Projet de loi sur la diffusion continue en ligne
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture
25 octobre 2022
Honorables sénateurs, je vais commencer mes observations au sujet du projet de loi C-11 en surprenant probablement bon nombre d’entre vous. Je suis d’accord avec son parrain, le sénateur Dawson. Il faut absolument moderniser la Loi sur la radiodiffusion, et, pour citer le sénateur Dawson, nous devons le faire :
[...] d’une façon qui tient compte des réalités technologiques, des modèles d’affaires et des dynamiques en jeu dans le système canadien de radiodiffusion d’aujourd’hui.
Par ailleurs — et c’est là que le sénateur Dawson soulève un point extrêmement important :
La loi doit établir un cadre réglementaire actualisé avec une orientation claire, les outils nécessaires et la souplesse requise pour maintenir sa pertinence.
Chers collègues, c’est à partir de ce point que l’opinion du sénateur Dawson et la mienne divergent au sujet du projet de loi C-11.
Le principal problème de ce projet de loi est probablement sa portée. Le gouvernement et les bureaucrates qui ont rédigé ce projet de loi ont à tort traité Internet comme une forme de radiodiffusion. Même s’il existe des plateformes de diffusion continue qui se comportent comme des radiodiffuseurs et qui devraient certainement être assujetties à notre cadre réglementaire en tant que tel, ce projet de loi va au-delà de cela.
Vivek Krishnamurthy, directeur de la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada Samuelson-Glushko de l’Université d’Ottawa, a expliqué la différence dans le cadre de notre étude préliminaire :
La première [raison] est la rareté du spectre. La largeur du spectre électromagnétique — ou de la bande passante — disponible pour la radiodiffusion linéaire est limitée avec une connexion par câble traditionnelle. Il est par conséquent plus facile de justifier certaines restrictions en matière de contenu dans le contexte de la radiodiffusion que dans le contexte d’Internet ou de celui des médias imprimés.
Il continue en soulevant qu’il n’y a pas de rareté du spectre dans le monde numérique et que les utilisateurs peuvent visionner autant de vidéos de chatons qu’ils le souhaitent à partir de la plateforme sans réduire la capacité des autres utilisateurs de visionner le contenu en ligne. M. Krishnamurthy n’est pas d’accord avec la portée de la définition de la radiodiffusion proposée dans le projet de loi, dans le contexte de la loi existante, car d’après lui : « Ensemble, ces deux dispositions visent à réglementer pratiquement toute la distribution du contenu audiovisuel sur Internet. »
Ensuite, M. Krishnamurthy, a ajouté :
Nous ne devrions pas adopter des lois qui visent à soumettre autant de contenu à un cadre réglementaire. Il y a sans aucun doute des problèmes à l’égard de la distribution de contenu sur Internet, mais ils requièrent un autre type de solution. Il est mal avisé de s’en tenir à dire que tout est inclus, sauf certains éléments.
Examinons les exceptions énoncées à l’article 4, tel qu’il est proposé. J’ai été avocat durant presque 15 ans, mais le libellé de cet article est de loin la chose la plus indigeste qu’il m’a été donné de lire.
Je suis du même avis que le sénateur Dawson quant à ce que la loi devrait accomplir, mais le problème c’est que, dans sa forme actuelle, ce n’est pas ce que la loi accomplira, peu importe le nombre de fois où le sénateur et le gouvernement affirmeront le contraire et peu importe le nombre de fois où ils répéteront que ce projet de loi donnera plus d’accès aux créateurs et aux artistes non représentés au Canada et éliminera des obstacles pour eux, ou le nombre de fois où ils affirmeront que le projet de loi et les règlements qui l’accompagnent ne couvriront pas les créateurs de contenu numérique ni le contenu créé par les utilisateurs.
Permettez-moi, en fait, de citer un échange important qui a eu lieu entre la sénatrice Wallin et le président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, M. Ian Scott, quand celui-ci a comparu devant notre comité en juin dernier. Je rappelle qu’il reviendra au CRTC d’interpréter la loi et de l’appliquer.
La sénatrice Wallin a dit au président du CRTC, M. Scott :
Je pense que nous devrons revoir une autre fois la question du contenu généré par les utilisateurs. Je sais que le ministre, d’autres responsables et vous-même insistez pour dire que vous ne réglementez pas ce contenu, mais je pense qu’il faut décortiquer un peu les mots. Vous allez réglementer les plateformes, qui imposeront ensuite vos décisions et vos directives, comme vous l’avez dit. Vous n’allez pas manipuler les algorithmes; vous obligerez plutôt les plateformes à le faire. C’est une réglementation sous un autre nom. Que ce soit fait directement et explicitement ou indirectement, vous allez réglementer le contenu.
M. Scott a répondu à la question de la sénatrice Wallin en disant : « Vous avez raison. » Ainsi, alors que le langage du projet de loi est au mieux ambigu, la position du président du CRTC sur cette question est tout à fait claire et sans équivoque. Il s’agit d’une question absolument cruciale, car les partisans du projet de loi tentent de défendre une disposition de la loi qui a manifestement des implications beaucoup plus vastes que ce qu’ils veulent nous faire croire.
Il ne m’a pas échappé, au cours de l’étude préalable en comité, que les témoins et même certains de mes collègues, qui croient le gouvernement sur parole lorsqu’il affirme que le contenu généré par l’utilisateur n’est pas visé, ont passé beaucoup de temps à réfuter les propos des témoins qui ont parlé des impacts négatifs que ressentiraient les créateurs numériques si le contenu généré par l’utilisateur était inclus.
Pendant ce temps, l’insistance du gouvernement à dire qu’il n’y a pas de problème et que nous devrions simplement lui faire confiance a l’effet inverse de celui escompté, y compris l’adoption rapide de ce projet de loi.
Certes, je conviens que la Loi sur la radiodiffusion a désespérément besoin d’être modernisée et je comprends le principe selon lequel nous ne devrions pas laisser la perfection être l’ennemi du bien, mais je n’ai pas encore vu de justification pour faire adopter le projet de loi sans profiter de l’occasion pour l’améliorer. Il est de notre devoir de le faire, en tant que Chambre de second examen objectif. Je compatis avec les intervenants qui ont l’impression d’avoir attendu assez longtemps et d’être épuisés au point de croire qu’il ne peut y avoir rien de mieux, mais le gouvernement ne peut s’en prendre qu’à lui-même s’il n’a pas accordé la priorité à cette question et s’il s’est braqué sur des questions qui ne relèvent pas de la loi.
