La Loi sur les juges—Le Code criminel
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
8 décembre 2020
Honorables sénateurs, je souhaite prendre la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi C-3, Loi modifiant la Loi sur les juges et le Code criminel.
En septembre 2014, Robin Camp, qui était alors juge de la Cour provinciale de l’Alberta, est entré dans une salle d’audience pour instruire le procès d’un résidant de Calgary accusé d’agression sexuelle.
Le juge Camp avait très peu d’expérience comme juge de cour pénale ou dans le domaine du droit pénal en général. Originaire d’Afrique du Sud, il n’avait pratiqué le droit au Canada que pendant 12 ans avant d’être nommé à la magistrature, et sa pratique du droit s’était limitée aux procédures civiles, et plus particulièrement au droit relatif au secteur pétrolier et gazier.
M. Camp a lui-même admis que ses connaissances du droit pénal canadien étaient « inexistantes », pour reprendre son expression. Malgré cela, il a instruit le procès d’un homme accusé d’avoir violé une adolescente autochtone. M. Camp a semblé avoir du mal à se rappeler qui faisait l’objet d’un procès entre la fille et l’homme accusé de l’avoir agressée. À maintes reprises, il a désigné la jeune femme comme l’accusée. Il l’a d’ailleurs essentiellement traitée comme une accusée en la contre-interrogeant sur son comportement pendant le soir en question.
Il lui a demandé pourquoi, si elle ne voulait pas avoir de rapport sexuel, elle n’avait pas serré les genoux, pourquoi elle n’avait pas essayé de « baisser » son derrière — pour reprendre le terme employé par le juge — afin d’empêcher l’homme de la pénétrer, et pourquoi elle n’avait pas crié.
Quand la jeune femme a dit que l’agression sexuelle présumée lui avait causé des souffrances physiques, le juge Camp s’est moqué d’elle et lui a répondu que le « sexe et la douleur vont parfois de pair […] cela n’est pas nécessairement une mauvaise chose ».
Il s’est aussi moqué de l’adolescente sans-abri parce qu’elle n’avait pas d’emploi, et il a laissé entendre que l’agression présumée était en grande partie sa faute parce qu’elle avait bu et qu’elle aurait dû être plus prudente ce soir-là.
Quand l’avocate de la Couronne a tenté d’expliquer les lois canadiennes sur le consentement sexuel, M. Camp lui a répondu d’un ton méprisant :
Est-ce qu’on enseigne cela aux enfants à l’école? Doivent-ils passer des tests comme pour les permis de conduire? Cela semble un peu extrême. Bien, pouvez-vous me montrer un de ces endroits où on dit qu’il y a un genre d’incantation qu’il faut prononcer? Parce que ce n’est pas comme cela que ça se passe dans la nature.
L’accusé a été acquitté. Peu de temps après, le juge a obtenu une promotion en se faisant nommer à la Cour fédérale. Sans la plainte déposée par des professeurs de droit de l’Université de Calgary et de l’Université Dalhousie, Robin Camp pourrait bien être encore là. Au lieu de cela, son nom est inscrit dans les annales judiciaires canadiennes pour toutes les mauvaises raisons. Il a quitté la magistrature après que le comité d’enquête du Conseil canadien de la magistrature eut recommandé à l’unanimité sa révocation.
Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, nous devrions peut-être remercier Robin Camp, car, sans lui, nous ne serions probablement pas ici aujourd’hui à débattre de cette importante question. Il est devenu l’incitation à l’action et l’inspiration du projet de loi C-337, un projet de loi d’initiative parlementaire présenté à l’autre endroit au cours de la dernière législature par mon ancienne collègue parlementaire albertaine Rona Ambrose. Mme Ambrose était à juste titre préoccupée par le fait que les juges canadiens n’avaient pas suffisamment de formation dans la jurisprudence relative au consentement sexuel et dans les précédents juridiques sur lesquels reposent les procès modernes pour agression sexuelle.
Le projet de loi de Mme Ambrose est mort au Feuilleton au printemps 2019, à la grande frustration de beaucoup de personnes. Il a été présenté sous une forme modifiée en tant que projet de loi C-5 au printemps de cette année, mais est mort au Feuilleton, encore une fois. Il nous revient aujourd’hui pour la troisième fois, en tant que projet de loi C-3. Malgré les retards, je vous le dis, chers collègues du Sénat : le projet de loi C-3, le projet de loi dont nous sommes saisis aujourd’hui, est un exemple du travail le plus utile que le Sénat puisse accomplir.
