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La Loi sur le droit d'auteur

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Débat

25 mai 2021


Honorables sénateurs, je suis honorée de prendre la parole aujourd’hui en tant que porte-parole officielle pour le projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi sur le droit d’auteur (rémunération pour les œuvres journalistiques).

Je tiens d’abord à remercier sincèrement le parrain de ce projet de loi, le sénateur Claude Carignan, d’avoir présenté une mesure visant à régler un problème urgent qui a trait à la crise existentielle à laquelle le journalisme doit faire face au Canada, particulièrement dans le domaine de la presse écrite.

Ce débat tombe à point nommé; je dirais même qu’il s’impose depuis longtemps. Je tiens à féliciter mon collègue du Sénat d’avoir tenu à inscrire cette question au programme parlementaire pour nous inciter à bien réfléchir à de nouvelles solutions créatives pour répondre aux problèmes auxquels le secteur du journalisme canadien doit faire face ainsi qu’aux conséquences que l’effondrement du secteur du journalisme canadien tel que nous l’avons connu pourrait avoir pour la vitalité de la société canadienne et de la démocratie canadienne.

Je suis vivement préoccupée par cette question, non seulement en tant que sénatrice, mais aussi en tant que personne qui a consacré 30 ans de sa vie professionnelle au métier de journaliste et qui a travaillé pour des journaux, des magazines et des chaînes de radio publiques et privées. J’aimerais d’abord vous donner un aperçu de la situation.

Lors de mon embauche au Edmonton Journal, à l’automne 1995, le personnel comptait des centaines de rédacteurs, d’éditeurs et de photographes. À elle seule, l’équipe « de ville » était composée de 40 journalistes. À mon arrivée dans la salle de rédaction bondée de l’Edmonton Journal, j’ai dû partager un pupitre. Je m’en servais durant la journée et quelqu’un d’autre l’utilisait le soir. En plus, les journalistes devaient compétitionner non seulement pour l’espace de travail, mais aussi pour l’espace dans le journal. Chaque jour, les répartiteurs affectaient les journalistes à beaucoup plus de dossiers que ce que le journal pouvait contenir d’articles. Le soir venu, les éditeurs choisissaient les meilleures pour les publier.

Des employés étaient détachés à la mairie, à l’Assemblée législative et au palais de justice. Il y en avait même sur le campus de l’Université de l’Alberta. Si j’ai bonne mémoire, nous avions quatre journalistes et un chroniqueur à la tribune de la presse parlementaire, en plus d’une équipe de six ou de huit journalistes qui couvraient le scène criminelle.

Les cinq étages de l’édifice étaient remplis, pas seulement par des journalistes et des rédacteurs, mais aussi par des photographes, des artistes, des concepteurs, des vendeurs d’espaces publicitaires, des employés du marketing, des bibliothécaires et des équipes de diffusion.

Cependant, les personnes les plus importantes de toutes étaient peut-être celles dont l’existence allait de soi, à mes yeux. C’étaient les charmantes dames qui recevaient les demandes de publication de petites annonces au rez-de-chaussée. Vous vous en souvenez? C’était des petites annonces minuscules qui coûtaient très peu, mais qui étaient le ciment de la communauté. C’est ainsi que les gens annonçaient la vente d’un vieux piano ou d’un chaton. C’est là qu’on cherchait une nounou, une personne pour déneiger ou un employé pour le magasin du coin. C’est encore là que l’on annonçait les naissances, les fiançailles et les décès ou que l’on cherchait un compagnon ou une compagne pour nouer divers types de relations.

Les annonces étaient bon marché, les caractères étaient minuscules et la plupart d’entre nous, qui travaillions dans la salle de rédaction, n’avaient aucune idée de l’importance de ces pages de petites annonces. Pourtant, elles étaient la principale source de revenus du journal avec la publicité pour les entreprises locales. Bien sûr, nous vendions des abonnements. Nous vendions des journaux dans des distributeurs et dans des kiosques à journaux, mais les quotidiens canadiens tiraient la majeure partie de leurs gros revenus de la publicité, et non de la vente de leurs articles aux lecteurs.

Puis, un jour, les choses ont changé. Accrochez-vous : je vais vous noyer sous les statistiques de Médias d’info Canada.

En 2005, les quotidiens canadiens ont récolté un total de 875 millions de dollars en recettes publicitaires issues des petites annonces, c’est-à-dire que les petites annonces seules ont généré près de 900 millions de dollars de recettes.

