les consultations publiques du gouvernement sur la détermination des peines ont révélé que neuf Canadiens sur dix sont favorables à l’idée que les juges aient le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer de peines minimales obligatoires. Malgré cet appui, les modifications ultérieures du Code criminel, notamment le projet de loi C-75, n’ont pas abordé la question des peines minimales obligatoires. D’ailleurs, les témoins successifs qui ont comparu devant le Comité sénatorial des affaires juridiques ont attiré l’attention sur cette lacune.

Pour sa part, le comité a réitéré ces préoccupations dans son rapport et a cité la recommandation antérieure qu’il a formulée dans son étude sur les délais judiciaires concernant la révision des peines minimales obligatoires.

Il est important que le gouvernement prenne des mesures dans ces dossiers, car le projet de loi S-207 ne remplace pas l’examen systémique et la réforme de la détermination des peines. Il ne supprime pas les peines minimales obligatoires du Code criminel; il ne fait que prévoir des exceptions à ces peines. Les tribunaux et les critiques ont fait valoir, à juste titre, qu’une approche plus complète est nécessaire, mais le gouvernement n’a pas formé de commission de réforme de la détermination des peines ou de commission de réforme du droit pour entreprendre un tel travail.

De tels organismes peuvent réaliser des examens et des réformes proactifs et fondés sur des données probantes avec une approche systémique. Le gouvernement devrait envisager de rétablir l’une de ces commissions ou les deux. Je tiens toutefois à exhorter les sénateurs à ne pas retarder d’un instant l’étude et l’adoption du projet de loi S-207, qui représente une petite mesure qui n’en est pas moins essentielle, parmi les mesures urgentes et significatives qui doivent être prises pour remédier aux préjudices, aux injustices et à la discrimination actuellement associés aux peines minimales obligatoires.

Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre plus longtemps, tandis que la moitié de la période de dix ans fixée par la Commission de vérité et réconciliation pour éliminer la surreprésentation des Autochtones dans les prisons est déjà passée sans que nous ayons réalisé de progrès relativement aux peines minimales obligatoires.

En effet, depuis 2015, quand les appels à l’action ont été formulés, la proportion des Autochtones dans les prisons fédérales est passée de 24 % à 32 %. Pour les femmes autochtones, les chiffres sont passés de 36 % à 44 %. Au cours de la même période, les tribunaux ont rendu au moins 130 nouvelles décisions statuant que diverses peines minimales obligatoires portent atteinte aux droits constitutionnels des Canadiens. Chers collègues, nous devons agir, et ce, dès maintenant.

Nous devons aussi agir efficacement. Nous devons créer l’attente selon laquelle justice doit être rendue dans tous les cas, et non seulement dans certains cas. En examinant le grand nombre de peines minimales obligatoires qui ont été ajoutées au système de justice ces dernières années, tout le monde sait que les politiciens se sentent peut-être plus à l’aise avec l’idée d’éliminer certaines d’entre elles, mais pas d’autres. Or, la discrimination, la compromission de la sécurité publique et la violation des droits constitutionnels sont des problèmes liés à l’ensemble des peines minimales obligatoires, et non seulement à certaines d’entre elles.

Comme des dirigeants noirs et autochtones l’ont réclamé, le projet de loi S-207 porte sur toutes les peines minimales obligatoires. Permettez-moi de donner quatre raisons qui expliquent pourquoi.

Pour commencer, quelle que soit l’infraction en cause, les peines minimales obligatoires alimentent le racisme systémique. Dès qu’une infraction est assortie d’une peine minimale obligatoire, les tribunaux ne peuvent pas imposer une peine plus clémente que ce qui est prévu. Les juges sont donc incapables de faire leur travail, à savoir tenir compte de la situation du délinquant et des circonstances de l’infraction, puis se demander si d’autres types de peine ne conviendraient pas mieux, notamment lorsqu’il est question de reconnaître et de corriger les torts causés par le colonialisme et le racisme systémique dans la vie des Canadiens autochtones, noirs, de couleur et handicapés.

