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Le Sénat

Motion tendant à exhorter le gouvernement à condamner les actions unilatérales du président Recep Tayyip Erdogan concernant le statut de Sainte-Sophie--Suite du débat

19 novembre 2020


L’honorable Leo Housakos [ + ]

Honorables collègues, je serai bref à propos de cet enjeu.

La cathédrale Sainte-Sophie a longtemps été un symbole de tolérance religieuse et culturelle. Le site attire plus de trois millions de visiteurs par année, symbolisant fièrement la solidarité entre les religions et les cultures.

Cependant, la transformation arbitraire de Sainte-Sophie en mosquée au début de cette année envoie un signal inquiétant au reste du monde, non seulement en raison des répercussions de cette décision sur les chrétiens de la région et au-delà, mais aussi en raison des principes honorables que cette décision vise clairement à défaire.

Au cours des dernières années, de nombreux rapports ont fait état de la montée en puissance de l’administration Erdogan en Turquie, et du démantèlement progressif, mais définitif, qu’elle a opéré envers l’État laïque turc.

Le mépris du président Erdogan pour l’Occident est on ne peut plus clair, tout comme le manque de respect de son régime pour les minorités, et sa violation d’accords et de lois internationales de longue date.

Nous déplorons actuellement l’agression accrue de la Turquie contre la Grèce, ainsi que son incursion dans les eaux internationales. Nous le constatons tragiquement par le rôle joué par la Turquie dans les attaques azerbaïdjanaises contre la population arménienne de l’Artsakh. Et nous l’avons vu dans le mépris flagrant avec lequel Erdogan a traité la Convention du patrimoine mondial, qui assurait la protection et le maintien du statut de site patrimonial de Sainte-Sophie.

La basilique Sainte-Sophie, construite en 537 après Jésus-Christ, pendant le règne de l’empereur romain Justinien 1er, était la basilique chrétienne de Constantinople, le centre de la foi orthodoxe d’Orient.

Elle était le plus grand bâtiment de l’époque et est généralement considérée comme la plus importante structure byzantine jamais construite.

La conception de la basilique, de sa coupole en particulier, a révolutionné le monde de l’architecture. Sainte-Sophie, qu’on connaît mieux sous le nom de Sainte Sagesse, a été utilisée comme il avait été prévu pendant presque 1 000 ans avant d’être convertie en mosquée après la prise de Constantinople en 1453.

Plus tard, reconnaissant la signification historique de la basilique en tant que monument à la foi chrétienne, réalisation architecturale et artistique, le fondateur de l’État séculier de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk, en a fait un musée.

Déclaré site du patrimoine mondial par l’UNESCO en 1985, le musée de la Sainte-Sophie était un symbole de tolérance religieuse et culturelle jusqu’à tout récemment.

Les Canadiens ont la chance de vivre dans une grande démocratie qui fait bon accueil à différentes cultures et religions et encourage la liberté de pensée et le respect des autres.

Nous devrions nous inquiéter vivement des actions du régime Erdogan, car, en plus d’aller à l’encontre des obligations internationales du pays, elles semblent avoir pour objectif stratégique d’entraîner un conflit entre cultures. Nous avons le devoir de nous demander pourquoi.

Il se peut que les gestes posés par son gouvernement soient liés à l’érosion de sa crédibilité suivant une série de scandales très médiatisés en 2013 qui ont abouti à l’arrestation de plusieurs de ses plus proches alliés, des accusations de copinage et un coup d’État raté en 2016, après quoi M. Erdogan a lancé une purge massive des tenants turcs de la laïcité dans l’armée, la magistrature et les médias.

La décision du gouvernement Erdogan de transformer Sainte-Sophie n’est clairement pas une aberration. Elle suit une tendance qui ne peut qu’accroître les tensions entre un large éventail de groupes dans la région. De plus, le flagrant manque de respect envers un site du patrimoine mondial pourrait servir d’exemple dangereux à d’autres gouvernements.

L’inquiétude, voire l’indignation, devrait être universelle. En tant que Canadiens, nous croyons que nous pouvons jouer un rôle constructif sur la scène internationale, à titre de puissance intermédiaire et être un exemple de tolérance et de respect. Cette croyance est essentielle, mais les mesures visant à l’appuyer le sont tout autant.

La direction du Parti conservateur du Canada a rapidement et clairement déclaré que les actions du gouvernement turc sont répréhensibles et que le musée Sainte-Sophie n’aurait pas dû être converti. Le musée doit demeurer un symbole de tolérance religieuse et des droits de la personne tel que désigné par l’UNESCO.

Malheureusement, plusieurs mois se sont écoulés, et le premier ministre Justin Trudeau n’est pas encore sorti de son mutisme sur la question, ni, d’ailleurs, les chefs des autres partis représentés au Parlement.

