Le Sénat
Motion tendant à constituer un Comité spécial sur l'indépendance des poursuites judiciaires--Motion d'amendement--Décision de la présidence--Suite du débat
30 mai 2019
Honorables sénateurs, je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur le rappel au Règlement soulevé par la sénatrice Ringuette le mercredi 15 mai 2019.
Le rappel au Règlement concernait un amendement à la motion no 474. La motion no 474 proposée par le sénateur Pratte visait l’établissement d’un comité spécial sur l’indépendance des poursuites judiciaires. Le sénateur Plett a, par la suite, proposé un amendement pour que l’étude visée soit menée par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
La sénatrice Ringuette a fait valoir que l’amendement du sénateur Plett est irrecevable, car il dépasse la portée de la motion. Elle a soutenu que l’objectif, ou l’essence et le fond, de la motion du sénateur Pratte est de créer un comité spécial. En éliminant le concept même du comité spécial, l’amendement, selon elle, est donc contraire à la motion.
D’autres sénateurs étaient en désaccord. La sénatrice Martin, en particulier, a indiqué que l’objectif de la motion no 474 n’est pas de créer un comité spécial, mais de mener une étude sur l’indépendance des poursuites judiciaires – le comité spécial n’est que l’instrument qui permettra de réaliser cette étude. L’amendement du sénateur Plett propose donc simplement un autre instrument, tout en conservant l’objectif même de l’étude.
La question se résume donc à savoir si l’objectif de la motion est la création d’un comité spécial ou l’étude de l’indépendance des poursuites judiciaires. Il s’agit de conclusions raisonnables dans les deux cas.
Dans une décision du 24 février 2009, le Président a déclaré que « Lorsque la situation est ambiguë, certains Présidents du Sénat ont préféré supposer que la question était recevable, à moins d’indication contraire ou jusqu’à preuve du contraire. Ce parti pris en faveur du débat, sauf lorsque la question est clairement irrecevable, est essentiel au maintien du rôle du Sénat en tant que chambre de discussion et de réflexion. »
Dans le cas présent, je ne crois pas qu’il ait été clairement établi que la motion d’amendement est irrecevable. Par conséquent, le Sénat devrait pouvoir étudier la question et déterminer lui-même si la solution de rechange proposée par l’amendement est souhaitable.
Je conclus donc que l’amendement est recevable et que le débat peut se poursuivre.
Le sénateur Pratte a la parole.
Honorables sénateurs, j’aimerais dire quelques mots concernant l’amendement que propose le sénateur Plett à la motion no 474.
Je suis heureux de constater que nous sommes tous les deux d’accord sur ce que devrait être l’objet de l’enquête parlementaire. En effet, l’amendement du sénateur Plett ne change absolument rien au mandat du comité spécial que j’ai proposé.
Tout comme dans la motion initiale, le sénateur propose que le comité sénatorial soit chargé d’examiner l’indépendance du Service des poursuites pénales du Canada et du procureur général du Canada, la séparation des fonctions du ministre de la Justice et de celles du procureur général du Canada et les accords de réparation, en particulier l’interprétation appropriée des considérations d’intérêt économique national, et de faire rapport sur ces questions.
Ainsi, l’enquête du comité ne se limiterait pas à l’affaire SNC‑Lavalin. Toutefois, comme je l’ai clairement indiqué au cours de mon allocution sur la motion initiale, elle n’éviterait pas non plus les circonstances entourant l’affaire SNC-Lavalin. Les deux lignes d’enquêtes sont essentielles si on veut aborder la question de manière impartiale.
Elles sont aussi cruciales pour qu’une véritable approche sénatoriale soit utilisée, soit une approche de second examen objectif, où l’on prendrait du recul et ne se limiterait pas aux détails des événements qui se sont déroulés récemment.
Je suis heureux que le sénateur Plett adopte maintenant cette approche. Je me réjouis de ce changement, mais il me laisse un peu perplexe. En effet, quelques minutes avant que le sénateur présente son amendement, sa collègue la sénatrice Batters a décrié le mandat proposé et, en passant, a remis en question l’intention de l’auteur de la motion.
Rappelons quelques observations de l’honorable sénatrice :
[...] la motion du sénateur Pratte n’est rien de plus qu’une tentative pour aider le gouvernement Trudeau à poursuivre sa partie de cache-cache.
[...] le sénateur Pratte sait très bien que sa motion soustraira le gouvernement Trudeau à la reddition de comptes.
L’honorable sénatrice a également affirmé ce qui suit :
Avec cette motion, le gouvernement tente encore une fois de faire taire l’opposition.
