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La Loi constitutionnelle de 1982

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

25 novembre 2025


L’honorable Kristopher Wells [ - ]

Honorables sénateurs, j’aimerais commencer mon intervention d’aujourd’hui en remerciant le sénateur Harder d’avoir présenté cette mesure législative d’une grande importance et d’avoir entamé une conversation qui se fait attendre depuis trop longtemps et qu’on ne peut plus repousser : le rôle de la disposition de dérogation et la nécessité de protéger les gens, surtout ceux issus de minorités, contre les gouvernements qui seraient tentés d’abuser de ce pouvoir extraordinaire.

Depuis plusieurs années, les conventions entourant la disposition de dérogation ont énormément évolué. Le moratoire que la classe politique semblait s’être imposé à elle-même pendant des décennies concernant ce pouvoir a pris fin d’une manière aussi dramatique qu’inquiétante.

J’admets d’emblée que le recours à la disposition de dérogation n’est pas sans précédent. Après la proclamation de la Loi constitutionnelle de 1982, le gouvernement du Québec a choisi de se prévaloir fréquemment de ce pouvoir, qu’il a invoqué dans chacune de ses mesures législatives afin de protester de manière symbolique contre une constitution qu’il n’avait pas signée. Or, cette invocation était de portée universelle. Elle n’était pas dirigée contre une politique ou un groupe en particulier. Cette pratique a d’ailleurs été abandonnée par le gouvernement du Québec à peine trois ans plus tard.

Je rappelle également que cette disposition a été invoquée une nouvelle fois par le Québec pour une loi sur l’affichage en français. Même si cette invocation faisait suite à une décision débattue à fond par la Cour suprême du Canada, la disposition de dérogation n’a été valide que pendant les cinq années prévues par la loi, après quoi elle a été remplacée par une nouvelle loi, qui respectait cette fois-là les balises imposées par la Charte.

Enfin, le gouvernement de la Saskatchewan a eu recours à cette disposition en 1986 dans le cadre d’un conflit de travail, décision jugée par la suite sans objet par les tribunaux.

Ces six premières années d’expérience avec l’article 33 marquent le début de l’histoire de la disposition de dérogation. Pour de nombreux partisans de cette dernière, elles ont poussé à l’extrême les limites de l’utilisation historique d’un outil légitime.

Cependant, après cette courte période, quelque chose de remarquable s’est produit. Pendant près de 30 ans, on n’a pas invoqué cette disposition. Elle était considérée — à juste titre, à mon avis — comme une option nucléaire dangereuse et régressive : même si elle existait toujours et qu’elle constituait, théoriquement, une menace au progrès social et aux droits des minorités, les gouvernements comprenaient qu’il était préférable de ne pas l’utiliser.

Le constitutionnaliste Peter Hogg a décrit de façon célèbre la disposition de dérogation comme un « tigre de papier » : un pouvoir latent qui est effrayant en théorie, mais qu’aucun politicien ne pouvait employer en pratique.

C’est demeuré vrai pendant trois décennies. Les gouvernements de toutes allégeances savaient qu’invoquer l’article 33 équivalait à franchir des limites morales et démocratiques. Cela revenait à dire aux citoyens que leurs droits et libertés fondamentaux étaient négociables. Cette convention informelle et la retenue politique en ayant découlé ont été l’un des triomphes discrets de notre démocratie constitutionnelle. Elles ont démontré aux Canadiens que notre Charte des droits et libertés avait évolué et que ses garanties n’étaient pas seulement des principes juridiques, mais aussi des valeurs nationales communes.

Pourtant, pour de nombreux Canadiens, en particulier ceux issus de communautés marginalisées et vulnérables, la crainte de voir la disposition de dérogation utilisée à mauvais escient n’a jamais complètement disparu. Elle était toujours là, tapie sous la surface de notre démocratie.

Pour les Canadiens 2ELGBTQI+, cette crainte n’est pas abstraite. Elle est personnelle. C’est du vécu.

