
Le Code criminel—La Loi réglementant certaines drogues et autres substances
Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Débat
17 novembre 2022
Honorables sénatrices et sénateurs, je prends la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-5, Loi modifiant le Code criminel et la Loi réglementant certaines drogues et substances. Le projet de loi vise notamment à éliminer une vingtaine de peines minimales du Code criminel, soit environ le tiers des peines minimales énoncées dans le code. Énoncer des peines minimales dans le Code criminel oblige les juges à condamner une personne reconnue coupable à une peine déterminée d’avance, sans tenir compte des circonstances particulières de la personne accusée et du contexte dans lequel l’infraction a été commise. Le principe de la discrétion accordée à un juge est mis à mal dans ces cas.
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles a récemment conclu son étude du projet de loi C-5, au cours de laquelle nous avons entendu de nombreux témoins qui nous ont priés d’appuyer ce projet de loi, qui vise notamment à éliminer un certain nombre de peines minimales du Code criminel. D’autres témoins, dont des groupes de femmes, nous ont avisés du fait que, premièrement, les femmes ne font pas confiance au système de justice, parce qu’elles n’y sont pas bien traitées.
Deuxièmement, les femmes en ont assez d’être revictimisées dans le système de justice pénale à cause de leur sexe, de leur orientation de genre, de leur origine ethnique ou nationale, de leur couleur ou de leur race.
Troisièmement, les groupes de femmes n’arrivent pas à s’imposer en tant que parties prenantes pour soutenir les femmes dans ce système.
D’ailleurs, je vous invite à lire les transcriptions de la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles d’aujourd’hui, où nous avons, encore une fois, entendu un groupe de femmes victimes de violence conjugale qui nous ont expliqué à quel point il fallait revoir tout le système judiciaire.
Chers collègues, il nous incombe de signifier à ces femmes que nous les avons écoutées, mais plus encore, que nous les avons entendues et que nous acceptons de contribuer à débusquer les éléments de la justice criminelle qui contribuent à exacerber la discrimination que subissent déjà les personnes et les groupes marginalisés dans notre société.
Je ne reprendrai pas les arguments que mes collègues ont déjà fait valoir, qu’ils soient pour ou contre ce projet de loi, ce pour quoi je les remercie. Leurs réflexions, ainsi que les témoignages entendus au comité, m’amènent plutôt à formuler une option qui permettrait au Sénat d’examiner, avec un second regard attentif, la question fondamentale pour notre société de la peine que devraient purger les personnes qui commettent des crimes.
Je suis d’avis que ce second regard attentif doit nous permettre de dépasser la rhétorique binaire qui prévaut trop souvent dans ce domaine, à savoir réduire la discussion au fait d’être « mou contre le crime » ou « dur contre le crime ». Il est temps que le langage de la virilité qui continue de prévaloir lorsqu’il est question de justice criminelle cesse d’être la référence quand il s’agit de définir la façon dont notre société considère les conséquences des actes criminels; « être mou » ou « être dur » doit cesser d’être la référence quand il s’agit de discuter des valeurs sur lesquelles repose et doit reposer la justice en matière criminelle.
Nous venons d’un monde où les femmes étaient exclues de la pratique du droit criminel, autant comme procureures de la Couronne que comme avocates de la défense, sous prétexte que la criminalité est un monde d’hommes. Dans ce monde, les femmes n’ont d’autre place que celle d’objets de la criminalité qui s’exerce littéralement sur leur dos. Le fait que des femmes soient devenues procureures de la Couronne dans un premier temps et avocates de la défense par la suite ne doit pas faire illusion.
Le Code criminel a été adopté en 1892. Les fondements des principes de détermination de la peine ont été formulés dans le but de refléter les valeurs de la société au XIXe siècle. Nous savons que la réalité a changé; c’est pourquoi ces fondements doivent être réexaminés en profondeur. Le Sénat est bien placé pour entreprendre cette révision et les adapter à la réalité du XXIe siècle. Non seulement notre nomination nous met à l’abri d’une défaite électorale, mais notre rôle est justement de porter un second regard attentif sur de telles questions.
