La Loi sur les juges—Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Ajournement du débat
4 mai 2021
Propose que le projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel, soit lu pour la troisième fois.
— Honorables sénateurs, j’espère que cette étape de la troisième lecture du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel, sera l’aboutissement du travail acharné effectué depuis février 2017 par l’honorable Rona Ambrose, ancienne chef par intérim du Parti conservateur du Canada, ainsi que du travail des comités reflété dans les amendements effectués par le Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes en mai 2017, les amendements apportés par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles en juin 2019 et, enfin, les derniers amendements effectués par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes en octobre 2020.
Je rappelle que le principe de ce projet de loi a reçu l’appui unanime des députés lors de la dernière législature, et encore une fois durant la session actuelle. Malgré son importance, le projet de loi se résume à quatre mesures. Premièrement, il exige que les candidats à une nomination à une cour supérieure provinciale, et non à une cour fédérale, prennent l’engagement de suivre, s’ils sont nommés, une formation sur les questions liées aux agressions sexuelles et au contexte social, y compris le racisme et la discrimination systémiques.
Deuxièmement, il invite le Conseil canadien de la magistrature à offrir de la formation sur ces sujets après avoir consulté des personnes ayant survécu à une agression sexuelle et des organismes qui les appuient, y compris les dirigeants autochtones et les autres ressources que le conseil estime indiquées. Troisièmement, il invite le conseil à faire rapport au Parlement, par l’entremise du ministre de la Justice, sur la participation des juges à ces formations.
Enfin, il amende le Code criminel pour obliger tous les juges, qu’ils soient nommés par les provinces ou par le gouvernement fédéral, à expliquer leurs décisions lors des procès pour agressions sexuelles.
Ensemble, ces mesures visent à rehausser la confiance du public, en particulier chez les personnes ayant survécu à une agression sexuelle, envers la capacité de notre système de justice de traiter chacun équitablement et de traiter les affaires d’agression sexuelle amenées devant un juge de manière respectueuse et libre de tout mythe et de tout préjudice.
Rehausser la confiance du public, en particulier celle des personnes ayant survécu à une agression sexuelle, envers notre système de justice pénale n’est pas une mince tâche. Il faut mieux éduquer les policiers, les procureurs de la Couronne et toutes les autres personnes qui interviennent dans le traitement des allégations d’agression sexuelle et de toutes accusations qui pourraient s’ensuivre.
Les mythes et les stéréotypes préjudiciables à l’endroit des victimes d’agression sexuelle demeurent très présents dans notre société. En voici quelques exemples : penser qu’une femme qui choisit de rentrer chez elle avec un homme ou d’aller chez lui consent du même coup à une activité sexuelle; penser qu’une femme à la tenue « provocatrice » est ouverte à des activités sexuelles; penser qu’une femme qui ne résiste pas consent; penser que des femmes « crient au viol » après une relation sexuelle consensuelle qu’elles regrettent; et penser qu’une femme qui a consenti une fois consent du même coup à des activités sexuelles subséquentes.
Des mythes et des stéréotypes propres à certains groupes s’ajoutent également à ce lot. Au comité, Viviane Michel, de Femmes autochtones du Québec, a expliqué ceci :
Les femmes autochtones sont visées par de nombreuses formes de discrimination, fondées notamment sur la race, le sexe, l’orientation sexuelle et le genre. On n’est pas sans savoir que les discriminations systémiques actuelles ont pris racine dans le colonialisme, un processus genré ayant produit de nombreux stéréotypes insidieux pour les femmes autochtones.
Ces stéréotypes découlent de la vision qu’avaient les Européens de la femme autochtone, soit qu’elle était « sauvage », sans honte, prostituée, mauvaise mère, laide et incapable de sentiments ou de morale.
Non seulement le recours aux mythes et aux stéréotypes nuit à la confiance du public dans le système judiciaire, mais lorsque lesdits mythes et stéréotypes font partie de la vision d’un juge, ils faussent la fonction de recherche de la vérité que représente le procès. Comme la Cour suprême du Canada l’a observé en 2019 dans l’affaire R. c. Goldfinch :
Le système de justice canadien vise à protéger la capacité des juges des faits de découvrir la vérité. Dans les cas d’agression sexuelle, la preuve concernant le passé sexuel de la plaignante — si elle est invoquée pour suggérer que celle-ci était plus susceptible d’avoir consenti à l’activité sexuelle en cause ou qu’elle est généralement moins digne de foi — compromet cette fonction de recherche de la vérité et menace les droits à l’égalité, à la vie privée et à la sécurité des plaignantes.
La Cour suprême a poursuivi en ces termes :
En 1992, le Parlement a adopté l’art. 276 du Code criminel [...] afin de protéger les procès de ces dangers. Près de 30 ans plus tard, les enquêtes et les poursuites relatives aux agressions sexuelles continuent d’être marquées par des mythes.
De plus, l’application inadéquate de la complexe loi sur les agressions sexuelles se rajoute à cela et contribue à dissuader les victimes de signaler les agressions sexuelles dont elles ont été victimes.
Les agressions sexuelles continuent d’être le crime le moins signalé au Canada. Selon la dernière Enquête sociale générale sur la victimisation menée par Statistique Canada, seulement 5 % des agressions sexuelles ont été signalées à la police cette année-là, comparativement à 37 % pour les agressions physiques et 46 % pour les vols qualifiés. Autrement dit, l’agression sexuelle est non seulement un crime violent, mais aussi un crime sous-signalé.
Selon l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés de 2018 de Statistique Canada, une victime d’agression sexuelle sur cinq se fait blâmer. C’est l’un des facteurs qui contribuent grandement au sous-signalement des agressions sexuelles à la police par les victimes. En plus de l’intériorisation de la honte, de la culpabilité ou de la stigmatisation, la perception selon laquelle les victimes seront blâmées, seront de nouveau l’objet de victimisation, ne seront pas prises au sérieux, ou seront traitées de façon irrespectueuse n’aide aucunement la situation. Le plus grand sentiment de normalisation sociétale à l’égard des comportements sexuels inappropriés ou non désirés est également un facteur très négatif.
Selon un rapport de 2017 de Statistique Canada, près de la moitié des victimes d’agression sexuelle qui n’ont pas signalé le crime à la police « ne voulaient pas être embêtées, ne voulaient pas subir de fardeau ou ne pensaient pas que le recours au système de justice donnerait un résultat positif ».
Pour les victimes qui décident de dénoncer une agression sexuelle à la police, les statistiques montrent que la suite du dossier est complexe. Un auteur présumé n’a été identifié que dans trois affaires sur cinq. Moins de 43 % des agressions sexuelles rapportées à la police ont donné lieu à une mise en accusation, comparativement à 75 % des cas de voies de fait alléguées; cela signifie que la poursuite n’était pas convaincue qu’elle pourrait obtenir une condamnation. Parmi les affaires ayant donné lieu à une mise en accusation, seulement la moitié se rendront ultimement à l’étape du procès devant un juge, qui devra déterminer si l’accusé est coupable ou non. Cela s’explique soit parce que la victime a retiré sa plainte, soit parce que l’accusé est un proche ou en raison d’autres facteurs, comme la découverte de faits nouveaux ou le décès de l’accusé. Enfin, parmi toutes ces affaires soumises à un jugement final, un peu plus de la moitié, soit 55 %, vont mener à une déclaration de culpabilité, comparativement à 59 % des cas dans des affaires de voies de fait.
Il faut cependant mentionner que le système de justice, lorsque l’accusé est déclaré coupable, impose souvent une peine d’emprisonnement, soit dans 56 % des cas, comparativement à 36 % des cas pour les accusations de voies de fait. Cela s’explique probablement par le fait que ce sont les cas d’agressions sexuelles les plus graves qui donnent généralement lieu à un procès.
Malgré les nombreux obstacles au signalement des agressions sexuelles, je constate que le nombre de cas signalés à la police a nettement augmenté dans la foulée du mouvement #MoiAussi, qui est devenu viral le 15 octobre 2017 ou autour de cette date. Selon Statistique Canada, 23 834 victimes d’agression sexuelle fondée ont été dénombrées en 2017, soit une augmentation de 13 % par rapport à 2016. C’est un bon signe; les gens sont plus nombreux à porter plainte. Bien qu’il s’agisse certainement d’un aspect positif du mouvement #MoiAussi, il faut aussi reconnaître que le mouvement est né en partie ou en totalité de l’insatisfaction du public, en particulier des femmes, face à l’inefficacité perçue du système judiciaire.
Comme l’a souligné le Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale dans un rapport présenté à l’Assemblée nationale du Québec le 15 décembre dernier, et je cite :
Le mouvement #MeToo dénonce une culture de complaisance face à la violence sexuelle, démontrant de manière éclatante qu’elle est largement répandue, dans tous les milieux et dans toutes les classes sociales, et qu’elle est trop souvent tolérée ou banalisée.
