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La Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Ajournement du débat

7 décembre 2021


Propose que le projet de loi S-230, Loi modifiant la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, soit lu pour la deuxième fois.

 — Honorables sénateurs, en 2019, le Sénat a renvoyé des amendements au projet de loi C-83 à l’autre endroit, qui constituent le fond du présent projet de loi. Notre objectif collectif était de protéger et de faire respecter la Charte et les droits de la personne et de prévenir la torture et les peines cruelles et inusitées dans les prisons canadiennes. En dépit des préoccupations justifiées du Sénat et d’innombrables autres personnes, ainsi que de preuves troublantes montrant que les violations des droits de la personne que nous cherchions à prévenir continueraient impunément, le gouvernement a rejeté le travail du Sénat.

Le gouvernement avait promis de mettre fin à l’isolement dans les prisons fédérales. Il n’a pas tenu sa promesse. Les gens ont continué de subir d’horribles préjudices physiques, psychologiques et neurologiques irréversibles parce qu’ils ont été gardés en isolement. Qui plus est, les responsables de la mise en œuvre du projet de loi C-83 n’ont pas été transparents. Nous ignorons toujours toute l’étendue des coûts humains, sociaux et financiers de l’échec du projet de loi C-83.

Honorables sénateurs, nous avons le devoir constitutionnel de faire respecter les droits des Canadiens garantis par la Charte, surtout ceux des minorités et des groupes marginalisés. La primauté du droit et les droits de la personne de l’ensemble des Canadiens sont menacés lorsque les personnes incarcérées dans les prisons fédérales sont traitées de manière cruelle ou inhumaine et soumises à des conditions contraires à la loi.

Le projet de loi C-83 a été présenté à la suite d’une série de décisions rendues par les tribunaux qui ont jugé inconstitutionnel le recours à l’isolement par le système carcéral canadien.

En particulier, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu que des effets nocifs et irréversibles peuvent commencer dans les 48 heures suivant l’isolement. Au bout de sept jours, les fonctions cérébrales peuvent être altérées. Les tribunaux canadiens ont jugé qu’une période d’isolement de 15 jours ou plus violait l’interdiction des peines cruelles et inusitées prévue dans la Charte.

Selon une analyse des propres données du Service correctionnel du Canada qui a été effectuée par Anthony Doob, ancien président et membre actuel du comité consultatif du ministre de la Sécurité publique sur la mise en œuvre du projet de loi C-83, plus du tiers des détenus qui ont été placés en isolement se sont trouvés dans conditions d’isolement cellulaire que le gouvernement avait promis d’éliminer après l’entrée en vigueur du projet de loi C-83.

Pire encore, selon les normes internationales en matière de droits de la personne, une personne sur dix est encore assujettie à des conditions qui s’apparentent à la torture. Parmi les détenus en isolement, 40 % sont des Autochtones et 16 % des Afro-Canadiens. Une fois isolés, les détenus racisés sont plus susceptibles de demeurer en isolement plus longtemps.

Malgré les interdictions internationales de mettre en isolement les personnes atteintes de troubles mentaux invalidants, le Service correctionnel du Canada isole de manière disproportionnée les personnes ayant des besoins en matière de santé mentale en disant que c’est « pour leur propre sécurité » au lieu de les transférer vers des unités de soins appropriées.

Le directeur parlementaire du budget indique que le coût des résultats horribles de la mise en œuvre du projet de loi C-83 s’élève à plus de 2,8 millions de dollars par prison, par année. Même le directeur parlementaire du budget n’a pas pu obtenir toutes les informations nécessaires pour déterminer avec exactitude combien il en coûte annuellement par détenu aux contribuables pour placer des gens en isolement.

Toutefois, le Service correctionnel du Canada a indiqué qu’il prévoyait augmenter le nombre d’unités d’intervention structurée, le terme utilisé dans le projet de loi C-83 au lieu d’isolement. En 2019, on prévoyait ouvrir de telles unités dans 15 des 53 prisons fédérales du Canada. Maintenant, le Service correctionnel du Canada souhaite en ouvrir dans pratiquement toutes les prisons.