L’article 718.1 du Code criminel prévoit que, pour qu’une peine permette de rendre justice au lieu de perpétuer les injustices, elle doit être proportionnelle à la gravité de l’infraction et au degré de responsabilité du délinquant. L’alinéa 718.2e) va plus loin. Il précise que les juges doivent envisager toutes les sanctions autres que l’emprisonnement qui sont raisonnables dans les circonstances et qu’ils doivent accorder une attention spéciale à la situation des Autochtones, pour qui l’emprisonnement risque d’être moins indiqué, ou en tout cas moins utile.

Quand l’alinéa 718.2e) a été ajouté au Code criminel, en 1995, le ministre de la Justice de l’époque en avait expliqué ainsi la raison d’être :

Si l’on mentionne expressément les délinquants autochtones, c’est parce qu’ils sont malheureusement surreprésentés dans la population carcérale du Canada [...] Ce que nous voulons faire, particulièrement dans le contexte des initiatives permettant aux communautés autochtones de se doter d’une justice communautaire, c’est encourager les tribunaux à recourir à des mesures de rechange dans la mesure où celles-ci sont compatibles avec la protection du public — je parle de mesures [...] préférables à l’emprisonnement — et non pas à recourir simplement à ce moyen facile dans tous les cas.

Vingt-cinq ans plus tard, non seulement les choses n’ont pas avancé, mais elles ont nettement reculé. Dans son interprétation de l’alinéa 718.2e) en 1999, la Cour suprême du Canada a parlé de la crise de la surreprésentation des peuples autochtones dans les établissements carcéraux, indiquant que ces derniers représentaient 12 % des personnes emprisonnées. Deux décennies plus tard, ce chiffre a presque triplé.

Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné? Les peines minimales obligatoires sont un élément de l’explication. À peu près au même moment où le Parlement a adopté l’alinéa 718.2e), il a également triplé le nombre de peines minimales obligatoires possibles, qui sont passées d’environ 10 à 29. Dans les décennies qui ont suivi, ce nombre a explosé pour passer à environ 72.

Le professeur Larry Chartrand, ancien conseiller métis auprès du Comité sénatorial permanent des peuples autochtones, a voulu savoir pourquoi les parlementaires augmentaient le nombre de ces peines alors que l’on sait qu’il faut créer des solutions de rechange à l’emprisonnement en matière de justice pour les communautés autochtones. Il a demandé, avec raison, si c’était parce que nous ne savions pas ou parce que cela nous était égal.

Ce mois-ci, un tribunal de l’Ontario a vu les choses sous un angle différent. Il a conclu que, en imposant les peines d’emprisonnement obligatoires rattachées aux condamnations pour conduite avec facultés affaiblies prononcées contre six femmes autochtones de la Première Nation de Pikangikum, dans le Nord de l’Ontario, on aurait violé leurs droits constitutionnels. Ces femmes ont plutôt purgé leur peine dans la communauté.

La décision a tenu compte des effets négatifs du colonialisme sur Pikangikum. Pendant plus de 3 000 ans, la communauté était prospère, saine et autosuffisante. En l’espace d’une génération après que le Canada a retiré de force les enfants de Pikangikum à leurs parents pour les envoyer dans des pensionnats, énormément d’Autochtones ont commencé à être emprisonnés, souvent en raison de la toxicomanie — il s’agissait sans doute d’une méthode pour s’insensibiliser aux traumatismes passés. Pendant des décennies, le Canada a manqué à ses obligations issues de traités envers Pikangikum.

Le juge Gibson a reconnu que l’imposition de peines minimales obligatoires entraînerait des sanctions à la fois dommageables et injustes. Une peine de prison obligatoire aurait éloigné les femmes de leur communauté, de leur famille et de leurs réseaux de soutien. Elles auraient été emmenées à une prison provinciale notoirement surpeuplée où l’on place quatre détenues par cellule et où 94 % des détenues sont autochtones.