Le Sénat s’est beaucoup attardé sur les répercussions de ce projet de loi sur les créateurs de contenu numérique, le contenu généré par les utilisateurs et la manipulation des algorithmes, mais je dois dire franchement que c’est plutôt le contraire qui s’est produit lors de l’étude au Comité du patrimoine canadien de la Chambre des communes, car peu de créateurs de contenu numérique ont eu l’occasion de témoigner, et bon nombre de ceux qui ont pu le faire ont fait l’objet d’intimidation et de critiques de la part des députés ministériels qui siègent au comité. Plusieurs créateurs de contenu numérique qui ont témoigné devant le comité sénatorial nous ont dit à quel point ils sont reconnaissants non seulement d’avoir pu se faire entendre, mais aussi d’avoir été traités avec dignité. Je tiens à remercier les sénateurs de toutes allégeances qui siègent à notre comité; c’est tout à leur honneur.
À vrai dire, honorables collègues, l’étude de ce projet de loi aurait probablement pris une tout autre tournure si on n’avait pas inclus à la dernière minute des dispositions concernant le contenu généré par les utilisateurs dans la version précédente du projet de loi, soit le projet de loi C-10. Les choses se sont déroulées ainsi parce que le gouvernement s’entête de façon quasi hystérique à ne pas retirer complètement ces dispositions. On aurait eu le temps d’y remédier pendant les mois qui ont suivi la prorogation du Parlement, mais les dispositions problématiques qui visent le contenu généré par les utilisateurs sont toujours là, noir sur blanc. Le gouvernement nous dit que l’article 4.1 exclut le contenu généré par les utilisateurs de la réglementation. Cependant, ce qu’il ne dit pas — et on s’en rend compte aisément en lisant le projet de loi —, c’est que les dispositions qui viennent immédiatement après prévoient des exceptions à l’exemption. C’est en quelque sorte une double négation, ce qui veut clairement dire que les dispositions sur le contenu généré par les utilisateurs sont encore dans le projet de loi.
Il n’y a pas que moi qui le dis. Les créateurs de contenu numérique eux-mêmes ne sont pas les seuls à le dire. Ce ne sont pas les plateformes comme YouTube et TikTok qui font appel aux créateurs de contenu numérique pour le dire, comme le secrétaire parlementaire du ministre du Patrimoine canadien aimerait le prétendre. C’est un ancien président du Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, le CRTC, qui le dit lui‑même et, ce qui est peut-être plus important, le président actuel du CRTC, Ian Scott, le dit lui aussi.
Au cours de son témoignage, M. Scott a confirmé la présence d’un autre élément que le gouvernement prétend ne pas voir dans le projet de loi : la modification d’algorithmes. Le gouvernement et le sénateur Dawson ont insisté sur le fait que le projet de loi C-11 n’oblige pas les plateformes à utiliser des algorithmes en particulier. Cependant, M. Scott, président du CRTC, a dit lors de son témoignage :
Je vais vous donner des exemples simples. Plutôt que de dire — et la loi empêche de le faire — que nous allons changer les algorithmes, comme de nombreux pays européens l’envisagent, nous allons préciser ce que nous voulons : que les Canadiens puissent trouver de la musique canadienne. Quelle est la meilleure façon d’y parvenir? Comment va-t-on procéder? Je ne veux pas manipuler les algorithmes. Je veux plutôt que les fournisseurs le fassent pour obtenir un résultat donné.
C’est assez clair. Que l’on me permette de répéter la dernière partie. M. Scott dit que ce projet de loi lui permet de dire aux plateformes : nous, le gouvernement, ne manipulerons pas votre algorithme. Nous allons simplement vous demander de le faire pour nous. Au tribunal, nous appellerions cela un aveu d’intention clair et consigné.
Comme je l’ai mentionné, les partisans du projet de loi ont fait valoir au comité qu’il existe d’autres façons d’obtenir les résultats recherchés que la manipulation d’algorithmes, contrairement à ce qu’ont dit des créateurs, des utilisateurs, les plateformes et l’organisme de réglementation lors de leur témoignage.
La semaine dernière, ma collègue, la sénatrice Dasko, a défendu ce point de vue dans le cadre d’un échange avec une ancienne personnalité de la télévision, qui est maintenant créatrice de contenu numérique, Jennifer Valentyne. La sénatrice Dasko a maintenu catégoriquement qu’il existe d’autres moyens, mais, lorsque Mme Valentyne lui a demandé de donner un exemple, elle en a été incapable.
Je tiens à être clair, chers collègues. Nous ne parlons pas de toutes les plateformes. Nous parlons des plateformes qui mettent en vedette du contenu généré par les utilisateurs, comme YouTube et Instagram, pour n’en nommer que deux.
Les utilisateurs, les créateurs et les plateformes ne sont pas les seuls à sonner l’alarme. Le commissaire à la protection de la vie privée, M. Philippe Dufresne, a également parlé de sérieuses préoccupations que l’approche du gouvernement suscite à propos de la confidentialité. Lors de son témoignage devant le comité sénatorial, M. Dufresne a dit ce qui suit :
Ce projet de loi conférerait au CRTC le pouvoir d’imposer des conditions concernant la découvrabilité des émissions canadiennes et des services de programmation canadiens. Bien que, à cet égard, le projet de loi n’autorise pas le CRTC à exiger l’utilisation d’un algorithme informatique ou d’un code source particulier, il reste néanmoins que pour remplir les conditions de découvrabilité, il pourrait potentiellement être requis d’adapter des algorithmes existants qui se fondent sur des renseignements personnels, ou sur l’analyse de renseignements personnels, afin d’établir si le contenu généré par l’utilisateur est canadien.
Les répercussions potentielles sur la vie privée dépendraient alors des circonstances de chaque situation, ainsi que de la manière dont ces pouvoirs sont exercés par le CRTC et de la manière dont les entités réglementées répondent aux nouvelles obligations dans leur collecte et leur analyse des renseignements personnels. Dans ce contexte, il sera important de pleinement évaluer et atténuer ces répercussions avant l’imposition de ces conditions par le CRTC.
Le commissaire a recommandé que nous adoptions un amendement pour ajouter explicitement la protection de la vie privée en tant qu’objectif de la loi. Je conviens tout à fait que c’est le moins qu’on puisse faire. Avec ce projet de loi, le gouvernement nous demande essentiellement — comme je l’ai mentionné plus tôt — de lui faire confiance, plus particulièrement en ce qui concerne les pouvoirs du CRTC.