Les rapports entre le mouvement #MeToo et le système de justice traditionnel n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse approfondie. Il est toutefois indéniable que le mouvement recèle un ras-le-bol envers les institutions judiciaires, perçues comme étant inefficaces. [...] Ceci étant dit, #MeToo ne peut pas non plus être réduit à une critique du système de justice. Les personnes qui choisissent les réseaux sociaux plutôt qu’un forum judiciaire classique ne le font pas seulement par manque de confiance envers les institutions traditionnelles; elles recherchent souvent autre chose, une communauté, une écoute empathique, un changement social.
Ainsi, bien que le mouvement #MeToo ne peut être réduit à une simple critique du système judiciaire, il n’en demeure pas moins qu’il a mis en lumière plusieurs de ses lacunes.
Bien qu’importante, la formation judiciaire n’est pas une panacée permettant de corriger toutes ces failles et de répondre à tous les griefs des victimes d’agressions sexuelles. Dans ses 190 recommandations, le Comité d’experts du Québec souligne, entre autres, l’ajout de ressources pour un meilleur accompagnement psychosocial ou judiciaire des personnes victimes, le financement pour les organismes d’aide aux personnes victimes, l’harmonisation des pratiques policières, le développement de services culturellement pertinents, l’offre d’un processus de justice réparatrice aux victimes autochtones adultes, et l’offre de conseils juridiques gratuits, indépendamment du revenu de la personne victime.
Cela dit, la formation des juges fait partie de la solution pour accroître la confiance du public à l’égard du système de justice. Très récemment, soit le 9 avril 2021, le Conseil canadien de la magistrature a distribué un communiqué de presse à la fin de sa réunion annuelle du printemps, dans lequel il a indiqué ceci :
La formation des juges est essentielle au maintien de la confiance du public dans l’administration de la justice. Le Conseil travaille avec diligence afin de s’assurer que les juges de nomination fédérale ont accès et participent à des programmes de formation pertinents et de haute qualité. Le Conseil est conscient des attentes du public à l’égard de la formation des juges et, en particulier, des réalités changeantes concernant le droit en matière d’agressions sexuelles, de partis pris involontaires et de discrimination systémique.
Compte tenu de l’engagement ferme du conseil à l’égard de la formation des juges, il peut être tentant de conclure qu’il est superflu d’avoir recours à une mesure législative dans ce dossier. À cela, je pose la question suivante : est-ce une si mauvaise chose que le Parlement rappelle l’importance de la formation des juges à tous les Canadiens alors que, en définitive, c’est lui qui la finance? Préserver la confiance du public envers le système de justice, une pierre angulaire de toute démocratie, est aussi important pour le Parlement que pour la magistrature.
Qui plus est, comme l’honorable Adèle Kent, de l’Institut national de la magistrature, l’a expliqué au comité sénatorial :
[...] [D]epuis 2017, lorsque Mme Ambrose a présenté le projet de loi C-337, le dialogue entre la magistrature et le Parlement ainsi que le dialogue avec des représentants de groupes de victimes se sont révélés fort utiles.
Même si je conviens avec Me Calarco [...]
— de l’Association du Barreau canadien —
— que la magistrature doit demeurer indépendante, j’attache une importance aux dialogues que nous avons eus au cours des quatre dernières années.
Dans son préambule, le projet de loi C-3 affirme que les victimes de violence sexuelle doivent avoir confiance au système de justice pénale et à la responsabilité du Parlement de faire en sorte que les institutions démocratiques du Canada reflètent les valeurs et les principes des Canadiens, et qu’elles répondent à leurs besoins et à leurs préoccupations. Le préambule souligne aussi l’importance d’une magistrature indépendante.
Les Canadiens ont la chance inouïe d’avoir une magistrature solide et indépendante. Véritable pilier constitutionnel qui sous-tend toute démocratie moderne, l’indépendance judiciaire implique que les juges doivent avoir la liberté de prendre des décisions en fonction du bien-fondé de chaque affaire et que les tribunaux sont libres de mener leurs travaux sans ingérence extérieure. Les juges doivent être affranchis de toute ingérence ou influence. Autre point pertinent dans la discussion d’aujourd’hui, l’indépendance judiciaire implique que la magistrature ait le plein contrôle quant à la gestion de ses affaires, ce qui comprend la formation des juges et l’imposition de mesures disciplinaires à leur endroit. Cela garantit que les juges ne sont, ni concrètement, ni en apparence, soumis à une influence indue dans leur processus de décision.
Ces considérations ont guidé l’analyse et le remaniement du projet de loi par le Sénat, la Chambre des communes et le gouvernement.
La première version du projet de loi émanant du Comité permanent de la justice et des droits de la personne prévoyait que tout candidat à une nomination, par le fédéral, à un poste au sein d’une cour supérieure provinciale devait, avant sa nomination, avoir suivi une formation à jour et complète sur le droit et le contexte social relatifs aux agressions sexuelles.
Elle prévoyait aussi de nouvelles obligations pour le Conseil canadien de la magistrature, une entité créée en vertu de la Loi sur les juges et constituée des juges en chef et des juges en chef adjoints de chacune des Cours supérieures du Canada.
Parmi ces obligations se trouve celle de présenter un rapport annuel sur le nombre de dossiers d’agression sexuelle soumis à des juges qui n’avaient pas suivi de formation sur les agressions sexuelles. Un tel rapport constitue une ingérence claire dans la gestion des tribunaux.
Finalement, la loi juste dictait au Conseil canadien de la magistrature le contenu de la formation des juges, y compris les personnes devant participer à la conception des séminaires et des conférences.
Chacun de ces éléments compromettait l’indépendance judiciaire et, pour y remédier, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a présenté des amendements en juin 2019. Ces amendements ont été intégrés au projet de loi ministériel subséquent, que nous avons devant nous aujourd’hui. Quand M. Niemi a témoigné devant le comité sénatorial, il a dit ceci à propos du projet de loi, tel qu’il est présenté :
Nous ne le voyons pas comme une question de chevauchement ou de menace de l’indépendance de la magistrature; nous voyons la formation des juges sur les questions de violence sexuelle, de discrimination systémique et de racisme comme une façon d’élever la connaissance des juges et de rendre la magistrature plus proche de la société et surtout des personnes qui ont le plus besoin de justice.
À l’automne 2020, au Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, à l’initiative du Bloc québécois, le projet de loi a été davantage amendé pour éviter toute interprétation selon laquelle il constitue une interférence dans les affaires judiciaires. Ainsi, on a remplacé le terme « doit » par « devrait » en ce qui a trait aux rapports à fournir au Parlement et aux personnes à consulter dans la conception des cours. L’obligation est ainsi devenue une invitation, et ce, je le rappelle, à l’égard des activités financées par le Parlement, qui a le droit de faire des suggestions et d’obtenir une certaine forme de reddition de comptes de l’usage des fonds publics.
Cela dit, tout comme le projet de loi Ambrose, le projet de loi C-3 vise fondamentalement à s’assurer que les victimes d’agression sexuelle aient confiance dans le système de justice pénale et que les décisions en matière d’agression sexuelle soient rendues conformément à la loi et aux faits, sans recourir, consciemment ou non, aux stéréotypes, aux mythes et aux préjugés, et ce, par tous les juges — pas seulement ceux qui sont nommés par le gouvernement fédéral.
À cette fin, le projet de loi modifie le Code criminel pour obliger les juges à motiver leurs décisions dans toutes les affaires d’agression sexuelle. Ces motifs doivent être consignés au procès-verbal des débats ou faire partie d’un jugement. Cela assure une plus grande transparence du processus judiciaire, tout en permettant à la personne plaignante, à l’accusé, aux parties au litige, aux médias et aux cours d’appel de comprendre pleinement le raisonnement du juge de première instance et de s’assurer que les motifs sont non seulement fondés en droit, mais aussi exempts de préjugés, de stéréotypes et de mythes.
Le devoir de transparence est crucial pour maintenir la confiance du public. J’ajouterais que l’obligation de motivation réduit le risque d’erreur et fait parfois ressortir, pour celui qui écrit, les préjugés qui le guidaient sans qu’il s’en rende compte. Tout cela peut alors réduire la probabilité d’appels et de nouveaux procès, qui obligent la personne plaignante à témoigner à nouveau et à revivre, souvent publiquement, des événements traumatisants.
Je tiens également à préciser que l’exigence de fournir des motifs, telle qu’elle est envisagée par le projet de loi C-3, constitue une forme de codification de l’arrêt R. c. Sheppard, rendue en 2002 par la Cour suprême, dans lequel celle-ci a souligné l’importance de fournir des motifs, notamment pour faciliter l’examen en appel des condamnations ou des acquittements.
Certes, le processus d’appel permet de corriger les erreurs malencontreuses, comme celles qui sont souvent rapportées par les médias. Nous l’avons vu avec la Cour suprême, qui est intervenue à plusieurs reprises au cours des dernières années pour rappeler les effets néfastes que peut avoir le recours aux mythes, aux préjugés et aux stéréotypes en matière d’agressions sexuelles. Il reste du travail à faire.