Honorables sénateurs, confrontés au développement fulgurant d’un système qui, comme nous le savons, s’est soldé par un échec, nous avons le devoir d’agir. Quand le Sénat a débattu du projet de loi C-83, nous avons cerné trois problèmes au cœur des violations des droits constitutionnels dont nous sommes témoins aujourd’hui :

Premièrement, même s’il est reconnu internationalement que passer 15 jours en isolement équivaut à de la torture, le projet de loi C-83 permet de placer des gens en isolement pendant plus de 90 jours.

Deuxièmement, en dépit du nouveau nom, les conditions dans les unités d’intervention structurée sont les mêmes que celles de l’isolement inconstitutionnel, aussi appelé isolement cellulaire. L’isolement cellulaire est défini à l’échelle internationale comme un isolement de 22 heures par jour sans contact humain réel. Même s’il est adéquatement mis en œuvre, le projet de loi C-83 garantit seulement deux heures par jour de contact humain réel et quatre heures par jour à l’extérieur de la cellule. Ces rares contacts font aussi l’objet d’une longue liste d’exceptions.

Troisièmement, dans le cas d’un isolement illégal et inconstitutionnel, l’absence de tout système de surveillance externe efficace signifie que c’est aux autorités carcérales qu’il revient d’admettre et de corriger leur propre comportement préjudiciable, et elles ont régulièrement failli à ce chapitre.

Pendant l’étude en comité du projet de loi C-83, des témoins ont décrit une culture d’absence de respect du droit et des droits de la personne au sein du Service correctionnel. Il y a plus de 25 ans, l’ancienne juge de la Cour suprême Louise Arbour avait observé que « [l]a primauté du droit est absente bien que les règles soient partout ». Par ailleurs, des juges ont constaté que « [...] les règles encadrant l’isolement sont plus souvent bafouées que respectées [...] ».

La Cour d’appel de l’Ontario a pris la décision inhabituelle de commenter une mesure législative avant son adoption par le Parlement. Elle a déclaré que le gouvernement n’avait pas réussi à « expliquer adéquatement en quoi le projet de loi C-83 réglerait le vice constitutionnel » associé à l’isolement et qu’il était « impossible de déterminer en quoi il éliminera l’entorse constitutionnelle ».

Les amendements du Sénat, et maintenant le projet de loi S-230, visent à régler ces problèmes. Chaque mesure proposée s’appuie sur les témoignages présentés au Comité des affaires sociales, sur les lettres provenant d’une centaine d’universitaires et d’experts, ainsi que sur les rapports qui ont été publiés depuis la mise en œuvre du projet de loi C-83.

Les deux mesures proposées pour la supervision judiciaire du Service correctionnel se fondent sur les recommandations faites par la juge Louise Arbour à la suite de la commission d’enquête menée sur certains événements survenus à la prison des femmes de Kingston. La juge a conclu qu’il n’y avait :

[...] aucune autre solution au recours abusif à l’isolement de longue durée sauf celle de recommander qu’il soit placé sous le contrôle et la surveillance des tribunaux.

L’enquêteur correctionnel du Canada, Ivan Zinger, a cerné la même lacune dans le projet de loi C-83, et il a indiqué que la surveillance judiciaire était le meilleur moyen de changer la culture oppressive au sein du Service correctionnel du Canada, et qu’il s’agissait de la modification la plus importante que le comité pouvait faire pour faire respecter les droits de la personne.

Le projet de loi S-230 exige que le Service correctionnel obtienne la permission d’un tribunal pour garder une personne dans une unité d’intervention structurée pendant plus de 48 heures. Au-delà de cette période, l’isolement peut commencer à causer des dommages physiques, psychologiques et neurologiques irréparables.

On tient compte également de ce qui suit :

Lorsque des actes illégaux, une mauvaise gestion grave ou une injustice dans l’administration d’une sentence rend la peine plus sévère que celle imposée par le tribunal, une réduction de la période d’emprisonnement peut être accordée, afin de refléter le fait que la punition administrée était plus punitive que celle prévue.