Après la décision rendue en 1998 dans l’affaire Vriend c. Alberta, dans laquelle la Cour suprême du Canada a jugé inconstitutionnelle l’exclusion de l’orientation sexuelle de la législation albertaine sur les droits de la personne, les factions conservatrices de la province ont exercé d’énormes pressions pour que la disposition de dérogation soit invoquée afin de passer outre à la décision de la cour. Ceux d’entre nous qui ont vécu cette période se souviennent de la peur, de l’anxiété et de l’incertitude qui ont suivi. Cette situation a contraint les Albertains queers à se demander : « Mes droits seront-ils protégés par la Constitution ou supprimés par mon gouvernement? »

Une fois encore, après la légalisation du mariage entre personnes du même sexe au Canada en 2005, certains milieux ont relancé le débat politique sur la possibilité d’utiliser la disposition de dérogation pour bloquer ou annuler l’égalité en matière de mariage. Chers collègues, imaginez un monde où le gouvernement aurait invoqué ce pouvoir draconien pour empêcher l’égalité du mariage et permettre que des gais, des lesbiennes ou des bisexuels du Canada soient congédiés simplement à cause de la personne qu’ils aiment. Imaginez si ces aspects de notre société pluraliste, dont nous sommes aujourd’hui si fiers à juste titre, avaient été interdits par l’article 33.

En fin de compte, ces menaces ne se sont jamais concrétisées, mais la simple possibilité qu’elles le soient, le fait que de telles discussions puissent être sérieusement envisagées, a révélé la précarité des droits des minorités lorsqu’elles dépendent de la bonne volonté des gouvernements plutôt que de la permanence de l’égalité et des fondements de la dignité humaine.

Pendant des années, il y a eu une paix précaire : une Charte qui promettait la protection, et une disposition qui planait comme une ombre sinistre sur cette promesse.

Maintenant, chers collègues, le tigre s’est réveillé. Au cours des dernières années, nous avons assisté à une érosion de la retenue politique qui protégeait autrefois l’intégrité de la Charte. Les gouvernements ne se gênent plus pour recourir à la disposition de dérogation — non pas comme mesure de dernier recours, mais comme outil d’opportunisme politique.

En Alberta et en Saskatchewan, on a invoqué l’article 33 pour supprimer des droits fondamentaux de la personne, bloquer l’accès aux soins de santé et porter atteinte à la vie privée et à la dignité des jeunes transgenres, qui comptent parmi les membres les plus vulnérables de notre société. Il ne s’agit pas d’exercices constitutionnels abstraits. Il s’agit d’une attaque sans retenue visant à dire aux enfants trans et à leur famille que leur identité est remise en question, que leur existence même est soumise à la volonté de l’État et que leurs droits sont tributaires des caprices et de la volonté d’autrui.

C’est d’autant plus cruel et odieux que le gouvernement de l’Alberta ait choisi d’invoquer la disposition de dérogation la semaine dernière, lors de laquelle avait également lieu la Journée du souvenir trans. Cette journée est censée être l’occasion de pleurer les innombrables personnes trans qui ont fait l’objet d’attaques haineuses, de violence et de discrimination et de penser à elles. C’est lors de cette occasion solennelle que le gouvernement de l’Alberta a honteusement décidé de doubler la mise et de contribuer à la discrimination continue.

Quand un gouvernement invoque la disposition de dérogation pour protéger par anticipation ses lois contre une contestation en vertu de la Charte, c’est-à-dire avant même qu’un seul argument soit entendu et avant qu’une seule personne ait pu comparaître devant les tribunaux, ce n’est pas ce qu’on appelle gouverner avec confiance, mais plutôt gouverner par la peur.

Quand ce pouvoir prend en outre pour cible un groupe vulnérable, qu’il s’agisse des jeunes trans aujourd’hui ou d’un autre groupe vulnérable demain, ce n’est pas de la démocratie. C’est du majoritarisme dans sa forme la plus dangereuse.

La décision récente du gouvernement de l’Alberta d’invoquer l’article 33 dans une affaire de droits du travail constitue un autre avertissement. Quand les gouvernements commencent à banaliser le recours à la disposition de dérogation, ils abaissent pour tous le seuil à partir duquel elle peut être invoquée. Choisissez votre sujet, chers collègues, puis choisissez les protections garanties par la Charte auxquelles vous tenez et demandez-vous si elles ne seront pas les prochaines à connaître le même sort.

Voilà ce qui se passe quand une mesure exceptionnelle comme celle-là devient monnaie courante et que ce qui était jadis considéré comme impensable devient accepté. Lentement, le pouvoir exécutoire de la Charte commence à s’effriter, pas parce qu’elle a fait l’objet de modifications formelles, mais parce qu’on aura pris l’habitude d’en faire abstraction. Nous devons nous demander franchement ce que cela implique pour la santé de notre démocratie.

