La Loi sur l'assurance-emploi—Le Règlement sur l’assurance-emploi
Projet de loi modificatif--Troisième lecture--Suite du débat
20 octobre 2022
Honorables sénateurs, pour des raisons d’usage et de courtoisie et parce que le sénateur Plett a ajourné le débat, je lui ai demandé et il a accepté que je prenne la parole cette semaine et que j’ajourne le débat en son nom.
Je prends la parole aujourd’hui pour présenter mes observations et, je l’espère, pour clarifier le débat à l’étape de la troisième lecture du projet de loi S-236. Je crois également que le parrain de ce texte, le sénateur Duncan, ainsi que les sénateurs compétents membres du Comité de l’agriculture et des forêts sont de bonne foi. Cependant, de nouvelles informations cruciales ont été portées à notre attention.
Je tiens à remercier le Bureau du directeur parlementaire du budget pour son analyse fiscale, qui a permis de déterminer les répercussions de ce projet de loi sur les travailleurs pauvres de l’Île‑du-Prince-Édouard. Les répercussions négatives de ce projet de loi se montent à 76,6 millions de dollars pour les travailleurs pauvres de l’Île-du-Prince-Édouard au cours des cinq prochaines années, d’après le rapport du directeur parlementaire du budget. En fait, la fusion des deux zones d’assurance-emploi entraînerait également une fusion du taux de chômage. En chiffres réels, en date du 9 octobre, la zone de Charlottetown, avec son taux de chômage actuel de 5,5 %, compte 1 800 personnes, tandis que la zone rurale, avec son taux de 9,6 %, compte 5 600 chômeurs, selon l’enquête de Statistique Canada.
Ainsi, dans la zone rurale, le nombre de chômeurs, des travailleurs saisonniers pour la plupart, est trois fois plus élevé que dans l’agglomération de recensement de Charlottetown. Essentiellement, si l’on fusionnait les deux régions ce mois-ci, cela porterait le taux de chômage à 7,5 % pour l’ensemble de l’île. Un tel taux signifie que les 5 600 chômeurs de la zone rurale devraient travailler 105 heures supplémentaires pour être admissibles à l’assurance-emploi, tandis que les 1 800 chômeurs de Charlottetown pourraient travailler 70 heures de moins et toujours y être admissibles.
Quant à la durée des prestations, celle des 5 600 chômeurs ruraux serait écourtée de trois semaines, et celle des 1 800 chômeurs de Charlottetown serait prolongée de trois semaines.
Ces statistiques ne s’appliquant qu’à septembre, nous devons garder à l’esprit le fait que l’hiver, le nombre de travailleurs saisonniers au chômage augmente, ce qui fait monter le taux de chômage, en particulier dans la région rurale de l’Île-du-Prince-Édouard, où il est déjà de 3 % supérieur à celui de Charlottetown à l’heure actuelle. Ainsi, à compter du 9 octobre, le projet de loi pénaliserait au moins 5 600 travailleurs saisonniers ruraux et avantagerait les 1 800 chômeurs de l’agglomération de recensement de Charlottetown.
Le rapport du directeur parlementaire du budget daté du 7 septembre nous informe des répercussions financières de la fusion pour au moins 5 600 travailleurs pauvres. Plus précisément, il prévoit qu’en cinq ans, ils perdraient 76,6 millions de dollars de prestations. C’est le premier point que je tiens à bien faire comprendre aux sénateurs.
Honorables sénateurs, la Loi sur l’assurance-emploi et les règlements connexes sont de nature très complexe et comptent une panoplie de variables applicables en fonction du taux de chômage saisonnier dans les 62 zones ajusté avec une moyenne mobile sur trois mois. Je ne suis pas une experte, mais je comprends bien comment le système fonctionne.
Aux termes de la réglementation actuelle associée à la Loi sur l’assurance-emploi, le taux dans les 62 zones est établi au moyen d’une enquête mensuelle de Statistique Canada en fonction des zones du recensement de 2011. Conformément à la loi, ces taux ne sont établis ni par le gouvernement, ni par la Chambre des communes, ni par le ministère.