Ainsi, les prisonniers pourraient exiger des mesures de réparation et de reddition de compte s’ils se retrouvent dans des conditions contraires à la loi, y compris l’isolement prolongé.

De façon semblable au pouvoir des tribunaux qui peuvent accorder des crédits de détention provisoire, ces mesures de réparation, en reconnaissant que les conditions punitives comme l’isolement rendent une peine trop sévère, offriront la discrétion voulue au tribunal d’examen pour réduire la peine ou la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle.

Après avoir examiné les droits fondamentaux des prisonniers, le Comité sénatorial des droits de la personne s’est inquiété des violations de ces droits en contexte d’isolement, ce qui l’a mené à recommander une surveillance judiciaire.

M. Doob et Mme Sprott se sont penchés sur l’efficacité de la surveillance effectuée par les décideurs externes indépendants, une mesure prévue dans le projet de loi C-83 pour remplacer la surveillance judiciaire. Ils ont conclu qu’aucune surveillance significative n’avait lieu.

Les décideurs externes indépendants sont nommés par le ministre. La majorité des renseignements dont ils ont besoin pour examiner les décisions du Service correctionnel de placer les contrevenants dans une unité d’intervention structurée sont fournis par le Service correctionnel. Dans le cadre de leur examen, les décideurs ne sont pas tenus de rencontrer les prisonniers ou de parler avec eux. En outre, il n’existe aucun mécanisme clairement établi pour que les prisonniers puissent communiquer avec les décideurs s’ils veulent porter plainte.

En collaboration avec l’experte en droit carcéral Mme Adelina Iftene, M. Doob et Mme Sprott ont cherché à savoir pourquoi les renseignements concernant les prisonniers que le Service correctionnel fournit aux décideurs externes indépendants manquent de transparence; pourquoi le Service correctionnel ne respecte pas toutes les décisions des décideurs externes indépendants; et pourquoi ces décisions ne tiennent pas compte des inégalités systémiques, comme le démontre l’absence de données désagrégées à jour sur les Noirs, les Autochtones et les personnes atteintes d’une maladie mentale.

D’ailleurs, on ne peut garantir l’examen de la décision de placer une personne en isolement avant qu’elle ne s’y trouve depuis au moins 90 jours, soit une période six fois plus longue que ce qui est reconnu internationalement comme de la torture.

Le Service correctionnel n’arrive même pas à respecter cette échéance pourtant totalement inadéquate. Depuis décembre 2019, au moins 49 personnes ont été placées en unité d’intervention structurée pendant plus de 120 jours sans que leur cas soit renvoyé pour examen à un décideur externe indépendant.

Les chercheurs en sont venus à cette conclusion :

Il est difficile d’avoir confiance en un processus qui est censé procurer une surveillance indépendante quand le processus lui-même et la logique qui entraîne chaque décision ne sont pas soumis à un examen.

De la même façon, le Comité consultatif sur la mise en œuvre des unités d’intervention structurée du ministre n’a pas été en mesure de faire son travail de surveillance durant son mandat initial, étant donné que le Service correctionnel n’a pas fourni les données nécessaires à l’analyse de la mise en œuvre du projet de loi C-83. Pendant ce temps, le Service correctionnel a eu l’audace de faire des déclarations publiques indiquant que les unités d’intervention structurée faisaient l’objet d’une surveillance étroite par le comité.

Lorsque M. Doob a finalement publié ses rapports après avoir eu accès aux données, le Service correctionnel a tenté de les discréditer, affirmant d’abord que c’était la faute de la pandémie, puis que les données fournies par le Service correctionnel n’étaient pas valables, puisqu’elles contenaient des erreurs. M. Doob et Mme Sprott ont ensuite réalisé une analyse démontrant que les allégations du Service correctionnel étaient fallacieuses.

