Le centième anniversaire de la Loi d’exclusion des Chinois
Interpellation--Suite du débat
28 mars 2023
J’ai l’honneur de prendre la parole aujourd’hui pour répondre à l’interpellation du sénateur Woo, qui attire notre attention sur les séquelles de la Loi d’exclusion des Chinois, promulguée le 1er juillet 1923, il y a 100 ans.
Cette loi a été conçue par le gouvernement de William Lyon Mackenzie King. Elle a mis fin à l’ancien système de taxe d’entrée. Au lieu de cela, elle fermait complètement la porte à l’immigration chinoise.
Les règles étaient strictes. Seules quatre catégories de Chinois étaient autorisées à entrer sur le territoire : les diplomates et les représentants du gouvernement; les enfants nés au Canada, mais qui avaient quitté le pays à des fins éducatives, mais seulement s’ils revenaient dans un délai de moins de deux ans; les étudiants qui fréquentaient une université ou un collège; et, dans de rares cas, les commerçants qui avaient reçu un statut spécial du ministre de l’Immigration et de la Colonisation.
Les navires transportant des immigrants chinois au Canada n’étaient autorisés à transporter qu’un Chinois par tranche de 250 tonnes du poids d’expédition. Ceux qui étaient nés ici devaient s’enregistrer et porter une pièce d’identité avec photo.
Le libellé de la loi de 1923 autorisait la police à détenir et à arrêter, sans mandat, toute personne d’origine ou d’ascendance chinoise qu’elle soupçonnait d’être entrée illégalement au pays. Les personnes arrêtées étaient détenues jusqu’à ce qu’elles puissent fournir la preuve légale qu’elles étaient autorisées à se trouver au Canada. Celles qui ne le pouvaient pas risquaient l’expulsion.
Ainsi, moins de 50 personnes — aussi peu de 15 selon certaines sources — ont pu émigrer au Canada depuis la Chine entre 1923 et 1947.
Pour mettre les choses en perspective, en 1921, le Canada a admis 2 707 immigrants chinois. En 1924, nous n’en avons admis que trois, et un seul en 1925.
Dans son discours initial, le mois dernier, le sénateur Woo a suggéré que la Loi d’exclusion n’aurait pas suscité autant d’intérêt que la taxe d’entrée parce que la plupart des victimes étaient hypothétiques et qu’il s’agissait d’immigrants qui auraient pu venir ici s’ils y avaient été autorisés.
Permettez-moi de ne pas être d’accord avec mon ami et collègue, car ce n’est pas totalement vrai. Les principales et très réelles victimes de la Loi d’exclusion de 1923 ont été les épouses et les enfants restés en Chine, qui n’ont pas été autorisés à venir ici pour y rejoindre leur mari et leur père. Et comme on estime que 80 % des Canadiens d’origine chinoise avaient une épouse et une famille en Chine, on peut conclure que de nombreuses familles ont été séparées.
En raison de la difficulté et du coût du voyage — rendu encore plus coûteux par la taxe d’entrée —, il était courant pour les travailleurs chinois de laisser leur épouse et leur famille derrière eux pour venir s’établir en Alberta ou en Colombie-Britannique dans l’espoir de les faire venir au Canada plus tard. Ils étaient maintenant privés de cette possibilité.
En 1931, on comptait à Toronto 15 fois plus d’hommes chinois que de femmes chinoises. À Calgary, les hommes étaient 12 fois plus nombreux que les femmes. À Vancouver, ils étaient 11 fois plus nombreux que les femmes.
Beaucoup de familles ont vécu une séparation permanente; des liens familiaux ont été rompus à tout jamais.
Les épouses qui étaient restées en Chine étaient souvent stigmatisées et subissaient un isolement culturel. Pendant ce temps, au Canada, les célibataires esseulés se tournaient souvent vers les maisons de jeu et les bordels pour passer le temps, au grand désarroi des dirigeants communautaires chinois. La Chinese Benevolent Association de Vancouver se plaignait que le manque de femmes et de liens familiaux au sein des communautés amenait les hommes à sombrer de manière indisciplinée dans les mauvaises habitudes et les divertissements.
Bien sûr, cette situation a encouragé des croyances racistes selon lesquelles les Chinois étaient immoraux du fait de leur culture, alors que leurs « mauvaises habitudes » étaient le résultat logique de la création d’une communauté artificielle et isolée formée de célibataires.
Les conséquences naturelles de la loi draconienne sur l’exclusion ont fini par devenir évidentes. La population chinoise installée au Canada a commencé à diminuer considérablement. Alors que l’on comptait 11 592 personnes d’origine chinoise à Vancouver en 1931, il n’y en avait plus que 5 973 en 1941.