Le projet de loi initial, le projet de loi C-337, si bien intentionné qu’il ait été, a soulevé d’importantes préoccupations à l’égard de la protection de l’indépendance des tribunaux et de la protection de la vie privée des personnes qui songeaient à présenter leur candidature à la magistrature.
Lorsque le projet de loi initial a été étudié par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, les sénateurs membres du comité, dont le parrain du projet de loi, le sénateur Dalphond, ainsi que notre ancien collègue le sénateur André Pratte, ont posé des questions réfléchies et proposé des amendements pratiques qui ont beaucoup contribué à rectifier certaines de ses vulnérabilités. Le travail des sénateurs membres de ce comité a grandement éclairé et façonné le nouveau projet de loi C-3 que nous étudions maintenant.
Depuis le début de cette étrange période de pandémie de COVID-19, j’ai fait beaucoup de présentations à des étudiants secondaires et universitaires ainsi qu’à des membres du club Rotary au sujet du travail du Sénat et de l’utilité de la Chambre haute. Dans ma province, l’Alberta, on observe, pour le dire poliment, un scepticisme considérable quant à la valeur de ce que nous faisons ici. Si nous adoptons ce projet de loi — et j’espère que ce sera le cas —, je le citerai fièrement à titre de preuve irréfutable que le Sénat fait son travail et le fait bien en procédant à un second, voire à un troisième examen objectif des projets de loi importants pour s’assurer que nous faisons bien les choses et que nous ne créons pas de problèmes inattendus.
Le projet de loi C-3 est le fruit du travail acharné et de la passion de Rona Ambrose et de tous les sénateurs qui ont fait leur propre travail pour donner au projet de loi sa forme actuelle.
J’ai commencé mon intervention en mentionnant Robin Camp. Il faut dire que ses commentaires étaient loin d’être un incident isolé. Le projet de loi ne découle pas des décisions prises par un juge faisant cavalier seul. Les tribunaux canadiens — et il faut le dire, les tribunaux de l’Alberta — sont aux prises avec un problème systémique en ce qui concerne la jurisprudence relative aux agressions sexuelles et au consentement.
Avant Robin Camp, il y a eu feu John McClung, de la Cour d’appel de l’Alberta. Il entendait un appel dans une affaire concernant un homme accusé d’avoir agressé sexuellement une jeune fille de 17 ans qui était allée dans sa remorque pour un entretien d’embauche. Selon le juge McClung, la jeune fille « n’était pas vêtue d’un bonnet et d’une crinoline » — comme si les bonnets et les crinolines étaient une preuve de pureté sexuelle ou un moyen de défense contre un agresseur. Il a poursuivi en suggérant que les avances faites par l’accusée « étaient beaucoup moins de nature criminelle qu’hormonale » et il a suggéré que la jeune fille aurait mieux fait de régler la question « par une interjection bien choisie, une gifle ou, au besoin, un coup de genou bien placé ».
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que l’accusé, Steve Ewanchuk, avait déjà été reconnu coupable quatre fois d’agression sexuelle et qu’il le sera encore ultérieurement, cette fois sur une enfant de 8 ans. Ce n’est qu’en 2007, après huit verdicts de culpabilité, qu’il a été désigné délinquant à contrôler. Il a été relâché plus tôt cette année, et il fait l’objet d’une supervision serrée. Peut-être que ce n’est pas juste une question d’hormones, finalement.
Pendant que les juges McClung et Camp faisaient les manchettes nationales, j’ai couvert d’autres causes en Alberta qui étaient tout aussi révoltantes et qui me semblaient au moins aussi problématiques, quoique moins publicisées. Je pense par exemple à ce juge edmontonien qui a acquitté un homme accusé d’agression sexuelle contre sa belle-fille adolescente sous prétexte que la jeune fille en question aurait dû s’organiser pour se tenir loin de son agresseur. Ou à cet autre, toujours à Edmonton, qui a ordonné qu’une Autochtone itinérante qui avait été violée soit placée en détention provisoire pour être sûr qu’elle serait présente au procès. Elle a été transportée au tribunal dans le fourgon judiciaire, menottes aux poignets, juste à côté du violeur récidiviste qui sera finalement reconnu coupable de l’avoir enlevée, poignardée et agressée sexuellement et qui finira par être désigné délinquant dangereux. Je pourrais continuer encore longtemps, mais je crois que vous avez saisi le portrait général.