La Charte n’a pas été conçue pour faciliter la vie des gouvernements; elle a été conçue pour qu’ils rendent des comptes. Elle impose des limites au pouvoir de la majorité précisément parce que l’histoire nous enseigne que la majorité n’a pas toujours raison et que les droits ne sont pas vraiment des droits s’ils peuvent être suspendus dès qu’ils deviennent gênants.

L’article 33 a été inclus à titre de compromis politique — en reconnaissance de la souveraineté parlementaire dans un nouvel ordre constitutionnel. Cependant, il ne s’agit pas d’un pouvoir anodin. Nous ne pouvons pas nous permettre d’en faire une pratique courante.

Si les gouvernements commencent à traiter les droits comme des privilèges — qu’ils peuvent accorder ou retirer à leur guise —, ils risquent de saper les fondements mêmes de la démocratie constitutionnelle canadienne.

C’est pourquoi le projet de loi S-218 est si important. Ce projet de loi vise à ramener un peu de retenue dans notre structure constitutionnelle et à réaffirmer que, même si la disposition de dérogation existe, elle ne doit pas être utilisée de manière abusive.

Le projet de loi S-218 limiterait la capacité du gouvernement fédéral à invoquer l’article 33, établissant ainsi une norme dont les provinces ne peuvent faire fi.

Le mois dernier, le gouvernement du Manitoba a présenté son propre projet de loi visant à limiter l’utilisation de la disposition de dérogation dans sa province. Le premier ministre Kinew a déclaré : « La Charte énonce nos libertés fondamentales, et il nous incombe à tous et à toutes de les protéger. » Le projet de loi no 50 exige que tout projet de loi provincial qui invoque la disposition de dérogation soit soumis à l’examen de la Cour d’appel du Manitoba dans un délai de 90 jours. Cela donnerait à la cour l’occasion de se prononcer sur la constitutionnalité de toute loi, ce qui garantirait la responsabilité envers la population de la province.

Pour conclure mes observations, j’aimerais revenir sur la dimension humaine de ce débat. À un moment où les crimes haineux contre les personnes 2LGBTQI+ sont en hausse au Canada et où la mésinformation et la panique morale se propagent à une vitesse exponentielle, le recours à l’article 33 pour bafouer les droits des Canadiens transgenres et de diverses identités de genre n’est pas seulement contraire à l’esprit de la Charte, il est aussi incompatible avec une société qui protège les plus vulnérables.

L’histoire nous jugera non sur la base des pouvoirs que nous possédons, mais sur la base de la retenue dont nous faisons preuve dans leur exercice. Le choix qui s’offre à nous ne porte pas sur l’opposition entre pouvoirs fédéraux et pouvoirs provinciaux. Il s’agit plutôt de déterminer si nos lois protègent les personnes qui en ont le plus besoin. Il s’agit de déterminer si nous permettons à la Charte de rester le bouclier qu’elle est censée être ou si nous la laissons devenir un ensemble de principes de pure forme soumis aux caprices politiques du moment.

Le projet de loi S-218 nous offre l’occasion de fixer une limite importante, de réaffirmer que les droits ne sont pas une monnaie d’échange et que les gouvernements doivent s’abstenir de tirer parti de failles dans la Constitution pour réduire les citoyens au silence ou en faire des boucs émissaires.

Chers collègues, la diversité du Canada est une source de fierté pour notre nation et elle est notre promesse. Ce qui rend notre pays extraordinaire, c’est que nous avons fait du multiculturalisme et du pluralisme une force décisive.

La disposition de dérogation était censée coexister avec le principe même du pluralisme, et non le compromettre. Aujourd’hui, nous devons reconnaître que l’équilibre a été rompu. Sans mesure législative, l’utilisation abusive de l’article 33 continuera de se répandre, érodant ainsi l’autorité morale même de la Charte.

C’est pourquoi j’appuie fermement le projet de loi S-218. Il s’agit d’une mesure mesurée, responsable et nécessaire pour protéger l’intégrité de la Constitution et réaffirmer la primauté des droits de la personne dans le droit canadien.

N’attendons pas que d’autres préjudices soient causés. Évitons de nous retrouver dans une position où nous devrons dire aux générations futures que nous avons vu les signes avant-coureurs et que nous n’avons rien fait. N’oublions pas que le silence nous rend complices de l’acte même de discrimination. Agissons en tant que sénateurs, en tant que défenseurs de la Charte et en tant que Canadiens qui croient que l’égalité et la justice ne doivent jamais être facultatives.

