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Le Code criminel

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

25 février 2020


L’honorable Stan Kutcher [ - ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-207, Loi modifiant le Code criminel en ce qui a trait à la divulgation de renseignements par des jurés.

À mon avis, ce projet de loi traite d’une question importante qui, précédemment, n’a pas reçu suffisamment d’attention : la santé mentale des jurés. En effet, le fait de s’acquitter de son devoir civique peut avoir des conséquences négatives imprévues sur la santé mentale d’un juré. Le projet de loi s’attaque à ce problème en permettant aux jurés qui en ont besoin de discuter plus librement de leur expérience avec un fournisseur de soins de santé, et ce, en toute confidentialité. Je me réjouis que l’on fasse un pas dans cette direction et j’appuie le projet de loi.

Cela dit, je ne crois pas que le projet de loi aille assez loin pour protéger les jurés. Je vais vous expliquer pourquoi je pense cela et vous demande de tenir compte de mes observations dans le reste du débat ainsi que dans l’étude du projet de loi au Sénat et au comité.

Je dois admettre que, avant qu’on me présente le projet de loi S-207, je n’avais pas tellement porté attention aux conséquences négatives pouvant être subies par les jurés lorsqu’ils sont appelés, dans certains procès, à considérer des éléments de preuve fort troublants qui sortent de leur expérience habituelle, ces conséquences négatives étant le développement d’une maladie mentale, c’est-à-dire le trouble de stress post-traumatique.

La probabilité que se développe le trouble de stress post-traumatique pourrait cependant être réduite et la gravité de ses symptômes pourrait être atténuée si on mettait en place différentes mesures d’intervention économiques assez faciles à mettre en œuvre pendant que la personne remplit son devoir de juré aux niveaux fédéral, provincial et territorial. Or, les structures et les processus actuels de gestion des jurys mettent inutilement les jurés en danger alors qu’ils travaillent au service de la justice. C’est injuste en soi.

Dans le passé, la société et les législateurs n’ont pas réfléchi à cette question, parce qu’on en savait très peu à son sujet. Cependant, les avancées scientifiques en matière de compréhension des causes, de prévention, d’atténuation et de traitement du trouble de stress post-traumatique sont telles que nous, en tant que législateurs, ne pouvons plus dire que nous ne sommes pas au courant.

Nous sommes maintenant bien informés et c’est pourquoi nous avons le devoir d’agir.

La science nous a appris que ce trouble est une maladie mentale provoquée par l’incapacité du système d’alarme du corps humain, le système nerveux, de se désactiver après que la personne ait vécu un événement traumatisant.

Autrement dit, quelque chose arrive et certaines personnes ont beaucoup de difficulté à endiguer la réponse émotive, cognitive et comportementale face à un événement traumatique ou elles sont carrément incapables d’y arriver.

La situation peut être exacerbée par le type de traumatisme vécu, par la génétique de la personne, par la durée de l’événement, par l’incapacité d’éviter l’événement ou d’être en contrôle face à son déroulement et par l’absence d’interventions qui pourraient limiter l’intensité de l’événement ou l’empêcher de survenir. Le risque de développer le trouble de stress post-traumatique est lié à des facteurs génétiques et environnementaux, notamment l’exposition antérieure à des traumatismes et les problèmes actuels ou antérieurs de santé mentale ou de toxicomanie.

Les scientifiques ont également découvert que ce ne sont pas toutes les personnes exposées à des événements traumatisants qui souffriront de stress post-traumatique, mais que la totalité d’entre elles développeront une réaction de stress aigu. Cette réaction peut provoquer des expériences physiques, cognitives et émotionnelles intenses et désagréables, mais ces expériences s’estompent avec le temps. Des facteurs bien connus aident les personnes à surmonter ces expériences plus rapidement et rendent ces dernières moins intenses. Ces facteurs sont les suivants : une préparation émotionnelle et cognitive à l’événement, la compréhension de ce qu’est une réaction de stress aigu, un appui constant de la part de personnes de confiance, souvent des amis et des membres de la famille, et un sentiment de protection et de sécurité. Ces facteurs renforcent la résilience psychologique et favorisent la guérison. Ce sont aussi quelques-uns des facteurs qui réduisent le risque de stress post-traumatique et, le cas échéant, diminuent son intensité.