Entre autres choses, les propos de la sénatrice Batters me prêtent faussement au moins deux motifs : premièrement, je serais simplement à la solde du gouvernement — voilà qui surprend certainement le sénateur Harder — et, deuxièmement, je présenterais la motion dans le but de faire taire l’opposition.
Sur ce point, je me contenterai de citer un extrait du discours que j’ai donné au Sénat en mars 2018. Voici ce que j’ai dit alors et ce que je répète aujourd’hui :
Je suis convaincu que, tant et aussi longtemps que le gouvernement libéral actuel sera au pouvoir, les sénateurs conservateurs auront intérêt à former l’opposition et à profiter des droits et privilèges que leur confère ce statut.
J’ai aussi dit ceci :
[...] il est absolument essentiel que les gens qui s’opposent fondamentalement à la vision du monde du gouvernement soient représentés vivement et en tout temps au Parlement.
Je crois profondément au rôle crucial de l’opposition parlementaire. Cela dit, je suis aussi intimement convaincu que les débats partisans, aussi vigoureux soient-ils, ne doivent dénigrer ni les opinions des autres ni les personnes qui les expriment. Quand on en arrive au point où les gens s’insultent d’un bord à l’autre de la salle, qu’ils prêtent faussement des intentions à leurs collègues et s’évitent dans les corridors d’une institution qui est censée reposer sur la sagesse de ses membres, c’est que nous avons dépassé les bornes.
Votre Honneur, en février 2017, vous avez été appelé à trancher une question de privilège, et vous aviez alors dit ceci :
[...] les mots sont puissants, ils importent réellement. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’ils sont utilisés pour critiquer non seulement un point de vue différent, mais ceux qui ont ce point de vue différent.
Je suis d’accord, et je suis certain que mes collègues sont tous d’accord eux aussi. Nous devons porter attention aux travaux parlementaires et non aux personnes qui composent cette assemblée.
Plus tôt cette semaine, vous nous avez également rappelé ceci, Votre Honneur :
[...] les sénateurs doivent s’en tenir au sujet dont il est question. Il est acceptable de critiquer la position adoptée par une personne dans un dossier, mais il est non parlementaire d’aller plus loin et de commencer à parler de ses motifs. Les sénateurs doivent éviter de le faire.
Si nous voulons que les délibérations du Sénat soient productives et se fassent dans un esprit de collaboration, même dans un contexte partisan, nous devrions toujours avoir vos sages paroles en tête, Votre Honneur, que ce soit lorsque nous prenons la parole ou dans notre façon d’agir en général.
C’est donc dans cette optique que j’aimerais revenir au contenu de l’amendement du sénateur Plett. Comme je viens de le souligner, l’honorable sénateur et moi nous sommes entendus sur les éléments que le comité devrait examiner, les événements qui ont donné lieu à la controverse que l’on sait et les leçons à en tirer.
Dans sa réponse au recours au Règlement de la sénatrice Ringuette, le sénateur Housakos a confirmé qu’il adhérait à cette vision de la motion :
[J]e suis revenu à la motion initiale. La motion du [sénateur Pratte] demandait la tenue d’une enquête sur l’affaire SNC‑Lavalin. Le sénateur voulait que cette enquête ratisse large, qu’elle soit détaillée. Il voulait qu’elle porte sur les accords de suspension des poursuites et sur la manière dont le ministère de la Justice en fait l’examen. [...] C’est, en gros, ce qui ressort de la motion du sénateur Pratte. Il en a parlé ici et il en a aussi parlé dans les médias, et son discours a toujours été le même.
Je veux remercier le sénateur Housakos de ses paroles aimables. C’est tout un revirement par rapport à sa réaction virulente initiale à ma proposition.
Par conséquent, le seul point sur lequel nous ne parvenons toujours pas à nous entendre est le comité qui devrait être chargé d’étudier cette question cruciale. J’ai suggéré un comité spécial. Le sénateur Plett, quant à lui, propose que la tâche soit confiée au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Honorables sénateurs, nous sommes aujourd’hui à la fin du mois de mai. Il nous reste, au mieux, quatre semaines avant l’ajournement des travaux pour l’été. Il serait très difficile, pour ne pas dire impossible, pour un comité spécial de réaliser une enquête approfondie sur cette affaire complexe pendant le temps qu’il nous reste. Il est encore plus évident que, à moins de négliger les affaires du gouvernement, soit le projet de loi C-78 et le projet de loi C-97, et à moins de ne pas se pencher sur le projet de loi C-337, le projet de loi de Mme Ambrose sur la formation des juges, le Comité des affaires juridiques aurait à peine le temps d’entamer une étude des questions complexes qui entourent la controverse SNC-Lavalin. C’est pourquoi je m’oppose à l’amendement proposé par le sénateur Plett, qui met de l’avant un scénario irréalisable.