En 2010, seulement cinq ans plus tard, les recettes totales de vente de petites annonces dans les quotidiens canadiens avaient chuté à seulement 462 millions de dollars, une diminution de près de 50 % en l’espace de cinq ans. En 2019, la vente de petites annonces ne comptait que pour 69 millions de dollars dans les recettes des quotidiens. Cela représente une perte de près de 800 millions de dollars en moins de 15 ans.

Que s’est-il passé entre 2005 et 2010? L’explosion d’Internet à titre de plateforme publicitaire. Soudainement, les gens n’achetaient plus nos petites annonces. Ils diffusaient leurs annonces sur des sites tels que Kijiji et craigslist, puis Facebook, Google, YouTube, Instagram et des dizaines d’autres sites de moindre importance.

Après s’être emparés du marché des petites annonces, nos concurrents en ligne se sont mis à s’approprier notre part du marché de la publicité des entreprises locales, comme les restaurants, les concessionnaires automobiles, les cinémas, les grands magasins et les conseils scolaires. En 2005, ces publicités locales rapportaient des recettes de 1,2 milliard de dollars aux quotidiens canadiens. En 2010, ces recettes avaient fondu et n’étaient plus que de 631 millions de dollars, une autre baisse de quasiment 50 %. En 2019, les publicités locales n’ont rapporté que 247 millions de dollars aux quotidiens, soit environ un milliard de dollars de moins qu’en 2005.

Parallèlement, l’industrie du magazine est aux prises avec sa propre crise. En 2005, les recettes de vente d’espaces publicitaires dans les magazines au Canada s’élevaient à 665 millions de dollars. En 2019, les magazines n’ont vendu que pour 116 millions de dollars d’espaces publicitaires, une diminution de 82 %.

Les gens de mon industrie avaient l’habitude de dire à la blague que nous avions le pouvoir de créer de l’argent, et c’était à peine exagéré. Après tout, les entreprises et les particuliers voulaient faire de la publicité au niveau local et il n’y avait pratiquement pas de concurrents. Bien sûr, il y avait de la concurrence entre l’Edmonton Journal et l’Edmonton Sun et les journaux devaient se démarquer face aux stations locales de radio et de télévision, mais tous ces juteux contrats de publicité demeuraient dans la communauté médiatique locale. Les entreprises médiatiques locales jouissaient d’un monopole géographique naturel, surtout dans les régions où il n’y a qu’un seul journal comme celles de Victoria, de Regina ou de Fredericton. Honnêtement, personne ne s’était imaginé que les choses changeraient, jusqu’à ce que le ciel nous tombe sur la tête.

Les plateformes numériques n’ont pas seulement offert aux gens un moyen plus économique, plus facile et plus convivial d’acheter de la publicité. Elles leur ont offert la possibilité de faire du microciblage hyper précis. Google sait sur quels produits portent vos recherches et sait que vous avez envoyé un message à un ami dans Gmail pour lui parler de votre intention d’acheter une nouvelle voiture ou de tomber enceinte, et l’entreprise peut garantir aux annonceurs que leurs publicités seront dirigées vers les bonnes personnes; c’est la même chose pour Facebook. L’intelligence artificielle de ces entreprises peut parcourir l’ensemble des données contenues dans toutes vos publications et vous envoyer des publicités correspondant à vos intérêts et aux conversations que vous avez eues. L’éditeur d’un quotidien, lui, n’est pas en mesure de dire aux annonceurs si les gens ont lu ou compris leur annonce. Google et Facebook peuvent sans effort comptabiliser le nombre de clics et de vues et dire aux annonceurs si leur publicité a atteint son public cible.

Même lorsque les journaux ont essayé de façon tardive et parfois maladroite d’entrer dans le jeu avec leurs propres publicités numériques en ligne, ils ne pouvaient tout simplement pas offrir les mêmes données et analyses démographiques détaillées que Google, Facebook et leurs successeurs. C’est pourquoi mon fil Instagram est engorgé de publicités pour des jouets pour chiens, des collants et des soutiens-gorges et c’est peut-être aussi pourquoi YouTube a soudainement et instantanément commencé à me montrer des publicités pour des draps après que je me suis plainte lors d’un appel téléphonique que je détestais changer la housse de couette.