Les gouvernements élus ont apporté des modifications à la pièce au fil des décennies, au gré des programmes politiques des différents gouvernements qui se sont succédé jusqu’à maintenant. Les gouvernements élus ont d’autres préoccupations et leur réélection à court terme ne les incite pas à se lancer dans des travaux d’une telle envergure. Le projet de loi C-5 en est l’illustration.
Je suis donc d’avis que c’est notre responsabilité de nous y engager. Je suis aussi d’avis qu’une étude exhaustive devrait être entreprise par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, afin d’actualiser les valeurs qui doivent sous‑tendre la question des peines à imposer en cas de violation du Code criminel. Selon moi, le Sénat devrait confier au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles le mandat de procéder à une étude exhaustive portant sur tout élément jugé pertinent, notamment sur les points qui suivent.
Premièrement, réviser les principes de détermination de la peine en matière criminelle et les valeurs qui les sous-tendent et réviser les plaidoyers de culpabilité en échange d’une accusation réduite, c’est-à-dire les tenants et aboutissants du système de négociation des peines. À qui profite ce système selon lequel le procureur ou la procureure de la Couronne et le procureur ou la procureure de la défense négocient et s’entendent pour qu’une personne accusée plaide coupable à une accusation réduite en échange d’une peine réduite? Qui a intérêt à maintenir un système opaque à une époque où l’on s’attend à une plus grande transparence dans le domaine public, y compris dans le domaine du droit public?
Deuxièmement, voir si la justice criminelle, qui vise le respect de la loi et le maintien de l’ordre social, est bien servie par ce système de négociation des peines.
Troisièmement, établir comment se reflètent les valeurs du système de justice criminelle dans le système carcéral, comme le principe de la réhabilitation.
Quatrièmement, voir quels enseignements nous pouvons tirer de l’expérience des 50 dernières années de psychiatrie légale, notamment au sujet de l’évaluation des risques d’un comportement criminel.
Cinquièmement, compiler les données désagrégées comparatives, notamment sur les groupes marginalisés qui sont actuellement condamnés, incarcérés, qui font l’objet d’ordonnances de sursis et qui bénéficient d’une libération conditionnelle.
Sixièmement, analyser les effets préjudiciables du système actuel de justice criminelle sur les groupes marginalisés de notre société, y compris la discrimination systémique intersectionnelle à laquelle ces groupes font face dans le système actuel de justice criminelle.
Enfin, septièmement, revoir les principes d’encadrement de la discrétion judiciaire en matière criminelle.
Chers collègues, certains d’entre vous ont connu le sénateur Baker, de Terre-Neuve-et-Labrador. Il avait l’habitude de rappeler l’importance des rapports des comités sénatoriaux dans l’interprétation des lois que les tribunaux font de l’intention du législateur. Je ne saurais trop insister sur la valeur de la contribution des comités du Sénat à ce chapitre.
De plus, les travaux menés au sein des comités sont d’une utilité primordiale dans l’évolution des lois au Canada. Le cadre des travaux d’une étude par un comité du Sénat permet de faire un examen approfondi de questions très délicates pour notre société. C’est le cas de la question des peines en matière criminelle. C’est pourquoi j’invite le Sénat à mandater le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles en ce sens. Merci.
Honorables sénateurs, je prends à nouveau la parole à l’étape de la troisième lecture du projet de loi C-5. Mon intervention ne vise pas à débattre des modifications proposées au Code criminel, mais plutôt à soulever une inquiétude bien précise qui m’habite à l’idée d’aller de l’avant avec le libellé actuel du projet de loi.
Durant les réunions du comité au sujet du projet de loi C-5, plusieurs témoins ont fait référence à l’arrêt R. c. Sharma, dont la Cour suprême a été saisie. Ils ont aussi souligné la pertinence de ce cas par rapport à ce projet de loi, surtout au chapitre des peines d’emprisonnement avec sursis. Le ministre Lametti a même qualifié l’arrêt Sharma de paradigmatique dans son témoignage.