D’après la commission canadienne des jurys, un organisme créé par des jurés qui ont souffert de stress post-traumatique à la suite d’une exposition à des éléments de preuve traumatisants durant des procès fortement médiatisés, les systèmes actuels de gestion des jurys ne sont pas structurés d’une manière qui tient compte des problèmes de santé mentale et s’y attaque efficacement. Le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes est parvenu à la même conclusion dans un rapport de 2018, intitulé Mieux soutenir les jurés au Canada. Parmi ses 11 recommandations, 5 visaient à améliorer la santé mentale des jurés exposés à des expériences traumatisantes lors d’un procès.

Honorables sénateurs, je vous présente un survol des connaissances scientifiques sur le trouble de stress post-traumatique, sur les torts que peuvent subir les jurés et sur le manque de soutien existant en cas de procès traumatisants, afin de vous faire comprendre pourquoi le Sénat doit appuyer le projet de loi S-207 et comment nous pouvons aller plus loin.

Le projet S-207 vise à permettre aux jurés qui souffrent d’un trouble de santé mentale ou d’un problème lié au traumatisme causé par le procès de discuter sous le sceau de la confidence des détails pertinents d’un procès avec un fournisseur de soins de santé dûment qualifié et tenus d’agir selon un code d’éthique. C’est une bonne chose, qui est nécessaire. Pourtant, le projet de loi ne tient pas compte de la plupart des processus en place dans les systèmes de gestion des jurys fédéraux, provinciaux et territoriaux qui augmentent les risques de répercussions négatives sur le plan de la santé mentale. Or, beaucoup de mesures économiques et efficaces pourraient être prises pour remédier à cet état des choses.

Par exemple, les critères de sélection des jurés retenus par les provinces et les territoires devraient considérer l’exposition antérieure à des traumatismes, les troubles mentaux et la toxicomanie ou l’alcoolisme comme des facteurs de risque susceptibles d’exclure les personnes concernées des jurys appelés à voir ou entendre des choses traumatisantes. Les jurés qui prennent part à ce type de procès pourraient avoir accès à un professionnel de la santé mentale qui agirait sous les ordres du tribunal et pourraient le consulter même une fois le procès terminé — pendant six à dix semaines, par exemple. Il s’agit d’un point important, car c’est pendant cette période que les symptômes d’une réaction aiguë à un facteur de stress peuvent se transformer en trouble de stress post-traumatique. Dans un tel cas, les jurés pourraient être dirigés sans tarder vers un spécialiste, sans avoir à s’inscrire sur une liste d’attente et à attendre comme doivent le faire la majorité des gens qui ont des problèmes de santé mentale de nos jours.

Ce serait aussi une bonne idée de fournir de l’information aux jurés sur la réaction aiguë à un facteur de stress et sur les symptômes avant-coureurs du trouble de stress post-traumatique et de les encourager à discuter de leur situation avec le professionnel mandaté par la cour. En étant mieux renseignés, les jurés pourront mieux s’acquitter de leur devoir et ils pourront mieux reconnaître s’ils ont besoin d’aide, le cas échéant. On pourrait même les inciter à transmettre cette information à leurs proches, car ce sont souvent eux qui constatent les premiers signes de détresse, alors que la personne touchée a au contraire tendance à les minimiser.

Ces suggestions ne sont pas de simples suppositions fondées sur l’espoir. Elles reposent au contraire sur les travaux des chercheurs et des spécialistes, qui ont constaté qu’elles peuvent avoir un effet bien réel. En plus d’être utiles, ces mesures ne nécessiteraient pas de grands investissements.

On demande à des citoyens d’aider la société à appliquer la justice. Cela s’accompagne d’un devoir de veiller à ce qu’ils ne risquent pas inutilement leur santé mentale en le faisant.

Je demande qu’on se penche sur ces points supplémentaires au moment de l’étude au comité de cette importante mesure législative. Le comité pourra peut-être proposer des mesures pour sensibiliser les ministres de la Justice fédéral, provinciaux et territoriaux à ces préoccupations et même formuler des solutions possibles. En tant que sénateurs, nous pouvons demander à ceux qui ont le pouvoir de modifier le processus actuel de gestion des jurés de le faire. En prenant cette mesure, nous réussirons peut-être à réduire le risque de problème de santé mentale et ainsi protéger la santé mentale des citoyens qui, en agissant comme jurés, fournissent un service essentiel à l’administration de la justice.