À bien des égards, nous ne sommes pas seulement la Chambre de second examen objectif. Nous sommes aussi les gardiens de la conscience canadienne et, si nécessaire, les défenseurs de la démocratie.

Merci, chers collègues. Meegwetch.

L’honorable Julie Miville-Dechêne [ - ]

Est-ce que le sénateur Wells accepterait de répondre à une question?

Le sénateur K. Wells [ - ]

Oui.

La sénatrice Miville-Dechêne [ - ]

Je suis d’accord avec certaines parties de votre allocution. J’aimerais quand même vous parler d’un malaise que je ressens en tant que Québécoise lorsque j’entends les éléments que vous avez apportés.

Bien évidemment, le fait d’empêcher des enseignantes dans les écoles de porter un voile contrevient à la Charte et l’utilisation de la disposition de dérogation dans ce cas est questionnable. Pourtant, vous avez aussi parlé d’un exemple historique au Québec qui a fait consensus dans la province. Le mot « consensus » est peut-être exagéré, mais on avait largement accepté l’idée que lorsqu’on avait devant nous la Loi sur l’affichage en français, il fallait absolument invoquer la disposition de dérogation. C’est bien beau de dire que c’est la majorité contre la minorité. Linguistiquement, le Québec est une minorité. Cette idée de faire appel à la disposition de dérogation pour protéger notre langue — car qui dit langue visible dit langue qui existe — ne peut pas être mise sur le même pied que tous les autres exemples que vous avez donnés. Qu’en pensez-vous?

Le sénateur K. Wells [ - ]

Merci de soulever cet exemple. Je suis tout à fait d’accord qu’il peut parfois être approprié d’avoir recours à la disposition de dérogation. Ce qui me préoccupe le plus, c’est lorsque son utilisation vise à priver des Canadiens vulnérables de leurs droits fondamentaux, compte tenu des exemples que j’ai donnés de ce qui se passe actuellement au Canada. Merci de la question.

Son Honneur le Président intérimaire [ - ]

Sénateur Wells, votre temps de parole est expiré. Demandez-vous cinq minutes de plus?

Le sénateur K. Wells [ - ]

Je demande cinq minutes de plus, s’il vous plaît.

Son Honneur le Président intérimaire [ - ]

Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

L’honorable Denise Batters [ - ]

À la fin de votre réponse à la sénatrice Miville-Dechêne, vous avez dit que l’un de ses exemples pourrait être une situation où vous considéreriez que la disposition de dérogation a été utilisée à bon escient.

Pourriez-vous considérer l’exemple qui a motivé ce projet de loi? Les peines consécutives imposées à un meurtrier au Québec pour avoir assassiné plusieurs hommes musulmans alors qu’ils priaient dans une mosquée sont la raison pour laquelle le Parti conservateur envisageait de recourir à la disposition de dérogation s’il remportait les élections. Nous considérons que c’était une occasion acceptable de recourir à la disposition de dérogation, afin de permettre à quelqu’un de recevoir plus qu’une seule peine de 15 ans d’emprisonnement pour avoir assassiné plusieurs hommes musulmans réunis pour prier.

Le sénateur K. Wells [ - ]

Je vous remercie de votre question. Je pense que le simple fait d’être en désaccord avec une décision de la cour ne signifie pas que la seule option envisageable soit le recours à la disposition de dérogation.

Une fois encore, nous avons traversé une période de 30 ans pendant laquelle les gouvernements ont réagi de différentes manières à diverses décisions des juges sans avoir besoin de recourir à ce pouvoir. En fait, compte tenu de certaines préoccupations soulevées aujourd’hui au sujet de certaines décisions rendues par les tribunaux, notamment en ce qui concerne la pornographie juvénile, comme exemple récent, le ministre Fraser a déclaré aujourd’hui même dans les journaux que le gouvernement était prêt à se pencher sur la question constitutionnelle afin de garantir que les contrevenants subissent les conséquences de leurs actes.

Je dirais qu’il est important de laisser les tribunaux statuer sur la constitutionnalité de ces questions, puis d’examiner la réponse du gouvernement.

La sénatrice Batters [ - ]

Pour le cas dont j’ai parlé, il n’y a pas de solution facile. L’individu a été reconnu coupable de plusieurs meurtres, mais il se voit attribuer une peine peu sévère parce qu’il est seulement possible de lui imposer la peine prévue pour un meurtre au second degré, je crois, soit un minimum de 10 ans sans possibilité de libération conditionnelle. Pour le cas dont il a été question lors de la dernière campagne électorale, il n’y a pas de solution facile. La disposition de dérogation serait probablement la seule issue dans cette affaire. Je peux l’affirmer à titre d’avocate qui réfléchit à ce genre de questions.