Bien qu’une surveillance judiciaire n’entraîne pas d’interdiction ni de plafonnement de la période d’isolement, elle assurerait une surveillance indépendante plus rigoureuse en chargeant les tribunaux de faire respecter les droits énoncés dans la Charte. Comme ils l’ont fait dans le cadre de contestations constitutionnelles visant l’isolement, les tribunaux pourraient protéger l’établissement de recours significatifs et la responsabilité correctionnelle. En élargissant la définition d’une « unité d’intervention structurée » pour inclure toute occasion où les détenus sont séparés de la population carcérale générale et placés dans des conditions qui s’apparentent à l’isolement, le projet de loi S-230 répond aux observations faites par nos propres sénateurs lors de leurs visites dans les pénitenciers fédéraux, à savoir que les détenus se retrouvent également dans des conditions d’isolement à l’extérieur des unités d’intervention structurée. Lorsque cela se produit, même les faibles règles énoncées dans le projet de loi C-83 ne s’appliquent pas.

Peu importe son nom, l’isolement existe depuis longtemps — l’observation médicale et l’isolement en cellule nue en sont deux exemples bien connus —, mais son utilisation s’est accrue depuis l’adoption du projet de loi C-83.

Au fur et à mesure qu’il a mis en place des unités d’intervention structurée, le Service correctionnel du Canada a créé de nouvelles formes d’isolement auxquelles les règles sur les unités d’intervention structurée ne s’appliquent pas, notamment l’association limitée volontaire, les rangées de détention temporaire et d’autres formes de régimes de restriction des mouvements et d’unités d’isolement.

De plus, le Bureau de l’enquêteur correctionnel a signalé que, pendant la pandémie de COVID-19, des prisons entières ont été assujetties aux mesures suivantes :

[…] interruption des activités dans les établissements, isolement presque total dans les cellules, exercice en plein air aux deux ou trois jours, 20 minutes passées hors de la cellule un jour sur deux pour prendre une douche ou utiliser le téléphone […]

Le Service correctionnel du Canada a eu recours à des pratiques illégales et inconstitutionnelles. Dans certains cas, il a mis en isolement les personnes malades, alors que de nombreuses prisons provinciales s’efforçaient de limiter ces mesures draconiennes, notamment en libérant les détenus âgés et malades et ceux dont la date de libération était proche.

Le projet de loi S-230 ferait en sorte que la surveillance judiciaire s’applique à tous ces lieux et à toutes ces pratiques et que l’interdiction de la mise en isolement et les exigences en matière de surveillance ne puissent être contournées par le simple fait de nommer l’isolement autrement. C’est un élément crucial, parce que la Constitution exige que les conditions de l’isolement respectent la Charte, peu importe le nom qui est donné à la pratique.

Le projet de loi S-230 intègre également des mesures issues des amendements apportés par le Sénat au projet de loi C-83 dans le but d’empêcher que des personnes qui ont des problèmes de santé mentale invalidants soient placées en isolement. Ces amendements reflètent les obligations en droit international relatives aux droits de la personne qui visent à empêcher l’isolement de ce groupe vulnérable. D’innombrables rapports et enquêtes, dont l’enquête sur Ashley Smith, ont montré sans équivoque que les personnes qui ont des problèmes de santé mentale doivent être dirigées vers le système de santé, pas vers les prisons, et qu’elles ne doivent surtout pas être placées en isolement.

En réponse aux amendements proposés par le Sénat au projet de loi C-83, le gouvernement a ajouté l’exigence que la santé mentale de toute personne admise en prison ou transférée vers une unité d’intervention structurée soit évaluée par un professionnel de la santé mentale, comme un psychologue ou un psychiatre. Malgré cette exigence de la loi, certaines prisons ne comptent aucun psychologue au sein de leur effectif. Aucun. Pire, les visites que nous avons effectuées nous ont montré que, trop souvent, cette exigence ne consistait qu’à cocher une case, tâche effectuée par le personnel correctionnel, notamment par ceux qu’on appelle les conseillers en comportement.

En outre, les tribunaux ont relevé que, même si cela va à l’encontre des Règles Nelson Mandela et des obligations professionnelles des psychologues embauchés par le Service correctionnel du Canada, ces derniers sont trop souvent là seulement pour approuver la poursuite de l’isolement plutôt que pour aider les détenus.