Le président du CRTC, M. Scott, a fait référence au processus de consultation qui aurait lieu après l’adoption du projet de loi. Il a souligné que ce processus jouerait un rôle central dans la détermination des meilleures façons dont les plateformes pourraient et devraient atteindre des résultats précis.
Pour ceux qui font totalement confiance aux grandes bureaucraties gouvernementales, tout cela semble merveilleux. Cependant, comme Monica Auer, directrice générale du Forum for Research and Policy in Communications du Canada, l’a dit dans son témoignage devant le comité sénatorial :
Pour ce qui est de la responsabilisation et de la transparence, le problème en ce moment avec le CRTC, c’est qu’il ne rend pas ses décisions publiques. Chaque année, il publie des dizaines de décisions que vous ne pouvez pas voir parce qu’il n’y a pas d’hyperlien et qu’elles ne sont pas rendues publiques. Lorsque nous disons que le CRTC est transparent, ce n’est tout simplement pas le cas. Il tient des audiences publiques sans témoins. Je suis désolée — vous avez été très aimables de m’inviter —, mais le CRTC choisit de ne pas inviter qui que ce soit à certaines audiences, y compris les transferts de propriété.
Je pense qu’un tel témoignage sur l’absence de transparence au CRTC devrait nous préoccuper tout autant que l’absence de transparence de la part des plateformes en ligne. Sinon, je ne sais pas ce qu’il nous faut pour nous inquiéter.
En fait, je suis tout à fait d’avis que les consommateurs canadiens ont droit à une plus grande transparence. Cependant, nous devons être conscients qu’en donnant au CRTC les pouvoirs proposés dans ce projet de loi, le seul résultat sera la manipulation d’algorithmes, comme l’a promis le président.
Pour bon nombre de ces plateformes, il n’y a tout simplement pas assez de surface d’écran pour obtenir ces résultats sans cette manipulation, même si elle est de nature passive. Par « passive », je me réfère au fait d’avoir un onglet ou un fichier qui compile le contenu canadien, par exemple. Le problème, c’est que ce n’est tout simplement pas matériellement possible sur certaines des plateformes dont nous parlons.
Chers collègues, si vous prenez un instant pour regarder une application telle qu’Instagram sur votre téléphone, vous verrez tout de suite ce que je veux dire. Ce genre de plateforme ou d’application n’est essentiellement qu’un fil de publications. La seule manière d’y promouvoir le contenu canadien, de garantir que le contenu canadien s’affiche dans le fil de l’utilisateur plus fréquemment que le contenu non canadien, consiste à manipuler l’algorithme. Le gouvernement et les partisans de ce projet de loi ont beau insister pour dire que le projet de loi ne changera rien aux algorithmes, pour bien des plateformes, c’est carrément inévitable.
C’est l’argument qu’ont fait valoir Jennifer Valentyne, Scott Benzie, Justin Tomchuk, Darcy Michael, Morghan Fortier, J.J. McCullough, Frédéric Bastien Forrest et tant d’autres témoins que le comité sénatorial a entendus.
De la façon dont le projet de loi est rédigé, une société d’État obligerait les plateformes à changer leurs stratégies pour s’attirer la fidélité des utilisateurs. De plus, nous nous ingérons dans la façon dont les créateurs canadiens de contenu numérique font des affaires. Nous nous mêlons de leur gagne-pain. Ils nous demandent de ne pas faire cela. Ils nous disent qu’ils s’en tirent déjà très bien et qu’ils méritent qu’on les laisse tranquilles.
Comme l’a mentionné au comité sénatorial Morghan Fortier, présidente-directrice générale de Skyship Entertainment — possiblement l’exportateur de contenu canadien sur YouTube qui connaît le plus de succès —, si on touche à cela, c’est essentiellement comme si on touchait à la possibilité pour les stations de radio d’avoir accès aux informations sur les cotes d’écoute et de changer leurs listes de diffusion et leurs animateurs en conséquence.
J’irais même un peu plus loin. Ce serait comme si on disait à un libraire qu’il ne peut pas utiliser ses données sur les ventes ou la liste des best-sellers pour déterminer le nombre d’exemplaires d’un livre à commander ou qu’il n’a pas le droit de placer certains livres à tel ou tel endroit pour encourager les ventes.
La plupart des législateurs n’imagineraient pas de proposer un tel degré d’ingérence dans le marketing du secteur privé. Or, c’est exactement ce qui est proposé dans ce projet de loi.
Pourquoi ferions-nous cela? Pourquoi cherchons-nous à prêter des intentions à ces entreprises, comme si elles avaient des motifs cachés autres que de faire des affaires et tenter de faire des profits?
Pourquoi devrions-nous prêter de mauvaises intentions à ces plateformes dans la conduite de leurs affaires alors que nous ne le faisons pas pour d’autres entreprises comme les stations de radio et les librairies?
Avec tout le respect que je vous dois, chers collègues, le simple fait que nous ne comprenons pas leurs activités ne signifie pas qu’elles sont nécessairement mal intentionnées. Savez-vous ce que bon nombre de gens concernés par cette situation et qui suivent nos débats disent de nous — moi y compris —, en ce moment? « Fort bien, l’ancien. » Voilà la vérité.
Ce n’est pas un argument contre une plus grande transparence, mais plutôt en faveur d’une plus grande confiance envers les utilisateurs et les créateurs de ces plateformes — qui savent ce qu’ils veulent regarder, écouter ou faire connaître — et qui peuvent juger par eux-mêmes si ces plateformes répondent à leurs besoins. C’est un argument en faveur du choix du consommateur.
L’expérience vécue par le consommateur pâtira aussi du coût prohibitif de la réglementation du contenu généré par les utilisateurs comme le prévoit ce projet de loi. Non seulement ces plateformes refileront les coûts plus élevés aux consommateurs, mais dans certains cas, elles pourraient même se retirer complètement du marché canadien.
Si cela se produisait, savez-vous qui serait le plus durement touché au Canada? Les communautés de la diaspora, car ce sont fort probablement les petites plateformes — qui desservent ces communautés depuis l’étranger —, qui décideront qu’elles ne peuvent plus se permettre de faire affaire ici.
L’expérience du consommateur en souffrira aussi parce qu’il y aura une perte de confiance dans le système. Celui-ci verra de plus en plus de contenu qui ne correspond pas à ses goûts et à ses intérêts. Est-ce une perspective intéressante que d’être forcé à sortir de sa zone de confort?
Qui parmi nous souhaite être forcé à consommer quoi que ce soit? Cette méthode n’a jamais eu l’effet désiré ou recherché. Au contraire. Je dirais que le plus on tente d’imposer quelque chose à une personne ou à une société, plus on minera la confiance en ceux qui procèdent ainsi et moins les consommateurs seront enclins à apprécier ou à vouloir ce qu’on cherche à leur imposer. C’est un fait.