Après avoir pris note du témoignage du directeur de la prison, qui a dit être conscient du fait que les détenues étaient forcées de participer à des clubs de combat, le juge Gibson a conclu ceci :

Quand on tient compte de l’incidence que des expériences aussi traumatisantes ont sur les gens et de ce qu’ils ramènent avec eux dans leur Première Nation, il est très difficile de ne pas remarquer les similitudes grotesques entre ce genre d’« établissements correctionnels » et les pensionnats, qui ont causé des torts durables aux communautés autochtones.

Le juge avait surtout constaté que les six femmes au banc des accusés étaient des mères, ce qui signifiait que leur incarcération aurait perpétué des décennies de politiques de séparation forcée des parents autochtones de leurs enfants. Il a indiqué que leur incarcération déstabiliserait les familles et les communautés et qu’elle constituerait un prolongement direct des effets pervers de la colonisation.

La sénatrice Moodie a souligné que la vie d’environ 350 000 enfants au Canada est touchée par l’incarcération d’un parent d’une façon qui varie du stress psychologique aux difficultés économiques. Nelson Mandela a déjà fait une observation semblable. Après être arrivé au pouvoir en Afrique du Sud, il a libéré toutes les femmes et tous les enfants de moins de 12 ans qui étaient emprisonnés. Pourquoi? Parce qu’il savait que la pratique sanctionnée par l’État du retrait forcé des enfants de leur mère pouvait condamner ces personnes ainsi que les générations futures à des inégalités et à l’asservissement.

La Cour de l’Ontario a clairement indiqué que la conduite avec facultés affaiblies nuit à la société, mais il a également précisé que les peines de prison ne constituent pas une solution au problème. Elle a conclu qu’il est dans l’intérêt du gouvernement de consulter la population et de trouver une nouvelle approche. Il est temps d’aider les peuples autochtones dans l’exercice de leurs droits inhérents relatifs à l’autonomie gouvernementale et de façonner l’avenir de leurs communautés. Il est temps de remplacer les peines d’emprisonnement par d’autres solutions qui soutiennent les collectivités au lieu de les déchirer et qui les rendent réellement plus sûres à long terme, selon les recherches du ministère de la Justice.

Les peines minimales obligatoires empêchent ces changements.

Certains demandent comment nous pouvons garantir que les juges qui disposent du pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer de peines minimales obligatoires en vertu du projet de loi S-207 ne l’utiliseront pas pour accroître le racisme et les préjugés systémiques. C’est une question très importante.

Des mesures législatives comme le projet de loi C-337 de Rona Ambrose, qui a récemment été présenté de nouveau comme le projet de loi C-5 du gouvernement ont attiré l’attention sur des décisions rendues qui étaient racistes et sexistes et qui ont inexcusablement banalisé et ignoré la violence contre les femmes, en particulier les femmes autochtones, noires, racialisées et handicapées.

La suppression des peines minimales obligatoires n’éliminera pas le racisme et les autres préjugés. Le résultat sera plutôt de faire passer le pouvoir discrétionnaire des personnes dont les décisions sont prises sans aucune transparence ni reddition de comptes à l’égard du public à des juges qui doivent justifier au public leurs décisions, fondées sur des principes juridiques.

Actuellement, en fait, les procureurs de la Couronne prennent des décisions clés en matière de détermination de la peine. Ils décident s’ils vont porter des accusations passibles d’une peine minimale obligatoire. Leurs raisons pour choisir une accusation en particulier ont peut-être peu à voir avec les principes juridiques. Comme nous l’a rappelé la sénatrice Jaffer durant la dernière session parlementaire, et comme l’a expliqué l’étude sur l’autodéfense The Self-Defence Review de la juge Ratushny, qui a examiné des affaires dans lesquelles des femmes ont usé d’une force létale contre un partenaire qui les violentait, la menace d’une longue peine de prison ou d’une peine minimale obligatoire est souvent employée comme moyen de négociation pour que l’accusée accepte un plaidoyer de culpabilité à une infraction moins grave qui, parfois, n’a pas été commise.

