Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
19 novembre 2020
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui pour appuyer le très important projet de loi de la sénatrice Pate, le projet de loi S-207, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux). Plus précisément, ce projet de loi vise à supprimer toutes les peines obligatoires dans le système juridique de notre pays et, ce faisant, à redonner aux juges le pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine.
L’imposition d’une peine minimale obligatoire exclut toute considération de circonstances aggravantes et atténuantes. Ainsi, les peines minimales obligatoires portent atteinte aux principes fondamentaux de la détermination de la peine énoncés à l’article 718 du Code criminel :
Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre [...]
Comme l’a dit la sénatrice Pate :
Depuis plus de 50 ans, les données, y compris les conclusions de la Cour suprême du Canada, indiquent clairement que les peines minimales obligatoires n’ont aucun effet dissuasif [...]
Elle poursuit :
Les peines obligatoires ne répondent pas aux circonstances individuelles et communautaires dans lesquelles la criminalité existe et créent davantage de dommages.
L’examen de la légitime défense effectué par le Canada en 1997 a non été seulement un moment charnière de l’histoire juridique du Canada, mais a aussi illustré l’engagement indéfectible de notre pays en faveur d’une véritable justice pour tous les Canadiens. Dans sa décision, la juge Lynn Ratushny a imploré la modification des pratiques d’enquête et de poursuite, surtout lorsqu’il est question d’accusations d’homicide et de condamnations pour meurtre au second degré en vertu du Code criminel. L’examen de la juge Ratushny faisait suite à la décision rendue par la Cour suprême en 1990 dans l’affaire Lavallee, qui a jeté les bases de la reconnaissance juridique du droit régissant la légitime défense au Canada. Dans sa décision, la juge Ratushny a souligné à quel point il est important que les faits en cause aient une incidence sur la peine d’une femme plutôt que sur sa condamnation. En outre, elle a déploré la notion voulant que les ministres puissent le moindrement intervenir dans les décisions des juges et des jurés. Comme elle l’a dit :
[…] un principe fondamental veut que les tribunaux, et non la Couronne, établissent la culpabilité ou l’innocence de l’accusé et déterminent les peines.
Honorables sénateurs, comme vous l’avez tous entendu à maintes reprises dans les discours percutants des sénatrices Pate et Simons, le droit régissant la légitime défense s’applique peut-être le plus à la jurisprudence qui illustre l’importance du maintien du pouvoir discrétionnaire des juges. Les condamnations hâtives, qui omettent tout examen critique et attentif des circonstances, ont un impact profond sur les membres de la communauté noire avec lesquels la loi entre bien trop souvent en conflit.
Dans l’ensemble des provinces et des territoires, beaucoup trop de femmes, d’hommes et d’enfants croupissent dans les cellules des prisons. La composition raciale des populations carcérales brosse un tableau peu flatteur de la réalité du racisme systémique au Canada. C’est tout simplement honteux qu’en 2020, les personnes racialisées — les femmes, hommes et enfants noirs et autochtones — soient extrêmement surreprésentées dans nos systèmes judiciaires et carcéraux.
En tant que membre du Caucus des parlementaires noirs, je reprends notre appel lancé en juin pour demander l’élimination des peines minimales obligatoires. Je me permets de reprendre les paroles de mon collègue le député Matthew Green du Nouveau Parti démocratique, qui a dit :
La communauté noire a été la cible de cette injustice depuis des générations. Nous voulons mettre par écrit des mesures législatives qui contribueraient à faire des progrès dans l’élimination du racisme anti-Noirs et anti-Autochtones dans le système de justice.
Honorables sénateurs, même l’actuel ministre de la Justice et procureur général du Canada, David Lametti, admet que le nombre élevé de peines minimales obligatoires prévues dans le Code criminel est considéré par plusieurs spécialistes et militants comme un facteur contribuant à la discrimination systémique au sein de l’appareil judiciaire. La criminalité est le reflet de l’échec social. Si une personne commet un crime, il y a de fortes possibilités qu’elle ait été abandonnée par les mécanismes sociaux qu’on nous dit à tort être là pour assurer la sécurité et la stabilité de tous. Pour tout dire, l’une des sections de mon carnet sur le racisme systémique, La minorité visible invisible, montre que l’institutionnalisation et la criminalisation contribuent directement à ce phénomène.
Honorables sénateurs, le racisme systémique est un cycle. Or, le plus souvent, c’est quand elles mettent le pied dans l’appareil judiciaire et carcéral pour la première fois que les personnes racialisées risquent le plus souvent d’en devenir des victimes à perpétuité, car bien souvent, des accusations seront portées contre elles simplement parce qu’elles ont des problèmes de santé mentale, qu’elles sont sans le sou ou qu’elles se sont tournées vers la criminalité pour survivre ou pour oublier leur triste vie. Les circonstances et les préjugés systémiques font le reste.
Comme nos collègues les sénatrices Lankin et Pate nous l’ont rappelé, les données les plus récentes indiquent que 44 % des femmes purgeant une peine de ressort fédéral sont autochtones, et que plus de la moitié des femmes qui représentent toute cette population sont radicalisées.