Ainsi, la Cour suprême, dans l’affaire R. c. Slatter, qui impliquait une jeune femme qui souffrait d’une déficience développementale et qui avait été agressée par son voisin pendant plusieurs années, a tenu à souligner encore une fois en ces termes l’importance de se méfier des mythes :
Nous tenons simplement à souligner que, lorsque les tribunaux sont appelés à apprécier la crédibilité et la fiabilité du témoignage d’une personne ayant une déficience intellectuelle ou développementale, ils doivent hésiter à privilégier un témoignage d’expert attribuant des caractéristiques générales à cette personne, plutôt qu’à s’attacher à sa véracité et à ses capacités réelles démontrées par son aptitude à percevoir les événements en litige, à s’en rappeler et à les relater, à la lumière de l’ensemble de la preuve. Le fait d’accorder une trop grande importance à des généralisations risque de perpétuer des mythes et stéréotypes préjudiciables au sujet des personnes ayant des déficiences, situation qui est peu propice au processus de recherche de la vérité et qui crée des obstacles additionnels pour les gens qui demandent accès à la justice.
Bien que le processus d’appel puisse permettre de déceler et de corriger de telles situations, cela n’est pas la meilleure réponse. La meilleure réponse est celle du jugement qui prouve être exempt de préjugés et de mythes. Nous devons donc nous assurer que tous les juges comprennent bien le droit relatif aux agressions sexuelles, les conséquences des infractions sexuelles sur les victimes et le contexte social dans lequel évoluent les parties à une cause, et qu’ils soient mis en garde contre les préjugés et les mythes qu’ils peuvent eux aussi, comme membres de la société, connaître — et parfois même partager — sans s’en rendre compte.
C’est pourquoi le projet de loi C-3 propose de modifier la Loi sur les juges afin qu’il soit nécessaire, pour être nommé à une cour supérieure provinciale, d’accepter de suivre, si on est nommé, une formation portant sur le droit et le contexte social relatifs aux agressions sexuelles. On s’assure ainsi que tout nouveau juge d’une cour supérieure provinciale a cette formation essentielle, et idéalement cette mentalité, dès le début de sa carrière de magistrat.
Le projet de loi demande que le Conseil canadien de la magistrature conçoive des colloques sur le droit relatif aux agressions sexuelles en consultation avec des particuliers, des groupes ou des organisations qu’il considère appropriés, par exemple des personnes qui ont survécu à une agression sexuelle ainsi que des particuliers, des groupes et des organisations qui les soutiennent. C’est important.
Le projet de loi C-3 se concentre sur deux aspects de la formation des magistrats, soit les questions liées au droit relatif aux agressions sexuelles et le contexte social, qui comprend le racisme et la discrimination systémiques.
Depuis 1983, le Code criminel a été modifié à multiples reprises dans le but de mieux protéger les droits et la dignité des plaignants. Résultat : certaines dispositions sont maintenant plus longues et plus complexes, et le risque que les avocats et les juges commettent des erreurs s’en trouve augmenté. Pour réduire le risque d’une erreur de droit, le projet de loi invite le Conseil canadien de la magistrature à fournir plus de formation sur le droit relatif aux agressions sexuelles; il invite aussi les nouveaux juges et ceux qui sont déjà en place à se prévaloir de ces formations.
Pour ce qui est de la formation sur le contexte social, l’exigence a été ajoutée pour la première fois au projet de loi en mai 2017 par le Comité permanent de la condition féminine de la Chambre des communes afin que les juges reçoivent une formation sur les facteurs intersectionnels pouvant contribuer à la victimisation ou à la judiciarisation des personnes. Il s’agit de facteurs tels que le genre, la race, l’appartenance autochtone, l’ethnicité, la religion, la culture, l’orientation sexuelle, les capacités mentales ou physiques différentes, l’âge et le contexte socioéconomique.
La formation sur le contexte social vise à faire prendre conscience des réalités des personnes qui comparaissent devant les tribunaux et de la manière dont ces réalités peuvent façonner les préjugés, les mythes et les stéréotypes personnels ou sociétaux. Il est nécessaire de tenir pleinement compte du contexte social pour comprendre que les crimes, en particulier les agressions sexuelles, ont une incidence différente sur les individus, en fonction de leur contexte social. Il est également important de mieux comprendre les réalités de toutes les personnes qui comparaissent devant un tribunal, que ce soit dans une affaire de violence familiale, de divorce ou de congédiement injuste.
À l’automne 2020, le projet de loi C-3 a été de nouveau modifié par le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes afin de préciser que le contexte social comprend le racisme et la discrimination systémiques.
J’aimerais traiter brièvement de la distinction entre le « racisme systémique » et la « discrimination systémique ». Si l’intention de l’amendement présenté à la Chambre des communes était de mettre l’accent sur la question du racisme, le « racisme systémique » et la « discrimination systémique » sont deux concepts distincts, mais étroitement liés. Comme l’a expliqué M. Fo Niemi, du Centre de recherche-action sur les relations raciales, lors d’un témoignage devant un comité sénatorial :
La discrimination systémique est bien sûr une forme de discrimination qui s’applique à tous les motifs. […]
La discrimination systémique est à la base une forme de discrimination institutionnalisée subtile. Quand on parle de racisme systémique, on ajoute la dimension de la race au concept de la discrimination; c’est la discrimination raciale systémique ou le racisme systémique. […]
La notion de discrimination systémique est très reconnue; la Loi sur l’équité salariale au Québec, dans son premier article, parle de la discrimination systémique à l’endroit des femmes dans le traitement salarial, c’est écrit explicitement « la discrimination systémique ».
En me penchant sur la question de la discrimination fondée sur la race, j’ai constaté que la Cour suprême a reconnu à maintes reprises la pertinence de ce critère au moment de rendre des décisions. Plus récemment, dans la décision qu’elle a rendue en 2019 à propos de l’affaire R. c. Le, la Cour suprême a affirmé ceci :
À l’étape de l’examen de la détention, il faut déterminer comment une personne raisonnable ayant vécu une expérience similaire liée à la race percevrait l’interaction avec les policiers.
La Cour suprême a ajouté ceci :
Nous n’hésitons pas à conclure que, même en l’absence de ces rapports très récents, nous sommes maintenant arrivés au point où les travaux de recherche montrent l’existence d’un nombre disproportionné d’interventions policières auprès des collectivités racialisées et à faible revenu [...] C’est d’ailleurs dans ce contexte social plus large qu’il convient d’examiner l’entrée des policiers dans la cour arrière et l’interrogatoire de M. Le et de ses amis. Il s’agit là d’un autre exemple de l’expérience commune de jeunes hommes appartenant à des groupes racialisés, lesquels sont fréquemment pris pour cibles, appréhendés et appelés à répondre à des questions ciblées et familières. L’historique documenté des relations entre la police et les collectivités racialisées aurait eu une incidence sur les perceptions d’une personne raisonnable mise à la place de l’accusé. Lorsque trois policiers sont entrés dans une petite cour arrière privée, tard en soirée, sans être munis d’un mandat, sans obtenir de consentement et sans s’annoncer, pour interroger cinq jeunes hommes de groupes racialisés dans une coopérative d’habitation de Toronto, les jeunes en question se seraient sentis obligés de rester sur place, de répondre aux questions et d’obtempérer.
Malgré ce que la Cour suprême a établi quant à la pertinence du contexte racialisé dans certains cas, nous avons entendu au comité que les avocats et les parties hésitent parfois à soulever la question devant le tribunal en raison de l’inconfort, perçu ou bien réel, que suscite cette question au sein du système judiciaire. En effet, lors de son témoignage au comité, Fo Niemi a dit ceci :
Je crois que la question de la sensibilité soulève de temps en temps aussi ce qu’on appelle le malaise judiciaire face aux enjeux du racisme. Quand on parle de racisme systémique et de profilage racial, parfois, nous remarquons une certaine réaction assez inconfortable et parfois hostile de la part de certains membres de la magistrature, à un point tel qu’on se dit parfois entre avocats qu’il serait mieux de ne pas soulever ces dimensions raciales, par exemple dans les procédures criminelles en ce qui concerne la défense.
En précisant dans le projet de loi C-3 que le « contexte social » comprend le racisme systémique et la discrimination systémique, on renforcera la confiance de la population dans la capacité du système judiciaire d’aborder ces sujets délicats avec respect et ouverture d’esprit lorsqu’ils se présentent devant la justice, surtout parmi les peuples autochtones et les communautés racialisées.
Par ailleurs, le contexte social au sens large n’est pas un concept étranger au Conseil canadien de la magistrature ou aux tribunaux. En 1994, le conseil a adopté à l’unanimité une résolution approuvant l’idée de programmes « crédible[s], approfondi[s] et complet[s] » sur le contexte social, notamment la race et le genre. Depuis, les juges peuvent suivre une formation sur le contexte social. Le projet de loi incite à poursuivre cette formation et à la bonifier.