Revenons au comité spécial dont je propose la constitution. Les sénateurs de l’opposition se sont montrés particulièrement choqués de la composition que je suggérais pour le comité, pour qu’il soit constitué de six sénateurs du Groupe des sénateurs indépendants, de trois sénateurs conservateurs et d’un sénateur libéral. J’avais opté pour cette composition parce qu’elle reflète celle du Sénat aujourd’hui. Par ailleurs, la composition du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles n’est pas tellement différente. Ce comité compte six sénateurs indépendants, quatre sénateurs conservateurs et deux sénateurs libéraux. L’écart entre les deux points de vue est si minime que je me serais attendu à ce que les gens d’en face tentent de trouver avec moi une position mitoyenne.
Malheureusement, il n’y a eu aucun effort en ce sens; au contraire, on a ridiculisé la motion no 474 et dénoncé celui qui l’a proposée. Le résultat, c’est que nous avons gaspillé deux mois.
Il ne reste donc plus assez de temps pour mener une étude approfondie des questions pertinentes, peu importe quel comité serait chargé de cette tâche. Le Sénat manque une occasion de porter un second regard objectif sur un dossier important et très délicat.
Nul doute que d’autres occasions se présenteront, mais, pour les saisir, nous allons devoir laisser de côté les excès de zèle partisan et l’animosité, faire preuve de respect réciproque, éviter les suppositions sur les motivations personnelles et travailler ensemble pour en arriver aux compromis nécessaires.
Honorables sénateurs, en présentant cette motion sur l’affaire SNC-Lavalin, j’ai tenté de trouver un terrain d’entente, une solution entre les attaques partisanes des conservateurs et les esquives partisanes du gouvernement. Comme d’habitude, cette tentative a soulevé la colère des deux côtés. Peut-être suis-je trop naïf ou trop idéaliste, je ne sais pas.
Ce n’est pas la partisanerie qui pose problème. La partisanerie est l’expression de convictions profondes. C’est ce qui anime les partis politiques, qui sont au cœur de notre système parlementaire. Cependant, la partisanerie excessive, celle qui repose davantage sur un aveuglement volontaire que sur des convictions, pose problème elle. Elle pose problème parce qu’elle mène au populisme et à la diffamation, car elle rejette tout compromis et se solde par l’impasse.
Nous vivons à une époque en Occident où la partisanerie excessive est politiquement profitable. Elle est donc florissante. Cependant, si le Sénat doit jouer le rôle qu’avaient envisagé les Pères de la Confédération, il nous faut nous éloigner de la pente glissante de la partisanerie hargneuse qui a déjà envahi l’autre endroit. Si nous ne le faisons pas, le nombre déjà très élevé de Canadiens qui sont critiques à l’égard de la Chambre haute augmentera. À force d’excès de partisanerie, le Sénat pourrait sombrer dans l’insignifiance.
Chers collègues, au cours des derniers mois, je suis devenu plus pessimiste après avoir réalisé qu’il est impossible de parvenir à des compromis dans des dossiers importants comme les droits des francophones de l’Ontario et le scandale SNC-Lavalin.
Je suis toutefois réconforté par le fait que beaucoup de sénateurs partagent, si ce n’est la plupart de mes défauts, du moins ma faiblesse pour l’idéalisme du Sénat. J’espère que, si les idéalistes de tous les partis travaillent ensemble, ils pourront empêcher le Sénat de tomber dans une partisanerie déplaisante. Il est essentiel qu’ils le fassent parce que, sinon, l’idée d’un second examen objectif se réduira à des mots vides de sens qui sont répétés sans cesse dans cette enceinte, mais qui n’ont aucune application dans la pratique. Un tel résultat serait triste non seulement pour les sénateurs, mais aussi pour le Sénat et le Canada.
Merci.
Votre Honneur, tout d’abord, je tiens à vous remercier de votre décision sur mon rappel au Règlement.
Je tiens à exprimer ma profonde gratitude au sénateur Pratte pour l’intervention réfléchie que nous venons d’entendre. J’espère qu’il cédera à l’optimisme à l’avenir, car le Sénat m’inspire beaucoup d’optimisme.
En ce qui concerne cette motion précise, je regrette également que nous en soyons arrivés là dans ce dossier. J’aimerais avoir plus de temps pour réfléchir aux détails du mandat du comité. Par conséquent, je propose d’ajourner le débat pour le temps de parole qu’il me reste.