Selon Doob et Sprott, plus d’un prisonnier sur quatre envoyé dans une unité d’intervention structurée est considéré par Service correctionnel Canada lui-même comme présentant possiblement un problème de santé mentale. Ces personnes sont plus susceptibles de passer plus de temps en unité d’intervention structurée et d’y être envoyées non pas parce qu’elles posent un risque pour la santé publique, mais parce que la prison manque à son devoir de répondre à leurs besoins. Il est plus facile de les gérer en isolement.

Le taux véritable de personnes en unité d’intervention structurée qui présentent des problèmes de santé mentale est probablement beaucoup plus élevé. Dans le système carcéral, les comportements symptomatiques de problèmes psychiatriques ou de santé mentale sont trop souvent caractérisés par les gardiens, et même par le personnel médical dans les prisons, comme une recherche d’attention, de la défiance ou des comportements typiques de criminels.

C’est ce qui s’est passé dans le cas d’Ashley Smith. Cette jeune fille de 19 ans avait été décrite comme étant dangereuse et violente malgré les enregistrements vidéos prouvant le contraire. Ce n’est qu’au cours de l’enquête sur son décès que l’on a reconnu qu’elle avait des problèmes de santé mentale. Bien que l’histoire d’Ashley soit maintenant bien connue, bien d’autres personnes vivent une situation inadmissible comparable.

« M » est une femme autochtone qui a été abandonnée à la naissance et qui a été sexuellement agressée lorsqu’elle était bébé et enfant. Elle a fait sa première tentative de suicide à 13 ans. Elle a des antécédents de consommation de drogue et a passé la plus grande partie de sa vie en prison. Elle demeure en détention, même si elle a purgé sa peine, pour un comportement pour lequel elle a été jugée non criminellement responsable en raison de problèmes de santé mentale invalidants.

En isolement, après s’être cognée la tête, « M » a subi des dommages physiques, psychologiques et neurologiques permanents. Parce qu’elle résistait aux efforts du personnel pour la maîtriser, le Service correctionnel du Canada a tenté de la faire déclarer une « délinquante dangereuse ». Après un examen approfondi des circonstances, le juge président a rejeté cette désignation.

Le Service correctionnel du Canada place des prisonniers en isolement pour gérer les comportements difficiles. Pourtant, c’est la pire chose qu’il pourrait faire. Un tel isolement provoque des troubles de santé mentale et les aggrave, ce qui a des conséquences épouvantables et parfois même mortelles.

Le projet de loi S-230 rétablirait l’objet initial des amendements proposés au projet de loi C-83 par le Sénat. Il permettrait la réalisation d’évaluations de santé mentale par des professionnels de la santé mentale qualifiés et indépendants.

Le projet de loi S-230 exigerait aussi que lorsqu’une évaluation de la santé mentale révèle qu’une personne souffre de troubles mentaux invalidants, le Service correctionnel du Canada transfère cette personne dans un établissement provincial de santé pour qu’elle reçoive des soins psychiatriques appropriés. Selon le directeur parlementaire du budget, en plus d’être une façon plus sécuritaire, productive et humaine de répondre à des problèmes de santé mentale, de telles approches ne représenteraient qu’une fraction du coût de l’isolement dans des unités d’intervention structurée.

Le Comité sénatorial des droits de la personne appuie ces mesures et réclame qu’on interdise l’isolement de personnes souffrant de troubles mentaux invalidants et qu’on les transfère plutôt dans des établissements provinciaux de santé. Le projet de loi C-230 empêcherait donc les personnes ayant des besoins complexes en santé mentale d’être soumises à des conditions de détention très difficiles, et les redirigerait plutôt vers des établissements de santé.

Le projet de loi S-230 modifie aussi les articles 81 et 84 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, qui autorisent le transfèrement de délinquants autochtones et non autochtones dans des collectivités autochtones pour y purger leur peine dans le cas visé par le premier article où le délinquant doit être détenu et dans celui prévu par le second où il bénéficie d’une libération conditionnelle. Ces dispositions qui sont grandement sous-utilisées visent à remédier à la surreprésentation des Autochtones dans les prisons et aux cotes de sécurité trop élevées qui leur sont attribuées. Ces problèmes perpétuent le legs du racisme et du colonialisme.