Dans ses Politiques et lignes directrices sur le perfectionnement professionnel, mises à jour en septembre 2018, le Conseil canadien de la magistrature précise que :
Le perfectionnement professionnel comprend également la sensibilisation au contexte social. Les juges doivent veiller à ce que les préjugés personnels ou sociétaux, les mythes et les stéréotypes n’influencent pas la prise de décisions judiciaires. Pour cela, il est nécessaire de connaître les réalités des personnes qui comparaissent devant le tribunal et d’y être sensibilisé, notamment de comprendre les circonstances liées au genre, à la race, à l’origine ethnique, à la religion, à la culture, à l’orientation sexuelle, aux capacités mentales ou physiques différentes, à l’âge, aux antécédents socioéconomiques, aux enfants et à la violence familiale [...]
Le perfectionnement professionnel de chaque juge devrait adopter l’approche tridimensionnelle reconnue par le Conseil et mentionnée précédemment, qui englobe le contenu de fond, le perfectionnement des compétences et la sensibilisation au contexte social.
Bref, étant donné que les juges sont déjà invités à se renseigner sur le contexte social, la formation préconisée par le projet de loi n’a rien de nouveau. Nous n’imposons pas de changement de mentalité aux tribunaux, qui n’auront pas non plus à adapter ou à modifier la formation des juges. Nous les appuyons et nous les encourageons à continuer et à aller plus loin.
Ce point est particulièrement important dans les cas mettant la Charte en cause. Comme l’a dit la Cour suprême en 2019, dans l’arrêt Le que j’ai cité tout à l’heure :
Il ressort des litiges relatifs à la Charte que la preuve relative au contexte social revêt souvent une importance fondamentale, mais qu’elle peut être difficile à établir au moyen de témoignages ou de pièces. La preuve du contexte social constitue certes un type de preuve relative à un « fait social », qui a été définie comme « la recherche en sciences sociales servant à établir le cadre de référence ou le contexte pour trancher des questions factuelles cruciales pour le règlement d’un litige » [...]
La Cour suprême répond donc à ceux qui se demandent ce que l’on veut dire par contexte social.
La formation sur le contexte social aide à faire en sorte que toutes les parties au litige, qu’elles aient eu gain de cause ou non, quittent la salle d’audience avec le sentiment d’avoir reçu le traitement respectueux et équitable qu’elles méritent. En ce qui concerne l’évaluation de la crédibilité des témoins, la formation peut sensibiliser à la possibilité de faire des suppositions erronées au sujet des comportements.
Par exemple, il y a de nombreuses années, en tant que jeune juge, j’ai participé à une formation sur le contexte social où nous avons appris que les Canadiens de diverses origines font preuve de respect envers les personnes en position d’autorité, y compris les juges, d’une manière qui peut facilement être interprétée comme de la malhonnêteté. Les Canadiens d’origine asiatique, par exemple, ont souvent le regard dirigé vers le bas ou au loin lorsqu’ils s’adressent à un juge. Cela peut sembler assez simple et évident maintenant, mais, en raison de mon éducation et de mon expérience jusqu’alors, j’aurais très bien pu interpréter comme fuyant ou malhonnête ce qui est un signe de respect dans une certaine culture. Simplement en m’informant davantage sur les perspectives, les croyances et les expériences d’autres personnes dans la société canadienne, je suis, comme d’autres juges, en mesure d’éviter cette idée fausse.
Ce serait une erreur de présumer que les juges sont totalement conscients des croyances et des expériences d’autrui étant donné leur formation de juristes ou que le simple fait qu’ils ont été nommés à la magistrature les ont transformés. Il n’en est rien. On demeure la même personne, et les juges sont souvent issus du même groupe, ils ont les mêmes antécédents et les mêmes stéréotypes et mentalités qui sont liés aux caractéristiques de ces antécédents. Voilà pourquoi la formation est importante.
La formation sur le contexte social vise à faire en sorte que les juges sont et demeurent conscients des expériences ordinaires de leurs concitoyens, et, ainsi, que chaque personne qui se présente à la salle d’audience soit traitée respectueusement et de manière équitable.
Le Parlement, tout comme le Conseil canadien de la magistrature, a intérêt à encourager la formation continue des juges afin de maintenir, voire d’augmenter la confiance des justiciables envers les tribunaux, sans lesquels une véritable démocratie ne peut exister. Ainsi, année par année, le gouvernement consacre des ressources importantes au soutien du perfectionnement professionnel des juges. Dans le budget de 2019, le Parlement a ajouté 2,7 millions de dollars sur cinq ans aux 6 millions de dollars versés annuellement à cette fin au Conseil de la magistrature afin d’assurer la formation des juges.
Espérons que les provinces, qui sont responsables de la nomination des juges des cours provinciales, où la majorité des affaires d’agressions sexuelles et beaucoup d’autres affaires civiles et criminelles sont entendues, emboîteront le pas en adoptant des mesures législatives semblables à celles que contient le projet de loi C-3. Pour les encourager à cet effet, le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, dans ses observations, a fortement invité le gouvernement fédéral à offrir aux provinces le financement approprié.
Pour conclure, honorables sénateurs, il est grand temps d’adopter cet important projet de loi, qui vise à augmenter la confiance du public, et particulièrement des survivants d’agression sexuelle, à l’endroit de l’administration de la justice. Le projet de loi C-3 vise à assurer à toute personne qui interagit avec le système de justice qu’elle sera traitée avec la dignité, le respect et la compassion qu’elle mérite et que le processus décisionnel en matière civile, criminelle ou autre sera libre de mythes, de stéréotypes ou de préjugés. Merci, meegwetch.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel. Ce projet de loi est court, à peine quatre pages, mais personne ne devrait pour autant en sous-estimer l’importance et la portée. Inutile de vous rappeler, chers collègues, que ce projet de loi est le fruit d’un processus parlementaire très têtu. Le projet de loi C-3, dont le Sénat est actuellement saisi, a été nommé et renommé plusieurs fois, au moins à trois reprises.
Les démonstrations de son importance ne s’arrêtent pas là. Il a d’abord été présenté comme un projet de loi d’initiative parlementaire à l’autre endroit, pour être ensuite adopté sous l’égide du gouvernement d’un autre parti, à titre de projet de loi d’initiative ministérielle, afin qu’il soit maintenu en vie. Il a survécu à une dissolution et à une prorogation.
Lorsque l’ancienne députée conservatrice Rona Ambrose a présenté son projet de loi d’initiative parlementaire en février 2017, elle réagissait à une série de déclarations controversées au sujet d’agressions sexuelles, déclarations faites par des juges en exercice dans leurs salles d’audience. Je pense que l’écrasante majorité des juges n’auraient jamais tenu de tels propos, mais le fait qu’un seul juge ait pu se comporter ainsi et faire preuve d’une méprise aussi complète et profonde du contexte social et juridique complexe entourant les agressions sexuelles est suffisant pour se poser des questions.
Ce fait était troublant et il le demeure aujourd’hui. Rona Ambrose n’a pas seulement soulevé la question, elle a agi. Elle a joint le geste à la parole. Pour cela, elle mérite notre reconnaissance collective.
Nous devrions également souligner le travail de David Lametti, ministre de la Justice et procureur général du Canada. Pendant deux sessions parlementaires successives, il a pris en charge le projet de loi orphelin et l’a défendu avec ténacité dans le cadre des initiatives ministérielles.
Comme l’a déclaré un jour le philosophe Elbert Hubbard, « il n’y a pas d’autre échec que de cesser d’essayer ». En ce sens, le parcours du projet de loi C-3 est déjà un succès sur le plan législatif. Mes honorables collègues, nous devons maintenant continuer à essayer. Nous ne pouvons pas manquer d’adopter cette importante mesure législative, qui vise à solidifier la confiance des victimes d’agressions sexuelles à l’égard du système.
Notre système de justice est complexe et réunit de nombreux intervenants, chacun étant responsable de fonctions et d’activités distinctes. Tous y contribuent à leur manière. La police enquête, rassemble des preuves et offre un soutien aux victimes et aux témoins; les avocats de la Couronne et de la défense font avancer le processus, tout comme les juges, qui étudient la preuve et décident de la vérité. Nous ne pouvons pas non plus passer sous silence le travail effectué par les différents conseillers, défenseurs et autres experts externes qui, dans la plupart des cas, ont déjà eux-mêmes assumé la responsabilité de suivre des formations et de s’informer sur les agressions sexuelles.
Au sein de la force de police que je connais le mieux, la GRC, la formation est en cours depuis des décennies, afin de permettre aux agents non seulement de mener des enquêtes fructueuses sur les cas d’agression sexuelle avec toute la sensibilité et l’attention nécessaires et de porter des accusations contre les coupables, mais aussi de mieux soutenir les victimes de ces crimes odieux.