Si vous avez une autre solution à proposer dans ce cas-ci, je serais très curieuse de l’entendre.

Le sénateur K. Wells [ - ]

Je peux vous assurer que je réfléchis beaucoup, moi aussi, à ces questions sur le plan personnel et professionnel.

Il faut une réforme du système judiciaire, je suis tout à fait d’accord avec vous. Il faut réformer le Code criminel. Voilà pourquoi il est important que nous soyons saisis du projet de loi C-9, par exemple, pour que nous puissions avoir de meilleurs outils en vue de régler les problèmes que connaît actuellement notre société.

L’une des tâches importantes qui incombent au Sénat, c’est d’examiner en profondeur ces lois et de veiller, au nom de la population canadienne, à ce qu’elles respectent la Charte et qu’elles soient aussi bonnes que possible.

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi du sénateur Harder concernant la disposition de dérogation.

Je tiens à préciser d’emblée que je suis en faveur de ce projet de loi. Pourquoi suis-je en faveur? Car la protection des droits des minorités est au cœur même de nos responsabilités en tant que sénateurs.

Certes, la notion de minorité au Sénat a changé au fil du temps. Lorsque le Sénat a été créé, les minorités incluaient les personnes qui vivaient dans les provinces les moins peuplées du Canada, en particulier les provinces de l’Atlantique. Un autre groupe faisait partie des minorités : l’élite, les Canadiens aisés qui craignaient que les gens ordinaires de la Chambre des communes ne mettent en péril leur richesse, principalement par l’exercice des pouvoirs fiscaux de la Chambre des communes.

Peu à peu, le Sénat a étendu la notion de minorité aux Canadiens appartenant à des groupes qui étaient quelque peu marginalisés à la Chambre des communes, notamment les minorités linguistiques, culturelles et sociales, dont les droits ont été consacrés lors du rapatriement de la Constitution en 1982. Nous avons alors obtenu, dans une certaine mesure, une appréciation de l’attention que le Sénat avait accordée aux minorités dans le passé.

De toute évidence, notre travail n’était pas terminé parce que la Charte faisait maintenant partie de la Constitution. La Charte a confirmé à quel point il était important pour nous de mettre l’accent sur les protections nécessaires — et comme nous faisons partie du Parlement, notre rôle est d’examiner les lois et les mesures fédérales dans cette optique.

Lorsque le sénateur Harder a commencé à sonner l’alarme, nous étions témoins d’une augmentation du recours à la disposition de « dérogation » par les provinces, ce qui a suscité un débat important sur le mérite de cette pratique. Depuis, nous avons observé une utilisation encore plus fréquente de cette disposition, et souvent à titre préventif. La province de l’Alberta s’en est servi récemment pour mettre fin à une grève des enseignants. Chers collègues, l’Assemblée législative de la province de l’Alberta a adopté une loi sur la négociation obligatoire. La clause « dérogatoire » n’était donc pas nécessaire.

Je tiens également à saluer le gouvernement du Manitoba, qui a déclaré publiquement qu’il mettrait en place un cadre juridique provincial pour limiter tout recours futur à la disposition de « dérogation » par tout gouvernement de la province.

En revanche, certains députés de l’autre endroit parlent de plus en plus d’invoquer cette disposition de façon préventive au niveau fédéral.

Nous ne sommes pas ici pour débattre du bien-fondé de la disposition de dérogation ou de son utilisation. Elle fait partie intégrante de la Charte et de la Constitution de notre pays. Peu importe si nous l’aimons ou la détestons, elle est un élément clé de l’accord qui a mené au rapatriement de la Constitution en 1982.

Le débat actuel porte sur l’utilisation de cette disposition à des fins préventives par le gouvernement fédéral et sur la manière dont nous devrions, en tant que sénateurs, aborder cette question dans le cadre de notre rôle au sein du processus législatif. Il va sans dire que notre chambre est maîtresse de ses travaux. C’est à nous de décider comment se déroulent les débats et c’est à nous de prendre des décisions à la lumière de nos délibérations. Je ne pense donc pas que l’examen de ce projet de loi dépasse notre mandat. Je ne pense pas non plus qu’il porte atteinte à notre liberté en matière de délibérations. En effet, nous déciderons nous-mêmes de la façon de procéder; rien ne nous est imposé. Il s’agit d’un projet de loi d’intérêt privé. Si nous l’adoptons, ce sera le Sénat qui s’exprimera.