Nos Alexa, nos Siri, nos Google Home, nos téléphones intelligents et nos navigateurs fournissent des tonnes de données en temps réel qui permettent aux entreprises de publicité en ligne d’acheminer leurs publicités aux bons consommateurs. Aucun journal ou site de nouvelles ne peut rivaliser avec ce degré de spécificité sociologique et démographique.

Quel est le résultat? En 2006, les journaux canadiens, tant les quotidiens urbains que les hebdomadaires communautaires, ont signalé des recettes publicitaires totales d’environ 3,9 milliards de dollars. En 2019, les journaux canadiens ont généré seulement 1,4 milliard de dollars en recettes publicitaires. Cela représente une perte de 2,5 milliards de dollars.

Pendant ce temps, les journaux font tout ce qu’ils peuvent pour essayer désespérément de compenser cette perte de recettes, allant de la vente de leurs bâtiments à l’impression d’articles publicitaires commandités qui déguisent une publicité afin qu’elle ressemble à un article. Le Toronto Star a même essayé de lancer son propre casino en ligne.

J’espère que vous me pardonnerez. J’ai lancé beaucoup de chiffres pour résumer le fait que le modèle de revenus sur lequel l’industrie canadienne de la presse écrite était fondée s’est effondré. Les milliards de dollars ont été perdus au profit des plateformes numériques, et ils ne seront jamais récupérés. Je crois qu’il est nécessaire d’insister sur ce point pour que vous puissiez comprendre l’ampleur réelle et décourageante du problème économique que le projet de loi S-225 cherche à résoudre.

Tout comme le papyrus qui a remplacé la tablette d’argile, et l’imprimerie inventée par Gutenberg qui a remplacé des milliers de moines dans les scriptoriums, la révolution numérique a provoqué un changement cataclysmique dans les modèles économiques qui ont longtemps fait des journaux, des magazines et des stations de radio et de télévision locales des entreprises très rentables, et elle les a poussés au bord de la faillite.

Ce n’est pas que les gens ont cessé de consommer l’information, loin de là. Une récente enquête sur les médias d’information canadiens a révélé que 86 % des Canadiens lisent régulièrement les articles de journaux. Ils les lisent en version imprimée, sur des plateformes telles que Twitter, Reddit et Facebook ou au moyen de services qui regroupent les nouvelles, tels que Google et Apple.

Il y a toutefois un hic : les gens n’ont plus besoin de lire leur journal local ni de regarder leur bulletin de nouvelles télévisé. Il suffit d’ouvrir son téléphone pour avoir instantanément accès au Washington Post, au New York Times, à la BBC, au Guardian ou au Monde diplomatique. Dans ce contexte, les journaux locaux peuvent soudainement avoir accès à des lecteurs de l’ensemble du pays et de la planète, certes, mais ils sont aussi en concurrence avec les meilleurs journaux de la planète pour tenter d’obtenir l’attention des lecteurs.

Voici un fait que vous devez absolument comprendre : les plateformes comme Facebook, Twitter, Reddit, YouTube, Apple, Microsoft, Bing, Google et Yahoo ne nous ont pas volé nos articles. Nous leur avons donné nos articles. Nous les avons suppliés de prendre nos textes. Nous avons ajouté des boutons et des liens dans nos sites Web pour faciliter le partage de notre contenu en ligne. Nous avons bâti des pages Facebook aux couleurs de nos journaux. Nous avons lancé nos propres chaînes YouTube. Ceux d’entre nous qui travaillaient dans une salle de nouvelles ont assisté à une multitude de séminaires pour apprendre comment créer des titres, des chapeaux et des gazouillis « optimisés pour les moteurs de recherche », afin que nos messages aient un effet viral et que les sites Web aient plus de chances de les sélectionner et de les diffuser.

Nous suivions chaque clic en priant pour que Google News ou Apple News nous placent dans la tendance. Nous — je remarque que je dis encore « nous » — pensions que le fait qu’on partage notre travail sur les médias sociaux pourrait nous sauver, que les clics dans les médias sociaux dirigeraient des visiteurs vers nos sites Web pour nous permettre de vendre plus d’annonces et plus d’abonnements. Nous nous sommes engagés volontairement et avec empressement dans une relation que nous croyions symbiotique et mutuellement profitable, en fournissant gratuitement notre contenu, en essayant d’élargir le lectorat et en essayant de compétitionner pour le nombre de pages visualisées, sans nous rendre compte que cette relation n’était pas symbiotique, mais parasitaire et dépendante. Nous nous sommes habitués à ces clics sur les médias sociaux et nous ne pouvions plus nous en passer.

