Aller au contenu

Le système de soins de longue durée

Interpellation--Débat

17 novembre 2020


Je vous remercie d’avoir lancé cette interpellation, sénatrice Seidman.

Honorables sénateurs, pendant près de 40 ans, j’ai eu l’honneur et la responsabilité d’accompagner des hommes, des femmes et des enfants à leur entrée, mais surtout à leur sortie de prison. Les personnes qui s’apprêtent à faire une visite en prison pour la première fois me demandent souvent à quoi s’attendre et veulent savoir comment elles doivent se comporter, ce qu’elles doivent dire.

Je leur réponds ce qu’on m’a dit à moi-même : « Traitez les autres comme vous voudriez qu’ils traitent vos enfants, vos parents et vos êtres chers, parce que chaque personne que vous rencontrez dans un contexte institutionnel qui favorise l’isolement et la déshumanisation est aussi l’être cher, l’enfant, la mère, le père, le partenaire, le frère ou la sœur de quelqu’un d’autre. »

Ma mère s’est éteinte pendant la pandémie de COVID-19. Le jour suivant son décès, cela aurait fait un an qu’elle était dans un autre type d’établissement, c’est-à-dire un centre d’hébergement comme on en trouve partout au Canada. Nous avons perdu ma mère après un combat contre la démence qui aura duré près de neuf ans. Bon nombre d’entre vous, honorables sénateurs, avez déjà passé du temps ensemble dans les prisons du pays, que ce soit pour rencontrer un ou une détenue à la salle des visites ou dans les cellules d’isolement. Vous savez donc ce que c’est que de n’avoir qu’une fente dans une porte de cellule pour parler, vous connaissez la triste réalité de ceux que personne ne veut entendre, vous avez vu les violations — souvent impunies — des droits de la personne.

Trop souvent, quand je rendais visite à ma mère, je constatais avec horreur qu’on peut faire de nombreux parallèles entre l’isolement total qui caractérise le milieu carcéral et celui de ce qu’on ose appeler les centres d’hébergement. Un peu moins de deux semaines avant que maman nous quitte, ma fille et moi lui avons rendu visite et, alors que nous nous apprêtions à partir, une femme en fauteuil roulant que j’appellerai seulement « V » s’est mise dans notre chemin. Elle nous a suppliées de l’emmener avec nous afin d’échapper aux coups de l’homme qui devait prendre soin d’elle... et de ma mère. C’était déchirant. Nous avons signalé la situation, puis des mesures adéquates ont fini par être prises, mais nous nous sommes demandé depuis combien de temps elle durait. D’autres employés ont dit que maman et d’autres résidants semblaient avoir peur de lui, mais, étant donné que la plupart étaient atteints de démence, on faisait fi de leurs réactions ou on jugeait qu’elles n’étaient pas crédibles.

Madison et moi étions incapables de ne pas éprouver de l’horreur et de la douleur en laissant V et ma mère, la grand-mère de ma fille, ainsi que les centaines d’autres résidants vulnérables.

Il m’arrive parfois d’être submergée par la colère, d’autres fois par le désespoir, alors que je pleure ma mère. Mon cœur se brise pour mon père, comme il l’a fait chaque jour pendant l’année où il a vu la santé de ma mère se détériorer dans cet établissement. Avant la pandémie et quand on a déclaré que ma mère avait besoin de soins palliatifs, mon père a tenu une vigile quotidienne. Presque tous les jours, il la nourrissait à l’heure du dîner et il restait avec elle jusqu’à la tombée de la nuit, même quand ma sœur ou moi arrivions pour lui faire manger son souper, puis il la déshabillait, lui donnait son bain et la préparait pour aller au lit.

Vers la fin de sa vie, on considérait qu’une bonne journée, c’était quand maman se réveillait et ouvrait les yeux, ce qui est arrivé de nombreuses fois. Pour papa, c’était suffisant pour le faire sourire. Il est resté à son chevet, lui a tenu la main et lui a raconté l’histoire des 62 années qu’ils ont passées ensemble.

Je pleure les 81 % de Canadiens morts de la COVID-19 qui vivaient dans des centres d’hébergement. Je pleure les nombreux autres qui, comme ma mère, n’ont peut-être pas contracté la COVID-19, mais sont morts ou ont souffert parce qu’ils étaient séparés de leurs proches et à cause de lacunes empêchant les centres d’hébergement de réagir à la pandémie.