Les études sur le racisme systémique associé aux plaidoyers de culpabilité sont nombreuses. Les gens qui peuvent vouloir contester publiquement ou remettre en cause les pratiques policières ou la prise de décisions racistes en plaidant leur cause devant un tribunal risquent de subir des pressions pour accepter un plaidoyer de culpabilité s’ils savent qu’ils risquent une longue peine de prison qui serait une peine minimale obligatoire.

La discrimination contre les Canadiens noirs implique qu’ils sont plus susceptibles de se voir refuser la remise en liberté sous caution en attendant leurs procès. Cela implique aussi qu’ils risquent d’être incarcérés pendant longtemps, ce qui augmente les raisons de plaider coupable, notamment le risque de perdre leur emploi, leur maison et leur famille, en particulier leurs enfants.

Il ne faut pas oublier non plus que plus de 86 % des détenues dans les établissements fédéraux ont déjà été victimes de violence physique ou sexuelle. Comme le souligne l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, les facteurs — dont le sexisme, le racisme, le capacitisme, la marginalisation économique, les traumatismes intergénérationnels et le colonialisme — qui font en sorte que justice est rarement rendue aux femmes victimes d’un crime sont les mêmes que ceux qui les font tomber dans la criminalité. Quand la loi prévoit une peine minimale obligatoire, ces facteurs n’entrent plus en ligne de compte dans la détermination de la peine, ce qui ne peut qu’accentuer l’asservissement de ces femmes et les injustices dont elles font l’objet.

La plus sévère des peines minimales obligatoires prévues dans le Code criminel est l’emprisonnement à vie. Depuis 10 ans, pas moins de 45 % des femmes condamnées à la réclusion à perpétuité sont des Autochtones. Selon l’étude Examen de la légitime défense, sous la direction de la juge Lynn Ratushny, du ministère de la Justice, les peines minimales obligatoires figurent parmi les facteurs qui poussent les personnes qui survivent à des mauvais traitements ou à un traumatisme à tomber dans la criminalité.

Après avoir étudié le dossier de 98 femmes reconnues coupables d’avoir employé une force mortelle pour se défendre ou défendre leurs enfants contre leur agresseur, la juge Ratushny a conclu qu’un pourcentage anormalement élevé d’entre elles ont plaidé coupable à des accusations d’homicide involontaire, voire de meurtre au deuxième degré, même si elles auraient aisément pu plaider la légitime défense.

Face à des situations diverses, depuis le fait d’être indigent jusqu’à l’obligation d’évoluer dans un système juridique qui ne les a pas protégées de la violence, ou la peur que leurs enfants aient à subir l’épreuve de témoigner devant une cour pénale, des femmes maltraitées ont « choisi » de plaider coupable parce que cela semblait préférable à la menace d’une peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans.

Les peines minimales obligatoires contribuent elles aussi à un système de justice pénale qui ne tient pas compte de la réalité des femmes victimes de violence et ne leur rend pas justice. Bien que ces peines visent supposément à « sévir contre la criminalité », elles sévissent trop souvent contre les personnes qui sont déjà les plus marginalisées et les plus maltraitées.

La deuxième raison pour laquelle les juges devraient avoir un pouvoir discrétionnaire à l’égard de toutes les peines minimales obligatoires, c’est que les tribunaux ont conclu qu’une vaste gamme de peines minimales obligatoires allaient à l’encontre de la garantie constitutionnelle qui protège les Canadiens contre les peines cruelles et inusitées.

En effet, différentes cours canadiennes, dont la Cour suprême, ont invalidé environ 25 des 72 peines minimales obligatoires prévues au Canada, ce qui veut dire que celles-ci ne sont plus en vigueur dans au moins une province ou un territoire. Les peines minimales restantes ne forment plus qu’un ensemble disparate.

