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La Loi sur le droit d'auteur

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture

25 mai 2021


Son Honneur la Présidente intérimaire [ - ]

Sénatrice Simons, vous disposez encore de 15 minutes pour votre discours.

Honorables sénateurs, je commencerai encore une fois par dire qu’un modèle qui fonctionne bien en Europe pourrait ne pas bien fonctionner au Canada.

Il y a quelques mois, la France et Google ont trouvé, après des années de batailles juridiques, une formule en vertu de laquelle Google rémunérera les éditeurs français pour la diffusion de leurs contenus d’actualité. En janvier 2021, Google a annoncé avoir signé un accord avec l’Alliance de la presse d’information générale, qui représente les intérêts de 300 titres de presse d’information politique et générale en France.

Selon les modalités de l’accord, les redevances ne seraient versées qu’aux médias d’information ayant obtenu la qualification IPG, une qualification du Service de presse en ligne d’information politique et générale. Il s’agit d’un statut que les sites d’information français peuvent obtenir s’ils répondent à certains critères et certaines normes de qualité, comme la présence d’au moins un journaliste professionnel au sein de l’équipe et l’objectif principal de créer, de façon permanente et continue, des informations politiques et générales d’intérêt pour un public large et varié. La France a toutefois une tradition culturelle très différente de celle du Canada en ce qui concerne les médias.

En général, au Canada, les journalistes s’opposent avec véhémence à toute forme de réglementation professionnelle ou de contrôle de la qualité pour des raisons historiques profondes.

Si je vous demande qui est médecin, ingénieur ou enseignant, vous pourriez me le dire. On ne peut pas dire qu’on est avocat ou plombier si on n’a pas suivi un ensemble donné de cours, passé un ensemble donné d’examens et fait un apprentissage. On ne peut pas dire qu’on est pharmacien ou infirmier avant d’avoir obtenu une licence d’un collège professionnel. Or, le journalisme est différent. Il n’est pas nécessaire d’aller à l’école de journalisme pour être journaliste. Il n’est pas nécessaire d’obtenir un diplôme quelconque. Aucune qualification ni aucun examen n’est nécessaire, et il n’y a aucun gardien. Il s’agit d’un élément fondamental de la culture de la presse libre, et personne ne peut empêcher quiconque de dire qu’il est journaliste.

Au Canada, il n’est pas facile de définir ce qu’est un journaliste professionnel ainsi qu’un travail ou un organisme journalistique. Internet a dévoré l’assiette publicitaire des médias conventionnels, mais il a aussi donné une voix et une plateforme à des dizaines, voire des milliers de sites Web, de balados, de blogues et de bulletins d’information numériques qui se définissent comme des organismes journalistiques. Finie l’époque où un nombre fixe de journaux composaient l’écosystème journalistique.

Il est difficile de voir comment nous pourrions conclure la même entente que Google a conclue avec l’Alliance de la presse d’information générale.

La culture ou l’environnement médiatique au pays ne compte pas 300 organes d’information « officiels » et reconnus comme faisant autorité. Tout effort visant à mettre en place une association ou un groupe de médias « professionnels » et accrédités déjà établis pour recevoir un soutien, comme on essaie de le faire en France, aurait peu de chances de fonctionner ici, notamment parce que cela pourrait être perçu comme injuste pour les nouveaux médias.

Nous arrivons ici à la question fondamentale et la plus délicate de toutes, celle que je déteste poser, mais que je dois poser. Jusqu’où devrions-nous aller pour essayer de protéger ou de renflouer les entreprises médiatiques déjà établies?

À quel moment devient-il injuste et anticoncurrentiel de soutenir des grandes entreprises comme Postmedia, Torstar, Bell Media et Corus, et de rendre plus difficile l’implantation de nouvelles entreprises et de plateformes de nouvelles novatrices? Y a-t-il un moment où nous devons reconnaître que l’ère des grandes entreprises de presse est tout simplement révolue? À partir du moment où nous reconnaissons que, même si nous exigeons des compensations annuelles de la part de Google, Apple, Facebook et autres, nous ne faisons qu’aider des entreprises en difficulté, maintenues à flot, qui ne peuvent pas être compétitives à l’ère du numérique?