La COVID-19 continue de faire rage dans les établissements de soins de longue durée, exposant du même coup des conditions que de nombreux professionnels de la santé qualifient avec raison de crise humanitaire.

Je pleure et je suis en colère pour ceux qui sont pris dans les établissements privatisés à but lucratif que nous appelons des centres d’hébergement. Malgré les efforts d’un personnel incroyablement dévoué et mal payé, souvent des femmes racialisées, trop de gens vivent et meurent seuls, sans leur famille, sans soins adéquats, sans vêtements et literie propres, sans nourriture ni eau, isolés, sûrement terrifiés, la plupart certainement effrayés. Trop de familles et d’amis sont laissés sans moyen d’obtenir de l’information, sans trop savoir ce qu’il est advenu de l’être qui leur sont cher.

La pandémie a effectivement mis au jour les conséquences de décennies d’un effroyable opportunisme à court terme et motivé par le profit, essentiellement associé à une dévalorisation sexiste, raciste et ségrégationniste du travail de soignant. S’agissant du traitement subi par nos proches âgés et handicapés au moment où ils ont le plus besoin d’aide et où ils sont le plus vulnérables, force est de constater que la situation n’est pas uniquement attribuable à une crise mondiale qui a pris un secteur au dépourvu, mais que c’est l’aboutissement d’années pendant lesquelles on les a négligés, abandonnés et forcés de vivre dans l’indignité. On les a fait disparaître dans un système qui, trop souvent, les perçoit comme étant des numéros, des fardeaux économiques et des dossiers qui doivent être réglés.

Comme nous le rappelle la Société royale du Canada, la pauvreté, le racisme et l’inégalité systémiques continuent de dicter la qualité de vie des gens et la qualité des soins de longue durée. Alors que nous entamons des débats sur l’élargissement de l’accès à l’aide médicale à mourir, il faut surtout veiller à ce que les personnes qui envisagent de recourir à l’aide médicale à mourir ne se retrouvent pas dans cette position parce qu’il y a un manque de ressources ou de soutien au sein des collectivités ou dans les établissements de soins de longue durée.

Quatre-vingt-cinq pour cent des aînés souhaitent vieillir chez eux le plus longtemps possible. Selon les professionnels de la santé, c’est l’option la plus bénéfique et préférable, mais beaucoup trop de personnes n’ont pas les moyens de se payer tous les traitements dont elles ont besoin, et les soins à domicile sont à la fois inabordables et inaccessibles en raison de la faible popularité des professions dans le domaine des soins.

Pour ce qui est des personnes dont on ne peut pas prendre soin chez elles, le Canada devrait regarder ce que font les Pays-Bas et d’autres pays qui ont instauré des villages et des fermes de soins conçus pour les personnes atteintes de démence, où elles peuvent marcher, explorer, interagir avec d’autres gens, faire de petites tâches ménagères, jardiner, s’occuper d’animaux et fréquenter des commerces et des services dont les employés ont reçu une formation sur le soin des personnes atteintes de démence. Le premier village canadien de ce genre a été établi récemment à Langley, en Colombie-Britannique. À l’heure actuelle, il s’agit toutefois d’une ressource privée et financée par les consommateurs, qui n’est accessible qu’aux mieux nantis.

Nous avons, au Canada, un système de soins de longue durée axé sur les profits, qui repose sur l’exploitation de la main-d’œuvre et dévalorise les travailleurs qui fournissent les soins. Comme ces établissements s’efforcent de réduire leurs coûts, les préposés aux bénéficiaires fournissent maintenant 90 % des soins directs aux résidants; ils font désormais des tâches qu’accomplissaient auparavant des infirmières, des physiothérapeutes et des psychothérapeutes.

Bon nombre de préposés aux soins ne reçoivent qu’un minimum de formation; ils ont les salaires les plus bas du secteur de la santé, souvent le salaire minimum, et n’ont que rarement des avantages sociaux. Il s’agit souvent de travail occasionnel, à temps partiel ou précaire. Étant donné la pénurie d’employés chronique, les travailleurs ont de lourdes charges de travail : 65 % des préposés aux bénéficiaires disent qu’on ne leur laisse pas assez de temps pour accomplir correctement toutes les tâches de soins. Ils sont aussi trop nombreux à devoir cumuler deux ou trois emplois pour joindre les deux bouts, ce qui est impossible pendant la pandémie pour des raisons physiques et sanitaires. Au Canada, jusqu’à 90 % des préposés aux bénéficiaires sont des femmes, particulièrement des femmes racisées ou qui viennent d’arriver au pays.