En l’absence de mesure législative comme le projet de loi S-207, chaque peine minimale obligatoire doit être contestée séparément devant les tribunaux. Par conséquent, les tribunaux doivent y consacrer beaucoup de temps et le gouvernement, beaucoup de ressources, sans compter que des Canadiens doivent assumer la lourde tâche d’organiser des contestations constitutionnelles.

Soyons clairs, chers collègues. Si le cas de ces six femmes de la Première Nation de Pikangikum est digne de mention, ce n’est pas du tout parce que les injustices qu’elles ont subies sont rares. Ces injustices sont très courantes. On m’a demandé d’intervenir personnellement dans des cas semblables. Malheureusement, contester ces injustices représente pour beaucoup une difficulté insurmontable, au coût trop élevé sur le plan financier, personnel et psychologique. Dans la loi canadienne, on reconnaît trop rarement que les gens lésés par des lois inéquitables et injustes n’ont pas l’accès aux ressources juridiques nécessaires ou les moyens de faire respecter leurs droits, et encore moins de contester des lois inconstitutionnelles.

C’est l’une des principales raisons pour lesquelles les peines d’emprisonnement à vie obligatoires n’ont pas été examinées par les tribunaux. Lorsqu’en 1976, les peines d’emprisonnement à vie obligatoires sont entrées en vigueur afin de remplacer la peine de mort, les députés des deux côtés de l’allée ont remis en question ce que le député conservateur David MacDonald a appelé le remplacement

[...] d’une peine barbare, cruelle et inacceptable pour une autre qui n’est pas aussi mauvaise, mais qui n’est pas loin de l’être.

Afin d’atténuer la sévérité de la peine d’emprisonnement obligatoire jumelée à de longues périodes obligatoires d’inadmissibilité à la libération conditionnelle, on a inclus dans la loi la disposition de la dernière chance. Cette règle permet aux gens qui le méritent de demander, après avoir purgé 15 ans de leur peine, une réévaluation de leur inadmissibilité à la libération conditionnelle.

La dernière fois que des peines minimales obligatoires ont été contestées devant la Cour suprême du Canada, dans l’affaire Luxton, en 1990, la cour a cité la disposition de la dernière chance parmi ses motifs pour déterminer que les peines minimales obligatoires n’étaient pas exagérément disproportionnées et qu’elles étaient valides sur le plan constitutionnel.

C’était il y a 30 ans. Depuis ce temps, en 2011, la disposition de la dernière chance a été abrogée. Espérons que des avocats généreux et engagés, qui travailleront probablement à leurs frais ou gratuitement, jugeront bon d’aider des personnes comme les trop nombreuses femmes dont j’ai parlé ici et dont les cas ont été examinés par la juge Ratushny dans le cadre de l’examen de la légitime défense. Ces avocats contesteront peut-être cette situation.

Pourquoi devrions-nous abandonner notre responsabilité en attendant cette contestation et en laissant des gens subir les pires souffrances d’ici là? C’est une situation systémique inacceptable qui est bien connue et que nous devons corriger en tant que législateurs. En 2016, la Cour suprême du Canada a invalidé une peine minimale obligatoire, mais elle a aussi demandé au Parlement de faire mieux que simplement attendre que les tribunaux répondent à chaque cas de violation systémique des droits des Canadiens.

Dans l’affaire Lloyd, la cour a recommandé de « recourir à un mécanisme qui permettrait au tribunal d’écarter la peine minimale obligatoire dans les cas exceptionnels où elle constituerait une peine cruelle et inusitée ». On voit ce genre de mesure dans la plupart des autres démocraties dont les lois comprennent des peines minimales obligatoires, y compris l’Angleterre, le pays de Galles, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud, l’Australie et même certains États américains.