Honorables sénateurs, nous pouvons y contribuer. Merci.

L’honorable Patti LaBoucane-Benson [ - ]

J’ai une question pour le sénateur.

Le sénateur Kutcher [ - ]

D’accord.

La sénatrice LaBoucane-Benson [ - ]

Monsieur le sénateur, nous savons que, par le passé, les Autochtones ont été exclus d’office de la fonction de juré à cause de la colonisation et des préjugés colonialistes. Ne craignez-vous pas que l’application de ce critère risque d’empêcher encore plus les minorités comme les Autochtones, chez qui la proportion de traumatismes est statistiquement plus élevée que dans le reste de la population, d’exercer le devoir de juré?

Le sénateur Kutcher [ - ]

Merci de votre excellente question. Je suggérais d’envisager une telle chose et non de l’imposer, de sorte que les gens qui ont connu ce genre de problème ou d’expérience sachent qu’ils peuvent demander d’être exemptés du devoir de juré ou mieux se préparer à ce qui les attend.

L’honorable Marty Deacon [ - ]

J’ai une question. Merci de continuer à mettre ce sujet très important de l’avant. Je dois dire que, dans l’exercice de mes fonctions de sénatrice, j’ai déjà été choisie comme jurée pour un procès pour meurtre. Je partage les réserves exprimées dans le cadre du débat d’aujourd’hui. J’essaie de déterminer combien il en coûterait environ pour mettre tout ce qu’il faut en place avant la sélection des jurés, au cours du procès et après le procès. A-t-on une idée du coût de ce que cela coûterait?

Le sénateur Kutcher [ - ]

Je vous remercie beaucoup de cette question. Lorsqu’on est médecin, comme moi, on réfléchit toujours à ce qui coûtera le plus cher entre le fait d’agir ou de ne pas agir. Je dirais que le coût d’une mesure mineure, telle que d’offrir des services de consultation spécialisés en santé mentale aux jurés pendant cette période difficile, serait bien inférieur à ce qu’il en coûterait à une personne, à sa famille et à la société si cette personne développait un trouble à la suite d’un procès, dont les répercussions peuvent être intenses.

J’ai une autre question. Si je comprends bien l’objet du projet de loi, il s’agit de permettre aux jurés de faire appel à des services de consultation suivant la fin d’un procès. J’aurais des réserves, et je me demande si vous en auriez aussi, à l’idée qu’un juré consulte un conseiller au beau milieu d’un procès, ce qui pourrait influer sur sa perception de la preuve. La notion de confidentialité est primordiale, surtout pendant un procès. Je crains que le simple fait de verbaliser certaines choses n’influence l’interprétation que ce juré ferait des faits présentés au cours du procès.

Le sénateur Kutcher [ - ]

Je vous remercie. C’est une excellente question, mais une question embêtante.

C’est ma spécialité.

Le sénateur Kutcher [ - ]

C’est très réussi, madame la sénatrice. Je pense que tout dépend de la qualité et des compétences du conseiller. Les personnes dans cette assemblée qui ont eu l’occasion d’exercer cette fonction ou qui la comprennent et qui ont pu faire appel à une personne compétente dans ce domaine savent que les échanges et le soutien, lorsque les choses sont bien faites, ne devraient pas avoir d’incidence sur eux, à mon avis.

L’honorable Josée Forest-Niesing [ - ]

Honorables sénateurs, je souhaite vous parler aujourd’hui en faveur du projet de loi S-208, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux).

D’abord, je tiens à féliciter la sénatrice Pate d’avoir repris le flambeau en déposant ce projet de loi d’intérêt public et de tout son travail en vue d’assurer que nous prenions une décision éclairée en ce qui concerne l’indépendance des tribunaux.

Le système judiciaire canadien, qui repose sur une base constitutionnelle solide, la primauté du droit, la liberté en vertu de la loi, les principes démocratiques et le respect des droits, fait l’envie de bien des pays. Malgré ces éléments positifs, notre système n’est pas sans difficultés.