Le projet de loi S-230 cherche à remédier à la discrimination systémique actuelle en encourageant le recours aux articles 81 et 84 non seulement par les corps dirigeants et les organisations autochtones, mais aussi par les groupes communautaires au service des Autochtones et d’autres communautés marginalisées, y compris les Afro-Canadiens et les membres des communautés 2SLGBTQ+.

Le projet de loi S-230 exige également que le Service correctionnel prenne des mesures concrètes pour chercher des groupes communautaires avec qui il pourra conclure des ententes sur la prise en charge et la garde d’Autochtones et d’autres délinquants marginalisés.

Selon M. Doob et Mme Sprott, les Autochtones et les Afro-Canadiens continuent d’être surreprésentés dans les unités d’intervention structurée. Des recherches menées par le Service correctionnel et la Commission des libérations conditionnelles du Canada révèlent aussi que les femmes sont plus susceptibles de se retrouver en isolement, en particulier les femmes autochtones et les autres femmes racisées qui ont été maltraitées toute leur vie et celles qui ont des troubles mentaux, et ce, même si elles présentent un risque minime pour la sécurité publique.

Trop souvent, le système carcéral caractérise plutôt ceux qui ont le plus besoin de soutien communautaire et culturel comme dangereux ou difficile à gérer. Ce genre d’étiquetage commence souvent, comme ce fut le cas pour une femme appelée « L », suite à une réaction négative à une fouille à nu ou à un stress indu.

Comme l’a souligné le Comité des droits de la personne, l’attribution d’étiquettes discriminatoires est exacerbée par le racisme et le sexisme systémiques inhérents aux outils d’évaluation qui se fondent sur des antécédents de mauvais traitements pour justifier le fait que l’on désigne des femmes autochtones, en particulier, comme un risque élevé plutôt que de leur offrir un traitement, un lien avec leur communauté et l’occasion de guérir.

« L » fait partie de la génération perdue des enfants enlevés de leur communauté autochtone. Elle est une des rares femmes à avoir été désignées « délinquantes dangereuses » au Canada. La Cour d’appel de l’Alberta a invalidé cette désignation et la peine d’une durée indéterminée après avoir conclu qu’elle avait été désignée ainsi en raison de ce qu’elle avait dit et écrit, et non en raison de ce qu’elle avait fait.

Il a fallu six années et demie avant qu’elle réussisse à faire annuler sa désignation de contrevenante dangereuse. Pendant cette période, elle a toujours été en isolement, sauf pendant six mois. Elle vit maintenant dans la collectivité depuis plus de 20 ans, mais les centaines de cicatrices entrelacées qui couvrent son corps témoignent de l’automutilation et des tentatives de suicide que sa terrible expérience d’isolement a engendrées.

Le projet de loi S-230 fait à la fois écho aux amendements proposés par le Sénat au projet de loi C-83 et aux recommandations du Comité sénatorial permanent des droits de la personne qui demandaient qu’on élargisse l’accès aux transfèrements prévus aux articles 81 et 84 comme solution de rechange à l’isolement des détenus les plus marginalisés qui ont besoin d’un soutien communautaire. Les peines purgées dans la collectivité sont moins coûteuses, elles favorisent l’intégration et contribuent à endiguer le cycle de la colonisation et de la discrimination en s’attaquant au problème de l’incarcération massive des Noirs et des Autochtones. Soyons clairs, honorables sénateurs, le projet de loi S-230 n’est pas la panacée en ce qui concerne la fin de l’isolement, peu importe le nom qu’on donne à cette pratique, mais il nous fait progresser vers cet objectif. Il met en place les conditions qui, sous l’œil attentif des tribunaux, permettront enfin l’avènement dans le système carcéral d’une culture fondée sur les droits de la personne.