Je sais que d’autres services de police font la même chose. On estime qu’en 2014, quelque 635 000 agressions sexuelles ont eu lieu au Canada, et que 90 % d’entre elles n’ont pas été signalées à la police. Parmi les agressions signalées, environ 87 % des victimes étaient des femmes. La police constate que ces statistiques n’ont pratiquement pas changé au cours de la décennie précédente, alors qu’on a enregistré une diminution des autres types de crimes.
Mais on s’est surtout rendu compte que les victimes d’agression sexuelle ne faisaient pas suffisamment confiance à la police pour lui signaler ces crimes, et ce, pour toutes sortes de raisons. En réaction notamment à ces données, les forces policières ont modifié leurs techniques d’entrevue auprès des victimes, adultes et enfants, de même que les techniques d’enquête qui en découlent. Si bien qu’il s’agit aujourd’hui d’une spécialité nécessitant une formation particulière.
En ce qui concerne les avocats, la plupart des grandes facultés de droit canadiennes intègrent depuis des années à leur programme des cours et des formations sur le droit relatif aux agressions sexuelles. Par exemple, la Faculté de droit Allard de l’Université de la Colombie-Britannique propose aux étudiants de deuxième année un cours sur les femmes, le droit et le changement social; la Faculté de droit Osgoode Hall propose quant à elle depuis plusieurs années un programme spécialisé dont le titre pourrait être, en français, « Promotion du féminisme : mettre fin à la violence faite aux femmes ».
D’autres facultés de droit au pays ont adapté leur programme de cours pour tenir compte de ce sujet difficile, portant un regard critique sur la pratique odieuse qui consiste à jeter le blâme sur la victime. Malheureusement, le système judiciaire nous sert encore des exemples d’ignorance ou, pire encore, de misogynie dans son traitement des cas d’agressions sexuelles et de violence conjugale.
Grâce à ce virage et à l’article 3 de la Loi sur les juges, qui exige un minimum de 10 ans d’inscription au barreau, les choses sont peut-être sur le point de changer. Il se peut en effet que parmi les nouvelles cohortes envisagées pour une nomination fédérale se trouvent de plus en plus de juges ayant été exposées aux lois et précédents modernes en matière d’agression sexuelle, de même qu’à leurs implications éthiques et sociales. Espérons que les prochains candidats auront bel et bien été sensibilisés à ces questions, et qu’ils seront ainsi ouverts à une formation continue en la matière.
La formation proposée par le projet de loi C-3 est une autre étape vers l’objectif ultime, soit que tous les juges en fonction soient informés et conscients des préjugés qui existent malheureusement encore dans notre société.
Les enquêteurs et les facultés de droit qui forment les prochaines générations d’avocats insistent de plus en plus sur la compréhension des agressions et des violences sexuelles, la considérant comme un facteur important dans l’exercice de leurs responsabilités respectives. Il y a ainsi lieu de se poser la question suivante : si ces parties intégrantes du système judiciaire reçoivent une formation et sont mieux informées, pourquoi ne pourrait-il en être de même pour l’autre acteur principal, la magistrature?
L’un des effets du projet de loi C-3 sera de doter toutes les parties de notre système juridique d’une connaissance et d’une compréhension communes. Les victimes d’agressions sexuelles ne méritent rien de moins.
Il existe peu de crimes pour lesquelles la victime est susceptible d’être jugée. Par exemple, on n’entend jamais dire qu’une personne victime de vol dans une ruelle sombre a fait l’objet de reproches parce qu’elle était sortie après la tombée de la nuit ou qu’elle portait sur elle son portefeuille ou son sac à main. En fait, les victimes d’agression sexuelle sont souvent bien plus malmenées que les accusés durant les instances judiciaires, lesquels n’étant même pas appelés à témoigner dans bien des cas.
Pour donner une couleur personnelle à cette question, j’ajoute que lorsque je travaillais à l’unité d’enquête sur les crimes majeurs au sein de la GRC, je me suis vu confier, en tant que jeune femme, plus que ma part d’enquêtes relatives à des agressions sexuelles d’adultes et d’enfants. J’ai tenu la main de bien des femmes à l’hôpital qui devaient subir un examen médico-légal, qui s’avère fort intrusif pour quelqu’un se relevant à peine d’une agression sexuelle grave. Je les ai encouragées à continuer, même en sachant que leur parcours s’annonçait encore plus difficile.
J’ai encouragé des femmes et des enfants, par l’intermédiaire de leurs parents, à intenter des poursuites. Je les ai soutenus dans ce processus, pour ensuite les voir se faire démolir par un avocat de la défense ou un juge. La victime, déjà fragilisée par ce crime révoltant, en ressortait encore plus meurtrie.
Je peux vous assurer, honorables sénateurs, que les policiers qui travaillent sur ces cas difficiles et les mènent de front pendant des mois, voire des années, sont aussi dévastés et frustrés que les autres défenseurs des victimes par le genre de remarques abusives et de jugement défavorable qu’un juge mal informé peut prononcer; le genre de remarques qui ont poussé Rona Ambrose à agir.
Il est indéniable que l’indépendance des juges est l’un des principes fondamentaux de notre démocratie constitutionnelle. Sans elle, les droits des victimes, ou d’ailleurs des accusés, ne sont pas protégés. Cette vérité a été l’élément le plus important à prendre en considération lors de l’étude du projet de loi C-3. Je suis convaincue que le gouvernement, en proposant ce projet de loi, a montré qu’il était parfaitement conscient de l’importance de l’indépendance des juges.
Comme l’a bien résumé Arif Virani, le secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice et procureure générale du Canada, lors de son intervention au nom du gouvernement à l’autre endroit, « [l]’indépendance des juges est sacrée dans toutes les démocraties occidentales ».
La version finale amendée du projet de loi qui nous est présentée précise, au conditionnel, que le Conseil canadien de la magistrature « devrait » consulter les groupes d’experts externes que le conseil « estime indiqués » dans l’élaboration du contenu des colloques destinés à la formation continue sur les agressions sexuelles. Ce contenu devrait inclure celui qui est décrit au nouvel alinéa 60(3)b) de la Loi sur les juges, « là où le Conseil le juge approprié ».
En d’autres termes, le Conseil canadien de la magistrature est véritablement aux commandes dans ce domaine. Le concept d’indépendance des juges est ainsi entièrement respecté. Comme l’a encore confirmé M. Virani :
Le projet de loi C-3 et son prédécesseur, le projet de loi C-5, ont été soigneusement rédigés afin que, au bout du compte, ce soit l’appareil judiciaire qui contrôle la formation des juges.
Le projet de loi C-3 n’est bien sûr pas parfait. Il ne s’applique pas aux juges nommés par les provinces, par exemple, mais constitue un pas important vers une véritable justice. Il vise à résoudre un problème de manière pratique, tout en respectant la Charte des droits et libertés, le rôle des juges indépendants et, en fin de compte, le droit des victimes à ne pas subir le contrecoup de croyances, préjugés, concepts et jugements moraux archaïques.
Le temps est venu de remédier à la situation et d’adopter le projet de loi C-3. J’espère que son adoption encouragera les provinces à adopter elles aussi une loi sur la nomination des juges, exigeant de ces derniers qu’ils suivent une formation qui respecte l’intention du débat d’aujourd’hui. Mais surtout, honorables sénateurs, cette loi encouragera un plus grand nombre de victimes d’agressions sexuelles à se manifester et à revendiquer sans aucune crainte leur droit à la justice.
N’hésitons pas, après avoir parcouru un si long chemin, à faire de ce projet de loi tant attendu une réalité. Je fais écho au plaidoyer de l’ancienne chef intérimaire du Parti conservateur du Canada et ministre de longue date du gouvernement du premier ministre Stephen Harper, l’honorable Rona Ambrose, lorsqu’elle a comparu devant un comité récemment, le 31 mars : adoptons sans amendement cet important projet de loi.
Merci. Meegwetch.
Sénatrice Batters, avez-vous une question pour la sénatrice Busson?
Oui, si la sénatrice Busson accepte de répondre à une question.
Oui. Merci.
Sénatrice Busson, vous avez parlé brièvement de votre expérience dans les tribunaux et du nombre de fois où vous avez été témoin d’affaires d’agression sexuelle où les juges manquaient cruellement de formation pour traiter avec les victimes. J’imagine que vous avez probablement vu des choses similaires à ce que j’ai vu lorsque je pratiquais le droit, alors que je devais également traiter avec des victimes de violence familiale. Pourriez-vous nous en dire plus? Vous venez d’indiquer que vous ne souhaitez pas de modification, mais que diriez-vous d’une simple modification concernant la violence familiale?