Malgré certaines améliorations, le système est toujours accablé par des délais prolongés. Nous devons trouver des moyens de mieux répondre aux besoins des victimes de crimes. Nous savons trop bien que les Autochtones sont lourdement surreprésentés dans nos prisons, particulièrement les femmes. Les postes de police, qui sont en première ligne, tout comme les prisons, servent souvent de substituts inappropriés au traitement et à la réhabilitation des personnes qui sont aux prises avec des problèmes de santé mentale ou de dépendance.

Avec les peines minimales obligatoires, les juges ont moins de pouvoir discrétionnaire que jamais pour veiller à ce que les peines imposées soient proportionnelles aux crimes. Les juges sont les piliers du système judiciaire canadien, et l’indépendance de la magistrature est l’un de ses principaux éléments.

Je partage l’avis de plusieurs sur le fait que les peines minimales obligatoires causent énormément de tort au système judiciaire et n’atteignent pas les objectifs pour lesquels elles ont été mises en place. Nous devons donc, par le biais de ce projet de loi, redonner aux juges la discrétion qu’ils doivent exercer afin d’assurer que les objectifs visés par les sentences qu’ils imposent sont atteints, tout en tenant compte des circonstances au cas par cas.

Vous savez sans aucun doute que mon époux et moi avons deux enfants, puisque je parle sans cesse d’eux. Nous sommes très fiers des adultes gentils, généreux et engagés qu’ils sont devenus. J’ai souvent dit qu’être parent est le meilleur et le pire travail sur la planète, mais, pour le meilleur ou pour le pire, cela demeure ma plus grande contribution au monde. Aucun de mes enfants n’est arrivé avec un manuel d’instruction; vous pouvez croire que je l’ai cherché, ce manuel. Ce que j’ai découvert en les élevant, en leur montrant les choses, en les guidant et en les disciplinant, c’est que je devais adapter mon approche à la personnalité de chacun.

Tous les parents se souviendront que, dès qu’un bébé se met à marcher à quatre pattes, il touche à tout. Voilà que le parent est engagé dans ses premières démarches de discipline. Chez nous, la peine minimale obligatoire correspondait à l’obligation de rester assis dans un coin sans pouvoir se relever avant de recevoir le signal. Je me souviens d’avoir constaté chez mon fils qu’il tenait avant tout à préserver sa liberté. Pour lui, l’obligation de rester bien sagement assis dans le coin sans pouvoir se relever avant de recevoir le signal suffisait pour qu’il ne récidive plus. Pour ma fille, c’était tout à fait autre chose.

Une plante verte, et plus particulièrement la terre noire dans laquelle elle poussait, avait piqué la curiosité de ma fille. Je lui ai enlevé la terre noire des mains et, sans rien dire de plus, je l’ai placée en punition dans le coin. Dès que j’ai donné mon signal, elle s’est mise à quatre pattes en me regardant droit dans les yeux et a rampé avec détermination vers la plante pour se plonger encore une fois les mains dans la terre. Ce n’est pas avant d’avoir répété le même cycle de time out à quelques reprises que j’ai dû m’arrêter pour repenser à mon approche. De toute évidence, ma méthode standardisée ne donnait aucun résultat avec elle.

J’ai ramené ma fille vers la plante et je lui ai expliqué que, en plus d’être nuisible à sa santé, elle allait tacher sa belle robe et elle pouvait tuer la plante. Elle m’a écoutée, a visiblement réfléchi à ce que je venais de lui dire et, s’étant réconciliée avec mon raisonnement, il n’a plus été question pour elle de se remettre les mains dans la terre noire.

De toute évidence, la même punition a produit des résultats différents pour chaque enfant. Dans un cas, elle s’est avérée juste et efficace, mais pas dans l’autre. Pourquoi, alors, le système de justice pénale devrait-il imposer la même peine à tout le monde?

Le système judiciaire canadien est bâti notamment sur la notion de réhabilitation et, ultimement, de réinsertion dans la communauté en général; il n’est pas conçu à des fins purement punitives.

L’article 718 du Code criminel canadien, et je cite, prévoit ce qui suit :

Le prononcé des peines a pour objectif essentiel de protéger la société et de contribuer, parallèlement à d’autres initiatives de prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre par l’infliction de sanctions justes visant un ou plusieurs des objectifs suivants :

a) dénoncer le comportement illégal et le tort causé par celui-ci aux victimes ou à la collectivité;

b) dissuader les délinquants, et quiconque, de commettre des infractions;

c) isoler, au besoin, les délinquants du reste de la société;

d) favoriser la réinsertion sociale des délinquants;

e) assurer la réparation des torts causés aux victimes ou à la collectivité;

f) susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants [...]