Chers collègues, cette façon de faire deviendra un problème pour les mêmes personnes que ce projet de loi est censé protéger et faire valoir : les artistes et les créateurs canadiens. Il se peut que de nombreux consommateurs rejettent carrément ce genre de contenu. Ils iront chercher ailleurs ce qui les intéresse, sans restriction. Ils se contenteront de cliquer pour faire disparaître le contenu qu’on cherche à leur imposer.
Voici ce que Justin Tomchuk, créateur sur YouTube, a déclaré au comité :
Le contenu canadien aura de mauvaises performances sur les plateformes, parce que l’auditoire n’y trouvera pas son intérêt. Vous pouvez forcer quelqu’un à présenter une vidéo, mais vous ne pouvez pas forcer les gens à la regarder. Les Canadiens cliqueront ailleurs et apprendront à éviter activement le contenu canadien.
Les gens iront cliquer sur le contenu pour s’en débarrasser.
C’est précisément ce que nous constatons actuellement chez les radiodiffuseurs conventionnels. Le nombre de téléspectateurs de la radiodiffusion traditionnelle a considérablement diminué parce que les consommateurs peuvent désormais choisir les émissions qu’ils vont regarder grâce à la diffusion en continu. Ils ne sont plus obligés de regarder les émissions qu’on leur impose. Ce n’est pas la faute des plateformes de diffusion en continu.
À un moment donné, les radiodiffuseurs conventionnels du Canada doivent accepter que le produit qu’ils offrent n’est pas attrayant pour un grand nombre de consommateurs. Il suffit de regarder les cotes d’écoute. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de bons produits canadiens qui sont offerts. C’est plutôt le contraire.
Les radiodiffuseurs conventionnels de ce pays se servent des événements sportifs locaux et des nouvelles locales pour satisfaire à une grande partie de leurs quotas de contenu canadien. Ils remplissent ensuite le reste de leurs quotas en rediffusant des émissions canadiennes qui sont également accessibles sur leurs services d’abonnement. Le reste de leur programmation est composée d’émissions souscrites des États-Unis que les consommateurs peuvent regarder de toute façon sur le réseau américain qui les a produites ou en ligne.
Chers collègues, le problème n’est pas que la culture canadienne ou les artistes canadiens ne soient pas assez bons. Le problème, c’est le modèle d’affaires actuel des radiodiffuseurs traditionnels.
M. Tomchuk a expliqué un autre risque que courraient les créateurs de contenu numérique canadiens si les algorithmes sont modifiés pour satisfaire aux exigences relatives au contenu canadien : si on fait la promotion du contenu en fonction d’un critère autre que celui du contenu que le consommateur veut ou pourrait aimer regarder selon ses habitudes précédentes, il cliquera sur le contenu, réalisera que ce n’est pas quelque chose qu’il veut regarder et passera rapidement à autre chose sans le regarder jusqu’au bout.
Ce comportement exercera une pression à la baisse sur le taux de fidélisation de l’audience de cette publication. Ce taux de fidélisation plus faible aura à son tour un effet négatif sur le classement mondial de la publication, entraînant ainsi une baisse de sa découvrabilité, laquelle fait référence à l’endroit où la publication apparaît sur la liste des suggestions qui nous sont faites sur des plateformes comme YouTube.
Ainsi, les artistes et les créateurs canadiens — qui connaissent un immense succès à l’échelle mondiale — verront ce succès grandement diminué. En substance, nous émoussons le succès mondial en échange d’un succès limité et paroissial chez nous.
Comme le disait un récent éditorial du Financial Post :
Même si le projet de loi C-11 les aide à obtenir un peu plus de succès ici au pays, et rien ne le garantit, cela pourrait nuire à tout succès qu’ils pourraient espérer au-delà des frontières du Canada.
Chers collègues, le monde est vaste.
Ce phénomène sera d’autant plus exacerbé par la menace du protectionnisme mondial. Aucune autre démocratie occidentale au monde ne réglemente le contenu généré par les utilisateurs de la manière proposée par le projet de loi C-11. Cependant, d’autres pays observent de près ce que nous nous apprêtons à faire ici.
Il ne fait aucun doute que si nous adoptons cette loi, sans en retirer le contenu généré par l’utilisateur, d’autres pays répondront par des lois protectionnistes semblables. Tout le succès et les débouchés dont nos artistes et créateurs ont bénéficié — grâce au monde sans frontière que leur a ouvert l’avènement de l’Internet — disparaîtront.
Pourquoi? Et à quel prix?
Aurons-nous sauvé la culture canadienne ou l’aurons-nous simplement rendue plus insulaire et rendu les créateurs plus dépendants des subventions et d’un système de gardiens choisissant une fois de plus les gagnants et les perdants? Aurons-nous donné plus de visibilité aux voix sous-représentées ou aurons-nous simplement érigé des barrières là où il n’y en a actuellement pas?
Je veux m’attarder à l’impact du projet de loi C-11 sur les créateurs francophones.
Avec les plateformes traditionnelles canadiennes de radiodiffusion, les artistes francophones ont un auditoire limité. Ils rejoignent les francophones du Canada, en vaste majorité au Québec. Cependant, Internet est venu bouleverser cela. Des plateformes comme YouTube ou Instagram leur donnent une portée planétaire. Pensez aux succès de Damien Robitaille sur YouTube ou Twitter pendant la pandémie. Des dizaines de milliers de personnes qui ne parlent pas un mot de français et qui ne songeraient jamais à écouter un radiodiffuseur francophone ont vu ses clips musicaux.
Il est évident qu’il faut s’assurer non seulement que les cultures québécoise, acadienne, franco-ontarienne ou autre survivent, mais qu’elles s’épanouissent. Par contre, on fait fausse route en pensant que les plateformes numériques ne représentent qu’une menace pour les francophones du Canada et qu’il faut les combattre et réduire leur portée.
Internet représente la liberté, la liberté pour un Québécois d’écouter de la musique du Burkina Faso, et la liberté pour un Libanais d’écouter La Bottine souriante pour les fêtes du Nouvel An. Le gouvernement doit être très prudent, car il serait contre-productif pour la culture canadienne de vouloir ériger des barrières tout autour. De toute façon, c’est illusoire de penser que cela fonctionnerait.
