La violence entre partenaires intimes
Interpellation--Suite du débat
21 mai 2024
Honorables sénateurs, le débat sur cet article est ajourné au nom de l’honorable sénatrice Clement. Je demande qu’il demeure ajourné à son nom après mon intervention d’aujourd’hui.
Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?
Il en est ainsi ordonné.
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation no 10, une sage démarche lancée par la sénatrice Boniface à propos de la violence exercée par les partenaires intimes. Je joins ma voix à celles de six collègues qui sont intervenus avant moi et de beaucoup d’entre vous qui n’ont peut-être pas eu l’occasion d’intervenir pour dénoncer la violence entre partenaires intimes. J’espère que nous pourrons faire avancer les choses pour mettre fin à ce fléau dans notre pays.
Je me propose d’aborder deux aspects de la violence entre partenaires intimes : premièrement, l’ampleur du problème en Saskatchewan et, deuxièmement, les hommes.
Tout d’abord, il est regrettable que la Saskatchewan ait les taux de violence familiale et de violence entre partenaires intimes les plus élevés du pays. En 2022, les taux de violence entre partenaires intimes et de violence familiale y étaient deux fois plus élevés que la moyenne nationale. Comme dans le reste du pays, la grande majorité des victimes sont des femmes, et la grande majorité des auteurs de violence sont des hommes. Compte tenu des nombreux problèmes intersectionnels que rencontrent les femmes lorsqu’elles signalent des cas de violence entre partenaires intimes — un phénomène intéressant —, il est probable que les statistiques soient beaucoup plus élevées.
Crystal Giesbrecht, directrice de la recherche et des communications de Provincial Association of Transition Houses and Services de la Saskatchewan, a commenté ces statistiques en disant qu’elles n’étaient pas « [...] surprenantes, mais décevantes ».
Un certain nombre de facteurs contribuent à cette situation : la Saskatchewan est unique en raison de sa forte proportion de communautés rurales et autochtones. Sur ce point, je voudrais noter et reconnaître les observations des sénatrices Hartling et Boniface au sujet de la violence entre partenaires intimes dans les régions rurales, ainsi que les observations de la sénatrice Boyer sur les taux élevés de violence à l’encontre des femmes et des filles autochtones. Tragiquement, les femmes des régions rurales et les femmes autochtones subissent des taux de violence plus élevés, des violences physiques plus graves et un risque plus élevé d’homicide entre partenaires intimes.
Ces femmes se heurtent à des obstacles considérables et mortels lorsqu’il s’agit d’accéder aux ressources. Les services sont souvent trop peu nombreux, trop éloignés et inaccessibles; l’anonymat est un problème dans les petites communautés, tout comme la disponibilité limitée des services, les barrières géographiques, la discrimination systémique — vous connaissez la liste.
Malgré le travail important des militants dans notre province, il y a un manque flagrant de refuges sûrs, de transports et de services pouvant être obtenus en temps opportun.
On ne saurait trop insister sur les risques liés à l’absence de prévention de la violence entre partenaires intimes et de réponse à cette violence. À cet égard, permettez-moi de me référer à des conclusions récentes en provenance de la Saskatchewan. Le 19 octobre 2023, la Saskatchewan Brain Injury Association a organisé ce qu’elle a appelé le Purple Thursday, un colloque de sensibilisation à la violence entre partenaires intimes. Les participants ont appris qu’une femme sur trois sera confrontée à la violence d’un partenaire intime au cours de sa vie. Nous avons des filles, des sœurs, des mères et des petites-filles; il est difficile de s’imaginer qu’un aussi grand nombre d’entre elles seront exposées à ce type de violence. Une femme sur huit subira une lésion cérébrale à cause de cette violence. En Saskatchewan, les femmes risquent autant de souffrir d’une lésion cérébrale provoquée par le comportement violent d’un partenaire intime que de développer un cancer du sein. Ces deux situations sont tragiques; il serait bon de pouvoir les prévenir.
Comme je l’ai mentionné, les femmes autochtones et les femmes vivant dans des régions rurales sont exposées à un risque accru de violence entre partenaires intimes. De 2015 à 2020, 37 homicides entre partenaires intimes ont été recensés en Saskatchewan. Dix‑sept des femmes tuées étaient autochtones — ce qui représente près de 40 % —, et on comptait 29 femmes parmi les 37 victimes. Un certain nombre de ces femmes avaient déjà contacté la police pour signaler des actes de violence. En Saskatchewan, les femmes sont trois fois plus susceptibles que les hommes d’être victimes d’un homicide conjugal.