Quand le sénateur Murray Sinclair, notre honorable ancien collègue, s’est exprimé au sujet du projet de loi C-5, on lui a demandé si, en ce qui concerne l’expansion des ordonnances de sursis, le projet de loi devait être adopté sans amendement. Il a répondu ceci :
D’ici à ce que le projet de loi fasse l’objet d’un débat en bonne et due forme ou d’un examen complet au Sénat, vous aurez peut-être une décision, comme dans l’arrêt Sharma, qui clarifiera un certain nombre de ces questions.
Le sénateur Sinclair avait raison de dire que nous aurions éventuellement une décision; c’est effectivement le cas. Nous devons prendre une décision qui porte directement sur le caractère approprié et constitutionnel de restreindre les ordonnances de sursis pour diverses infractions.
Pour les personnes qui ne sont pas au courant, l’arrêt Sharma porte sur Cheyenne Sharma, une femme autochtone de 20 ans qui était une mère célibataire au moment du crime. En 2015, elle avait du retard dans les paiements de son loyer et elle allait bientôt être jetée à la rue. Elle souffrait d’un traumatisme intergénérationnel et des séquelles d’une agression sexuelle. Elle ne pouvait compter sur aucune aide adéquate.
Après avoir accepté de transporter deux kilos de cocaïne pour son petit ami en échange de 20 000 $, elle a été arrêtée à l’aéroport par la GRC. Elle est passée aux aveux.
Mme Sharma a plaidé coupable et a demandé une peine avec sursis. Comme le savent bon nombre de sénateurs, les peines avec sursis sont prévues à l’article 742.1 du Code criminel; elles permettent aux délinquants qui satisfont aux critères prévus dans la loi de purger leur peine dans leur collectivité sous surveillance, au lieu d’aller en prison.
En 2012, le Parlement a modifié le régime des peines avec sursis afin qu’elles ne puissent pas être offertes pour certaines infractions graves. Trois conditions préalables doivent être satisfaites pour qu’une peine avec sursis soit possible, l’une d’entre elles étant que le délinquant ne doit pas avoir été reconnu coupable de l’une des infractions figurant aux alinéas 742.1b) à f) du Code criminel.
Si les conditions préalables sont satisfaites, le tribunal doit évaluer si une peine avec sursis serait appropriée compte tenu de l’objectif et des principes fondamentaux de la détermination de la peine, particulièrement du principe Gladue, qui requiert :
e) l’examen, plus particulièrement en ce qui concerne les délinquants autochtones, de toutes les sanctions substitutives qui sont raisonnables dans les circonstances et qui tiennent compte du tort causé aux victimes ou à la collectivité.
Les modifications apportées au Code criminel en 2012 ont eu pour effet que Mme Sharma ne pouvait pas recevoir une peine avec sursis. En particulier, l’alinéa 742.1c) a fait en sorte qu’une peine avec sursis n’est jamais possible en cas d’infractions passibles d’une peine maximale d’emprisonnement de 14 ans ou d’emprisonnement à perpétuité, comme celle à laquelle Mme Sharma avait plaidé coupable.
Mme Sharma et son équipe ont intenté des contestations en vertu de la Charte, notamment concernant les articles 7 et 15. Le juge chargé de la détermination de la peine a rejeté les contestations et a imposé une peine d’emprisonnement de 18 mois. Lorsque Mme Sharma a interjeté appel de cette décision devant la Cour d’appel de l’Ontario, la majorité était d’accord avec elle pour dire que les articles en question avaient une portée excessive en vertu de l’article 7 de la Charte et qu’ils discriminaient contre les contrevenants autochtones en vertu de l’article 15.
La cour a invalidé la disposition et a condamné Mme Sharma à une peine égale au temps qu’elle avait déjà passé en prison. Cependant, la Cour suprême du Canada était en désaccord avec la Cour d’appel de l’Ontario concernant les articles en question, et elle a dit ceci :
Ils ne limitent pas les droits garantis à S par le par. 15(1) de la Charte; S n’a pas, comme elle était tenue de le faire à la première étape de l’analyse [...], démontré que les dispositions contestées créaient un effet disproportionné sur les délinquants autochtones par rapport aux délinquants non autochtones ou qu’elles contribuaient à un tel effet. Elles ne limitent pas non plus les droits garantis à S par l’art. 7 de la Charte. Elles visent à renforcer la cohérence du régime d’octroi du sursis à l’emprisonnement en faisant de l’emprisonnement la peine habituellement infligée pour certaines infractions et catégories d’infractions graves, et c’est bel et bien ce qu’elles font. Les peines maximales sont un indicateur raisonnable de la gravité de l’infraction, et, par conséquent, les dispositions en question ne privent pas les individus de leur liberté dans des circonstances qui n’ont aucun lien avec l’objectif visé.