Comme Québécois, je comprends très bien que nos artistes et créateurs vivent une autre réalité et ont des défis différents de ceux de leurs collègues anglophones. J’appuie sans réserve le principe selon lequel le gouvernement fédéral doit jouer un rôle dans la promotion de la culture canadienne et doit faire en sorte que les plateformes numériques deviennent un tremplin pour les artistes et créateurs canadiens, particulièrement les francophones.
Malheureusement, je ne crois pas que le projet de loi C-11 soit l’outil nécessaire, et je cite Frédéric Bastien Forrest, un youtubeur :
Donc, si on veut vraiment prioriser la culture d’ici — québécoise, canadienne, montréalaise et francophone —, je me concentrerais à permettre à ceux qui utilisent déjà ces plateformes de devenir meilleurs et d’avoir plus de valeur de production à l’antenne.
Ces plateformes semblent comprendre qu’elles doivent contribuer à l’écosystème culturel canadien pour pouvoir faire des affaires dans notre pays.
Une des modifications proposées stipule clairement que si le contenu d’une plateforme ne respecte pas les critères en matière de découvrabilité, par exemple, la plateforme elle-même serait toujours assujettie au pouvoir de rendre des ordonnances du CRTC concernant les dépenses exigées afin d’appuyer la culture canadienne, conformément à l’article 11.1. Cela répondrait ainsi aux préoccupations des parties prenantes de l’industrie concernant le fait que les plateformes qui ne diffusent que des extraits de musique et non de la musique commerciale diffusée intégralement pourraient trouver un moyen d’éviter de contribuer à l’écosystème.
Au comité, la sénatrice Simons a soulevé des préoccupations au sujet de la nécessité d’inclure l’article 4 afin d’empêcher que les grandes compagnies de disques n’utilisent par exemple YouTube pour diffuser de la musique en continu sans verser de redevances aux artistes. Il a toutefois été clairement établi au comité que ce n’est pas le cas. Il existe déjà des mesures de protection à cet effet.
Les maisons de disques ne peuvent partager que la musique des artistes qu’elles représentent. Sinon, il s’agirait d’une violation des droits d’auteur, que ce soit sur YouTube ou autrement. De plus, lorsque les maisons de disques partagent de la musique de leurs propres artistes sur YouTube ou d’autres plateformes, elles doivent verser des redevances à ces artistes conformément à leurs contrats respectifs. Et si elles enfreignent leurs obligations contractuelles envers ces artistes, cela ne concerne pas le projet de loi C-11.
En ce qui concerne notre culture et nos histoires, le sénateur Dawson a déclaré que c’est l’occasion de nous poser de grandes questions sur notre manière d’être en tant que Canadiens et sur la façon dont nous voulons les définir. Il a parfaitement raison.
Voici ce qu’il a dit :
Pendant plus de 50 ans, la Loi sur la radiodiffusion nous a permis de faire connaître nos histoires. C’est ainsi que nous avons développé notre riche culture canadienne, que nous avons forgé notre identité canadienne et que nous avons porté les voix canadiennes dans le monde. Nous voulons poursuivre sur cette voie, et nous devons donc reconnaître que les temps ont changé.
Je suis totalement d’accord avec vous, sénateur Dawson. Le problème, c’est que le projet de loi ne tient pas compte du fait que les temps ont changé. Il cherche, au contraire, à recréer et à faire revivre un système qui est clairement moribond, comme on le voit quand on regarde du côté des diffuseurs traditionnels — sinon, nous n’aurions pas le débat actuel —, mais c’est carrément impossible.
On parle d’un système de réglementation et de diffusion qui est en déclin, et ce n’est pas parce que le talent canadien et la culture canadienne sont en déclin. Au contraire : les industries canadiennes de la création et du divertissement sont plus dynamiques que jamais. C’est le vieux système de diffusion qui est moribond, tout comme son financement, assurément. Sans ce pilier, je doute qu’il puisse survivre.
L’ancien système réglementaire fonctionnait bien dans une certaine mesure parce qu’il était conçu pour des diffuseurs conventionnels dont les activités s’arrêtaient, en général, aux frontières du pays. Il a été conçu dans les années 1970; il a maintenant fait son temps et n’est plus utile.
Il n’est certainement pas nécessaire lorsqu’il s’agit de créateurs de contenu numérique et de contenu généré par les utilisateurs. Ce sont les créateurs eux-mêmes qui nous le disent. Ils nous supplient de ne pas leur imposer l’ancien régime réglementaire. Ils nous montrent que, contrairement à la radiodiffusion conventionnelle, ils n’ont pas besoin de nous. En fait, ils ne veulent même pas de nous. Ce dont ils ont besoin, c’est que nous ne nous mêlions pas de leurs affaires. Ils nous implorent de constater leur succès et de reconnaître que ce succès est le résultat de la production d’un contenu de qualité, intéressant et innovant que les gens veulent voir et entendre.
En laissant le contenu généré par les utilisateurs dans le projet de loi, nous déclarons qu’à notre avis, les créateurs canadiens sont incapables de réussir par eux-mêmes. Nous insinuons que ce qu’ils produisent n’est pas intéressant en soi et qu’ils ne réussiront pas sans notre intervention, en particulier les créateurs marginalisés et sous-représentés comme les autochtones, les personnes noires et de couleur et les artistes et créateurs francophones.
Franchement, c’est non seulement décourageant pour ces créateurs, mais aussi extrêmement paternaliste.
Si nous voulons réellement lever les barrières auxquelles font face les Canadiens mal servis et marginalisés, nous devrions commencer par garantir un accès égal à des services Internet fiables partout au Canada, surtout dans les collectivités du Nord qui sont actuellement mal desservies.
Nous devrions aussi examiner comment contribuer à informer les artistes et les créateurs sur la manière de produire du contenu de qualité et de le téléverser eux-mêmes. En fait, les dirigeants des plateformes qui sont presque considérées comme l’œuvre du diable pour leurs algorithmes, leur code source et leur supposé manque de transparence ont affirmé dans leurs témoignages qu’ils mettent en place des programmes de formation accélérée afin d’aider les artistes et les créateurs émergents à acquérir ce type de compétences.
À titre d’exemple, le 3 octobre 2022, Google a annoncé un investissement de 2,7 millions de dollars pour promouvoir l’autonomie des peuples autochtones au Canada, réduire l’écart sur le plan des aptitudes et de l’éducation entre les Autochtones et les non-Autochtones, et aider les travailleurs autochtones à la recherche d’un emploi à se recycler dans les nouvelles technologies. Évidemment, ce n’est qu’un exemple, mais nous devons continuer de promouvoir d’autres initiatives semblables.