Au moment où les entreprises de presse ont commencé à se rendre compte qu’il n’était peut-être pas viable de fournir gratuitement leur contenu, il était déjà trop tard. De nombreux journaux ont tenté d’instaurer des péages informatiques pour cacher leur contenu à tous, sauf à leurs abonnés, mais les lecteurs habitués aux astuces numériques, ainsi qu’à obtenir gratuitement les nouvelles, ont trouvé des moyens ingénieux de les contourner. Même les journaux qui ont réussi à cacher leur contenu ont perdu des lecteurs, des clics et des annonceurs.

Du même coup, l’appétit des lecteurs pour le journalisme solide et fiable — celui qui traite de nos communautés et de notre politique — s’avère plus grand que jamais. Le problème, c’est que nous n’avons pas ce qu’il faut pour embaucher les journalistes qui font ce travail ni pour les payer.

Ce n’est pas arrivé du jour au lendemain. Cela s’est plutôt produit graduellement au cours de trois décennies. Selon une étude réalisée en 2004 par l’école de journalisme de l’Université Ryerson, le personnel employé par les petits et moyens journaux de l’ensemble du pays a diminué de 30 % entre 1994 et 2004, soit avant même que les revenus publicitaires commencent à chuter.

En 2013, la Guilde canadienne des médias a révélé que 10 000 travailleurs des médias canadiens avaient perdu leur emploi dans les cinq années précédentes, y compris 6 000 personnes qui travaillaient pour des journaux et des magazines.

Chaque année a donc amené son lot de compressions et de fermetures, au point où on pouvait se demander où il restait encore des journalistes. Évidemment, avec les pertes d’emplois dans l’industrie, il est devenu plus difficile que jamais de diversifier des salles de nouvelles homogènes pour refléter pleinement la diversité multiculturelle de ce pays.

Depuis des années, les salles de nouvelles du pays tentent quand même de faire bonne figure. Elles commencent à ressembler aux maisons du Far West avec de fausses devantures; il n’y a plus grand-chose derrière la façade.

Voici quelques chiffres. J’aimerais tenter de vous présenter la situation sous un autre angle. En 2012, Postmedia, l’une des plus grandes compagnies de journaux du pays, avait des revenus totaux de 832 millions de dollars, dont 515 millions de dollars provenant de la vente de publicités imprimées. Au chapitre des dépenses, en 2012, la rémunération du personnel lui a coûté environ 350 millions de dollars.

En comparaison, Postmedia a enregistré en 2020 des revenus totaux de 508 millions de dollars, dont seulement 190 millions de dollars provenaient de la publicité imprimée. Il s’agit d’une baisse de 40 %. Les coûts de rémunération des employés, en revanche, ont chuté à 151 millions de dollars, une baisse de 57 %.

Je vous ai décrit l’activité qui régnait dans l’immeuble de l’Edmonton Journal à mes débuts, il y a 25 ans. Lorsque j’ai quitté le journal pour me joindre à vous en 2012, la plupart des étages de l’immeuble étaient complètement vides. C’était une ville fantôme de cinq étages. Au cinquième étage, une dizaine de vaillants et dévoués membres du personnel éditorial étaient regroupés dans un coin de la salle de nouvelles jadis pleine d’animation, de jeunes journalistes travaillant d’arrache-pied pour remplir les pages de l’Edmonton Sun et de l’Edmonton Journal, en plus d’alimenter en direct deux sites Web distincts 24 heures sur 24, sept jours sur sept.

J’avais l’habitude de dire en blaguant que nous étions une salle de nouvelles homéopathique, car, bien que nous ayons été dissous et dilués, nous n’en étions devenus que plus forts et plus puissants. En vérité, les jeunes gens qui arrivent à se trouver un boulot en journalisme de nos jours ont tellement de talent, de détermination et de passion qu’ils sont quand même capables de produire du travail extraordinaire et important, du travail dont leur collectivité a besoin, en dépit de tous les obstacles et en dépit de toutes les peurs. Dans un milieu darwinien où règne la loi du plus fort, les jeunes journalistes canadiens qui réussissent aujourd’hui sont aussi bons, ou même meilleurs, que n’importe quel journaliste que j’ai connu.