Voici ce qui est tragique : la violence entre partenaires intimes est prévisible et évitable. Les signes avant-coureurs ont été bien documentés par les défenseurs de la cause. La période la plus dangereuse dans une relation abusive se produit lorsqu’une victime envisage de partir. Plus de 12 des femmes tuées en Saskatchewan dans cette période de cinq ans s’étaient récemment séparées de leur partenaire ou avaient indiqué leur désir de partir.
Je vais ouvrir une parenthèse pour répéter une histoire personnelle. Il est difficile pour moi de la raconter. Je l’ai fait il y a quelques années au Sénat. J’établirai ensuite des liens entre cette histoire et le deuxième thème que je veux aborder.
Il y a de nombreuses années, quand j’étais un jeune avocat, j’ai représenté une femme qui demandait un divorce non contesté. À l’époque, il fallait encore aller devant les tribunaux et présenter des preuves, même dans le cas d’un divorce non contesté.
Le motif du divorce était la cruauté physique. La femme a déclaré devant le juge qu’un soir, elle a mis son manteau pour sortir. Son mari lui a demandé où elle allait et, quand elle lui a répondu qu’elle avait l’intention de déménager et qu’elle allait chercher un appartement, il lui a donné un coup de poing au visage qui l’a fait tomber à la renverse. En résumé, le juge m’a demandé quelles étaient les preuves de cruauté physique qui justifiaient le divorce. Quand j’ai évoqué le coup de poing qui avait projeté la femme au sol, il a répondu — je m’en souviens encore 45 ans plus tard : « Ce n’est pas de la cruauté. Elle le méritait. »
J’ai trouvé un autre moyen d’obtenir le divorce de la femme, mais, à part cela, je n’ai rien fait — c’est en quelque sorte là où je veux en venir — en ce qui concerne la violence du mari et le juge, sauf bien des années plus tard. Maintenant que je sais quels étaient les risques à l’époque pour cette femme, j’ai le sentiment d’avoir échoué.
Je reviendrai sur cet incident dans quelques instants. Je veux ajouter ma voix aux appels qui déclarent qu’il s’agit d’une épidémie. Le gouvernement fédéral a qualifié la violence conjugale d’épidémie. Des instituts de recherche comme RESOLVE, un réseau de recherche communautaire, ont exhorté les gouvernements provinciaux du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta à déclarer que la violence entre partenaires intimes est une épidémie et à tenter d’en atténuer les conséquences. La Commission des pertes massives en Nouvelle-Écosse a fait la même remarque.
Pour poursuivre sur ce point, il est important de déterminer, comme tant d’autres l’ont fait, les moyens les plus efficaces de protéger les victimes de la violence entre partenaires intimes. Je souhaite approuver ce que d’autres ont dit sur ce point, mais je veux aborder une autre dimension, la seule qui, selon moi, pourrait éradiquer efficacement cette épidémie.
À mon avis et de l’avis de nombreux experts, les attitudes et les comportements associés à la violence entre partenaires intimes sont profondément ancrés dans la société. Dans la société, il existe une culture toxique qui donne l’impression que la violence à l’égard des femmes est légitime ou du moins tolérable dans une très large mesure. Si nous ne nous attaquons pas à ces mentalités, cette culture toxique perdurera et nous ne pourrons pas lutter efficacement contre cette épidémie.
En réfléchissant à ces points, je me suis souvenu d’une chose. Jusqu’à une date relativement récente — jusqu’en 1983, pour être exact — nos lois autorisaient, cautionnaient même, des violences sexuelles graves envers des partenaires intimes. Jusqu’à sa modification en 1983, le Code criminel définissait le viol de la manière suivante. Un homme commet un viol lorsqu’il a des relations sexuelles avec une personne de sexe féminin qui n’est pas son épouse, sans son consentement. Telle était la loi au Canada de 1892 à 1983. C’était la loi pendant presque toute la première décennie où j’ai pratiqué le droit. Il ne s’agissait pas seulement d’une culture, mais d’une sanction légale — presque une invitation à l’agression sexuelle de son épouse. Il n’est pas surprenant que la culture qui tolère la violence entre partenaires intimes perdure.