À l’Annexe B de la loi, on trouve un tableau qui donne le nombre d’heures requises et les prestations maximales versées selon le taux de chômage mensuel établi par l’enquête de Statistique Canada. La réalité diffère de ce que certains témoins ont affirmé au comité au sujet du fonctionnement du système national.
C’est le deuxième point qu’il faut comprendre et, chers collègues, je pourrai vous transmettre les documents que j’ai utilisés pour rédiger mon discours, si vous le souhaitez.
Pendant que je conduisais pour retourner au Nouveau-Brunswick pour la semaine de relâche, je me suis demandé pourquoi les sénateurs hautement qualifiés membres du Comité sénatorial de l’agriculture et des forêts appuyaient ce projet de loi, alors j’ai entrepris d’obtenir des réponses. J’ai pu dire adieu à ma semaine de relâche, mais c’était pour une bonne cause.
J’ai d’abord lu le compte rendu du comité. Les sénateurs Simons, Cotter, Klyne et Marwah ont posé des questions très pertinentes. Cependant, certains témoins ont malheureusement déclaré à maintes reprises que le gouvernement fixait les taux, qu’il pouvait augmenter les prestations, qu’il s’agissait d’une question d’équité, que les conséquences financières étaient mineures et que le Sénat devait adopter le projet de loi et l’envoyer à l’autre endroit pour qu’on s’en charge.
Un document portant sur l’analyse qui a mené à la création des deux zones en 2014, il y a huit ans, a également été remis aux membres du comité. Je tiens à souligner que ce document de 2014 indiquait que la création de ces deux zones entraînerait un coût supplémentaire de 1 million de dollars pour le programme d’assurance-emploi, soit 1 million de dollars de plus pour la zone rurale.
Nous voilà maintenant huit ans plus tard et la situation a changé. Ma réaction immédiate a été de me dire que la plupart de ces déclarations ne reflètent pas la réalité. Le gouvernement ne fixe pas les taux, comme je l’ai souligné précédemment. Le gouvernement ne peut pas augmenter les prestations uniquement pour l’Île‑du‑Prince-Édouard. Cela engendrerait une injustice nationale pour tous les travailleurs des zones de l’assurance-emploi ayant un taux de chômage similaire. Pour qui, donc, cela serait-il équitable?
Les conséquences financières de cet état de fait sont très lourdes pour au moins 5 600 travailleurs saisonniers en milieu rural. Étant donné notre rôle de Chambre de second examen objectif, pourquoi enverrions-nous un projet de loi aussi mal conçu et mal avisé à l’autre endroit alors que nous nous plaignons constamment que ce dernier n’accorde pas assez de temps aux projets de loi qu’il nous renvoie? Dans quelle mesure ces observations définissent-elles le Sénat?
Nous demande-t-on de fermer les yeux, de nous boucher les oreilles et de nous soustraire à nos responsabilités?
Après lecture du compte rendu de la séance du comité, je me suis entretenue avec l’analyste du Bureau du directeur parlementaire du budget qui a préparé le rapport sur l’incidence financière du projet de loi S-236. Elle a confirmé et m’a fait parvenir les données historiques et les prévisions sur cinq ans tirées du rapport annuel du ministère, conformément aux projections visant le marché du travail du Bureau du directeur parlementaire du budget.
Le rapport ne contient pas d’erreurs. Il fait état de la situation, notamment d’une perte de prestations de 76,6 millions de dollars sur cinq ans pour les travailleurs à faible revenu alors que devant le comité, il a été question de 1 million de dollars, et qu’un témoin a affirmé qu’on avait simplement arrondi les chiffres.
De plus, lors de la réunion du comité, les témoins n’ont jamais dit aux membres du comité que, en 2021, la ministre et le gouvernement avaient annoncé un examen approfondi et la modernisation du programme d’assurance-emploi. Le point de départ du processus était une consultation d’une année qui a pris fin en juillet dernier.