Sénatrice Batters, merci de cette question réfléchie. Vous avez raison; je crois qu’il y a toujours place à amélioration, mais je pense que, dans l’immédiat, il est important de prendre la première mesure pour régler les problèmes concernant spécifiquement les victimes d’agression sexuelle. Plus tard, on pourra peut-être examiner d’autres questions. J’ai mentionné dans mon discours que le projet de loi n’est pas parfait et qu’il y a un certain nombre de choses que nous pouvons faire pour aider à améliorer le système judiciaire et certainement le système en général en ce qui concerne les victimes d’actes criminels. Il y a beaucoup à faire.
Honorables sénateurs, le projet de loi pose principalement deux problèmes, selon moi. Je crois qu’il porte atteinte à l’indépendance judiciaire. Je préfère éviter le cliché de la « pente glissante » mais, comme l’a dit la sénatrice Busson, l’indépendance des juges est sacrée. Réduire cette indépendance, c’est s’attaquer aux fondements mêmes de notre démocratie.
Selon les renseignements qui nous ont été présentés, les juges des cours fédérales reçoivent déjà de la formation sur des enjeux comme les agressions sexuelles. Je remercie la sénatrice Busson de son discours, dans lequel elle a mis en lumière plusieurs idées que je partage. Les avocats reçoivent une formation dans ce domaine pendant leur scolarité, et il faut d’abord être avocat pendant un certain temps avant de devenir juge dans le cas qui nous intéresse. On demande au moins 10 ans, je crois, et ces professionnels reçoivent une formation continue.
Sénateur Campbell, je me permets de vous interrompre parce qu’il semble qu’un problème technique nous ait empêchés d’entendre une partie de votre discours. Je ne vous demanderai pas de recommencer depuis le début, mais peut-être pourriez-vous reprendre les dernières minutes?
Le premier problème que je vois concerne l’indépendance judiciaire. Le deuxième concerne le processus de formation. Il a été dit que 98 % des affaires d’agressions sexuelles sont entendus par des juges des cours provinciales. Or, ce projet de loi dit seulement que le gouvernement fédéral devrait examiner l’option de trouver des fonds à transférer aux provinces pour que ces dernières forment leurs juges dans ce domaine.
Je ne pense vraiment pas que la formation soit un problème en soi. À mon avis, le problème réside probablement dans la manière dont nous avons fait les choses par le passé, c’est-à-dire la manière de déterminer qui serait nommé juge. Comme l’a déclaré la sénatrice Busson, je pense que la nouvelle génération changera les choses, les fera évoluer, si on peut dire. Il ne fait aucun doute que la formation est importante, cependant nous formons des juges fédéraux qui ne sont même pas saisis de ces causes.
Les tribunaux doivent continuellement tenir compte des changements au fur et à mesure que la société évolue et que les perceptions changent. Cela vient de la formation, mais aussi du choix des personnes qui sont nommées juges. Voilà, ce sont les deux problèmes que je vois dans ce projet de loi. Merci.
Nous reprenons le débat. La sénatrice Pate a la parole.
Honorables sénateurs, alors que nous débattons le projet de loi C-3, moins d’une agression sexuelle sur 20 est signalée à la police, au Canada, et celles qui donnent lieu à des procédures judiciaires sont encore plus rares. Les agressions sexuelles sont les crimes les moins signalés aux autorités canadiennes. Pendant trop longtemps, des personnes en ont été victimes, surtout des femmes et des filles, particulièrement des Autochtones, des Noires et des handicapées. On ne les croit pas ou, pire encore, le système judiciaire les traite comme si elles avaient fait quelque chose de répréhensible.
Peu de temps après mon arrivée ici, j’ai raconté que j’ai déjà dû appeler la police parce qu’on était entré par effraction chez moi et qu’on avait volé mon téléviseur. J’avais alors demandé à mes collègues de s’imaginer qu’au lieu de l’aide professionnelle et pleine de sollicitude que j’ai reçue, les policiers, les avocats ou le juge avaient commencé par me demander si je laissais d’autres personnes utiliser mon téléviseur; si je laissais souvent entrer des gens chez moi; s’il était possible de voir mon téléviseur en étant à l’extérieur de la maison; si celui-ci était dans un meuble et si le meuble en question était fermé; si mon téléviseur était visible de la rue; s’il y avait des rideaux dans les fenêtres de mon salon, si ceux-ci sont généralement, voire toujours tirés; si j’avais gardé la boîte dans laquelle se trouvait mon téléviseur à l’origine et si je l’avais mise à la poubelle ou si je l’avais recyclée; si, au fond, je n’essayais pas d’attirer l’attention du voisinage sur le fait que j’avais un beau téléviseur et si je n’invitais pas les gens à venir me la voler. Voilà comment sont traitées les victimes d’agression sexuelle.
Je sais que cela peut paraître ridicule, mais ce type d’interrogatoire méprisant, intimidant et indiscret est la triste réalité pour beaucoup trop de gens, surtout s’ils dénoncent un méfait de nature sexuelle.
Même si le débat sur le projet de loi C-3 nous amène à concentrer notre attention sur la manière dont les juges traitent les plaintes pour agression sexuelle, nous ne devons pas oublier que près de 9 femmes sur 10 dans les prisons fédérales canadiennes avaient déjà subi des violences physiques ou sexuelles avant d’être incarcérées. Elles sont bien trop nombreuses celles qui croient, en raison de la manière dont le système judiciaire les traite, que c’est à elles de se protéger et que c’est leur faute si elles n’y parviennent pas. Certaines, après avoir été sermonnées de cette manière, se protègent et finissent par agir de telle manière qu’elles se retrouvent en prison. Ces chiffres stupéfiants reflètent certainement la même incurie profonde et honteuse dont le système judiciaire fait montre face à la violence faite aux femmes et aux enfants et que le projet de loi C-3 reconnaît à juste titre.
Le projet de loi C-3 changera-t-il les choses comme on l’avait promis pour les personnes ayant été victimes de mauvais traitements et de violences? Les victimes, les survivants, les militants et les experts juridiques ont été plus que clairs sur le fait que les dispositions ne sont pas suffisantes pour répondre aux réalités du sexisme, du racisme, de la discrimination fondée sur la classe et du capacitisme vécu par les plaignants dans le cas d’agressions sexuelles.
L’adoption de ce projet de loi ne doit pas nous inciter à nous montrer complaisants. Nous ne devons pas penser que notre travail est terminé. Le projet de loi C-3 ne garantit pas que les décisions judiciaires, dans les affaires d’agression sexuelle, sont réellement accessibles aux plaignants, aux membres du public, aux journalistes et aux chercheurs. C’est majeur.
Cela va à l’encontre du principe de responsabilité publique selon lequel les décisions judiciaires doivent être accessibles. Cela nous empêche aussi de vérifier si le projet de loi C-3, critiqué par de nombreux experts comme étant simplement un vœu pieux ou un symbole, améliorera réellement les réponses juridiques en matière d’agression sexuelle.
Dans son rapport sur le projet de loi C-3, le Comité sénatorial des affaires juridiques a demandé au gouvernement de combler cette lacune en matière de responsabilité en collaborant avec ses homologues provinciaux et territoriaux pour faire en sorte que toutes les décisions rendues dans les affaires d’agression sexuelle soient facilement accessibles au public, idéalement au moyen d’une base de données en ligne gratuite. Le sénateur Dalphond, parrain du projet de loi, et l’honorable Rona Ambrose, auteure de la mesure législative initiale sur laquelle repose le projet de loi C-3, ont tous deux joué un rôle déterminant en prônant cette mesure comme complément nécessaire au projet de loi C-3.
La première mouture de cette mesure législative, le projet de loi C-337, aurait garanti l’accessibilité en exigeant non seulement que les juges donnent leurs motifs, mais qu’ils le fassent par écrit dans toutes les affaires d’agression sexuelles. Dans le projet de loi C-3, par contre, les motifs doivent être donnés par écrit seulement s’ils n’ont pas été portés « dans le procès-verbal ».
En pratique, cette exigence n’apporte rien en matière de transparence ou de reddition de comptes, car toute la procédure pénale est déjà portée dans le procès-verbal. L’exigence de donner par écrit des motifs dans le projet de loi C-3 ne s’appliquera donc jamais et n’apportera aucune amélioration par rapport au statu quo.
Dans le projet de loi C-3, on considère les décisions rendues à l’audience et les décisions rendues par écrit comme étant interchangeables. Or, elles ne le sont pas.
Il est possible de chercher ou de consulter les motifs des décisions rendues par écrit dans les sites Web des tribunaux ou au moyen de CanLII, une base de données publique, mais ce n’est pas le cas lorsque la décision est rendue à l’audience et portée dans le procès-verbal. Voilà qui complique considérablement l’accès aux motifs.
L’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels a remarqué que bien souvent la partie plaignante ne retient pas les motifs donnés à l’audience. Parfois, la personne est bouleversée, ce qui est compréhensible, ou encore elle choisit de quitter la salle avant d’entendre la décision, si elle juge intolérable l’idée de l’entendre en présence de l’accusé. Les personnes non initiées peuvent aussi avoir besoin de se faire expliquer en termes clairs le jargon juridique.
