Aller au contenu

Projet de loi sur une approche axée sur la santé en matière de consommation de substances

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

22 juin 2021


Honorables sénateurs, je remercie la sénatrice Boniface d’avoir présenté ce projet de loi qui vise à rendre les collectivités plus sûres, plus saines et plus justes en modifiant l’approche du Canada en matière de politique sur les drogues.

Comme certains le savent, ma nomination au Sénat a été annoncée le même jour que celle de la sénatrice Boniface. Les manchettes des journaux se demandaient comment une sommité des milieux policiers et une militante des droits des détenus allaient collaborer en cette enceinte. Comme c’est souvent le cas, les manchettes ne parlaient pas des nombreux intérêts que nous avons en commun. La décriminalisation des drogues est l’un de ces intérêts. En raison de nos carrières professionnelles respectives, nous ne connaissons que trop bien les réalités des personnes qui se retrouvent à la rue, dans le système de justice pénale, le système carcéral et qui meurent pour des raisons évitables.

La sénatrice Boniface et d’autres collègues ont bien expliqué les multiples preuves démontrant que la soi-disant « guerre contre la drogue » et ses politiques en matière de droit pénal prônant la tolérance zéro ne fonctionnent tout simplement pas. Cette approche ne décourage pas la consommation de drogues et ne rend pas les collectivités plus sûres. En fait, elle les rend moins sûres en transformant en criminels et en stigmatisant des personnes qui ont besoin de mesures de soutien économiques, sociales et sanitaires, ce qui les pousse à vivre en marge de la société, à se retrouver dans la rue ou en prison et à éventuellement trouver la mort.

En effet, en 2020, l’Association canadienne des chefs de police s’est jointe au nombre croissant de spécialistes et de militants — et on a annoncé aujourd’hui que les maires des plus grandes villes de l’Ontario s’y sont joints également — pour réclamer la fin des sanctions pénales obligatoires pour la possession de drogue, et pour proposer plutôt de faciliter l’accès à d’autres mesures, y compris des traitements. Cet intérêt croissant du public pour la décriminalisation arrive au milieu d’une crise des opioïdes qui n’a fait que s’aggraver avec la pandémie de COVID-19.

Les Canadiens ont vu que d’autres pays, comme le Portugal, ont répondu aux crises liées à la consommation de drogue en adoptant des politiques de décriminalisation, semblables à celles envisagées dans le projet de loi S-229, qui ont amélioré l’accès aux soins de santé, l’accès au logement et le bien-être économique tout en réduisant les incarcérations, et ce, sans entraîner une hausse notable de la criminalité et de la consommation de drogues illicites.

Il est temps pour le Canada de faire preuve du même genre de leadership, notamment parce que ce sont surtout les plus marginalisés qui ont dû assumer les risques et qui ont dû vivre avec les conséquences du statu quo en matière de santé, de sécurité et de droit pénal. L’approche punitive du Canada par rapport aux politiques antidrogue a permis au racisme et aux inégalités de s’enraciner en criminalisant de façon démesurée les femmes, les personnes qui vivent sous le seuil de la pauvreté, les sans-abri, les personnes racisées et surtout les Autochtones.

Au Canada, les infractions liées aux drogues comptent parmi les trois types de condamnations qui envoient des femmes dans des pénitenciers fédéraux, et les chercheurs remarquent que la toxicomanie féminine se produit souvent dans un contexte sexospécifique. Près de 90 % des femmes associent leur consommation de drogues à une tentative d’oublier les expériences violentes ou les traumatismes qu’elles ont vécus. D’ailleurs, 87 % des femmes et 91 % des femmes autochtones dans les prisons fédérales ont déjà été victimes d’une agression physique ou d’une agression sexuelle.

L’éviscération des services publics de counseling en toxicomanie et de santé mentale dans les communautés a entraîné un abandon accru des personnes, qui se sont retrouvées en prison, à la rue ou à la morgue, essentiellement à cause d’ennuis de santé pour lesquels il n’y a pas de mesure d’aide appropriée ou dont l’accessibilité n’est pas véritablement équitable.