Depuis quatre décennies, je me rends dans les prisons et m’agenouille sur le plancher de béton devant les cellules d’isolement pour essayer de convaincre, par l’entremise de la fente qui sert à remettre les repas, l’être cher, l’enfant, le proche, le parent ou le conjoint de quelqu’un d’arrêter de se taper la tête contre les murs ou le plancher, de se couper la peau, de chercher à s’étrangler, d’essayer de faire sortir ses yeux de leurs orbites, de s’automutiler ou d’étendre du sang ou des excréments sur son corps, sur les murs et sur les fenêtres.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais je ne peux m’imaginer avoir besoin de contacts humains au point de faire des choses pouvant causer ma mort. Les cris de tourment et de désespoir que j’ai entendus sont indescriptibles. J’en garde un souvenir qui me hante constamment. Comment pouvons-nous décrire adéquatement l’horreur d’enfermer un être humain dans une cellule en béton de la taille d’un petit espace de stationnement ou d’une salle de bains? Hallucinations, paranoïa, anxiété paralysante et dissociation : les dommages causés par l’isolement s’observent dans l’esprit, le corps et les gestes de ses survivants et sont démontrés par l’incapacité d’un trop grand nombre d’entre eux de s’épanouir.

Le projet de loi C-230 s’appuie sur des années de travail du Sénat sur les droits de la personne des détenus, et je veux souligner avec gratitude le rôle vital qu’un si grand nombre de mes collègues ont joué dans la surveillance de la mise en œuvre du projet de loi C-83 et dans la proposition des modifications législatives que je suggère aujourd’hui.

Dans les faits, le projet de loi C-83 a placé le Service correctionnel du Canada à l’abri des mesures de protection et de surveillance déjà minimales qui s’appliquaient précédemment aux cellules d’isolement en renommant ces dernières unités d’intervention structurée. Le droit des sénateurs d’accéder aux prisons, conféré par l’article 72 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, est devenu l’un des rares moyens qui existent encore d’exiger des comptes des intervenants correctionnels. Certains d’entre vous se souviendront qu’à peine quelques minutes après l’adoption du projet de loi C-83 sans les amendements du Sénat, des sénateurs, dont le sénateur Colin Deacon et la très regrettée sénatrice Forest-Niesing, ont proposé un plan en vue de visiter les pénitenciers fédéraux afin de surveiller la mise en œuvre du projet de loi C-83 et les conditions générales de l’isolement. À ce jour, beaucoup d’entre nous avons visité des prisons fédérales pour y rencontrer des prisonniers et des membres du personnel et nous renseigner directement auprès des personnes touchées par les lois que nous adoptons. Même si elles ont été provisoirement suspendues en raison de la pandémie, dès que l’état de la santé publique nous l’a permis, nos visites ont recommencé cet automne. Ce que nous avons alors entendu souligne le besoin urgent de faire adopter ce projet de loi. Bien que sa santé l’ait empêchée de se joindre à nous, la sénatrice Forest-Niesing a suivi nos visites et nos dernières conversations téléphoniques incluaient des discussions sur le dépôt de ce projet de loi, un projet de loi qu’elle aurait peut-être présenté elle-même ou qu’elle aurait, à tout le moins, comarrainé n’eût été son décès.

En terminant, je veux proposer un titre abrégé pour le projet de loi : la loi de Tona. Les membres du Comité sénatorial permanent des droits de la personne ont fait la connaissance de Tona lors d’une visite à un hôpital de psychiatrie médicolégale, dans la région de l’Atlantique. Tona a passé 10 ans dans un établissement fédéral, toujours en isolement. Le résultat : un diagnostic de schizophrénie causée par l’isolement. Sa psychose est directement liée aux périodes prolongées qu’elle a passées dans des cellules d’isolement et au stress post-traumatique associé aux tortures de cet isolement. Tona nous a implorés de prendre des mesures législatives pour mettre fin à l’isolement et pour sortir les femmes et les personnes avec des problèmes de santé mentale des prisons afin qu’elles reçoivent les services de santé mentale appropriés. Elle a suggéré que nous pourrions parler de la loi de Tona. Ceux qui connaissent l’histoire de Tona seront heureux d’apprendre que, avec le soutien de l’équipe en santé mentale, elle a maintenant réintégré la communauté. Sans les restrictions sanitaires actuelles, elle aurait bien pu se présenter ici aujourd’hui pour vous rencontrer tous.