Encore une fois, chers collègues, les créateurs eux-mêmes nous ont dit maintes fois que la meilleure chose que nous puissions faire est de faire ce qu’il faut pour enlever les barrières que les artistes et les créateurs des communautés autochtones, noires et de couleur, francophones et sous-représentées au Canada doivent franchir pour faire connaître leur art et leurs œuvres. Autrement dit, nous devons leur laisser la voie libre.
En ce qui concerne le projet de loi C-11, je crains que s’il est adopté dans sa version actuelle, il y ait un risque que nous leur barrions carrément la route. Ce serait terrible.
Je crois qu’il est utile de rappeler les observations du sénateur Dawson, qui a dit que la loi devait fournir des directives claires. Je suis désolé de vous citer trop souvent dans mon discours, sénateur Dawson. Je suis d’accord avec vous dans la mesure où j’estime qu’il est absolument nécessaire de modifier ce projet de loi de manière à ce qu’il soit tout à fait clair que le contenu généré par les utilisateurs n’est pas visé. C’est tout ce que nous avons à faire. Veillons à ce que cela ne fasse aucun doute pour personne, surtout pour ceux qui devront mettre en œuvre ces mesures et voir à leur application. Par ailleurs, j’implore les membres du Comité des transports et des communications de discuter de la meilleure façon d’y parvenir. Nous devons le faire.
Si la majorité des témoins qui ont comparu devant notre comité s’entendent sur une chose, c’est l’importance de faire ce dont je viens de parler.
Cela m’amène à parler de l’une des raisons principales pour lesquelles ce projet de loi a été présenté, soit l’idée selon laquelle les entreprises de diffusion en continu étrangère qui agissent comme des radiodiffuseurs doivent payer leur juste part en fonction des profits qu’ils génèrent sur le marché canadien. Ces entreprises comprennent notamment Netflix, Disney+ et Prime Video, pour ne nommer que celles-là.
C’est à cet égard que j’ai un peu moins de réserves par rapport aux propositions du gouvernement, mais j’ai quand même quelques craintes.
Ce qui est intéressant, selon moi du moins, c’est que notre comité a entendu plusieurs témoins qui, même s’ils sont favorables au projet de loi C-11, ont tout de même demandé certains amendements. C’est très révélateur quand même les partisans d’un projet de loi se déplacent pour venir témoigner sur la Colline du Parlement afin de demander des amendements. Nous l’avons vu lors de l’étude d’autres projets de loi récents où il est loin d’être évident que le gouvernement a tenu compte de ce que les gens avaient à dire avant de présenter des dispositions législatives ou qu’il a pris la peine de mener des consultations adéquates.
La bonne nouvelle est que nous sommes ici pour corriger le tir et améliorer ce projet de loi bancal. Comme le sénateur Dawson l’a dit, nous avons une occasion à saisir. Je suis entièrement d’accord qu’il faut profiter de cette possibilité qui s’offre à nous.
Comme je l’ai mentionné précédemment — en toute honnêteté —, s’il a fallu autant de temps au projet de loi et à son prédécesseur, le projet de loi C-10, pour franchir les étapes du processus parlementaire, la faute revient principalement au gouvernement. Peu importe le temps qui s’est écoulé avant qu’il se retrouve entre nos mains, prendre un peu plus de temps pour l’améliorer n’entraînera pas le scénario apocalyptique imaginé par le gouvernement.
Or, le ministre responsable de ce dossier, le ministre Pablo Rodriguez, essaie de nous faire croire que les délais font perdre de l’argent, invoquant une manne imaginaire de 1 milliard de dollars. Si je choisis d’utiliser le mot imaginaire, c’est bien parce que ni le ministre ni son ministère n’ont réussi à fournir la documentation qui démontre la source de cette somme d’argent.
En passant, j’ai posé la question à d’innombrables témoins devant le comité, et ils n’ont pas plus été en mesure de me répondre.
Quoi qu’il en soit, je comprends que l’ensemble de l’industrie attend ce projet de loi, mais j’ai confiance qu’avec le temps, tous les membres de l’industrie et les consommateurs se réjouiront que nous ayons pris le temps de voir à ce que tout changement apporté à la Loi sur la radiodiffusion puisse résister à l’épreuve du temps ou, comme l’a souligné le sénateur Dawson, s’adapter à Internet qui est en constante évolution.
Je tiens à revenir, à ce sujet, sur une affirmation faite par le ministre Rodriguez et reprise par le sénateur Dawson, à propos des supposées pertes financières du secteur de la diffusion. Il est vrai, en effet, que les diffuseurs conventionnels perdent des revenus et que, du même coup, des entités comme le Fonds des médias du Canada reçoivent moins d’argent qu’auparavant. Cela dit, l’idée selon laquelle les diffuseurs en ligne étrangers ne paient pas leur juste part n’est pas tout à fait exacte. Bien que les fonds ne soient pas directement versés dans les caisses centralisées que notre système actuel soutient et dont il force les artistes et les créateurs à dépendre, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’argent pour les artistes et les créateurs canadiens. Au contraire, comme une partie de l’argent n’est plus versée aux gardiens qui choisissent les gagnants et les perdants, on pourrait faire valoir qu’il y a actuellement plus d’argent pour les artistes et les créateurs canadiens eux-mêmes.
Le comité a entendu le témoignage de Wendy Noss, qui représentait la Motion Picture Association, ou MPA, laquelle regroupe des entreprises comme Disney, NBCUniversal, Netflix, Paramount, Sony, Warner Bros et Discovery.
En 2021, la Motion Picture Association a dépensé plus de 5 milliards de dollars à l’échelle du Canada, ce qui représente plus de la moitié de la production au pays et 90 % de la croissance du secteur au cours de la dernière décennie. Elle a embauché, formé et offert des débouchés à 200 000 travailleurs dans le domaine de la création comptant parmi les plus talentueux du Canada et elle a soutenu plus de 47 000 entreprises canadiennes.
Cela dépasse tellement l’empreinte d’une société soutenue par l’État comme CBC/Radio-Canada que nous devrions nous arrêter à y réfléchir.
Cependant, malgré l’impressionnante empreinte économique que ces entreprises ont au Canada, nous leur demandons de payer davantage pour notre système paternaliste qui soutient les entreprises canadiennes. Pendant ce temps, les radiodiffuseurs canadiens qui cotisent à ces cagnottes obligatoires en tirent des avantages et des protections que les diffuseurs étrangers n’auront pas selon ce projet de loi. Ils devront donc cotiser à ces cagnottes sans bénéficier des mêmes avantages et protections. En quoi cela est-il juste ou équitable?