Si le projet de loi C-3 est un pas dans la bonne direction, ce n’est pas une panacée qui permettrait de régler le problème plus profond du manque de diversité dans les tribunaux canadiens. Nous devons maintenir nos efforts pour que la magistrature reflète plus fidèlement la société canadienne contemporaine, pour que les juges n’aient pas seulement une formation théorique, mais également le vécu nécessaire pour juger les cas dont ils sont saisis. Il faut plus de femmes, plus d’Autochtones, plus de personnes racialisées et plus de personnes LGBTQ au sein de la magistrature afin que le système judiciaire concorde mieux avec la réalité du Canada à l’heure actuelle.
Les tribunaux sont confrontés à un autre défi. À une certaine époque, les avocats dans un cabinet privé finissaient par travailler dans tous les domaines du droit. C’était particulièrement vrai dans les petites collectivités où les avocats ressemblaient davantage à des généralistes qui faisaient de tout, des affaires de divorce aux cas de conduite en état d’ébriété, en passant par les testaments et les successions. Depuis les dernières décennies, les avocats canadiens se spécialisent de plus en plus, ce sont des experts de la fiscalité, du travail, de l’environnement, de l’assurance ou de la défense. Ils consacrent des années à développer des compétences très pointues, d’abord à la faculté de droit, puis dans leur pratique. Or, lorsque les avocats sont nommés juges, ils doivent présider à toutes sortes d’affaires. Ils doivent être à la fois des généralistes et des spécialistes. Lorsqu’on a l’habitude de nommer des avocats qui ont peu d’expérience en droit criminel ou aucune expérience pour juger des affaires criminelles, ce choix peut entraîner des erreurs et des dénis de justice.
Le projet de loi C-3 ne réglera pas tous ces problèmes. Quelques formations obligatoires pour briser les mythes entourant les agressions sexuelles ne nous permettront pas de diversifier la magistrature ni de régler les problèmes qu’entraîne la nomination d’avocats surspécialisés à des postes de juges.
Cependant, ce qu’ont permis de faire le projet de loi C-3 et son prédécesseur, le projet de loi C-337, c’est de sensibiliser les Canadiens à cet important enjeu national concernant la façon de sélectionner et de former les personnes à qui on confie la responsabilité extraordinaire de porter un jugement sur les agissements de leurs compatriotes. Être juge n’est pas une mince tâche et cela n’a rien de facile. On accorde une immense confiance aux juges et, parfois, on les accable aussi d’un lourd fardeau.
L’objectif du projet de loi C-3 devrait être de rendre cette tâche un peu plus facile, de donner aux nouveaux juges les outils, la formation et le soutien dont ils ont besoin pour accomplir leur devoir, qui peut parfois être difficile et exigeant sur le plan moral. Le projet de loi parvient à un équilibre entre le respect de l’indépendance des juges et du Conseil canadien de la magistrature et la préparation des nouveaux juges aux tâches et aux dilemmes qui les attendent. Il s’agit d’un legs de Rona Ambrose et d’une reconnaissance pour toutes les victimes d’agression sexuelle qui ont dû se battre pour défendre leur dignité et faire entendre leur voix. Merci et hiy hiy.
L’honorable sénatrice accepterait-elle de répondre à une question?
J’accepte avec plaisir.
Je vous félicite pour votre discours. En tant que porte-parole du projet de loi, je le soutiens complètement; il aidera sans doute considérablement la magistrature à adopter une approche plus sensible à l’endroit des victimes d’agression sexuelle. On sait que le Conseil canadien de la magistrature offre de la formation aux juges depuis quatre ou cinq ans. Avez-vous des données sur cette formation qui est offerte à des juges depuis plusieurs années, et est-ce que cette formation porte ses fruits? Sait-on si les comportements des juges ou leur attitude changent? En ce qui a trait au juge auquel vous avez fait référence dans votre discours, qui a émis des commentaires tout à fait incompréhensibles et inacceptables sur une victime, est-ce que vous savez si ce juge a déjà suivi une formation de cette nature?