Comme l’ont reconnu la Commission des pertes massives et d’autres, l’éducation est essentielle pour amorcer un changement de culture, et c’est là mon principal argument. La Commission des pertes massives a clairement indiqué que des modules d’éducation qui abordent ces questions de la maternelle au secondaire, et dans les collèges et les universités sont des outils essentiels pour parvenir à un changement culturel. À cet égard, j’ai été déçu d’apprendre qu’en retirant récemment les éducateurs tiers des programmes d’éducation sexuelle dans les écoles de la Saskatchewan, où ce genre de violence est le plus répandu, l’éducation concernant le consentement et l’intégrité corporelle semble également avoir pâti.
La Commission des pertes massives a aussi recommandé d’améliorer la formation des policiers et des professionnels de la justice en ce qui concerne la violence entre partenaires intimes. J’ajouterais qu’en plus d’avoir accès à des possibilités de perfectionnement professionnel dans ce domaine, les juges doivent participer pleinement à ce changement de culture grâce à leur apprentissage et à leurs décisions.
À propos de ce dernier point, bien que l’affaire dont j’ai parlé plus tôt, au sujet d’une femme qui demandait le divorce et de la réaction du juge, date un peu, elle peut au moins servir de mise en garde, je crois. Cela m’amène à mon deuxième point, soit les hommes. Je me plais à penser que personne, au Sénat, y compris moi-même et la plupart des hommes, ne pose de gestes violents envers les femmes. C’est le premier engagement que nous devrions prendre envers nous-mêmes et envers la société, mais cela ne suffit pas, comme le montre clairement l’échec que j’ai connu il y a quelques décennies. Nous devons contribuer de façon proactive à la solution.
Dans cette optique, voici ce que dit le réseau RESOLVE :
[...] Depuis trop longtemps, les efforts nécessaires pour protéger et soutenir les femmes et leurs enfants sont un fardeau porté par les travailleurs des refuges, les défenseurs des droits des femmes, et même les femmes elles-mêmes.
La Commission des pertes massives a bien entendu ce message. Voici ce qu’elle dit :
Nous reconnaissons l’impérieuse nécessité que davantage d’hommes et de garçons participent activement aux efforts de prévention de la violence fondée sur le sexe et aux réponses à y apporter. Pour comble, ce sont les femmes, en particulier les survivantes de la violence fondée sur le sexe, qui sont également contraintes d’œuvrer sans répit à ce changement. Il est temps que plus d’hommes participent à la solution. Nous citons à nouveau les propos de Mme Bookchin, qui a expliqué : « Depuis des décennies, sinon des centaines d’années, l’essentiel de la responsabilité de ce travail repose sur les épaules des femmes. Nous avons besoin que les hommes s’engagent […] »
Comment pouvons-nous y parvenir? Premièrement, en soutenant les conclusions et le large éventail de stratégies élaborées pour lutter contre cette épidémie; deuxièmement, en dénonçant les comportements et le langage qui soutiennent ou appuient cette culture toxique que nous essayons d’éliminer; troisièmement, en intervenant de manière sécuritaire lorsque des incidents se produisent.
Cela semble risqué. Nous ne sommes pas tous des héros. Cependant, sur tous ces points, la Commission des pertes massives a exposé en détail des stratégies de pratiques optimales, particulièrement applicables aux hommes, pour faire face aux incidents de violence entre partenaires intimes. En effet, l’une des recommandations de la commission, qui résume cet engagement en une phrase, est la suivante : « Les hommes prennent des mesures individuelles et concertées pour contribuer à mettre fin à cette épidémie. »
Nous avons tous un rôle à jouer pour mettre fin à la violence entre partenaires intimes et à ses conséquences mortelles. J’espère qu’en participant à ce débat dans cette enceinte, nous contribuerons à renouveler les efforts que nous devons déployer de toute urgence afin de répondre à cette crise. Je remercie la sénatrice Boniface d’avoir mis cette question de l’avant de cette façon. Cela nous pousse notamment à agir collectivement pour trouver une solution. La prochaine victime pourrait être la sœur, la fille ou la mère de quelqu’un. Faisons de notre mieux pour empêcher cela.
Merci.