Il y a aussi le problème que pose la définition désuète de ce qui constitue du contenu canadien — une définition perpétuée dans le projet de loi. Ce problème est de deux ordres pour les entreprises étrangères de la diffusion en continu. D’abord, les entreprises mondiales visent un public international, et non seulement un marché national captif. Contrairement aux radiodiffuseurs traditionnels qui ont l’avantage de pouvoir utiliser les émissions locales de sport et de nouvelles pour respecter les exigences minimales de contenu canadien, ces entreprises ne le peuvent pas.
Ensuite, on ne reconnaît tout simplement pas les investissements qu’elles font pour soutenir les histoires canadiennes et les artistes d’ici. L’exemple de La servante écarlate est souvent soulevé. Cette production a été tournée à Toronto, et l’histoire se déroule en partie et même surtout dans cette ville. Elle emploie des Canadiens et elle est basée sur le roman d’une célèbre auteure canadienne. Or, elle n’est pas considérée comme du contenu canadien parce que le propriétaire de la maison de production, l’investisseur, n’est pas canadien.
Cet exemple est loin d’être le seul. C’est le produit des règles désuètes sur le contenu canadien.
Pensez-y, il ne suffit pas qu’une entreprise étrangère de production ou de diffusion continue soit prête à investir des millions de dollars pour raconter des histoires canadiennes et à embaucher beaucoup d’artistes, de scénaristes, d’acteurs, de producteurs, de réalisateurs, de cadreurs et de techniciens de l’audio canadiens, encore faut-il qu’elle soit prête à céder les droits de propriété du produit. Il y a aussi l’argent que de telles entreprises injectent souvent dans l’économie des villes et des villages du pays, dans nos infrastructures et dans nos hôtels, entre autres. Or, le gouvernement canadien a le culot de dire que cette mesure législative est justifiée sous prétexte qu’elle vise à protéger et à promouvoir la culture et les artistes canadiens.
Chers collègues, les artistes canadiens n’ont jamais eu autant de travail, et c’est grâce aux nouvelles plateformes et aux nouveaux débouchés qui leur sont offerts. Ce n’est pas grâce aux radiodiffuseurs traditionnels.
Le projet de loi vise uniquement à protéger les gros joueurs des secteurs canadiens de la télévision et du cinéma qui avaient l’habitude de mener la barque dans l’ancien système et qui veulent que rien ne change dans le nouveau système moderne. C’est ce qui me dérange le plus à propos de cette partie du projet de loi. Je ne suggère pas que nous donnions les clés du pays aux entreprises de diffusion en continu, en les laissant faire des affaires en or ici sans en faire profiter les Canadiens. Cependant, j’aimerais que le gouvernement et les partisans du projet de loi soient tout aussi clairs sur ce que ce dernier protège vraiment, soit le statu quo et les gens qui travaillent dans les grands bureaux de Bell Média, Rogers et Québecor. Il faut appeler un chat un chat. Le projet de loi ne tient pas du tout compte du fait que les talents canadiens désirent travailler avec les meilleurs producteurs, scénaristes, acteurs et chanteurs au monde, ni du fait que les meilleurs au monde désirent travailler et collaborer avec les Canadiens qui sont les meilleurs dans leur domaine, des chefs de file. Les entreprises étrangères sont prêtes à payer pour cela.
Pourtant, nous disons que ce n’est pas suffisant. Il faut payer davantage, et on ne peut pas profiter des fonds qu’on verse.
Chers collègues, cela n’a pas de sens — mais cela en aura encore moins si nous ne profitons pas de cette occasion pour remédier au problème, surtout si nous continuons de dire que nous faisons tout cela au nom de la protection et de la promotion des histoires et des talents canadiens. Nous devons être équitables, et une grande partie du contenu de ce projet de loi ne l’est pas.
Ce manque d’équité peut également avoir de graves conséquences commerciales dans d’autres secteurs pour le Canada. L’ancien président du CRTC, Konrad von Finckenstein, et d’autres témoins ont été très clairs à ce sujet lorsqu’ils ont comparu devant notre comité. Il a déclaré :
En vertu de l’Accord Canada—États-Unis—Mexique, ou ACEUM, ces restrictions, bien qu’elles soient visées par l’exception relative à l’industrie culturelle et donc techniquement acceptées, permettent à nos partenaires de prendre des mesures de représailles dont l’effet commercial est équivalent. Comme la plupart des diffuseurs de contenu se trouvent aux États-Unis, on peut s’attendre à ce que cela se produise.
Ce sont-là des questions sérieuses que le gouvernement a manifestement ignorées. Le parrain du gouvernement et tous les partisans de ce projet de loi à la Chambre parlent avec éloquence de l’urgente nécessité de moderniser la loi afin de tenir compte des réalités de l’ère numérique, mais je ne vois nulle part une pensée moderne ou quoi que ce soit qui montre que le gouvernement est sorti des sentiers battus et des habitudes traditionnelles en matière de radiodiffusion.
Ce projet de loi est un prolongement d’une loi sur la radiodiffusion qui est déjà vieille de 50 ans. Ce que je vois, c’est un tas de descriptions romanesques de ce qui, selon nous, fonctionnait si bien à l’époque de la radiodiffusion et de la télédiffusion conventionnelles, et une tentative d’appliquer cette approche à Internet. Chers collègues, cela ne fonctionne pas. Mes enfants me disent constamment que c’est incompatible et, bien franchement, cela dépasse le cadre de la loi.
On ne laisse aucune place à la flexibilité. Le sénateur Dawson a dit que la loi en a besoin pour pouvoir s’adapter à mesure que le paysage numérique continue d’évoluer. Une grande partie du projet de loi C-11 repose sur des principes qui, comme je l’ai dit, datent d’il y a 50 ans. Ces principes ne s’appliquent plus. Il suffit de regarder la manière dont les milléniaux publient et consomment l’information comparativement à un vieil homme comme moi.
Où est l’incitatif, dans ce projet de loi, pour que les diffuseurs conventionnels adaptent leur modèle d’affaires à la réalité de l’ère numérique? Je sais qu’au cours de la dernière décennie, Radio‑Canada a dépensé des millions de dollars des deniers publics pour tenter de moderniser sa capacité numérique. Pourquoi, croyez-vous? Parce que la société réalise que son modèle ne fonctionne plus. L’empreinte numérique de Québecor prend de l’expansion à une vitesse phénoménale. Pourquoi, croyez-vous? Parce que la société réalise que son modèle d’affaires ne fonctionne plus.