Si les journalistes de la presse écrite et de radiotélévision partout au Canada ont été en première ligne pendant la pandémie, mettant souvent en danger leur santé physique et mentale pour nous raconter ce qui se passe, la COVID-19 a eu un effet dévastateur sur l’industrie journalistique.

Selon J-Source, un site canadien de recherche sur les médias, 67 organes médiatiques au pays ont fermé leurs portes pendant la première année de la COVID-19, certains pour une période temporaire, et d’autres, pour de bon. On compte notamment la fermeture de 29 journaux, de 5 stations de radio et de 2 stations de télévision. Au total, toujours selon J-Source, ce sont 3 000 journalistes qui ont perdu leur emploi au Canada seulement au cours de la dernière année.

Évidemment, beaucoup de gens dans de nombreuses industries ont perdu leur emploi au cours de la dernière année, et je ne dis pas qu’il faut être davantage navrés dans le cas des journalistes. Ce que je veux, c’est que vous songiez à ce que signifie pour les collectivités, pour la démocratie et pour le contrat social au Canada que des journaux, des magazines et des stations de radio qui sont des sources fiables d’information disparaissent, et à ce que signifie la perte de voix diversifiées pour raconter les histoires qui se déroulent au pays.

Je veux que vous pensiez en particulier aux conséquences pour les villes de petite et de moyenne tailles. Il sera toujours possible de demeurer informé des plus récentes nouvelles et des rumeurs politiques concernant Washington, New York, Toronto ou Ottawa. Par contre, qui pourra faire savoir aux gens des petites villes ce qui se passe au conseil scolaire ou au conseil municipal? Qui parlera des décisions relatives au zonage ou à la fermeture d’une école, de l’attribution des contrats de construction d’autoroutes ou du nombre de cas de protection de l’enfance? Ce n’est certainement pas Google ni Instagram.

Voilà pourquoi je suis si heureuse et si reconnaissante que le sénateur Carignan ait lancé cette discussion essentielle et qu’il nous ait tous incités à y porter attention. C’est également pourquoi, hélas, je suis sincèrement désolée de dire que le projet de loi S-225 n’est pas la solution à ces profonds problèmes structurels, culturels et économiques.

Malheureusement, cela ne fonctionnera pas.

Le projet de loi S-225 est un bel outil élégant, comme un scalpel de chirurgien. Malheureusement, vu la montagne de difficultés que doivent surmonter les médias canadiens, il nous faudrait peut-être quelque chose qui s’apparenterait davantage à un marteau-piqueur pour exciser le problème.

Le projet de loi part de l’hypothèse principale voulant que la raison pour laquelle les médias écrits ont perdu leurs revenus soit que les médias sociaux volent — copient — leurs histoires, puis les monnaient pour vendre des espaces publicitaires.

Or, il s’agit d’une mauvaise compréhension fondamentale de la façon dont fonctionne le marché publicitaire numérique. Oui, Facebook absorbe des articles de journaux canadiens dans son « contenu », mais ce n’est pas ainsi que la plateforme fait des centaines de millions de dollars en publicité au Canada ni la raison pour laquelle elle le fait. L’algorithme de Facebook aime le contenu qui génère une réaction, et un article sur le conseil municipal de Sault Ste. Marie ou le conseil scolaire de Kamloops-Thompson ou un débat du Sénat sur le Budget supplémentaire des dépenses n’est pas suffisamment accrocheur ou percutant pour faire le travail. Des liens vers des articles d’actualité canadiens sont bien sûr partagés sur Facebook et il arrive qu’une grande nouvelle de dernière heure ou un scandale juteux fasse l’objet d’un grand nombre de clics. Cependant, selon Facebook, les nouvelles — qui sont définies au sens large — ne représentent qu’environ 5 % du contenu de la plateforme. Elles ne sont pas privilégiées par l’algorithme, qui préfère vous montrer la jolie vidéo des chats de votre tante plutôt que de vous proposer un lien vers un article sur les retards de construction du train léger d’Ottawa.

Le Nieman Lab, un groupe de réflexion américain sur le journalisme, a mené sa propre enquête en 2017 sur ce que voient les utilisateurs de Facebook lorsqu’ils regardent leurs soi-disant fils de nouvelles et a constaté que 50 % des utilisateurs ne voyaient aucune nouvelle dans leurs 10 premiers articles, même si on utilise la définition la plus vaste des nouvelles et si on inclut des choses comme les potins de célébrités et les résultats sportifs. Depuis, Facebook a pris des mesures pour modifier son algorithme afin que les utilisateurs voient moins, et non plus, d’informations et de commentaires politiques.