Le projet de loi S-207 prévoirait des mesures semblables pour assurer l’intégrité et la constitutionnalité des lois du Canada ainsi que pour protéger les droits de ses citoyens en laissant aux juges le pouvoir discrétionnaire de ne pas imposer les peines minimales obligatoires lorsqu’elles représenteraient une injustice.

Troisièmement, le projet de loi S-207 est nécessaire parce que, contrairement à tous les espoirs que l’on a nourris, il n’y a aucune preuve solide que l’une ou l’autre des 72 peines minimales obligatoires inscrites dans la loi a eu un effet dissuasif sur la criminalité, a contribué à la sécurité des Canadiens ou a répondu adéquatement aux besoins des victimes.

Dans l’arrêt Nur, la Cour suprême du Canada résume au moins 50 ans de recherche sur les peines minimales obligatoires et la prévention de la criminalité en seulement 16 mots : « La preuve empirique indique que, dans les faits, les peines minimales obligatoires ne sont pas dissuasives [...] ».

Selon les recherches, si l’objectif général est de prévenir la criminalité, les politiques en matière de droit pénal devraient plutôt se concentrer sur des mesures comme la présentation de modèles appropriée ayant le comportement souhaité, les interventions hors du système de justice pénale et l’accroissement de la probabilité que les gens assument leur responsabilité et soient tenus responsables de leurs actions.

Dans ses observations à la dernière session, le sénateur Dean a insisté sur le fait qu’une approche axée sur la santé publique plutôt que punitive est particulièrement importante pour les nombreuses personnes qui vivent avec une dépendance ou un problème de santé mentale invalidant qui purgent actuellement une peine déterminée par les peines minimales obligatoires.

Pour faire bonne mesure, examinons ce que révèle l’étude du ministère de la Justice. J’en cite quelques faits saillants.

[...] les résultats de cette recherche considérés dans leur ensemble donnent à penser que la sévérité pourrait être moins importantes du point de vue de la dissuasion que les initiatives renforçant la certitude de la sanction.

En voici un autre :

C’est à l’égard des infractions liées à la drogue que les [peines minimales obligatoires] sévères semblent le moins efficaces. [...] L’application de [peines minimales obligatoires] sévères ne semblent influer d’aucune façon mesurable sur la consommation de stupéfiants et la criminalité liée à la drogue.

Un autre :

Les peines complémentaires pour usage d’armes à feu donnent certains espoirs, encore que les résultats de la recherche soient, à cet égard aussi, divergents ou difficiles à interpréter [...] Les graves et multiples défauts méthodologiques dont cette étude est entachée interdisent une appréciation plus certaine des effets des dispositions en question.

Encore un autre :

Si l’ensemble des faits examinés fait ressortir le rôle essentiel que jouent dans ce domaine la vigueur des mesures policières et la certitude de la sanction, la recherche n’incite guère à l’optimisme pour ce qui concerne l’efficacité de sanctions rigoureuses. Les études [...] indiquent en effet que ni les PMO ni l’aggravation des peines en général ne paraissent réduire les taux de récidive ou la fréquence des accidents de la circulation liés à l’alcool.

À la législature précédente, dans son témoignage au Comité de la justice, une représentante de l’organisme Les mères contre l’alcool au volant a déclaré :

En tant que mère, belle-mère et victime, je ne peux pas être en faveur des peines minimales obligatoires. Rien ne prouve que cela améliorerait les choses. Nous savons que lorsque nous enterrons nos enfants ou un être cher, il est trop tard. Nous devons chercher surtout à ce que cela n’arrive pas.

Dans toutes les années où j’ai travaillé avec des personnes reconnues coupables de meurtre, je peux vous dire, comme je l’ai déjà fait, que rares sont les personnes qui n’auraient pas donné leur propre vie si cela avait permis de ramener la personne décédée. Aucune peine ne peut faire cela. Par conséquent, nous tentons de redresser ces torts en trouvant d’autres façons pour que ces personnes puissent payer leur dette et recommencer à contribuer de façon positive à la société.