Tous ces éléments et principes émanent du concept fondamental selon lequel toute sentence doit être proportionnelle à la gravité de l’offense et au degré de responsabilité de l’accusé. Le Code criminel prévoit notamment la considération de facteurs aggravants ou atténuants, l’infliction de peines semblables à celles infligées à des délinquants pour des infractions semblables commises dans des circonstances semblables et le fait de porter une attention particulière à la situation des prévenus autochtones.

Les peines minimales obligatoires ont été présentées dans un contexte politique qui mettait l’accent sur trois principaux motifs : l’équité, la transparence et la prévention de la criminalité. Aucun de ces objectifs fort louables ne résiste à un examen minutieux. Les peines minimales obligatoires ne tiennent compte que du type d’infraction commise. Les facteurs tels que le contexte, la situation particulière du contrevenant, le motif du crime, l’âge, le sexe et la race du contrevenant ne sont pas pris en considération.

Imposer des peines minimales obligatoires équivaut à traiter les symptômes d’une maladie sans chercher à traiter l’origine de celle-ci. Les bénéfices théoriques associés aux peines minimales obligatoires, qui sont d’accroître la sécurité des Canadiens en diminuant la criminalité, ne sont pas vérifiés empiriquement par des études dans le monde réel. Il existe une très importante documentation qui indique que les peines minimales obligatoires ne jouent aucun rôle dans la diminution de la criminalité, et les textes qui défendent le contraire n’apportent aucune preuve empirique mesurable.

Michael Tonry, chercheur américain émérite dans le domaine, soutient que, si on les évalue à la lumière de leurs objectifs déclarés, les peines minimales obligatoires représentent un échec. Elles entraînent trop souvent des peines que toutes les parties en cause jugent beaucoup trop sévères.

Le professeur Tonry dit ceci :

Les praticiens, les analystes des politiques et les chercheurs chevronnés s’entendent depuis longtemps pour dire que les peines obligatoires, sous toutes leurs formes [...] sont une mauvaise idée.

Il ajoute :

Les peines obligatoires entraînent souvent une injustice à l’égard des délinquants. Elles réduisent la légitimité des tribunaux et du processus de poursuite en favorisant des mesures de contournement intentionnelles et souterraines. Elles réduisent [...] l’égalité devant la loi lorsqu’elles font en sorte que des délinquants coupables d’infractions semblables sont traités de manière radicalement différente.

Dans les 40 dernières années, les résultats de recherche ont permis de démontrer que les peines minimales obligatoires sont complètement inefficaces comme moyen de dissuasion.

En 1992, alors qu’elle était ministre de la Justice sous le gouvernement Mulroney, l’honorable Kim Campbell disait ce qui suit au sujet de l’application de la peine :

La modération et l’équilibre sont essentiels :

Cette modération s’impose, comme nous l’avons déjà expliqué, parce que les sanctions de droit pénal ont un caractère fondamentalement punitif et coercitif; comme la société attribue une importance très grande aux idéaux de liberté et d’humanité, on préférera, lorsque cela est possible et approprié, employer d’autres méthodes non coercitives, dont le formalisme est moins prononcé et qui traduisent une conception positive. La modération s’impose pour une autre raison : quand le droit pénal est appliqué machinalement à une foule de problèmes sociaux d’importance très variable pour le public, c’est son autorité, sa crédibilité et sa légitimité qui risquent d’en souffrir.

Le rapport d’étude Throwing Away the Keys : The human and social cost of mandatory minimum sentences, publié en 2013 par Darcie Bennett et Scott Bernstein, confirme que :

Les jeunes, les mères séparées de leurs enfants, les délinquants autochtones et les personnes handicapées (y compris les personnes souffrant de problèmes de santé mentale et de toxicomanie) subissent de façon disproportionnée les conséquences négatives des peines d’emprisonnement.