Pour leur part, Google Actualités et Apple News ne publient pas du tout d’annonces sur leurs sites de nouvelles. Ils ne publient certainement pas d’annonces pour des entreprises ou des magasins locaux. Ces sites, à l’instar de TikTok, d’Instagram, de Kijiji, de LinkedIn, de Pinterest et tant d’autres, ne font tout simplement pas leur argent en volant et en monnayant des nouvelles. Ils font leur argent en volant des annonceurs, ou, pour être plus juste, en supplantant les médias traditionnels. Quand les plateformes de médias sociaux publient des histoires, elles le font la plupart du temps à l’aide d’hyperliens, des adresses URL spécialisées qui amènent les utilisateurs directement sur le site Web des journaux ou des stations de télévision ou de radio.

Il est essentiel de comprendre que le projet de loi S-225 exempte expressément de son cadre de rémunération les sites Web qui publient des hyperliens. C’est compréhensible. Il existe déjà de nombreux cas dans la jurisprudence canadienne qui indiquent que la publication d’un lien ne constitue pas une nouvelle publication. En effet, la position de longue date au Canada est qu’un hyperlien n’est qu’une forme technologiquement avancée de citation, comme une note de bas de page. Les hyperliens dirigent les lecteurs vers une œuvre, mais ils ne constituent pas en soi une nouvelle publication de cette œuvre et ne violent donc pas le droit d’auteur.

Le projet de loi S-225 s’appliquerait plutôt uniquement dans les cas où une plateforme numérique rediffuse intégralement une œuvre journalistique ou, pour citer le projet de loi, « une partie importante » d’une telle œuvre. Si vous me permettez une parenthèse, cette formulation est, en soi, ouverte à tout un éventail d’interprétations judiciaires. Le terme « importante », qui n’est pas défini dans ce projet de loi, n’est pas objectif, mais plutôt subjectif. Selon le droit d’auteur canadien, reproduire une partie non importante d’une œuvre ne constitue pas une atteinte au droit d’auteur. Même lorsqu’une partie importante est reproduite, souvent, les dispositions de la Loi sur le droit d’auteur portant sur l’utilisation équitable s’appliquent.

Quoi qu’il en soit, honorables sénateurs, la plupart des gens font rarement un copier-coller d’un article complet, voire d’une partie importante d’un article, dans un site comme Facebook ou Twitter. Ce n’est tout simplement pas ainsi que les gens transmettent ou consomment le contenu en ligne. Les gens publient et transmettent des liens. Il est tout simplement trop embarrassant de copier et coller, surtout lorsque l’on peut rapidement transmettre un lien qui amène les gens directement à la source.

Le concept de Facebook a une réelle aversion pour la publication de larges tranches de texte. En effet, il est assorti d’une limite de caractères qui rend impossible la publication d’un message de plus de 3 000 mots environ. Ainsi, on peut copier et coller un éditorial de 750 mots, mais pas un grand reportage.

Sur Twitter, la plateforme qui se prête le mieux aux nouvelles parce qu’elle a été conçue pour partager des nouvelles, les restrictions sont encore plus serrées. La longueur maximale d’un gazouillis est de 280 caractères. Twitter est évidemment conçu pour le partage d’hyperliens et non d’articles complets. Pour leur part, Apple News et Google Actualités ne partagent qu’une brève manchette. Un lien renvoie directement au site Web de l’organe de presse qui a produit l’article. S’ils utilisent un très court texte d’introduction, celui-ci sera probablement considéré comme une exception d’utilisation équitable permise par la loi canadienne sur le droit d’auteur.

Ce n’est que très rarement qu’une situation ouvrirait la voie à une rémunération conformément au projet de loi S-225. Il faudrait, pour cela, qu’un utilisateur partage une œuvre sur une plateforme numérique sans fournir d’hyperlien. Cette situation est tellement rare que presque personne ne recevrait de redevances substantielles. Ces sommes seraient loin de remplacer les 2,5 milliards de dollars de revenus publicitaires que les journaux perdent chaque année.