L’enquêteur correctionnel estime que plus de la moitié des femmes se trouvant dans les prisons fédérales sont toxicomanes ou l’ont déjà été. De plus, deux femmes toxicomanes sur trois ont aussi des problèmes de santé mentale.

Au moment où la possession simple de cannabis a été légalisée, les recherches indiquaient que l’usage du cannabis était semblable chez les divers groupes raciaux. Pourtant, les données de diverses villes partout au Canada montrent des différences majeures quant à ceux qui ont été condamnés pour possession simple de cannabis. À Halifax, les Canadiens d’ascendance africaine courent cinq fois plus de risques que les autres d’être arrêtés. À Regina, les Autochtones courent neuf fois plus de risques d’être arrêtés.

Des individus ont fini en prison, non pas parce qu’ils étaient les seuls à consommer des substances, mais plutôt parce qu’ils étaient plus faciles à capturer et avaient moins de soutien; je parle de ceux qui vivent dans des quartiers avec une forte présence policière, de ceux qui font l’objet d’un profilage racial et qui se font contrôler, de ceux qui n’ont pas accès au soutien juridique nécessaire pour accéder à des traitements au lieu d’aller en prison, et de ceux qui n’ont pas les moyens de s’offrir des traitements adéquats rapidement. Comme l’a si bien résumé le sénateur White, c’est un problème causé par un système à deux vitesses, où bien souvent, les riches se font traiter et les pauvres vont en prison.

Le projet de loi S-229 vise à éviter que des gens soient criminalisés pour simple possession de drogue et abandonnés dans des prisons, ce qui est la plus coûteuse et la moins efficace des solutions si l’on veut s’assurer que ces personnes disposent des soutiens dont elles ont besoin. Comme nous l’a rappelé l’administratrice en chef de la santé publique en Colombie-Britannique, les conséquences sont particulièrement désolantes pour les femmes :

Le fait d’incarcérer des femmes qui souffrent de dépendances et qui vendent de la drogue pour survivre a des répercussions bien plus négatives sur leur famille et leurs enfants que le fait d’incarcérer des hommes.

Elles sont nombreuses à être mères, et donc, par conséquent, un placement en établissement les sépare de leurs enfants et ces derniers sont alors souvent mis sous la tutelle de l’État. En plus de déstabiliser les enfants, les familles et les communautés, ce cercle vicieux ne fait que perpétuer les politiques coloniales qui ont arraché de force des enfants à leur famille, ce qui provoque des dommages permanents et incalculables, comme nous l’avons constaté avec les séquelles laissées par les pensionnats.

Le projet de loi S-229 vise aussi à prévenir des situations où le système de justice pénale oblige les gens à se soumettre à des conditions irréalistes ou dangereuses pour bénéficier de solutions de rechange à l’emprisonnement. Le respect des conditions imposées par les tribunaux consacrés en matière de drogue, les peines ou les condamnations avec sursis et la possibilité de trouver un logement ou un emploi et d’obtenir des traitements dans le cadre du processus de libération conditionnelle peuvent dépendre de la capacité d’une personne d’avoir accès à des ressources qui ne sont tout simplement pas disponibles ou pour lesquelles l’attente est extrêmement longue.

De plus, le projet de loi S-229 cherche à éviter que les personnes aient à supporter le fardeau et la stigmatisation liés à l’imposition d’un casier judiciaire pour simple possession. Comme l’a fait remarquer la Commission mondiale sur les politiques en matière de drogue et comme le ministre de la Sécurité publique l’a souligné en présentant récemment le projet de loi C-31, trop souvent, ces casiers appauvrissent et marginalisent encore plus les gens parce que leur vérification est une pratique répandue, ce qui crée des obstacles à l’emploi, à la location d’appartements, à la formation, au bénévolat, et même à la prestation de soins aux aînés, en plus de compromettre des aspects vitaux de l’intégration sociale et des déterminants sociaux de la santé.