Les conséquences disproportionnées des peines minimales obligatoires sur les groupes vulnérables créent également des inconvénients à long terme. Les effets néfastes de l’emprisonnement transcendent les générations et imposent un coût social élevé aux collectivités et à la société dans son ensemble. Simplement dit, elles perpétuent la criminalisation systémique.

Au Canada, le processus de nomination des juges, mis en œuvre en 1988, est assez complexe et prend en compte plusieurs facteurs. Il comporte au moins 14 compétences professionnelles obligatoires, auxquelles s’ajoute une longue liste de 19 qualités personnelles. Sans les énumérer toutes, je tiens à souligner les suivantes, très pertinentes : des aptitudes analytiques supérieures, la capacité d’écoute, la capacité d’exercer un bon jugement, l’entregent auprès des pairs et du public, une sensibilité à l’égard des questions liées au genre et à la race, la capacité d’évaluer des enjeux sociaux, une conscience de l’évolution des valeurs sociales, l’ouverture aux idées nouvelles, le sens de l’éthique, la patience, la courtoisie, le bon sens, l’impartialité, l’empathie, la tolérance et le sens des responsabilités.

Nous avons la chance d’avoir, parmi nos collègues au Sénat, plusieurs juges qui possèdent ces qualités et bien d’autres.

Le processus de nomination des juges fait en sorte qu’ils sont les plus aptes à imposer une peine juste et proportionnée selon le cas spécifique qui leur est présenté. Les juges devraient pouvoir exercer leur pouvoir discrétionnaire sans restriction afin d’imposer des peines justes et équitables, qui prennent en compte les circonstances personnelles des accusés, le contexte de l’infraction, ainsi que les motifs de l’infraction commise. Le projet de loi S-208 apporte une solution qui n’entraîne aucune conséquence négative, en permettant à un juge compétent de déroger à l’obligation d’imposer une peine minimale pour imposer une peine qui est proportionnelle et adaptée à tous les faits auxquels elle se rapporte.

Rappelons-nous que, contrairement aux procureurs, les juges doivent rendre des comptes. Le juge est tenu d’expliquer ses motifs et son raisonnement afin de justifier l’imposition de la peine appropriée, sans quoi la décision peut être infirmée en appel. Les garanties sont en place.

L’égalité ne veut pas dire la même chose pour tout le monde, car les choses ne sont pas égales pour tout le monde dès le départ. Si je n’avais pas tenu compte des personnalités différentes de mes enfants et si j’avais maintenu exactement le même système punitif pour les discipliner, mon milieu familial aurait été rempli d’injustices, de frustrations et de conflits, sans atteindre les résultats souhaités. En veillant à ce que notre système de justice pénale soit en mesure d’adapter une peine qui tient compte des facteurs atténuants, d’une situation particulière ainsi que du contexte où l’infraction est perpétrée, le système judiciaire devient un système où il y a moins d’injustices et où l’on obtient de meilleurs résultats.

Je vous remercie de votre attention. Meegwetch.

Son Honneur le Président [ - ]

Je dois vous prévenir, sénatrice Moodie, qu’il est presque 18 heures, heure à laquelle je demanderai aux sénateurs s’ils souhaitent ou non tenir compte de l’heure. Cependant, si vous le souhaitez, je vous invite à prendre la parole.

L’honorable Rosemary Moodie [ - ]

Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui en sachant bien que mon discours pourrait être très court. J’ai néanmoins l’intention de parler du projet de loi S-208, Loi modifiant le Code criminel (indépendance des tribunaux). Il modifie le Code criminel afin de donner aux juges un plus grand pouvoir discrétionnaire pour leur permettre de ne pas imposer des peines minimales lorsqu’ils considèrent qu’une telle décision est juste et raisonnable.

À mon avis, le projet de loi répond au besoin de rétablir le pouvoir discrétionnaire des juges dans le système canadien après des années de réforme régressive. L’objectif est aussi de réduire le coût humain et social associé aux peines minimales obligatoires. Nous disposons de décennies de recherches, et les conclusions sont claires. Les peines minimales obligatoires n’ont aucun effet dissuasif, elles ne font pas baisser le taux de récidive et elles ne rendent pas la société plus sûre.

Nous savons aussi que la Cour suprême du Canada et toute une série d’organismes judiciaires, de commissions, de comités parlementaires et d’organisations ont conclu qu’elles n’ont aucun effet dissuasif.