Le ministre Lametti a expliqué la raison pour laquelle il a ciblé les ordonnances de sursis avec le projet de loi, en nommant précisément l’affaire Sharma et en utilisant fréquemment l’exemple de la mère autochtone qui fait du trafic de drogues pour nourrir sa famille. Pourtant, la Cour suprême du Canada a conclu que, même si la situation personnelle de l’accusé doit être prise en compte, la peine doit toujours correspondre à la gravité du crime et assurer une cohérence dans l’application de la loi. Elle a aussi conclu que les limites imposées par le Parlement au recours aux ordonnances de sursis sont bel et bien constitutionnelles.
Étant donné la genèse de cette mesure législative, les dispositions ciblées du Code criminel et la décision récente de la Cour suprême, je recommande, chers collègues, que le projet de loi soit étudié plus en profondeur par le comité — non pas pour ressasser les arguments de principe, mais précisément pour examiner les répercussions de cet arrêt sur le projet de loi.
Je n’ai nullement l’intention de retarder la tenue du vote final. Selon moi, le comité n’a pas besoin de plus de deux ou trois réunions pour discuter de l’incidence de l’arrêt Sharma. Le comité pourrait convoquer de nouveau le ministre, des fonctionnaires, des juristes et des constitutionnalistes afin de leur demander si l’arrêt a une incidence dont nous devrions tenir compte et, dans l’affirmative, comment corriger le projet de loi.
Comme l’a déclaré notre ancien collègue, l’honorable Murray Sinclair, cette décision nous éclairera sur de nombreuses questions au sujet de l’élargissement de la condamnation avec sursis. Pour beaucoup d’entre nous, l’arrêt Sharma soulève plus de questions qu’il offre de réponses en ce qui concerne le projet de loi.
Bien qu’il eût été préférable que l’arrêt soit rendu avant l’étude du comité, je nous considère chanceux d’avoir reçu cet éclairage de la Cour suprême avant un vote final.
L’arrêt a-t-il une incidence sur la constitutionnalité du projet de loi? Devrions-nous continuer à limiter les condamnations avec sursis pour les infractions graves afin d’en refléter la gravité et d’assurer une cohérence?
Compte tenu du poids que le ministre a accordé à l’affaire Sharma, qui est paradigmatique, le gouvernement a-t-il reconsidéré l’article en question? En tant que législateurs et en tant que Canadiens, nous avons le droit d’élucider ces questions avant la tenue d’un vote final.
Chers collègues, si nous allions de l’avant sans répondre à ces questions, nous renoncerions à notre obligation de procéder à un second examen objectif du projet de loi. C’est d’ailleurs précisément le rôle du Sénat.
Toutefois, honorables sénateurs, compte tenu du chevauchement des sujets et de l’importance que les témoins ont accordée à l’arrêt Sharma pendant l’étude au comité, je crois qu’il serait irresponsable d’aller de l’avant sans avoir au moins la possibilité d’entendre des experts constitutionnels.
Si le comité détermine qu’il n’y a pas de problème à aller de l’avant avec ce projet de loi, nous tiendrons certainement un vote à l’étape de la troisième lecture avant de suspendre nos travaux en décembre.
D’autre part, si le comité détecte un problème, nous déterminerons alors comment le résoudre et nous aurons fait notre travail de sénateurs. Il ne s’agit pas d’un vote contre le gouvernement et son projet de loi, chers collègues. Que ceux d’entre nous qui prétendent être indépendants gardent cela à l’esprit au moment de voter sur ce projet de loi avec tous les indépendants.
Je vous encourage à considérer notre rôle — c’est-à-dire votre rôle — comme Chambre de second examen objectif et à soutenir cet amendement.