Comme le dit la Société royale du Canada, nous devons « résoudre la crise » de la main-d’œuvre au moyen de normes nationales fédérales et de transferts fédéraux pour que les emplois dans ce secteur soient à temps plein et que les employés aient accès à de meilleurs salaires, à des avantages, à des congés de maladie, à de la formation et à du soutien en santé mentale.

La privatisation de la prestation de soins, axée sur les profits, nuit aux travailleurs et à ceux que nous devrions aider. Elle met de côté les relations humaines qui mettent l’accent sur la qualité de vie pour faire place à des listes normalisées et à un suivi détaché qui mettent l’accent sur l’achèvement mécanique et accéléré des tâches d’un patient à l’autre.

Un tel effort de déshumanisation mène aux histoires d’horreur dont nous avons malheureusement entendu parler : négligence généralisée, surutilisation de médicaments antipsychotiques pour traiter les personnes atteintes de démence ou politiques institutionnelles de gestion des risques qui entraînent le confinement injustifié de gens aptes à se déplacer ou les forcent sans raison à demeurer dans un fauteuil roulant plutôt que d’avoir recours à d’autres solutions pour éviter les chutes.

Le Canada n’a rien fait non plus pour soutenir les besoins personnels, émotionnels ou financiers des familles et des amis qui, par choix ou par nécessité, décident de donner des soins de façon bénévole. Le pays n’a rien fait pour s’occuper des inégalités systémiques liées au fait que ce travail est principalement accompli par des femmes.

Dans un essai publié dans le Guardian, une femme qui prenait soin de sa mère atteinte d’une maladie mortelle soulignait que la pandémie avait ravivé l’intérêt pour le revenu minimal garanti comme mesure qui permettrait de donner la flexibilité voulue aux personnes qui prodiguent des soins. Elle a écrit :

La COVID-19 nous a fait comprendre ce qui est possible, tout ce que nous pourrions faire pour repenser la société et l’économie afin que les soins occupent une place de choix.

Honorables sénateurs, maintenant que nos yeux sont ouverts, ne détournons pas le regard et ne nous laissons pas aveugler.

Malgré l’excellence de certains fournisseurs de soins individuels, dans le cas de beaucoup de personnes atteintes de démence, comme ma mère, il est trop souvent cruel de prétendre que les institutions où elles sont hébergées sont des « établissements de soins ».

Vingt-cinq pour cent des personnes incarcérées dans les prisons fédérales sont considérées comme des personnes âgées et 99 % d’entre elles sont atteintes d’une maladie chronique comme l’arthrite, le cancer, la sclérose en plaques, la démence, la maladie de Lou Gehrig ou les séquelles d’un accident vasculaire cérébral, pour laquelle ils ne reçoivent pas le traitement médical dont ils ont besoin. Pire encore, leur état est aggravé par les traumatismes supplémentaires qu’ils subissent quotidiennement.

Comment pouvons-nous, en notre âme et conscience, permettre que des gens qui souffrent de ces conditions restent indéfiniment dans des cellules? Je vous exhorte, honorables sénateurs, à imaginer comment un détenu souffrant de démence vivrait des fouilles à nu, l’administration de gaz poivré, l’emploi de moyens de contention et l’isolement cellulaire — ou le confinement aux unités d’intervention structurée, si vous préférez.

Lorsqu’on dit à une personne d’enlever tous ses vêtements devant un gardien armé en uniforme ou lorsqu’on administre du gaz poivré à cette personne pour avoir refusé cet ordre direct ou l’ordre d’entrer dans une unité d’intervention structurée, comment peut-on seulement savoir si elle a compris ce qui se passe? Nous connaissons trop bien les histoires des nombreuses personnes qui ont essayé de remettre en question les ordres ou qui ont été trop lentes à y obéir, et qui ont subi des interventions forcées et des injections, et à qui on a coupé ou déchiré les vêtements pour les leur enlever. Imaginez comment tout cela serait perçu par une personne souffrant de démence et à quel point c’est nuisible au bien-être mental, physique et émotionnel de tous les détenus.

Son Honneur le Président [ + ]

Sénatrice Pate, je suis désolé de vous interrompre. Il est maintenant 21 heures, et il vous reste du temps de parole. Nous devons ajourner. Lorsque cette question sera appelée de nouveau, vous pourrez utiliser le temps de parole qu’il vous reste.

Haut de page