Merci de la question, monsieur le sénateur. Je m’excuse, mais je n’avais pas l’interprétation, donc c’est un peu difficile pour moi de comprendre exactement les subtilités de votre question. Je vais quand même essayer d’y répondre.
Il est absolument nécessaire que nous respections l’indépendance du Conseil canadien de la magistrature, car nous devons assurer l’indépendance de la magistrature et veiller à ce que le Sénat et le Parlement en général ne s’ingèrent pas trop dans l’indépendance et l’intégrité du conseil. Cependant, il est également très important que les Canadiens continuent à avoir confiance dans les tribunaux, qu’ils comprennent que les juges qui instruisent ces affaires ont la formation, l’expérience et les antécédents nécessaires pour les juger équitablement. De plus, il est aussi important que le Conseil canadien de la magistrature conserve le solide pouvoir de discipliner les juges, au besoin, afin que les Canadiens gardent confiance dans l’intégrité de leurs tribunaux et l’équité du processus judiciaire.
Je regrette que vous n’ayez pas eu l’interprétation. Je vais répéter ma question, et vous pourrez peut-être nous donner l’information plus tard. On sait que le Conseil canadien de la magistrature offre des cours de formation aux juges en matière d’agressions sexuelles depuis plusieurs années. Je voulais simplement savoir si vous avez des données par rapport à ces formations. Mon autre question est celle-ci : des gens ont affirmé à l’autre endroit qu’on devrait également offrir d’autres types de formation aux juges. On songe notamment à la ségrégation et aux comportements racistes. Il y a une chose qui me concerne en particulier, et c’est la violence familiale. On sait qu’au Canada, c’est un fléau, et on sait que les sentences rendues par les juges sont souvent minimales. Est-ce que vous croyez que cette formation qui est donnée aux juges en matière d’agressions sexuelles, qui représente une très bonne approche, devrait être étendue à d’autres types de situations qui sont problématiques au Canada, notamment la violence faite aux femmes, la violence domestique?
Permettez-moi de répondre à cette question, j’ai réussi à activer l’option d’interprétation et j’ai donc entendu toutes les subtilités cette fois-ci. Je n’ai malheureusement pas de renseignements précis sur l’efficacité de nos programmes de formation. Je sais que, en ce qui concerne les tribunaux provinciaux et les cours supérieures — ou la Cour du Banc de la Reine, comme on les appelle dans ma province, l’Alberta —, il est absolument nécessaire que les juges reçoivent une formation continue, que ce soit des ateliers donnés par d’autres juges. Dans le cadre de ma carrière précédente de journaliste, on m’a souvent invité à prendre la parole lors de séances de formation pour les juges à Edmonton.
Il est absolument essentiel de comprendre le droit en matière de violence familiale et, tout comme vous, je crains grandement que ces affaires ne soient pas toujours jugées en tenant compte de toutes les complexités qui contribuent à la décision d’un partenaire de peut-être rester dans une relation abusive.
Nous ne voulons pas nous retrouver dans une situation où le Parlement est tellement prescriptif que nous établissons une rubrique chaque année, c’est-à-dire une liste de toutes les choses que les juges doivent apprendre. Nous ne devrions pas microgérer les tribunaux à ce point.
J’espère que le projet de loi C-3 servira, peut-être, de poussée et d’inspiration pour les personnes qui vont former les juges, autant dans les cours provinciales qu’à la Cour suprême, afin d’offrir aux juges du soutien professionnel continu pour qu’ils puissent maintenir leurs connaissances à jour, pas seulement...
Sénatrice Simons, votre temps de parole est écoulé. Est-ce que vous demandez cinq minutes de plus? Le sénateur Dalphond aimerait aussi vous poser une question.
Si le sénateur Dalphond veut me poser une question, je serais ravie de demander cinq minutes additionnelles, si les sénateurs sont d’accord.
Est-ce d’accord, honorables sénateurs?
Je suis désolée, sénatrice; le consentement n’est pas accordé.