De plus, au cours des dix dernières années, 45 % des femmes condamnées à perpétuité étaient des Autochtones. Plus troublant encore est le fait que plus de 86 % des femmes incarcérées dans les prisons fédérales ont déjà été victimes d’une agression physique ou d’une agression sexuelle. C’est une honte; une honte pour les dirigeants de notre pays, qui sont restés les bras croisés alors que les membres les plus marginalisés, les plus victimisés et les plus traumatisés de notre société sont criminalisés, institutionnalisés et systématiquement traumatisés à nouveau.
Non seulement les établissements carcéraux sont des environnements incroyablement traumatisants, toxiques et répressifs, mais ils imposent également un cruel état d’isolement social et familial. Les femmes, en particulier, décrivent souvent que l’aspect le plus douloureux de leur emprisonnement est d’être séparé de force de leurs enfants et de leurs proches. Cela a un impact direct sur le bien-être des femmes et de leurs enfants, et conduit à ce qui peut devenir une déconnexion familiale permanente.
Honorables sénateurs, je vous encourage à imaginer un instant une mère qui se fait retirer son enfant et à réfléchir à l’incidence majeure et permanente que cette expérience peut avoir sur sa psyché. Pensez au fait de séparer un enfant de sa mère. Par ailleurs, comme l’a souligné notre collègue la sénatrice Pate, le directeur parlementaire du budget a publié des estimations selon lesquelles l’État pourrait faire plus de 8,3 millions de dollars d’économies si les fonctionnaires judiciaires avaient la latitude de déterminer des peines moins sévères pour les accusations de meurtre.
Honorables sénateurs, nous ne pouvons pas négliger ces économies nationales, surtout à la lumière de la crise financière qui continue de nous menacer en pleine pandémie, dont on ne voit pas la fin, et nous ne pouvons pas non plus sous-estimer leur importance.
Contrairement à certains points de vue, ces idées ne sont pas nouvelles et elles ne sont pas non plus foncièrement radicales. En effet, dans son évaluation, le directeur parlementaire du budget a insisté sur les exemples de pays qui ont déjà des lois semblables, notamment nos alliés au sein du Commonwealth.
Selon des rapports récents, un Canadien reconnu coupable de meurtre au premier degré passe en moyenne 26,4 ans en prison, par rapport à 11 ans en Nouvelle-Zélande, à 14,4 ans en Angleterre et à 14,8 ans en Australie.
Je vous demande à tous d’imaginer qu’au lieu d’imposer une peine minimale obligatoire arbitraire, un juge pourrait tenir compte du fait qu’une femme laisserait son enfant de 5 ans entre les mains de l’État comme un facteur pour imposer une peine moins sévère, voire pour prononcer une condamnation avec sursis.
Honorables sénateurs, voilà le genre d’éléments et de questions dont il faudra tenir compte lorsque nous devrons nous prononcer au sujet de ce projet de loi crucial. Dans quelle sorte de pays voulons-nous vivre?
En ce qui me concerne, j’espère que nous saurons faire preuve de leadership et promouvoir une approche alliant sensibilité juridique et compassion raisonnable à l’égard de l’ensemble des Canadiens.
Pour reprendre des paroles d’abord prononcées par la sénatrice Forest-Niesing puis reprises par la sénatrice Pate, ce projet de loi n’accorde pas un nouveau pouvoir discrétionnaire aux juges. Il leur permet plutôt d’exercer plus librement une de leurs responsabilités les plus importantes qui vient avec le pouvoir qui leur est confié.
Sous le leadership convaincu et inébranlable de notre collègue la sénatrice Pate, nous avons l’occasion — non, l’obligation — de commencer à corriger des décennies de préjudices causés aux plus vulnérables du pays qui ont simplement besoin de notre appui, en particulier alors que tous les Canadiens sont aux prises avec les énormes et multiples défis dus à la pandémie, défis auxquels les détenus sont directement et énormément exposés. Nous devons continuer de lutter contre l’injustice et nous efforcer de tendre vers une société davantage axée sur l’inclusion et le soutien.
Dans tous les travaux que nous entreprenons, je vous encourage à faire preuve d’empathie et de compréhension à l’égard d’autrui, en particulier de ceux qui doivent composer avec des réalités étrangères à la nôtre et que la grande majorité d’entre nous auront l’immense plaisir de ne jamais devoir envisager.
Honorables sénateurs, je pourrais continuer de vous parler de la réalité des femmes, des jeunes, des personnes racialisées et des femmes et des hommes autochtones qui croupissent en prison. Vous m’avez toutefois entendue. Vous avez aussi entendu ce que la sénatrice Pate a dit, tout comme de nombreux autres collègues.
Je demande que nous renvoyions ce projet de loi au comité le plus tôt possible. Je vous enjoins, au moment de voter sur ce projet de loi, à penser à cette fillette de 5 ans qui, même si elle n’a rien fait de mal, sera séparée de sa mère.
Honorables sénateurs, il y va de notre devoir. Je vous tends la main et vous invite à renvoyer ce projet de loi immédiatement au comité. Merci beaucoup.
La sénatrice accepterait-elle de répondre à une question?
Oui, certainement.
Avant de poursuivre, sénatrice Jaffer, vous devez demander cinq minutes de plus pour répondre aux questions.
Est-on disposé à accorder cinq minutes? Non. Je suis désolée.