Pourquoi le Sénat devrait-il envisager les mesures proposées? Nous avons pour mandat de représenter les voix minoritaires du pays. Par sa nature même, la disposition de dérogation est un veto pouvant être appliqué à certaines parties de la Charte. C’est contraire aux dispositions de la Charte que nous sommes chargés de protéger. De plus, si la disposition est invoquée de manière préventive, les tribunaux ne peuvent se prononcer sur la constitutionnalité de la question en jeu. Il est donc logique de considérer une telle utilisation comme intrinsèquement contraire à la Charte.

La disposition de dérogation est en vigueur depuis 43 ans, et je ne pense pas qu’il y ait une personne dans cette Chambre qui soit entièrement en accord ou en désaccord concernant son utilisation par des provinces. Les arguments dans un sens ou l’autre dépendent généralement de notre point de vue sur chaque cas où elle a été invoquée et peuvent donc varier. Toutefois, dans le cadre du présent débat, nous limitons notre examen à l’utilisation préventive de la disposition et à notre rôle de protecteur des minorités dans le cadre législatif.

Soyons clairs : la disposition de dérogation sert à nier des droits garantis par la Charte. Certains affirment que ce ne peut pas être le cas, puisqu’elle fait elle-même partie de la Charte. Cependant, le libellé de la disposition elle-même, au paragraphe 33(1), est clair :

... indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente charte.

Voilà son utilité : elle a pour but de permettre à une loi de ne pas respecter la Charte.

En fait, le recours préventif à la disposition de dérogation est paradoxal. Il sert à déclarer qu’une mesure législative est soustraite aux dispositions de la Charte. Sauf que, si la disposition de dérogation est invoquée de manière préventive, on ne sait pas si la mesure législative en question aurait même fait l’objet d’une contestation fondée sur la Charte. Aucun tribunal ne s’est prononcé. On contourne les droits d’emblée.

Si nous tranchons des questions qui mettent en cause des droits garantis par la Charte sans que les tribunaux ne puissent se prononcer, nous risquons à long terme d’affaiblir les droits et de créer des précédents qui pourront être invoqués pour nier des droits sans que les tribunaux aient la possibilité de se prononcer sur l’existence même de ces droits. Si le recours préventif à la disposition de dérogation continue de se généraliser pour court-circuiter les tribunaux et éviter d’établir nos droits, nous risquons de nous retrouver avec un système où nos droits ne sont pas protégés par la Charte, mais dépendent plutôt des humeurs et de la vision à court terme des politiciens du moment. Les droits sont censés être au-dessus de ces considérations; autrement, ils ne veulent rien dire.

En outre, il ne faut pas oublier, dans le cadre du débat, que la Cour suprême est saisie d’une affaire concernant la disposition de dérogation et que le gouvernement est intervenu pour demander à celle-ci des précisions sur l’application de cette disposition. Cette affaire pourrait bien se révéler pertinente, et nous devons la suivre de près.

La présidente de l’Association du Barreau canadien, Lynne Vicars, s’est dite favorable au principe du projet de loi. Elle a déclaré :

Exiger une plus grande transparence, et des délibérations plus approfondies, avant d’invoquer la disposition de dérogation contribuerait à protéger les droits fondamentaux, à renforcer la confiance du public dans nos institutions juridiques et à limiter les recours à l’article 33 qui pourraient avoir pour effet de passer outre aux protections garanties par la Charte au détriment de la population canadienne et, en particulier, au détriment des personnes et des communautés marginalisées ou opprimées.

Lorsqu’un gouvernement invoque la disposition de dérogation avant même que les tribunaux examinent une loi, il paralyse le système judiciaire, l’empêchant en fait d’examiner pleinement la loi et de possiblement déclarer celle-ci inconstitutionnelle en tout ou en partie.

L’utilisation préventive de la disposition de dérogation donne au gouvernement le premier et le dernier mot en matière de droits. Ce faisant, un élément fondamental de notre démocratie constitutionnelle, à savoir le contrôle judiciaire exercé afin de protéger les droits des minorités, est neutralisé.