Après mon entretien avec le Bureau du directeur parlementaire du budget, j’ai communiqué par téléphone avec Pierre Laliberté, commissaire des travailleurs et travailleuses, et avec George Rae, directeur des Politiques d’assurance-emploi au ministère, qui ont tous deux témoigné devant le comité. Voici la question que je leur ai posée : « Avez-vous pris connaissance du rapport du Bureau du directeur parlementaire du budget où il est fait état d’une perte de prestations de 76,6 millions de dollars attribuable au projet de loi S-236? »
M. Rae a répondu que les conclusions du rapport du directeur parlementaire du budget correspondaient à celles du ministère. M. Laliberté, pour sa part, a dit être au courant de ces chiffres.
Je leur ai donc demandé pourquoi ils n’en avaient pas fait mention au comité.
Les deux ont répondu qu’on ne leur avait pas posé la question.
Les sénateurs Marwah, Cotter et Klyne ont posé les questions au premier groupe. Un témoin a répondu, encore une fois, qu’il s’agissait d’un chiffre arrondi. La même question, cependant, n’a pas été posée au deuxième groupe, et je ne peux pas dire à partir de la transcription si les témoins du deuxième groupe avaient écouté les témoignages du premier groupe. Je crois qu’ils auraient pu trouver un moyen de parler également de leurs conclusions financières.
Ma deuxième question pour eux était celle-ci : « Pourquoi n’avez-vous pas mentionné qu’un examen approfondi et une modernisation étaient en cours pour le programme d’assurance-emploi? »
À nouveau, tous deux ont répondu qu’on ne leur avait pas posé la question.
La sénatrice Simons a demandé pourquoi le Sénat devrait participer à la microgestion du programme d’assurance-emploi. C’était le moment idéal pour que ces témoins indiquent l’existence de l’examen approfondi entrepris. Les deux témoins m’ont confirmé dans une conversation qu’ils sont très impliqués dans le processus de consultation annuel.
J’ai demandé à M. Rae pourquoi il y avait une si grande différence entre l’estimation du ministère de 2014, qui était de 1 million de dollars, et les 76,6 millions de dollars d’aujourd’hui. Disons, chers collègues, que je n’ai pas été impressionnée par sa réponse.
J’ai aussi demandé à M. Poirier pourquoi les deux zones semblaient le frustrer autant. Il a répondu que c’est parce que, à son avis, toutes les zones d’assurance-emploi devraient mieux refléter les conditions locales et que de nombreuses autres régions au pays, particulièrement au Québec, devraient être divisées en davantage de zones. C’est ce qu’il recommande depuis des années sans obtenir de soutien de la part du ministère. Autrement dit, sa frustration ne concerne pas que les deux zones de l’Île-du-Prince-Édouard. Selon lui, il devrait y avoir plus de 62 zones.
Chers collègues, la Loi sur l’assurance-emploi et la réglementation qui l’accompagne sont claires. Les zones d’assurance-emploi sont nationales et basées sur les unités techniques de recensement de Statistique Canada. Statistique Canada crée ces unités afin de mieux refléter la qualité des données qu’il est en mesure d’offrir. Selon la loi, Statistique Canada est l’organisme central de sondage et de collecte de données pour l’ensemble du gouvernement.
Un argument clé présenté au comité concernait le chemin Riverdale, dont un côté se trouve dans une zone et l’autre dans une autre zone. Cela n’a rien à voir avec le régime d’assurance-emploi. Le problème du chemin Riverdale a été créé par Statistique Canada au moment du recensement général de 2011. Cela a mené à la réglementation de 2014 qui a séparé les capitales des régions rurales à l’Île-du-Prince-Édouard, au Yukon, dans les Territoires du Nord‑Ouest et au Nunavut, plaçant ainsi ces capitales sur un pied d’égalité avec les zones de toutes les autres capitales provinciales.