Je n’ai pas de réponse toute prête. J’ai été journaliste pendant 30 ans, dont 23 pour un quotidien. Le travail de pigiste que j’ai fait pour des magazines a été diffusé dans toutes sortes de publications canadiennes : Saturday Night, Western Living, Brick, Today’s Parent, Legacy et Eighteen Bridges. Je rédige toujours une chronique pour Alberta Views — quoique bénévolement —, qui vient d’être mise en nomination aux Prix du magazine canadien.

J’ai le journalisme canadien dans la peau. Je crois fermement qu’il faut des journalistes canadiens pour raconter des histoires canadiennes, de même que des correspondants étrangers canadiens pour raconter le monde avec une perspective canadienne. Je crois que la démocratie et la société se portent mieux quand nous partageons des connaissances sur ce qui se passe dans nos communautés, et que nous partageons une compréhension factuelle des défis que doivent affronter les villages, les villes, les provinces et la nation.

Je m’inquiète pour la souveraineté politique et pour la liberté d’expression depuis que nous avons confié nos nouvelles à des plateformes commerciales américaines géantes comme Twitter, Facebook, Google et Apple. Leurs algorithmes décident de ce que nous voyons ou ne voyons pas, tout en reformulant la vision que nous nous faisons de notre propre pays par la lunette d’entreprises américaines.

Le journalisme canadien a sa place. Les journalistes canadiens ont leur place.

Je doute que l’offre de subventions substantielles aux grandes sociétés médiatiques constitue le meilleur moyen de revitaliser et de réinventer le reportage et la rédaction au Canada. Au lieu d’essayer de sauver un modèle d’affaires moribond, peut-être devrions-nous chercher des moyens d’encourager et de soutenir de nouvelles expérimentations audacieuses, l’innovation dans la prestation du journalisme et les jeunes entreprises conçues pour l’univers numérique.

Cependant, honorables amis et collègues, les journaux nous manqueraient. Les journaux ont vraiment fonctionné. Pendant des décennies, des générations, ils ont servi de forums où se réunissait toute la collectivité. Ils ont été une agora, un marché d’idées où les citoyens se rencontraient pour débattre de politiques publiques et s’échanger des informations. Les journaux nous donnaient des connaissances communes sur nos lieux de vie.

Maintenant que tant de journaux locaux ont été cannibalisés et démantelés pour être vendus à la pièce, je doute qu’il soit possible de recréer ce modèle, même si nous arrivions d’une manière quelconque à convaincre les plateformes des médias sociaux à partager leurs richesses gigantesques et à diluer leur énorme avantage concurrentiel.

Je suis tellement reconnaissante à l’honorable sénateur Carignan d’avoir proposé la tenue du présent débat au Sénat et d’attirer ainsi l’attention sur le fossé qui se creuse dans la culture canadienne et sur la menace que celui-ci représente pour le bien-être de la société et de la démocratie canadiennes. Je suis doublement reconnaissante d’avoir été choisie porte-parole de l’opposition au sujet du projet de loi et qu’on m’ait offert cette tribune et tout ce temps pour faire passer mon message.

Je dois vous dire que le talent journalistique qui permet de rédiger quelque chose dans le respect des échéances a été utile aujourd’hui. J’ai ce que je pourrais appeler une nouvelle de dernière heure. Pendant notre pause repas, la sénatrice Miville-Dechêne, qui est, comme moi, ancienne journaliste, m’a envoyé une nouvelle fraîchement publiée en format numérique par la Presse canadienne. Elle dit que la nouvelle date de ce matin et que nous l’avons simplement manquée, mais faisons semblant qu’elle est toute fraîche puisque c’est ce que j’ai écrit. On y annonce une entente entre Facebook et un intéressant groupe de sites d’actualités canadiens.

Ce matin, Facebook a annoncé son intention de verser à 14 éditeurs, y compris le Canada’s National Observer, Le Soleil, Le Devoir, le Tyee et FP Newspapers, qui publie le Winnipeg Free Press, une somme non précisée pour publier des liens vers leurs articles sur la COVID-19 et les changements climatiques ainsi que sur d’autres sujets non précisés.

Par ailleurs, dans le cadre de son programme News Innovation Test, Facebook a conclu des ententes avec un groupe de sites qui traitent les nouvelles autrement. C’est précisément le genre de nouveaux sites Web régionaux et locaux dont j’ai parlé. Cela comprend le Sprawl, le Coast, le Narwhal, Village Media, le SaltWire Network, Discourse Media, Narcity, blogTO et le Daily Hive. Facebook ne veut pas révéler combien d’argent les sites de nouvelles recevront et a seulement dit que ce plan ne comprendrait pas les paiements pour de nouveaux liens vers des nouvelles déjà publiées par les éditeurs sur Facebook.