Regardons maintenant la façon de procéder que propose le projet de loi S-225. À la lumière de cette mesure, on en vient à se demander si les journalistes et les organes de presse du Canada détiennent les droits d’auteur relatifs à leur travail. Bien que le journalisme et les œuvres des journalistes ne soient pas nommés spécifiquement au début de la Loi sur le droit d’auteur, dans la jurisprudence canadienne, le journalisme est considéré depuis longtemps comme une œuvre littéraire ou artistique, des domaines protégés par le droit d’auteur.

Le projet de loi S-225 vise à permettre à des organisations journalistiques de demander une rémunération sous forme de redevances lorsque leurs œuvres sont republiées sur une plateforme numérique. Il établirait le droit de demander des redevances jusqu’à la fin de la deuxième année suivant l’année civile de la première publication de l’œuvre journalistique. La proposition s’inspire fortement de celle adoptée par l’Union européenne en 2019.

Transposer le modèle de l’Union européenne au Canada n’est pas entièrement possible. Je ne suis ni spécialiste du droit d’auteur ni avocate, mais j’ai passé les derniers jours à parler avec de nombreux spécialistes des deux domaines. Selon eux, le projet de loi S-225 est préoccupant dans la mesure où il pourrait miner des protections de longue date en matière de droit d’auteur que le cadre législatif canadien confère déjà aux journalistes et aux éditeurs canadiens. Ils sont aussi préoccupés par le fait que l’essentiel du projet de loi S-225 s’inspire fortement du concept de l’Union européenne qu’on appelle le droit voisin et qui correspond à un système qui n’est pas entièrement analogue au régime canadien en matière de droit d’auteur. Par ailleurs, la disposition du projet de loi S-225 concernant le droit de demander des redevances pendant deux ans est tirée directement du cadre législatif adopté par l’Union européenne en 2019.

Au Canada, la loi sur les droits d’auteur, et non pas seulement les droits voisins, s’applique en général pleinement au journalisme et aux organisations journalistiques, tant de la presse écrite que des médias électroniques. Par exemple, les droits d’auteur d’un pigiste qui conserve ses droits sur un article paru dans une revue persistent 50 ans — bientôt 70 ans — après sa mort, de sorte que ses descendants peuvent en bénéficier. Selon la loi canadienne sur le droit d’auteur, le premier propriétaire du droit d’auteur est le créateur de l’œuvre. Il en va autrement toutefois si on est un employé expressément embauché pour produire du matériel protégé par le droit d’auteur, comme des reportages. L’employeur est alors propriétaire du droit d’auteur. Ainsi, si on est rédacteur, c’est-à-dire un employé d’un journal comme je l’ai été si longtemps, le droit d’auteur appartient fort probablement au journal et demeure pendant 50 ans, bientôt 70 ans, après la publication. Si quiconque viole ses droits d’auteur en reproduisant, en copiant ou en dénaturant son travail, le titulaire du droit d’auteur peut intenter des poursuites au civil.

Plusieurs experts du droit d’auteur avec qui je me suis entretenue s’inquiètent de la possibilité que, par inadvertance, le projet de loi S-225 enlève au journalisme canadien une partie de la protection des droits d’auteur dont il jouit actuellement. Après tout, pourquoi prendrait-on le risque d’échanger des droits d’auteur qui durent 50 ou 70 ans contre une rémunération ou des redevances versées pendant seulement deux ans après la publication, d’autant plus que les bonnes enquêtes journalistiques, les articles de fond intrigants ou les chroniques amusantes sont souvent communiqués dans les médias sociaux pendant de nombreuses années après leur publication?

Plusieurs des experts que j’ai consultés ont soulevé d’autres préoccupations à propos de l’article 26.3 (4) du projet de loi, qui traite des pigistes. Les pigistes sont des rédacteurs qui ne sont pas des employés. Cet article se lit comme suit :

Pour l’application du paragraphe (1), si le journaliste titulaire du droit d’auteur sur une œuvre a octroyé une licence à une organisation journalistique canadienne pour la reproduction ou la publication de l’œuvre, cette organisation est réputée être le titulaire du droit d’auteur.