Au Parlement, nous en avons aussi entendu parler. Des heures de témoignages en comité parlementaire appuient ces conclusions, sans oublier la documentation antérieure de la Bibliothèque du Parlement. Ces documents de 2007 abordaient les problèmes potentiels d’ordre constitutionnel, l’inefficacité et les répercussions négatives de ces peines. De plus, la sénatrice Lankin a parlé plus tôt d’un rapport qu’a publié le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles en 2017 : Justice différée, justice refusée.

En 2016, le ministère de la Justice a commandé une méta-analyse des données probantes sur les répercussions des peines minimales. L’examen du gouvernement a permis de conclure que les peines sévères comme les peines minimales obligatoires n’ont pas d’effet dissuasif sur la criminalité. De plus, il a été noté que les médecins chevronnés et les chercheurs en sciences sociales s’accordent à dire que les peines obligatoires sont une mauvaise idée pour de nombreuses raisons pratiques et politiques.

L’élimination de la capacité d’un juge à imposer une peine équitable en fonction de la situation de l’accusé constitue une préoccupation majeure. Un système judiciaire qui doit imposer des peines minimales obligatoires et qui est aveugle au point de vue humain et aux implications sociales de sa décision représente une autre préoccupation. Le projet de loi S-208 s’attaque à ce problème et contribue à remettre l’accent nettement sur l’individu, sa situation et son point de vue.

Son Honneur le Président [ - ]

Pardonnez-moi, sénatrice Moodie.

Honorables sénateurs, comme il est 18 heures, conformément à l’article 3-3(1) du Règlement, je suis obligé de quitter le fauteuil, à moins que nous consentions à ne pas tenir compte de l’heure.

Est-ce d’accord, honorables sénateurs?

Son Honneur le Président [ - ]

Je pense avoir entendu un « non ». Vous plaît-il, honorables sénateurs, de faire abstraction de l’heure?

La sénatrice Martin [ - ]

Non.

Son Honneur le Président [ - ]

J’ai entendu un « non ». La séance est suspendue jusqu’à 20 heures.

L’honorable Rosemary Moodie [ - ]

Honorables sénateurs, compte tenu de tout ce que nous avons appris dans le cadre de nos recherches sur les peines minimales obligatoires, il n’est pas étonnant qu’un grand nombre de personnes reconnaissent la nécessité d’une réforme et de l’élimination des limites imposées sur le pouvoir discrétionnaire des juges. Des ministres et des parlementaires, passés et actuels, l’ont reconnu, tout comme le gouvernement actuel, qui continue d’appuyer la réforme nécessaire.

Nous avons appris que le recours excessif à l’emprisonnement coûte très cher, et sur le plan financier et sur le plan social. Honorables sénateurs, j’aimerais parler un peu du coût des peines minimales obligatoires sur le plan social et humain.

Pour citer la chercheuse Jessica Hardy, il y a « de nombreuses difficultés qui ont un effet sur la famille comme telle et chacun de ses membres », mais « l’une des pires difficultés auxquelles une famille peut avoir à faire face » est le retrait d’un de ses membres, que ce soit de façon temporaire ou permanente.

Nous savons que le fait d’avoir des parents qui sont incarcérés a une incidence profonde et complexe sur les enfants à charge. Nous n’avons pas de chiffres exacts, car le Canada n’a pas fait de collecte rigoureuse de ces données, mais, selon une étude réalisée par le Service correctionnel du Canada en 2007, l’incarcération des parents touche au moins 4,6 % des enfants canadiens, soit environ 350 000.

Les enfants dont les parents sont incarcérés vivent du stress psychologique, connaissent des difficultés économiques, sont exposés à des activités criminelles, affichent un comportement antisocial et éprouvent des difficultés à l’école, pour ne nommer que quelques-uns de leurs problèmes. L’incarcération d’un parent présente une menace pour le bien-être affectif, physique, éducatif et financier de l’enfant.

Au nombre des risques reconnus qui peuvent peser sur les enfants, en particulier ceux dont la mère est incarcérée, mentionnons un comportement criminel pendant l’enfance; des cycles de comportement criminel intergénérationnel; et des problèmes de santé mentale, tels que le risque de dépression, d’anxiété, de stress post-traumatique et d’agression pendant l’enfance. Il existe un ensemble de preuves bien établies démontrant que les enfants exposés à de multiples expériences négatives au cours de leur développement présentent un risque accru de dépression grave qui se poursuit à l’âge adulte.