Cet exode est d’autant plus troublant et renversant quand on pense que ceux qui sont retournés en Chine pendant ces 10 années arrivaient dans une zone de guerre et dans un pays qui risquait d’être occupé par le Japon.
Entre 1921 et 1951, la population chinoise du Canada a diminué de 25 %. Il s’agit très certainement d’une caractéristique et non d’un défaut de la loi d’exclusion. Conçue par le gouvernement raciste de Mackenzie King, cette loi visait non seulement à empêcher les immigrants chinois d’entrer au Canada, mais aussi à faire fuir ceux qui s’y trouvaient déjà.
Les Canadiens d’origine chinoise et ceux qui aspiraient à le devenir ne sont pas les seuls à avoir souffert de la loi d’exclusion. Le Canada a également fait les frais de sa xénophobie et de son sectarisme en perdant le talent et le dynamisme des personnes qui se sont vu refuser l’entrée au pays.
Dans ce contexte, je pense qu’il est instructif d’examiner certaines réalisations extraordinaires des Canadiens d’origine chinoise qui ont atteint la majorité à l’époque même où la loi d’exclusion était en vigueur.
La Dre Victoria Chung est née en 1897 à Victoria, la ville qui lui a donné son nom. Elle a été la première Canadienne d’origine chinoise à devenir médecin — non seulement la première femme médecin, mais aussi la première médecin sino-canadienne, tout court.
En 1923, l’année où la Loi d’exclusion des Chinois a été adoptée, la société missionnaire des femmes presbytériennes a parrainé la Dre Chung afin qu’elle puisse se rendre en Chine pour y travailler dans un hôpital. Cependant, quand elle a essayé de rentrer au Canada, on lui a dit qu’elle avait séjourné trop longtemps en Chine et qu’elle était de ce fait inadmissible. Elle ne pouvait plus retourner vivre dans son pays natal. Ses parents ont pris la décision de quitter le Canada pour vivre auprès d’elle, renonçant ainsi à leur droit de rentrer au pays où ils avaient vécu depuis des décennies. Elle aurait pu s’enfuir de la Chine quand le Japon l’a envahie. Au lieu de cela, elle a continué de travailler comme médecin et missionnaire durant la guerre et la révolution chinoise.
Peter Wing est né à Kamloops, en Colombie-Britannique, en 1914. Homme d’affaires prospère, il est devenu le membre le plus jeune de la chambre de commerce de Kamloops en 1934. Il a ensuite été maire de Kamloops pendant trois mandats, ce qui en a fait le premier Canadien d’origine chinoise à occuper les fonctions de maire au pays, et même la première personne d’origine chinoise à être élue à ce poste en Amérique du Nord.
George Ho Lem est né à Calgary, en 1918. Sa mère, Mary, a été la première Canadienne d’origine chinoise à s’installer dans la ville selon les registres. Il a été nettoyeur, restaurateur et éleveur de chevaux réputé ayant remporté deux derbys de l’Alberta. Il a été membre du conseil d’administration du Stampede de Calgary pendant 18 ans. Il a été élu conseiller municipal de Calgary en 1959, puis il est devenu le premier Canadien d’origine chinoise à être élu à l’Assemblée législative de l’Alberta.
Gretta Wong Grant est née à London, en Ontario, en 1921. En 1946, un an avant la fin de la Loi d’exclusion des Chinois, elle a été admise au Barreau de Toronto en tant que première avocate canadienne d’origine chinoise du pays. Diplômée de la Faculté de droit Osgoode Hall, elle a occupé les fonctions d’avocate adjointe de la municipalité et de directrice de l’aide juridique de London, en plus d’avoir été la première femme à diriger l’association locale du Barreau. Cela dit, toute la famille de Gretta était extraordinaire. Elle pourrait bien avoir été le cancre de la famille. Ses deux sœurs aînées ont fait des études en médecine à l’Université Western Ontario, et sa sœur cadette a obtenu un doctorat en biochimie.
Douglas Jung est né à Victoria en 1924. Il a 20 ans lorsqu’il s’engage dans l’armée canadienne au sein d’un groupe de 13 Canadiens d’origine chinoise qui se portent volontaires pour l’opération Oblivion, une mission du Special Operations Executive britannique visant à envoyer des agents secrets dans la Chine occupée par les Japonais pour y servir d’espions et de saboteurs.
Après la guerre, Jung a suivi des études de droit et est devenu un avocat reconnu. En 1957, 10 ans après l’abrogation de la Loi d’exclusion des Chinois, il fut le premier député canadien d’origine chinoise à être élu au Parlement du Canada.