Trop souvent, le système ne parvient absolument pas à répondre aux besoins des personnes victimisées. Dans la plupart des cas, la solution toute prête est d’inviter la personne à prendre part au processus de justice pénale et à demander une peine d’emprisonnement plus longue ou plus sévère. Trop souvent, ces personnes n’ont accès qu’à très peu de soutien personnel, social et économique. En passant, chers collègues, il s’agit d’un autre exemple des bienfaits que pourrait avoir le revenu minimum garanti.

En effet, beaucoup trop de personnes n’ont pas les moyens de satisfaire à des besoins vitaux, comme s’absenter de leur travail ou obtenir des services de counseling. Pour les personnes ayant besoin de ressources pour tenter de composer avec l’impensable ou celles qui ne veulent pas que d’autres gens et d’autres familles vivent ce qu’elles ont vécu, l’imposition de peines sévères et de peines minimales obligatoires est une maigre consolation.

Les personnes sont habituellement en faveur de l’imposition de peines minimales obligatoires parce qu’elles veulent réduire la criminalité et accroître la sécurité de la population. Je ne connais personne, peu importe son allégeance politique, qui ne souhaite pas cela. Toutefois, nous savons depuis longtemps que les peines minimales obligatoires ainsi que les peines d’emprisonnement plus longues et punitives constituent le moyen le moins efficace et le plus coûteux d’atteindre ces objectifs.

Chaque année supplémentaire qu’une femme passe dans une prison fédérale peut coûter entre 343 000 $ et 600 000 $ aux contribuables. En guise de comparaison, on estime que le coût annuel à assumer pour subvenir aux besoins d’une femme qui purge une peine dans la collectivité s’élève à environ 18 000 $ et ce genre de peine augmente les chances de réinsertion sociale, tout en réduisant les risques qu’elle se retrouve de nouveau devant la justice pénale.

Comme la sénatrice McPhedran nous l’a rappelé la session dernière :

Les peines minimales obligatoires servent essentiellement à créer un simulacre de sécurité au détriment des droits de l’accusé, qui sont garantis par la Charte.

Nous devons nous demander s’il vaut la peine de dépenser des centaines de milliers de dollars par personne chaque année pour avoir la réputation d’être sévères contre les criminels lorsque nous savons que les peines minimales obligatoires ne permettent pas de créer les sociétés plus sûres que promettent les adeptes de ces mesures.

Cela m’amène à parler de la quatrième raison pour laquelle, à mon humble avis, nous devons adopter une mesure législative de toute urgence qui se penchera non seulement sur les peines minimales obligatoires en question, mais sur toutes les peines minimales obligatoires. Les Canadiens savent qu’il s’agit tout simplement de la bonne chose à faire.

Neuf Canadiens sur dix sont prêts à donner aux juges la possibilité d’éviter les peines minimales obligatoires, et les recherches montrent que plus les gens en savent sur le sujet, moins ils y sont favorables. Dans des études menées en Grande-Bretagne, certaines personnes qui, au départ, semblaient être en faveur des peines minimales obligatoires ont fini par qualifier d’injustes et d’inadaptées même les peines obligatoires d’emprisonnement à perpétuité, une fois qu’on leur a présenté les faits du dossier.

Bon nombre d’entre nous n’ont jamais remis en question l’idée des peines obligatoires d’emprisonnement à perpétuité dans les cas de meurtre. Lorsque j’étais jeune, je n’y aurais sûrement jamais songé non plus. Or, depuis, je n’ai eu de cesse de voir misogynie, racisme, discrimination fondée sur la capacité physique, colonialisme, préjugés fondés sur la classe sociale et autres formes de discrimination systémique qui, combinés, contribuent à priver les gens de possibilités, de ressources et de protection quand ils en ont besoin et les laissent dans une situation désespérée et obligés de faire des choix que la plupart d’entre nous ne sont pas à même d’imaginer.