Le comportement antisocial représente un autre problème, y compris l’activité criminelle et la malhonnêteté persistante. En fait, c’est l’effet secondaire le plus souvent observé lorsqu’un parent est incarcéré. Certains pensent également que l’exposition à l’incarcération d’un parent peut réduire la résilience d’un enfant et sa capacité à faire face à des expériences négatives plus tard dans sa vie. On constate une augmentation de la consommation de drogues. Certains chercheurs soulignent qu’il existe un lien avec un faible niveau d’éducation, y compris un risque accru de suspension et d’expulsion de l’école.

Puis, évidemment, il y a le problème des ressources financières limitées. L’enfant est souvent exposé à une situation précaire sur le plan du logement, dont un risque accru d’itinérance et d’insécurité alimentaire.

Qui plus est, nous savons que le fardeau qu’impose l’incarcération d’un parent n’est pas le même dans tous les segments de la société. Les effets négatifs de l’incarcération d’un parent sur les enfants se ressentent presque exclusivement dans les familles les plus défavorisées. Les communautés de couleur et racialisées sont plus à risque, à l’instar des communautés autochtones. Ces communautés sont surreprésentées dans nos prisons, comme nous l’avons entendu, en raison des répercussions des peines minimales; pour elles, le risque ne cesse de croître, et les chances de s’en sortir diminuent.

Compte tenu de l’intersectionnalité des effets de l’incarcération d’un parent sur les familles autrement défavorisées, par exemple, celles qui vivent dans la pauvreté, qui appartiennent à une minorité raciale ou ethnique ou qui vivent avec un problème de maladie mentale, le risque d’effets négatifs sur les membres de la famille est d’autant plus grand.

Le coût humain et social de l’imposition de peines minimales obligatoires est bien trop élevé chez les enfants, et nous ne devrions pas tolérer une telle chose dans notre société. Des études montrent que la capacité des enfants à surmonter les difficultés et à réussir dans la vie dépend de facteurs comme la solidité du lien parent-enfant et la qualité du réseau de soutien social dont disposent l’enfant et sa famille.

Nous ne pourrons pas ignorer encore longtemps les conséquences sociales des peines minimales obligatoires, et la pression en ce sens se fait de plus en plus forte. Si on redonne leur pouvoir discrétionnaire aux juges, ceux-ci pourront tenir compte de l’effet d’une peine d’emprisonnement sur les enfants à charge du prévenu, surtout dans les cas où cette peine est disproportionnée par rapport à l’objectif qu’elle est censée atteindre. Les juges pourront en outre réduire la peine imposée à un prévenu lorsqu’ils le jugent nécessaire, ou retarder le moment où elle sera purgée, notamment lorsque des torts considérables pourraient être occasionnés à autrui, comme à un enfant à charge.

Le bien-être et l’intérêt supérieur des enfants à charge doivent être au cœur de la réflexion des juges lorsqu’ils soupèsent les différents facteurs de détermination de la peine. S’il n’en tenait qu’à moi, les juges devraient également prendre en considération les droits de l’enfant tels qu’ils sont définis dans la Convention relative aux droits de l’enfant, qui a été adoptée en 1989 par l’ONU. Je pense par exemple au droit d’être protégé contre la discrimination ou les sanctions motivées par les activités des parents, qui se trouve à l’article 2; au droit de voir ses opinions prises en considération, à l’article 12; ainsi qu’au droit à une protection et à une aide spéciales de l’État en cas de privation temporaire du milieu familial, à l’article 20.

Selon moi, honorables sénateurs, ce projet de loi permet de combler une lacune qui punit injustement les enfants pour les agissements de leurs parents.

En terminant, je remercie la sénatrice Pate d’avoir à nouveau saisi le Sénat de ce projet de loi et de s’investir autant dans cette noble cause. Je vous invite également, honorables sénateurs, à réfléchir sérieusement à l’effet disproportionné qu’ont les peines minimales obligatoires sur les enfants et les jeunes avant de décider si vous voterez pour ou contre le projet de loi S-208.

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