À moins que la Couronne ne décide de porter une cause en appel ou qu’un journaliste décide de faire un reportage au sujet de celle-ci, il n’y a presque pas de possibilité pour les chercheurs, les législateurs ou le public, et encore moins les plaignants, d’examiner les procès pour agression sexuelle où la décision a été rendue oralement plutôt que par écrit. Pour avoir accès aux enregistrements des décisions rendues oralement, il faut en général en commander la transcription. Ce processus varie d’un tribunal à un autre. Une personne peut être au courant qu’une décision existe, sans connaître le moindrement la démarche longue, complexe et coûteuse qu’il faut suivre pour demander une transcription, et sans posséder aucunement les connaissances techniques nécessaires.
De nos jours, nous connaissons bien des exemples de causes où les tribunaux ont abandonné les femmes, en particulier les femmes autochtones, qui ont survécu à une agression sexuelle : la décision Wagar, où le juge de première instance a commis de nombreuses erreurs juridiques et a demandé à la plaignante pourquoi elle n’avait pas serré les genoux, si elle ne voulait vraiment pas que l’accusé l’agresse; la décision Al-Rawi, où le juge de première instance nous donne un exemple de ses erreurs de droit concernant la capacité de consentir en déclarant qu’il « est clair qu’une personne en état d’ébriété peut donner son consentement »; la décision Blanchard, où le juge de première instance a ordonné de faire menotter la plaignante dans la salle d’audience et l’a fait emprisonner pendant cinq nuits dans une cellule adjacente à celle de l’accusé; la décision Barton, où le juge de première instance a commis des erreurs de droit, notamment en omettant de mettre adéquatement le jury en garde contre les mythes et les stéréotypes misogynes et racistes.
Ces cas sont horribles, mais ils ne sont pas rares. On remarque davantage les rares cas où on a interjeté appel, ceux où un journaliste se trouvait dans la salle d’audience ou encore ceux qui ont été découverts grâce à la diligence de spécialistes féministes qui ont les compétences, les ressources et la persévérance nécessaires pour obtenir et éplucher les transcriptions.
Tant que les motifs prononcés de vive voix ne seront pas transcrits et publiés, le projet de loi C-3 ne pourra pas remplir la promesse faite dans le préambule d’accroître la transparence et la reddition de comptes. Bon nombre de témoins entendus au Comité des affaires juridiques ont souligné l’importance de la reddition de comptes et de la surveillance pour gagner la confiance du public dans un domaine du droit de plus en plus complexe où les mythes et les stéréotypes nuisibles sont trop souvent monnaie courante.
En plus de ses observations concernant l’accessibilité des décisions, le Comité des affaires juridiques a indiqué qu’une commission du droit pourrait jouer un rôle crucial au moment de faire une évaluation et de fournir des recommandations éclairées pour combattre le sexisme, le racisme et d’autres formes de discrimination dans le système judiciaire, dans les cas où des personnes ont subi des abus. Le budget de 2021 prévoit un budget annuel pour rétablir la Commission du droit du Canada, mais peu de détails ont été fournis jusqu’à présent sur ce que l’on compte faire en ce sens.
On pourrait confier à la commission le rôle de surveiller la mise en œuvre et les répercussions du projet de loi C-3. Alors que le gouvernement finance la formation des juges sur le droit relatif aux agressions sexuelles, il serait également opportun d’examiner l’effet des peines minimales obligatoires, c’est-à-dire dans quelle mesure elles empêchent les juges de mettre en pratique cette formation au moment d’imposer des peines adaptées et équitables.
En particulier, comme l’a démontré la juge Lynn Ratushny dans le cadre de l’examen de la légitime défense, la peine minimale obligatoire la plus sévère, l’emprisonnement à perpétuité, pénalise de façon disproportionnée les femmes qui se protègent elles-mêmes ou qui protègent leurs enfants en ayant recours à une force mortelle contre un conjoint violent. On se sert souvent de la menace d’une telle peine pour obtenir de la femme un plaidoyer de culpabilité, ce qui empêche le juge de déterminer si les accusations sont réellement justifiées et si des facteurs liés à un historique de mauvais traitements ne justifieraient pas plutôt une peine moins sévère.
Des victimes et leurs défenseurs se sont dits préoccupés de voir que le projet de loi C-3 n’allait pas assez loin. Ils nous font confiance pour que nous nous assurions que des mécanismes de suivi soient prévus, pour que les motifs des décisions dans les affaires d’agression sexuelle soient accessibles et pour que les efforts visant à faire cesser la violence faite aux femmes et aux enfants ne s’arrêtent pas avec l’adoption du projet de loi C-3. Merci. Meegwetch.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel.
Je tiens à remercier le parrain, le sénateur Dalphond, le porte-parole, le sénateur Boisvenu, tous les membres du comité, le greffier, Mark Palmer, et le personnel du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles pour le travail qu’ils ont fait sur ce projet de loi.
Je remercie également l’honorable Rona Ambrose, qui s’est portée à la défense des femmes victimes d’une agression sexuelle. Madame Ambrose, en présentant le projet de loi C-337, le prédécesseur du projet de loi C-3, vous avez montré votre dévouement et votre détermination dans la lutte contre les stéréotypes et les mythes nuisibles entourant le droit relatif aux agressions sexuelles. Je sais que les femmes de partout au Canada vous en remercient.
Le simple fait d’avoir présenté ce projet de loi a déjà eu une grande incidence sur la magistrature. Comme nous le savons tous, la plupart des affaires d’agressions sexuelles sont entendues devant les tribunaux provinciaux.
Dans le cadre de l’étude du comité sur le projet de loi C-3, les témoignages nous ont appris que les juges provinciaux de la Colombie-Britannique entendent plus de 98 % des affaires d’agressions sexuelles dans cette province.
Selon Ashani Montgomery du Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter :
La plupart des cas d’agressions sexuelles sont jugés dans des tribunaux provinciaux. En 2017, en Colombie-Britannique, sur les 4 279 procès pour agression sexuelle, 81 d’entre eux se sont rendus en Cour suprême [...]
On parle donc d’environ 2 % des procès.
Honorables sénateurs, ce pourcentage est probablement similaire dans le reste du Canada.
La juge Adèle Kent, chef des affaires judiciaires de l’Institut national de la magistrature, a fait écho à cette déclaration : « Les juges provinciaux et territoriaux entendent la plupart des affaires d’agressions sexuelles au Canada. »
Paul Calarco, de la Section du droit pénal de l’Association du Barreau canadien, a quant a lui déclaré ceci :
[...] [l]es juges de nomination provinciale et territoriale [...] préside[nt] les tribunaux canadiens qui tranchent la majorité des dossiers d’agressions sexuelles.
De plus, je crois que nous savons tous que le juge Camp siégeait à une cour provinciale lorsqu’il a proféré ces abominables remarques qui sont à l’origine du projet de loi à l’étude.
L’audience disciplinaire du juge Camp a eu lieu alors qu’il était juge à la Cour fédérale. Il ne siège plus.
Je le répète, ce projet de loi ne vise que les juges de la Cour fédérale, qui n’entend qu’environ 2 % des affaires d’agressions sexuelles.
Honorables sénateurs, je ne cite pas des statistiques à la légère. Nous savons tous qu’une affaire de ce genre est une affaire de trop. Cela dit, je crois qu’il y a là matière à réflexion.
Je suis une militante depuis ma jeunesse et j’ai toujours lutté pour l’égalité des femmes. J’ai notamment été présidente du groupe de travail sur la violence familiale de la Colombie-Britannique et membre du Comité canadien sur la violence faite aux femmes.
Je continue de m’intéresser aux questions d’agressions sexuelles.
En tant que militante et après deux ans de pratique en tant qu’avocate, j’ai commencé à former les juges sur la violence faite aux femmes et sur les façons dont le racisme affecte les femmes de couleur.
Par la suite, j’ai commencé à travailler avec le juge Campbell et le Western Judicial Education Centre, qui formait les juges de la cour provinciale.
Après un certain temps, nous avons aussi commencé à travailler avec l’Institut national de la magistrature. Nous avons parcouru le pays pour donner des cours sur la violence faite aux femmes et sur le racisme.
Maintenant, en tant que sénatrice, je prends très au sérieux mes responsabilités à titre de législatrice canadienne.
Toute cette expérience a forgé ma conviction inébranlable de l’importance d’une formation pertinente et éclairée des juges qui font respecter la primauté du droit. Cela doit exister au sein d’un système judiciaire indépendant, non assujetti à l’autorité du Parlement. Honorables sénateurs, sans un pouvoir judiciaire indépendant, il ne peut y avoir de primauté du droit. Depuis 1982, la primauté du droit est énoncée dans le préambule de la Charte. Le maintien de la primauté du droit dépend de l’existence d’un pouvoir judiciaire indépendant.