Puisque le personnel de Statistique Canada est accessible et qu’il prend en considération les préoccupations qui lui sont soumises, il y a fort à parier que l’on aurait pu supprimer ce désagrément entre 2015 et 2020 au moyen de quelques réunions — autour d’une tasse de café — avant que les unités techniques de recensement ne soient utilisées pour le recensement décennal de 2021. Recourir à un projet de loi qui prévoit des mesures draconiennes n’est pas la solution.
Parmi les autres arguments invoqués devant le comité, il y a la situation où une personne travaille dans une région différente de sa région de résidence. Le programme national d’assurance-emploi repose sur le lieu de résidence selon les méthodes d’enquête de Statistique Canada, qui utilise le code postal des Canadiens — autrement dit, leur adresse.
D’ailleurs, je suis consciente que des faits et des renseignements essentiels n’ont pas été divulgués aux membres du comité. C’est pourquoi nous nous retrouvons avec la version actuelle de ce projet de loi à l’étape de la troisième lecture. Honorables sénateurs, je ne peux pas appuyer ce projet de loi. Je ne peux pas donner mon appui à la suppression délibérée de 76,6 millions de dollars. En effet, chers collègues, il y a d’autres facteurs très importants à prendre en considération. Pourrais-je avoir cinq minutes supplémentaires?
Honorables sénateurs, êtes-vous disposés à accorder cinq minutes de plus?
D’accord? Merci.
Honorables sénateurs, je ne peux pas appuyer ce projet de loi. Je ne peux pas appuyer le fait d’enlever sciemment 76,6 millions de dollars aux travailleurs pauvres de l’Île‑du-Prince-Édouard. Il ne s’agit plus d’une question de justice, comme nous l’avons dit à de maintes reprises. Ce projet de loi est en fait injuste à l’égard des travailleurs pauvres de l’Île-du-Prince-Édouard.
Honorables sénateurs, le régime d’assurance-emploi tend à être juste et équitable, mais, comme tout autre régime, il n’est pas parfait. Par exemple, le sénateur Black trouverait-il juste et équitable que des travailleurs agricoles étrangers et leurs employeurs cotisent à l’assurance-emploi par le biais des charges sociales, alors que ces travailleurs étrangers ne peuvent pas bénéficier du régime? Le sénateur Manning trouverait-il juste de combiner la période d’admissibilité et la période de prestations d’un pêcheur, sachant que ce n’est pas lui qui décide de la durée de la saison de pêche? Tous les membres du Comité sénatorial permanent de l’agriculture et des forêts se sont demandé comment on pourrait résoudre cette situation, vu les nouveaux faits dont nous disposons.
J’ajouterais que mon bureau a fait des recherches pour savoir si des députés de l’Île-du-Prince-Édouard ont déjà présenté un tel projet de loi ou une telle motion à l’autre endroit de 2015 à 2021, et on n’a rien trouvé.
Les sénateurs devraient se demander si on se sert du Sénat pour accomplir une chose qui n’a pas été faite à l’autre endroit depuis tant d’années. Honorables sénateurs, de nombreuses options s’offrent à nous dans le cadre de l’examen du projet de loi. Nous pouvons le rejeter maintenant, à l’étape de la troisième lecture, et si c’est le cas, je demanderai peut-être un vote par appel nominal pour savoir qui est en faveur de la suppression des prestations pour les travailleurs pauvres. Nous pouvons demander au comité de revoir le projet de loi en tenant compte des nouvelles informations contenues dans le rapport du directeur parlementaire du budget. Nous ne pouvons pas prendre plus de temps et ajouter ainsi au stress que vivent les travailleurs pauvres de l’Île-du-Prince-Édouard.
Est-ce la tâche du Sénat de réduire de 76,6 millions de dollars les prestations prévues pour les travailleurs pauvres de l’Île-du-Prince-Édouard, par le truchement d’un projet de loi d’initiative parlementaire? Ma réponse est non.