Pendant la dernière session, la sénatrice Simons nous a parlé de deux personnes qui purgent des peines d’emprisonnement à perpétuité obligatoires : un homme atteint de schizophrénie qui n’avait pas eu la possibilité d’être traité et une femme dont le petit-fils lui avait montré comment utiliser une arme à feu parce que la police ne la protégeait pas contre un conjoint violent.

À cela, j’ajoute l’histoire d’une adolescente, une fille de 19 ans emmenée dans une autre province par son conjoint de fait violent et privée de sa famille et de ses amis. Son père monoparental était tellement inquiet à son sujet qu’il est parti de chez lui avec ses autres enfants plus jeunes et a emménagé dans une maison sur la même rue qu’elle pour pouvoir la protéger.

Un soir, le conjoint de la jeune femme est entré par effraction dans la maison de son père et a violé sa jeune sœur. Après qu’il soit rentré chez lui et l’ait battue, la jeune femme l’a poignardé à mort alors qu’il essayait de retourner chez son père pour agresser de nouveau sa jeune sœur.

Le système judiciaire n’a pas protégé cette adolescente quand elle se faisait battre par son conjoint, et cette dernière n’a pas non plus eu la possibilité de plaider la légitime défense pour se protéger et protéger sa sœur. Aux fins de la loi canadienne, son histoire a été consignée comme celle d’une femme jalouse qui a poignardé son conjoint de fait parce qu’elle croyait qu’il avait une aventure. Son affaire est celle de l’arrêt Gladue, qui établit le principe voulant qu’il incombe aux tribunaux de tenir compte de l’histoire des Autochtones et d’envisager des solutions autres que la prison au moment de la détermination de la peine.

Jamie Gladue n’a joui d’aucun des deux. Comme beaucoup d’autres personnes qui ont une défense à présenter, mais qui encourent automatiquement une peine d’emprisonnement à perpétuité si cette dernière échoue — dans un système judiciaire qui renforce depuis trop longtemps les stéréotypes au sujet des Autochtones, surtout les femmes, et qui perpétue le racisme systémique — elle a plaidé coupable à une accusation moins grave, il n’y a pas eu de procès, puis elle est allée en prison.

Le projet de loi S-207 ne supprimerait pas les peines d’emprisonnement à perpétuité obligatoires ou toute autre peine minimale obligatoire, mais il donnerait une lueur d’espoir aux femmes et aux filles comme Jamie Gladue. Il accorderait la latitude nécessaire pour éviter les issues injustes. Il permettrait aux tribunaux de tenir compte des effets du racisme systémique et d’y remédier au lieu de les élargir et de les perpétuer. Toutefois, il est d’abord temps d’exiger de nos dirigeants qu’ils aient le courage politique de dire que l’empereur est nu. Les Canadiens méritent mieux qu’une promesse vide. Toutes les données nous portent à croire que les peines minimales obligatoires ne rendent pas les collectivités plus sûres. Pire encore, elles nous empêchent d’utiliser les outils qui le permettraient.

Ce n’est pas le moment de se plier à certaines exigences du public par crainte des répercussions politiques. Si nous ne prenons pas de mesures décisives, nous autorisons et renforçons explicitement les mythes et stéréotypes discriminatoires et stigmatisants. Ne pas agir de manière à lutter contre le racisme systémique revient à le renforcer et le favoriser activement.

Les peines minimales obligatoires ont été multipliées sans tenir compte des données empiriques ou des conséquences bien trop prévisibles. Ce n’est donc pas le moment d’hésiter, d’appeler à la prudence ou d’exiger des études plus approfondies.

Il est temps de nous fier aux données indiquant qu’il est possible de faire mieux et au fait que les Canadiens comprennent les difficultés qui se posent à nous. Il est temps d’aspirer à un pays juste et égalitaire, et d’appuyer une politique grâce à laquelle la justice peut être rendue à tous et pas seulement à quelques-uns d’entre nous.

Travaillons ensemble et adoptons le projet de loi. Meegwetch, merci.

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