Cela ne veut pas dire que ce principe n’a jamais été remis en cause. Il y a encore des politiciens qui remettent en question l’indépendance de la magistrature. Par exemple, en février 2001, un mouvement politique en Colombie-Britannique soutenait que, selon les principes fondamentaux :
[...] le pouvoir législatif prime sur les pouvoirs judiciaire, exécutif et administratif et tous les pouvoirs doivent être tenus pleinement responsables de la bonne exécution de leurs fonctions respectives [...]
De plus, ce mouvement politique voulait inclure des dispositions prévoyant une loi pour démettre des politiciens et des juges de leurs fonctions.
En 1956, le professeur Lederman, un constitutionnaliste canadien et le premier doyen de la Faculté de droit de l’Université Queen’s, a parlé de l’indépendance judiciaire comme l’un des quatre principes fondamentaux de la common law britannique :
[…] (1) Nul n’est au-dessus de la loi […] (2) Les personnes qui gouvernent […] le font à titre représentatif et sont sujettes à changement […] (3) Il faut garantir la liberté d’expression, la liberté de penser et la liberté de réunion. (4) Il faut garantir l’indépendance judiciaire […]
Pour paraphraser le professeur Lederman, il est inacceptable que le Parlement estime maintenant être libre d’abolir un principe considéré comme fondamental depuis l’Acte d’établissement.
M. Lederman est clair à ce sujet :
On reconnaît comme une évidence que si la magistrature était placée sous l’autorité du pouvoir législatif ou exécutif du gouvernement, l’administration de la loi pourrait perdre son caractère impartial, qui est essentiel pour que justice soit faite.
Dans l’affaire Beauregard, le juge Dickson, ancien juge en chef du Canada, a dit ceci :
Le rôle des tribunaux en tant qu’arbitres des litiges, interprètes du droit et défenseurs de la Constitution exige qu’ils soient complètement séparés, sur le plan des pouvoirs et des fonctions, de tous les autres participants au système judiciaire.
Au Canada, cette séparation s’impose encore plus qu’en Grande-Bretagne puisque nous avons un système fédéral qui nécessite une magistrature indépendante pour régler les différends entre les provinces et ceux entre les provinces et le gouvernement fédéral.
Par conséquent, au cœur de l’indépendance de la magistrature se trouve la pratique voulant que les juges soient à part et qu’ils puissent agir en toute impartialité, libres de toute ingérence qui pourrait nuire au bon exercice de la fonction judiciaire. Cette situation privilégiée peut, de prime abord, donner l’impression que les juges peuvent agir comme bon leur semble, même si cela va à l’encontre du bien commun. Or, il existe différentes limites à la conduite des juges. Cette dernière est encadrée par la discipline de la loi et les décisions que prennent les juges doivent nécessairement être prises en fonction des lois. Évidemment, comme on l’a déjà vu, il arrive qu’un juge fasse une erreur, et c’est pourquoi il existe des tribunaux d’appel. Dans le cas des inconduites judiciaires, il existe un processus qui peut mener à la destitution d’un juge, comme ce fut le cas du juge Camp.
Les privilèges liés à l’indépendance de la magistrature font périodiquement l’objet d’un examen par nous, les politiciens. Ces efforts viennent parfois de bonnes intentions visant à faire comprendre certaines choses à la magistrature. Cependant, honorables sénateurs, je crois que la meilleure façon de s’assurer que les juges sont aptes à remplir leur rôle et dignes de le faire est de nommer des personnes issues de la diversité canadienne qui comprennent bien la collectivité où elles vivent. Ce serait une bien meilleure façon de garantir des décisions adéquates que de chercher à corriger la situation après coup au moyen des lois.
Honorables sénateurs, j’aimerais souligner que le projet de loi d’initiative ministérielle C-3 est très différent du projet de loi de Mme Ambrose, le projet de loi C-337. Malheureusement, le projet de loi C-3 ne tient pas compte des mythes et des stéréotypes, comme le souhaitait à l’origine Mme Ambrose. Alors que le projet de loi C-337 rendait obligatoire la motivation par écrit des décisions, le projet de loi C-3 la rend facultative. En outre, alors que le projet de loi C-337 stipulait clairement que le Conseil canadien de la magistrature devait présenter au ministre un rapport sur les colloques, le projet de loi C-3 dit plutôt « devrait ».
De plus, le projet de loi C-337 aurait fait en sorte que le ministre reçoive des rapports sur le nombre d’affaires d’agression sexuelle entendues par des juges qui n’ont jamais participé à un colloque. Cette disposition a été complètement supprimée dans le projet de loi C-3.
Enfin, l’un des principes fondamentaux du projet de loi C-337 consiste à obliger tout candidat à la magistrature à suivre un cours sur le droit relatif aux agressions sexuelles. Le projet de loi C-3 reformule cet élément fondamental en obligeant simplement les nouveaux juges à s’engager à suivre cette formation, rendant donc celle-ci non obligatoire. Sans compter que cette exigence ne s’applique qu’aux nouveaux juges et non aux juges actuels. En réalité, le projet de loi C-3 dépouille complètement le projet de loi C-337 de sa substance. Ces projets de loi sont complètement différents.
Honorables sénateurs, comme la plupart d’entre vous le savent, j’ai fui mon pays, l’Ouganda, sous la tyrannie d’Idi Amin. En Ouganda, avant l’expulsion de ma famille et de nombreuses autres personnes, nous avions une magistrature indépendante. Ma mère était agente de probation et, tout au long de ma vie d’adulte, je l’ai entendue raconter qu’elle était en cour le jour où des officiers de l’armée d’Idi Amin sont entrés dans la salle d’audience du juge en chef de l’Ouganda de l’époque, Benedicto Kiwanuka, pour obtenir des mandats d’arrestation contre certains des plus éminents Ougandais, afin d’accorder de la crédibilité à l’arrestation de ces personnes par le régime d’Amin. Sur une note très personnelle, on m’a dit que mon père figurait sur cette liste et qu’il a fui l’Ouganda très peu de temps après dans des circonstances très difficiles.
Face à cette menace pour sa sécurité personnelle, le juge en chef Kiwanuka a exercé son droit à l’indépendance et a refusé d’obtempérer. On a menacé de le punir sévèrement s’il ne lançait pas les mandats d’arrestation. Il a encore refusé. Il a été traîné hors de sa salle d’audience et a été jeté à l’arrière d’un coffre de voiture; on ne l’a plus jamais revu. Nous savons qu’il a subi une mort terrible, mais il n’a jamais cédé.
Honorables sénateurs, voilà pourquoi l’indépendance de la magistrature fait partie de mon ADN. Heureusement, les juges au Canada ne subiront jamais pareil sort, et ils savent qu’ils pourront toujours exercer leur droit à la liberté. Cela dit, le Parlement porte maintenant atteinte à ce droit. Honorables sénateurs, je vous le demande : cette mesure changera-t-elle quoi que ce soit?
Lorsque le sénateur Campbell, le vice-président du comité, a demandé à la juge Kent ce que le projet de loi apportera à la formation qui est déjà offerte dans l’ensemble du Canada, la juge Kent a répondu :
Dans un sens, je dirais que la formation va continuer d’évoluer comme elle l’a fait, et dans un autre sens, je pourrais dire que le projet de loi n’apportera rien de plus sur le plan de la formation.
Le sénateur Campbell a ensuite demandé à Me Savard, la directrice de la Criminal Lawyers’ Association, ce que le projet de loi ajoutera à ce qui se fait déjà. Sa réponse est révélatrice : « La réponse courte, à mon avis, est qu’il n’ajoute rien. »
Le sénateur a poursuivi en lui demandant si le projet de loi est constitutionnel. Me Savard a déclaré : « Je dirais que non, et je vais laisser Me Enenajor ajouter quelque chose si elle le souhaite ». Sa collègue, Me Enenajor, a dit qu’elle était du même avis, que le projet de loi n’est pas constitutionnel.
Honorables sénateurs, encore aujourd’hui, j’ai travaillé sur la question des agressions sexuelles. En fait, chaque semaine, je me lève tôt le jeudi matin pour parler avec des femmes de façons de régler les problèmes d’agressions physiques et sexuelles au Canada et ailleurs dans le monde. Ce projet de loi est fédéral, alors que la majorité des cas d’agression sexuelle relèvent des tribunaux provinciaux. Le projet de loi C-3 ne concrétise pas l’intention du projet de loi C-337. Il ne changera rien. Sans compter qu’il est fort probablement inconstitutionnel et qu’il empiétera sur l’équilibre des pouvoirs législatifs et judiciaires que maintient l’indépendance judiciaire.
Honorables sénateurs, nous savons que notre rôle en tant que Chambre de second examen objectif diffère de celui de l’autre endroit. La question que nous devons nous poser maintenant est la suivante : sommes-nous prêts à miner le droit à l’indépendance de la magistrature canadienne, qui est enchâssé dans la Constitution? Merci beaucoup, honorables sénateurs.