Norman Kwong est né à Calgary en 1929 et a grandi pendant les années les plus sombres de la Loi d’exclusion des Chinois, mais, en 1948, à l’âge de 18 ans, il a entamé une carrière extraordinaire dans le football. Pendant trois ans, il a joué pour les Stampeders de Calgary, et est devenu le premier joueur sino-canadien de la Ligue canadienne de football — et le plus jeune — à remporter la Coupe Grey. Il a passé 10 autres années glorieuses à jouer pour Edmonton, remportant la Coupe Grey à trois autres reprises, ce qui lui a valu le surnom de « China Clipper ». Il a remporté à deux reprises le prix Schenley du meilleur joueur canadien de la ligue et, en 1955, a été nommé athlète masculin de l’année au Canada. Il a ensuite poursuivi une brillante carrière dans les affaires et est devenu copropriétaire des Flames de Calgary, ce qui fait de lui la première personne — et peut-être la seule — à remporter à la fois la Coupe Stanley et la Coupe Grey. Après des années de service public dévoué, il a été nommé lieutenant-gouverneur de l’Alberta en 2005, un rôle qu’il a assumé avec distinction et qui lui a valu une énorme popularité auprès du public.
Je pourrais continuer à raconter de telles histoires, mais je pense que ces quelques exemples illustrent mon propos. Pensez aux obstacles extraordinaires que toutes ces personnes ont dû surmonter. Imaginez maintenant ce que nous, Canadiens, avons perdu avec notre racisme, qui a eu l’effet d’un autosabotage, étant donné tout le talent et l’énergie que nous avons rejetés ou fait fuir.
Nous devons maintenant faire très attention de ne pas répéter les erreurs du passé et de ne pas laisser les préjugés et la paranoïa obscurcir notre jugement ou nous mener à remettre en question le patriotisme et la loyauté des Canadiens sur la base de leur origine ethnique. Qu’il soit bien clair que les allégations sérieuses et fondées d’ingérence du gouvernement chinois dans la politique provinciale ou fédérale du Canada doivent faire l’objet d’une enquête appropriée, approfondie et rapide. Si ces allégations sont confirmées, nous devons prendre des mesures fermes pour préserver l’intégrité de nos élections et nous ne devons pas être naïfs quant aux intentions éventuelles d’autres pays.
Prenons bien garde de ne pas faire de suppositions paresseuses et dangereuses sur la loyauté de dizaines de milliers de Canadiens d’origine chinoise. Les Canadiens d’origine asiatique ont déjà été victimes d’un racisme odieux découlant de l’éclosion de la pandémie de COVID-19. Bien que ces attaques racistes soient en baisse, il serait tragique que des Canadiens d’origine chinoise, y compris des politiciens, soient calomniés à la suite d’allégations anonymes.
Nous ne pouvons et ne devons pas permettre à des gouvernements ou à des acteurs étrangers d’influencer nos élections, que cette influence vienne de Russie, de Chine, des États‑Unis, d’Inde ou d’ailleurs. Nous devons prendre au sérieux les rapports crédibles faisant état d’une telle influence étrangère. Or, dans notre hâte à protéger notre démocratie, nous ne devons pas sacrifier nos valeurs démocratiques fondamentales. Je crains que certains propos de plus en plus enflammés autour de cette question, même s’ils sont bien intentionnés, n’aient déjà pour résultat non seulement de diffamer certains Canadiens d’origine chinoise dans la sphère publique, mais aussi d’alimenter une méfiance destructrice à l’égard des Canadiens d’origine chinoise de manière plus générale. Il n’y a rien que nos divers adversaires et que les agents provocateurs aimeraient plus que de semer la méfiance et la discorde parmi les Canadiens, de nous voir nous retourner les uns contre les autres, de favoriser la division lorsque nous avons le plus besoin d’être unis. Ne leur facilitons pas la tâche.
Alors que nous approchons du 100e anniversaire d’un chapitre sombre et destructeur de notre histoire, veillons à tirer les leçons de notre passé, à nous rappeler et à célébrer l’extraordinaire héritage des Canadiens d’origine chinoise qui ont enrichi notre pays, ainsi que les réalisations et le leadership des Canadiens d’origine chinoise d’aujourd’hui, qui ont tant donné à ce pays que nous chérissons tous. Je vous remercie. Hiy hiy.
Accepteriez-vous de répondre à une question, sénatrice Simons?
Je serais ravie de le faire.
Je m’en voudrais de ne pas vous demander si vous saviez que Gretta Wong, à qui vous avez fait référence, a des liens directs avec cette Chambre.
Je l’ignorais. Pourriez-vous nous éclairer sur la nature de ces liens?
Je suis heureuse d’ajouter que, en plus d’avoir ouvert certaines des premières cliniques d’aide juridique sino-canadiennes au pays, en grande partie parce qu’on ne lui a fourni aucune autre occasion ou aide juridique, Gretta Wong est également la grand-mère de la directrice des affaires parlementaires de mon bureau, Emily Grant, et l’arrière-grand-mère de la fille d’Emily, Isabel Gretta.
Je l’ignorais.