Ce n’est pas de cette façon que les dispositions législatives sur le droit d’auteur en journalisme s’applique aux pigistes au Canada. Un pigiste a la possibilité d’attribuer tous ses droits à perpétuité au magazine, au journal ou au diffuseur qui lui commande un article ou un documentaire. Cependant, de nombreux contrats de pigiste accordent à un magazine les droits de prépublication, supposons, et permettent au pigiste de conserver les droits d’auteur immuables. Par exemple, il y a quelques années, j’ai rédigé un article de fond pour le magazine Eighteen Bridges. Un an plus tard, le ministère de l’Éducation de l’Alberta a communiqué avec moi pour me demander d’utiliser mon essai dans le cadre d’un test de compréhension de lecture pour l’examen du diplôme d’anglais 30. Étant donné que je détenais toujours les droits d’auteur de mon article, j’ai pu négocier une compensation financière pour cette réutilisation. Cependant, tel qu’il est rédigé à l’heure actuelle, il semble que le projet de loi S-225 priverait les pigistes d’une partie de leurs droits actuels au bénéfice des éditeurs. Il ne peut pas s’agir de la façon la plus logique ou la plus appropriée de soutenir les auteurs des textes et les pigistes, qui sont les plus vulnérables d’un point de vue économique, parce que, justement, ce ne sont pas des employés.

Je poursuis. Le projet de loi S-225 laisse entendre que les organisations journalistiques canadiennes devraient percevoir des redevances pour la réutilisation en formant une société de gestion du droit d’auteur — disons l’équivalent de l’Association des dramaturges professionnels du Canada, ou de l’organisme Access Copyright, qui représente les auteurs, ou de la Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, ou la SOCAN, qui représente 150 000 compositeurs, producteurs et éditeurs de musique, artistes en arts visuels et artisans du Canada.

Je crois que la comparaison avec la SOCAN est peut-être instructive. La SOCAN autorise la vente de musique aux producteurs de jeux vidéos, aux boîtes de nuit, aux centres de conditionnement physique et aux compagnies de théâtre, et elle relève chaque chanson qui passe dans une station de radio canadienne ou un service numérique de diffusion en continu, tel que Spotify, YouTube, Deezer et Apple Music. La SOCAN effectue ce travail avec zèle. Elle a fait l’acquisition d’un logiciel sophistiqué pour comptabiliser quel service de diffusion en continu diffuse quelles chansons canadiennes. Elle ne compte pas chaque moineau qui tombe, mais chaque chanson qui passe — une chose certes difficile, mais beaucoup plus facile que de comptabiliser chaque fois que le cousin ou l’oncle de quelqu’un copie-colle un article d’actualité dans un message publié sur Facebook.

La SOCAN a battu ses records pendant l’exercice 2019. La société de gestion des droits d’auteur a perçu 405 millions de dollars en redevances pendant cet exercice, un sommet historique. On peut dire que 405 millions de dollars, c’est beaucoup d’argent et ce montant n’a rien d’étonnant si on pense à toute la musique que les Canadiens écoutent. Or, les membres de la SOCAN qui ont reçu ces redevances ont touché en moyenne 67 $ pour l’écoute numérique au pays, une augmentation par rapport à 54 $ en 2018. Bien sûr, c’est la moyenne. Les grandes vedettes dont les chansons sont les plus écoutées ont reçu bien plus, puisque la SOCAN redistribue les sommes qu’elle perçoit en fonction du nombre d’écoutes. Par contre, une moyenne de 67 $, c’est très peu et cela devrait nous servir d’avertissement concernant la façon dont pourrait fonctionner une société de gestion des droits d’auteur si une telle société était créée.

Les articles les plus diffusés par des applications comme Actualités dans Google et Apple News proviennent des principaux sites de nouvelles canadiens : le Globe and Mail, le Toronto Star, le Toronto Sun, CBC/Radio-Canada, CTV, Global. Il faut creuser longtemps avant de trouver un article provenant du Saskatoon StarPhoenix ou du Telegram de St. John’s ou encore de L’Avantage Rimouski ou du Penticton Western News.

Son Honneur le Président [ - ]

Sénatrice Simons, je regrette de vous interrompre, mais vous pourrez poursuivre votre allocution pendant le temps qu’il vous reste à 19 heures.

Honorables sénateurs, comme il est 18 heures, conformément à l’article 3-3(1) du Règlement et aux ordres adoptés le 27 octobre 2020 et le 17 décembre 2020, je suis obligé de quitter le fauteuil jusqu’à 19 heures, à moins que le Sénat ne consente à ce que la séance se poursuive. Si vous voulez suspendre la séance, veuillez dire « suspendre ».

Son Honneur le Président [ - ]

J’ai entendu un « suspendre ». La séance est suspendue jusqu’à 19 heures.

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