Le temps des photos et des visites sur les podiums est révolu, et bien que la crise de la COVID-19 qui sévit actuellement demeure notre priorité, le gouvernement a l’obligation de remplir ses fonctions, y compris appliquer la politique étrangère du pays et protéger les droits de la personne, qui sont très chers aux Canadiens. Un moment donné, les principes doivent avoir préséance sur les séances de photo.

Le gouvernement du Canada doit agir comme un véritable chef de file et se prononcer sur la question — pas pour prendre la défense d’une religion plus qu’une autre, mais pour défendre le droit fondamental qu’est la liberté religieuse et culturelle et pour promouvoir la tolérance et le respect.

Chers collègues, au cours des dernières semaines, nous avons tragiquement constaté que la liberté religieuse continue d’être attaquée. Nous avons été témoins des attaques perpétrées contre des victimes innocentes alors qu’elles se trouvaient dans leur lieu de culte, en France et à Vienne. Que les parlementaires et les gouvernements prennent la parole ou diffusent des gazouillis ne suffit pas s’ils le font uniquement après de telles tragédies, nous devons agir avant qu’elles ne surviennent.

Nous avons la possibilité de nous exprimer ici pour condamner le comportement arbitraire du président Erdogan, alors qu’il viole le droit international et s’en prend de façon flagrante à la liberté religieuse et à la tolérance à l’égard de toutes les religions, représentée par le statut de Sainte-Sophie.

En outre, les gestes perpétrés par le régime Erdogan bafouent les principes fondamentaux de la République turque. Fondés sur les valeurs occidentales, ces principes étaient censés faire entrer le pays dans la communauté internationale grâce au dialogue et au respect des droits de la personne fondamentaux. Tout le monde devrait trouver très inquiétante la décision d’enlever à Sainte-Sophie son statut de symbole de la tolérance religieuse et de la coexistence pacifique.

En Turquie, cette décision amplifie les divisions entre l’État turc islamiste et les groupes séculaires du pays.

L’approche agressive d’Erdogan attise aussi les tensions entre la majorité musulmane du pays et les groupes minoritaires.

Chers collègues, nous ne pouvons pas fermer les yeux sur des gestes de ce genre. Chaque fois que nous le faisons, nous affaiblissons l’autorité morale qui nous permet de demander des comptes à ceux qui bafouent les droits de la personne et la liberté religieuse partout sur la planète.

Ne pas condamner ces gestes, c’est encourager les régimes comme celui de M. Erdogan. On peut constater, en effet, que la Turquie se montre plus agressive envers la Grèce et Chypre. Elle a même participé directement au conflit dans le territoire du Haut-Karabagh.

Les gestes de la Turquie ne sont pas dignes d’un allié de l’OTAN. Le Canada devrait donc rappeler au président Erdogan les obligations qui lui incombent en vertu des lois internationales. Voilà pourquoi j’espère que vous appuierez la motion à l’étude, chers collègues. J’espère que nous commencerons à prendre conscience du fait que la démocratie est fragile et qu’il ne faut pas la tenir pour acquise. La démocratie et la liberté sont le cœur absolu de la société que nous avons bâtie.

L’administration Erdogan n’est pas représentative du peuple turc. Il y a beaucoup de Canadiens d’origine turque, notamment beaucoup de mes amis et partenaires d’affaires. Ils ne sont pas fiers de ce type de régime. Ne prenez surtout pas leur silence ici, au Canada, comme un signe d’indifférence ou d’acquiescement pour ce que le régime fait là-bas. La tyrannie n’est pas chose facile. Comme bon nombre de Canadiens d’origine chinoise quand ils dénoncent le régime brutal en Chine, leurs amis et les membres de leur famille reçoivent des visites, comme c’est arrivé à la famille de Mme Lin, une Canadienne d’origine chinoise.

Les Canadiens d’origine turque ne vivent pas au Canada parce qu’ils croient au totalitarisme. Contrairement au gouvernement turc, ils n’appuient pas les Frères musulmans. Ils croient à la liberté de religion et à la coexistence avec leurs voisins, leurs amis et leurs concitoyens canadiens. Je crois que la majorité d’entre eux sont des gens pacifiques qui veulent embrasser notre liberté et notre démocratie et bénéficier des mêmes privilèges que nous.

Mais je crois qu’une institution comme la nôtre ne doit pas se mettre la tête dans le sable lorsque des régimes comme celui de M. Erdogan font des choses atroces comme celles commises en Syrie, à Nagorno-Karabakh et dans leur propre pays. La Chine, la Turquie et l’Iran se disputent la place du pays qui incarcère le plus de personnes sans application régulière de la loi. Ces pays rivalisent pour emprisonner des journalistes qui tentent de faire la lumière sur des irrégularités qui auraient eu lieu.