Cela me rappelle vraiment les combats que certains ont menés lorsque les services de covoiturage ont commencé à gagner en popularité. L’industrie du taxi était, à juste titre, mécontente. Nous nous en souvenons tous. Les propriétaires de taxi croulaient sous la réglementation concernant leurs véhicules, leurs chauffeurs et les permis de taxi, mais comme les nouveaux services de covoiturage n’avaient pas à subir cette lourdeur administrative, ils ont pu facilement envahir le marché et arracher des clients aux taxis. Les chauffeurs et les propriétaires étaient mécontents. Je les comprends. Ils voulaient que tout le monde joue selon les mêmes règles, mais, en vérité, il fallait aussi que l’industrie du taxi s’adapte, tout comme les services de covoiturage d’ailleurs. Pendant longtemps, j’ai refusé d’utiliser les services d’Uber, mais ce n’est pas le cas de la majorité. Les milléniaux ont changé nos habitudes.
Certainement, des exigences réglementaires raisonnables ont été imposées aux services de covoiturage, en particulier en ce qui concerne la sécurité des passagers, mais les compagnies de taxis ont dû accepter que leur modèle d’affaires était devenu désuet et qu’elles devaient le changer si elles voulaient demeurer concurrentielles.
Chers collègues, l’industrie du taxi a dû changer sa façon de faire; ce n’est pas l’industrie fondée sur une nouvelle technologie qui a dû reprendre l’ancien modèle. C’est pour cette raison que, aujourd’hui, la plupart des compagnies de taxis utilisent des applications qui fonctionnent comme celles des services de covoiturage. Cela donne plus de choix et de flexibilité au consommateur, ne serait-ce que dans la façon de payer sa course. Le monde a changé. Même moi j’utilise maintenant une application pour accéder à ce type de service.
Je vois malheureusement très peu de ce type d’acceptation de la réalité numérique et de concessions mutuelles dans le projet de loi.
Si nous adoptons le projet de loi, la liberté de choix et la protection des consommateurs seront inévitablement réduites, mais Ottawa a toujours eu l’habitude de prendre la défense des géants. Nous en avons encore une fois un exemple. Le projet de loi à l’étude ne vise pas à défendre les milléniaux. Il ne vise pas à protéger les nouvelles plateformes de l’ère numérique. Il ne vise pas non plus à donner plus de choix à la population à un meilleur coût. Ce ne sont pas ses objectifs. Son objectif est de protéger certains géants avec lesquels nous avons tous des affinités, mais le monde est en train de basculer sous leurs pieds. En tant que législateurs, je ne crois pas que nous pouvons rester les bras croisés et laisser ce basculement s’opérer sans rien faire.
J’ose espérer que de nombreux membres de notre comité verront les choses de la même façon, compte tenu des témoignages extrêmement convaincants que nous avons entendus jusqu’à présent dans le cadre de l’étude préliminaire. Ce projet de loi renferme beaucoup de bonnes choses. Je crois qu’à mesure que nous nous adaptons à la réalité de la diffusion continue en ligne, nous ne devons pas compromettre nos valeurs, notre culture et notre identité en permettant à des diffuseurs étrangers d’exercer leurs activités au Canada. Je ne pense pas que quiconque ici y soit diamétralement opposé. Cependant, comme je l’ai souligné, je pense qu’il y a du travail à faire pour parvenir à nos objectifs de manière équitable, sans compromettre le choix des consommateurs et l’abordabilité.
Là où je pense que le bât blesse le plus, c’est au niveau du manque de clarté concernant l’inclusion du contenu généré par les utilisateurs. Là encore, je suis persuadé que nous pouvons faire ce qu’il faut de manière équitable, sans sacrifier l’immense réussite d’un grand nombre de créateurs de contenu numérique canadiens qui en bénéficient tant ici qu’à l’étranger, et sans compromettre le choix des consommateurs et l’abordabilité, ce qui est fondamental. J’ose espérer que notre comité enverra un message fort au gouvernement et votera pour corriger les lacunes de ce projet de loi et l’approuver dans son ensemble. Nous avons attendu des décennies pour nous pencher sur la Loi sur la radiodiffusion, et nous avons enfin l’occasion de la corriger de manière non partisane et transparente, car au bout du compte, de nombreux témoins ont comparu devant notre comité et très peu d’entre eux estimaient que le projet de loi était satisfaisant tel quel. Même ceux qui appuient le principe du projet de loi, ce qui n’est pas mon cas — et j’ai toujours été clair à ce sujet —, ont toute une liste de correctifs à apporter à celui-ci.
Chers collègues, 8 milliards de diffusions en continu de musique ou de balados canadiennes sont exportées chaque mois sur Spotify. Les neuf principaux marchés étrangers pour les artistes canadiens fournissent 7,2 diffusions en continu de contenu canadien pour chaque habitant de notre pays. La diffusion en continu génère des revenus records pour les entreprises telles que Spotify, les maisons de disques et les partenaires d’édition musicale, qui représentent maintenant 77,9 % du marché de la musique enregistrée au Canada.
Les youtubeurs canadiens comptent parmi les plus prospères au monde. J’ai rencontré de hauts dirigeants de YouTube et j’ai examiné les statistiques. Par habitant, le Canada se distingue nettement, comme nous le faisons dans tout ce que nous entreprenons d’ailleurs.
Les créateurs de contenu, les artistes, les acteurs et les producteurs jouissent d’avantages comme nous n’en avions jamais vu auparavant. Cela dit, chers collègues, il faut les encourager. Nous devons veiller à ce que les modifications à la Loi sur la radiodiffusion tiennent compte de la nouvelle réalité, de la manière dont les millénariaux choisissent de consommer et de publier l’information à l’échelle de la planète. Nous ne pouvons faire obstacle à cela pour tenter de protéger une industrie de la radiodiffusion traditionnelle qui se meurt.
Voilà, chers collègues. Je suis heureux d’avoir eu l’occasion de m’exprimer et je demande le vote à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-11.
Bravo!
Les sénateurs sont-ils prêts à se prononcer?
L’honorable sénateur Dawson, avec l’appui de l’honorable sénatrice Bovey, propose que le projet de loi soit lu pour la deuxième fois. Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?
Que les sénateurs qui sont en faveur de la motion veuillent bien dire oui.
Que les sénateurs qui sont contre la motion veuillent bien dire non.
À mon avis, les oui l’emportent.
Je vois deux sénateurs se lever. Y a-t-il entente au sujet de la sonnerie?
Le vote aura lieu à 16 h 41. Convoquez les sénateurs.