Honorables sénateurs, en 2019, nous avons fait un travail incroyable en présentant ces dispositions. Depuis, trop de gens ont vécu des conditions d’isolement si terribles que nous recevons régulièrement des demandes d’accès à l’aide médicale à mourir de la part de détenus. D’autres ont tenté de se suicider ou se sont suicidés pour échapper à leur situation. C’est ce qui arrive malgré la Charte et les beaux discours des bureaucrates. Il s’agit de vraies personnes qui, la plupart du temps, étaient convaincues qu’elles allaient en prison pour régler les problèmes qui les avaient menées là afin de pouvoir un jour réintégrer la société. Au nom des vies que les mesures d’isolement ont fauchées, au nom des nombreuses personnes qui, comme Tona, ont survécu et qui luttent pour que personne d’autre ne vive ces conditions de torture, unissons-nous pour terminer ce que nous avons commencé. J’espère pouvoir compter sur votre appui pour l’adoption du projet de loi S-230.

L’honorable Pierre-Hugues Boisvenu [ - ]

Sénatrice, vous avez employé le mot « torture » à plusieurs reprises. Avez-vous une idée du nombre de plaintes qui ont été adressées à l’enquêteur correctionnel en ce qui a trait à la torture dans les prisons, dans les pénitenciers fédéraux, et savez-vous combien de ces plaintes étaient fondées?

L’utilisation du mot « torture » provient des règles internationales des Nations unies sur le traitement des prisonniers et du rapporteur spécial sur la torture et la détention. Les tribunaux ont ensuite utilisé cette définition; après une limite de 15 jours, il peut s’agir de torture. En effet, des plaintes ont été portées au Service correctionnel du Canada. Je n’en ai pas le nombre exact à portée de la main. Je sais que l’enquêteur correctionnel du Canada en a examiné beaucoup. Je sais que M. Doob — qui était président du comité consultatif du ministère chargé d’examiner ces unités d’intervention structurée — n’a pas pu mettre la main sur les données, à l’instar des autres membres du comité, et que lorsqu’ils les ont finalement obtenues et qu’ils ont constaté le nombre de fois — je l’ai déjà mentionné et je crois que c’était 49 ou plus — où des personnes ont été détenues pendant six fois la limite de 15 jours qui avait été établie, même à ce moment-là, le système correctionnel a tenté d’affirmer que la documentation était problématique. Ainsi, une partie du défi — et je crois que nous souhaiterions tous que cela se fasse — consiste à tenir responsable le Service correctionnel du Canada de faire le travail qu’il est censé faire. Étant donné la répartition de presque un employé par prisonnier, on pourrait s’attendre à ce que beaucoup plus d’information soit rendue disponible de manière plus transparente et plus responsable.

Le sénateur Boisvenu [ - ]

J’ai fait le tour des pénitenciers du Québec — je ne suis pas allé dans d’autres provinces —, et lorsqu’on utilise le mot « torture » à de multiples reprises, il est entendu que l’on fait référence à des prisons situées dans des pays du tiers-monde ou des États totalitaires. Toutefois, lorsque nous utilisons le mot « torture » au Canada, nous devons lui donner un sens sur le plan des données scientifiques. Lorsque je parle du nombre de femmes qui sont agressées au Canada, je m’appuie sur des données pour dire qu’il y a eu un nombre précis de femmes assassinées ou de tentatives de meurtre. Lorsqu’on utilise un mot aussi fort que « torture » dans le contexte des pénitenciers fédéraux — nous ne sommes quand même pas au Mexique —, ne croyez-vous pas que, pour donner de la crédibilité à votre projet de loi, il est important de fonder ces affirmations sur des données tangibles et véridiques, pour faire en sorte que le mot puisse être utilisé sans être contesté?

Je suis tout à fait d’accord, et si vous croyez qu’il y a quoi que ce soit d’inexact dans ce que j’ai dit ou dans la documentation, je vous invite à m’indiquer ces données.

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