Nous ne mangeons pas de ce pain-là. Ici, nous croyons en la possibilité de prendre la parole et de critiquer le gouvernement. Nous croyons que c’est là un droit inhérent et une obligation dans une démocratie. Les gouvernements ne survivent que s’ils peuvent supporter la critique — celle des médias et d’institutions comme le Sénat et la Chambre des communes, en fait.

Je crois donc qu’il nous incombe, chers collègues, de ne pas céder à la pression. Il faut comprendre que si les comportements scandaleux de tyrans étrangers ne sont pas dénoncés par des pays comme le Canada et d’autres pays occidentaux, nous nous réveillerons un jour et verrons la même chose se produire chez nous. Merci, chers collègues.

Son Honneur la Présidente suppléante

Sénateur Housakos, accepteriez-vous de répondre à une question?

Le sénateur Housakos [ + ]

Absolument.

L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Sénateur Housakos, le portrait que vous faites de la Turquie ne manque-t-il pas de nuance?

Récemment, le député arménien Markar Esayan est décédé. Il était membre du Parlement turc. Le président Erdogan s’est rendu à ses funérailles et a rencontré le patriarche de l’Église arménienne, en Turquie. À la suite de cette rencontre, le patriarche a déclaré qu’il s’agissait d’un moment historique et d’une reconnaissance de la religion orthodoxe en Turquie.

Ne croyez-vous pas que la Turquie fait des gestes de reconnaissance envers les autres communautés religieuses au sein de son pays?

Le sénateur Housakos [ + ]

Il ne manque pas de nuance dans le portrait que je fais de la Turquie. Si vous ne croyez pas les faits que je viens d’exposer, je vous invite à contacter Amnistie internationale ou d’autres organisations non partisanes qui défendent constamment les droits de la personne. Vous constaterez alors le mauvais comportement du gouvernement Erdogan, non seulement envers la Syrie, mais aussi à l’égard de la région du Haut-Karabagh.

Sénateur, il suffit de consulter la longue liste des journalistes qui sont emprisonnés en Turquie à l’heure actuelle et qui n’ont pas le droit de se présenter devant un tribunal, devant un juge intègre, comme vous l’étiez auparavant, pour plaider leur cause.

Telle est la situation actuelle en Turquie, et il faut accepter la réalité des faits. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont des organisations comme Amnistie internationale.

Le sénateur Dalphond [ + ]

Sénateur Housakos, n’est-il pas vrai que Sainte-Sophie a été une mosquée musulmane pendant 500 ans et qu’on y tient maintenant des services religieux musulmans à certaines heures et que, ensuite, l’endroit redevient un musée pour le reste de la journée? Pour les défenseurs des religions, il serait peut-être intéressant de savoir que je suis allé en Union soviétique, à Saint-Pétersbourg, et que, à l’époque, la cathédrale avait été convertie en musée des mines. Une fois que l’Union soviétique est tombée, les cathédrales, monastères et autres églises ont été rétablis comme lieux de culte. Trouvez-vous que c’est une mauvaise chose que certains pays redonnent à leurs immeubles la vocation religieuse qu’elles avaient auparavant?

Le sénateur Housakos [ + ]

Honorables sénateurs, la basilique Sainte-Sophie a été le foyer de la chrétienté pendant plus de mille ans. Maintenant, si des envahisseurs s’en prennent à un peuple indigène, le conquièrent et démolissent ce monument ou en font le leur, ce ne sont certainement pas des gestes que nous, qui croyons aux droits de la personne et à la démocratie, pouvons considérer comme acceptables.

De plus, tout ce qu’a fait l’Empire ottoman à Sainte-Sophie, c’est de démolir tous les symboles chrétiens de l’église et de la transformer. Vous avez raison; pendant environ 400 ans, de 1453 à 1900 environ.

Au bout du compte, sénateur, c’est un site de l’UNESCO que la Turquie a reconnu en 1985. C’était ouvert comme musée à des visiteurs de toutes les croyances. Donc, pourquoi M. Erdogan a-t-il violé l’entente avec l’UNESCO? Pourquoi a-t-il décidé de transformer l’église en mosquée, sachant très bien qu’il attisait les flammes du conflit entre les religions, dans son pays et partout dans le monde? Pourquoi devait-il faire cela au lieu de respecter l’entente avec l’UNESCO? Pourquoi n’a-t-il pas permis à Sainte-Sophie de demeurer ouverte comme musée et comme lieu de culte pour tous les citoyens? Ce fut l’un des lieux touristiques les plus visités de la Turquie pendant de nombreuses décennies. Alors pourquoi a-t-il pris cette décision, sinon par envie de piétiner les libertés religieuses fondamentales et, surtout, d’attiser les flammes du conflit entre les religions?

Son Honneur la Présidente suppléante

Il ne reste que 40 secondes, alors il n’y aura pas d’autres questions.

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