Errol Mendes, un professeur de droit à l’Université d’Ottawa spécialisé en droit constitutionnel, a fait remarquer que si l’utilisation préventive de la disposition de dérogation devient courante, il se peut que les gens soient moins enclins à promouvoir et à défendre leurs droits. Il s’agirait alors d’un « renoncement silencieux » à nos droits garantis par la Charte. Nos droits se désintégreraient lentement, non pas sous l’effet de l’oppression, mais parce que nous cesserions progressivement de les défendre.

La disposition de dérogation était censée être utilisée dans des circonstances très rares, en dernier recours. Or, son utilisation préventive en fait plutôt un premier recours, ce qui ne correspond pas à la vision initiale. La disposition de dérogation n’a pas été mise en place pour se soustraire à l’examen du Parlement ou aux freins et contrepoids, mais pour permettre aux assemblées législatives d’exercer leur autorité législative de façon limitée.

Peter Lougheed, qui est le père de la disposition de dérogation et qui a joué un rôle déterminant pour la faire inscrire dans la Charte, en est de toute évidence un fervent défenseur. Par contre, il s’opposait à son utilisation à des fins préventives. En 1991, il a déclaré :

L’approche adoptée par le gouvernement de la Saskatchewan en 1986 dans sa loi sur les relations de travail, empêchant tout contrôle judiciaire, doit être rejetée. À mon avis, une telle mesure est antidémocratique. Le but de l’article 33 était d’assurer la suprématie ultime du Parlement sur le pouvoir judiciaire, et non de dominer le pouvoir judiciaire et de l’empêcher de s’acquitter de son rôle dans l’interprétation des articles pertinents de la Charte des droits.

Errol Mendes a déclaré ce qui suit :

Le recours récent à la disposition de dérogation dans le cadre de la grève des enseignants en Alberta a suscité une vive controverse dans la région, amenant le bureau de l’Association canadienne du barreau de la province à se prononcer sur l’utilisation de cette disposition, en particulier à titre préventif. Voici ce qu’a déclaré cette association :

« Le gouvernement a invoqué la disposition de dérogation avant que la Cour ait eu l’occasion d’examiner la loi et de déterminer si les limites que celle-ci impose sont raisonnables. En agissant ainsi, il cherche à écarter le pouvoir judiciaire du processus démocratique d’élaboration des lois [...] »

Je suis du même avis sur ce point. Lorsque la disposition de dérogation est utilisée de manière préventive, nous supprimons une partie de notre processus — un élément important de notre système. En agissant ainsi, nous ne contribuons ni au débat ni à la démocratie. Au contraire, des voix sont réduites au silence. L’utilisation préventive ne renforce pas la démocratie comme certains le prétendent, mais empêche le bon fonctionnement de notre système démocratique, dont les tribunaux font partie intégrante. Que la disposition de dérogation soit utilisée de manière préventive ou non, le but dans les deux cas est de passer outre des droits qui sont garantis par la Charte, mais dans un de ces cas, le processus est beaucoup moins transparent.

Anaïs Bussières McNicoll, de l’Association canadienne des libertés civiles a déclaré que « les législateurs ne devraient pas se servir de la disposition de dérogation avant d’avoir reçu une décision définitive d’un tribunal au sujet de la constitutionnalité d’une loi ».

En principe, si un projet de loi de cette nature est renvoyé au Sénat, c’est parce qu’il aura déjà fait l’objet d’un processus rigoureux, ce qui ne signifie pas que nous n’aurons pas besoin d’y jeter un second regard attentif...

Son Honneur la Présidente [ - ]

Je suis désolée, sénatrice Ringuette, mais votre temps de parole est écoulé. Voulez-vous demander cinq minutes de plus?

Oui.

Son Honneur la Présidente [ - ]

Le consentement est-il accordé, honorables sénateurs?

Je vous remercie, chers collègues. Je vais revenir quelques paragraphes en arrière.

Honorables sénateurs, le projet de loi S-218 établit un cadre régissant le recours préventif par le gouvernement fédéral à la disposition de dérogation. Il rassure quelque peu les sénateurs quant à la protection des droits garantis aux Canadiens par la Charte en précisant les étapes que le gouvernement doit suivre avant de déposer un projet de loi invoquant cette disposition de manière préventive, ainsi que les étapes pour la tenue des débats à la Chambre des communes et au Sénat.

En principe, lorsqu’un tel projet de loi est renvoyé ici, il a déjà fait l’objet d’un processus rigoureux. Cela ne signifie aucunement que nous ne devons pas procéder à un second examen objectif. Cependant, chers collègues, nous commencerons les débats et l’étude lorsque le gouvernement aura fait preuve d’une transparence totale en ce qui concerne nos droits garantis par la Charte.