Le projet de loi S-229 constitue un pas dans la bonne direction. Il exige que nous procédions urgemment à des réformes supplémentaires du système de justice pénale pour atteindre les objectifs essentiels de décriminalisation, de décarcération et de décolonisation fixés dans le projet de loi. Nous devons le faire plus particulièrement pour les personnes possédant déjà des casiers judiciaires pour simple possession et celles qui ont été condamnées pour une infraction différente de la simple possession.

Malgré des mesures visant à rendre le processus plus convivial, un nombre étonnamment bas de gens ont pu se libérer du fardeau de leurs antécédents judiciaires après que nous avons adopté le projet de loi C-93. Dans la première année, seulement 257 personnes — soit moins de 3 % des 10 000 personnes qui, selon le gouvernement, allaient profiter de cette mesure — ont obtenu une suspension de leur casier judiciaire. L’expiration ou la suppression des casiers judiciaires sans que la personne concernée ait à faire une demande sont essentielles pour éviter de perpétuer les injustices liées à judiciarisation.

Le projet de loi S-229 vise à décriminaliser la possession et il convient de souligner que la prohibition du trafic peut, elle aussi, souvent entraîner les effets liés à la judiciarisation des personnes qui ont le plus besoin d’aide. Selon l’enquêteur correctionnel, plus de la moitié des femmes noires dans les prisons fédérales y sont en raison de peines liées à la drogue, au trafic dans la plupart des cas, dont un nombre important de femmes qui ont accepté de transporter de la drogue d’un pays à l’autre parce qu’elles voulaient sortir leur famille de la pauvreté et avoir de l’argent pour payer l’essentiel, comme le loyer, l’épicerie et les vêtements.

Pour beaucoup trop d’autres femmes, la criminalisation et la toxicomanie sont liées à la violence qu’elles subissent. Le manque d’aide sanitaire, sociale et économique vitale signifie que trop de femmes victimes de violence sont isolées et en déduisent qu’il leur appartient de se protéger elles-mêmes. Certaines le font, que ce soit en consommant des substances pour s’insensibiliser ou en réagissant avec force à leur agresseur. Or, ces solutions peuvent mener à diverses condamnations et à des peines punitives.

Cette criminalisation des femmes ayant des antécédents de toxicomanie, de problèmes de santé et de violence subie met en relief, encore une fois, la nécessité d’instaurer un mécanisme efficace d’élimination du casier judiciaire afin d’éviter que celui-ci amplifie et perpétue la marginalisation. Comme l’ont souligné la Commission de vérité et réconciliation, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et le Caucus des parlementaires noirs, cela signifie également que les juges doivent avoir le pouvoir discrétionnaire d’envisager des solutions de rechange aux peines d’emprisonnement dans les cas où l’imposition d’une peine minimale obligatoire renforcerait l’inégalité et le racisme systémiques ou serait injuste ou inappropriée, notamment en raison des problèmes de toxicomanie de la personne.

Nous devons également envisager des mesures telles que le revenu minimum garanti qui peuvent aider à remédier aux causes premières de la pauvreté et des inégalités, augmenter les possibilités d’accès à de l’aide sanitaire et sociale et empêcher que les gens soient criminalisés en premier lieu.

Le Canada se présente sur la scène internationale comme un pays qui valorise les droits de la personne et l’égalité réelle et en fait la promotion. Le projet de loi S-229 nous invite à faire en sorte que la politique canadienne en matière de drogues reflète ces valeurs en mettant l’accent sur la santé et le bien-être des gens et en abandonnant les approches punitives et qui sont contenues dans le droit pénal qui ne fonctionnent pas, comme on a pu le constater. C’est une obligation que le Canada a envers les communautés racialisées, dont les communautés noires et autochtones, qui continuent d’être ciblées de manière disproportionnée par des approches impitoyables en matière de lutte contre la drogue, ce qui constitue un legs du colonialisme encore présent de nos jours.

ll est temps de donner un véritable accès et un accès équitable à la santé, aux services sociaux, au logement et à des mesures d’aide économique aux gens afin de leur permettre de guérir et de réintégrer la société, au lieu d’en faire des criminels. Agissons, chers collègues. Il est plus que temps.

Meegwetch. Merci.

Haut de page