Je pense que ce projet de loi est très pertinent. Je crois que les Canadiens méritent un Sénat qui agit et ne laisse pas nos droits être bafoués sans débat approprié ni surveillance judiciaire. J’appuie le renvoi du projet de loi au comité. Je vous remercie, chers collègues.

L’honorable Denise Batters [ - ]

La sénatrice Ringuette accepterait-elle de répondre à une question?

Oui.

La sénatrice Batters [ - ]

Sénatrice Ringuette, dans votre discours d’aujourd’hui, vous avez dit, même si je ne l’ai peut-être pas retranscrit verbatim, que notre assemblée est maîtresse de son domaine; c’est nous qui décidons de ce dont nous allons débattre et comment nous en débattrons. Mais si nous, au Sénat, adoptions ce projet de loi du sénateur Harder et qu’il devenait loi, ce qui limiterait l’application de l’article 33 de la Charte, nous renoncerions en fait à une partie importante de nos pouvoirs au Sénat, puisque nous ne serions plus maîtres de notre domaine. Nous ne serions plus non plus en mesure de décider « […] de ce dont nous allons débattre et comment nous en débattrons ». En effet, le projet de loi S-218 du sénateur Harder retire ces pouvoirs au Sénat, puisqu’il exige que tout projet de loi fédéral de ce type soit présenté à la Chambre des communes — et non au Sénat — et qu’il soit présenté par un ministre.

Ce projet de loi n’entrave-t-il pas en réalité notre travail au Sénat?

Merci pour votre question, sénatrice Batters.

Ce projet de loi réserve à la Chambre des communes le recours à la disposition de dérogation parce qu’il prévoit le renvoi de la question au pouvoir judiciaire. Le Sénat n’a pas le pouvoir de renvoyer une question à la Cour suprême du Canada. Vous devriez le savoir.

Vous me demandez en quoi cela restreint nos débats. Selon moi, ce n’est pas du tout le cas. La seule disposition du projet de loi S-218 qui concerne le Sénat est que le projet de loi où la disposition de dérogation serait invoquée ne devrait pas être étudié par un comité plénier ni aux Communes ni au Sénat. Cette disposition a uniquement pour but d’élargir le débat, et non de le restreindre. Je ne suis donc pas d’accord avec vous, sénatrice Batters.

La sénatrice Batters [ - ]

En fait, ce n’est pas une disposition du projet de loi S-218 qui prévoit le renvoi du projet de loi attentatoire à un tribunal par la Chambre des communes, le gouvernement ou selon un autre mécanisme dont vous parliez peut-être. Le renvoi se serait déjà produit au moment où les dispositions du projet de loi S-218 commenceraient à s’appliquer. Le projet de loi S-218 précise qu’« [un] projet de loi attentatoire ne peut être présenté que si la Cour suprême a déjà déclaré [...] en réponse à un renvoi [...] », donc le renvoi aurait déjà eu lieu bien avant. De même, il est précisé qu’« [un] projet de loi attentatoire doit obligatoirement prendre naissance à la Chambre des communes et y être présenté par un ministre. »

En ce qui concerne le comité plénier, il s’agit d’une autre restriction imposée par ce projet de loi, mais ce n’est pas la seule.

Les précisions que je viens de donner sur le renvoi préalable d’un projet de loi attentatoire à un tribunal, bien avant que ce projet de loi ne soit rédigé et présenté au Parlement, changent-elles votre opinion sur la question?

Puis-je répondre à cette question?

Son Honneur la Présidente [ - ]

Sénatrice Ringuette, il faut demander à vos collègues s’ils sont d’accord.

Voulez-vous accorder la parole à la sénatrice Ringuette pour répondre à cette question?

Sénatrice Batters, merci pour votre question.

La disposition à propos du comité plénier vise clairement à enrichir le débat, pas à le restreindre par un processus écourté.

La question est très étrange, car cette situation pourrait arriver. Cependant, au Sénat du Canada, où je siège depuis près de 23 ans, nous avons le devoir de protéger les droits garantis par la Charte et de défendre les droits des minorités. Vous laissez entendre que, bien que les sénateurs ont le mandat de protéger les droits garantis par la Charte et les droits des minorités, un projet de loi visant à nier ces droits pourrait prendre naissance au Sénat. J’ose espérer que je ne serai pas au Sénat si cela se produit un jour, car je m’y opposerai farouchement.

Merci.

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