Je devrais peut-être revenir sur certaines de mes critiques. Toutefois, je crois que la valeur réelle d’un projet de loi tel que le projet de loi S-225 repose peut-être simplement sur le fait qu’il aide à amener les géants du numérique à la table des négociations. Il montre que nous souhaitons sérieusement remédier à ce problème. Le projet de loi S-225 n’est peut-être pas la solution à ce problème, mais c’est un agent provocateur, et nous avons peut-être besoin d’être provoqués.

Malgré les préoccupations que j’ai soulevées aujourd’hui, je suis désespérément heureuse que nous ayons été saisis de ce projet de loi. Je nous exhorte à le renvoyer au comité dès que possible, afin que nous puissions en discuter et le débattre à fond, avec l’aide de témoins experts pour bien comprendre toute la question.

Je remercie également tous mes honorables collègues du Sénat d’avoir écouté ma longue intervention d’aujourd’hui. Merci à tous mes amis dans les tranchées du journalisme canadien. Merci à tous les chroniqueurs, éditorialistes, photographes, chefs d’antenne, rédacteurs en chef et producteurs qui travaillent contre vents et marées pour raconter aux Canadiens les histoires qu’ils ont besoin d’entendre. Par-dessus tout, merci à ma famille de l’Edmonton Journal. Ce fut un honneur et un privilège de pouvoir raconter pendant aussi longtemps les histoires d’Edmonton. J’espère que je saurai être la voix qu’il vous faut pour raconter l’histoire du journalisme ici, maintenant.

Merci, hiy hiy.

L’honorable Julie Miville-Dechêne [ - ]

Madame la Présidente, j’aurais une question à poser.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ - ]

Sénatrice Miville-Dechêne, le sénateur Richards veut poser une question.

L’honorable David Richards [ - ]

Je vous remercie de cet excellent discours. J’aime bien l’Edmonton Journal. Lorsque j’étais enseignant, j’adorais ce journal.

Il y a de nombreuses années, je réfléchissais à ce problème et j’ai eu des discussions avec un des Irving qui dirigeaient certains des journaux à l’époque. Je croyais que les journaux locaux arriveraient peut-être à survivre grâce au contenu local et à l’intérêt qu’on y porte. Je pensais également que l’âge pourrait être un facteur avantageux, c’est-à-dire qu’une personne recommencerait à recevoir le journal après s’être mariée et s’être acheté une maison. C’était en 2005 ou 2007. J’étais peut-être un peu naïf, je me demande donc si vous pensez que les journaux locaux pourraient être en mesure de survivre grâce à leur contenu local et à l’intérêt qu’ils portent aux événements locaux comme les sports locaux, les mariages locaux et ainsi de suite. Pensez-vous qu’ils ont une chance de survivre à cet assaut des médias?

C’est une excellente question. Je pense que plus le journal est petit et plus la collectivité est intime, plus il y a de chances que cela se produise. Je pense que, dans le cas des hebdomadaires des très petites villes, c’est le seul endroit où les gens peuvent obtenir des nouvelles locales. Franchement, c’est le seul endroit où les annonceurs peuvent diffuser des publicités directement aux gens qui vivent dans leur petite ville. Ce sont vraiment les journaux de taille moyenne dans des villes comme Fredericton, Regina et Whitehorse qui sont pris dans un étau. Plus la collectivité est petite, plus les gens dépendent des nouvelles hyperlocales. Ce sont les journaux de taille moyenne qui n’ont pas l’influence des grands journaux de Toronto et de Montréal qui éprouvent le plus de difficultés.

Je ne pense pas que vous étiez naïf ou, du moins, nous avons tous pensé aussi. Je pense que nous avons tous cru que ce serait le salut des journaux, mais nous avons connu un changement de paradigme complet. À l’instar des moines qui ne sont jamais revenus à l’enluminure de leurs manuscrits, nous ne reviendrons pas à la livraison personnelle de journaux physiques à votre porte chaque matin.

La sénatrice Miville-Dechêne [ - ]

Sénatrice Simons, la période d’essai concernant le partage des recettes annoncée par Facebook est considérée comme une très bonne nouvelle par de nombreux journaux régionaux au Québec, et même Le Devoir, qui est très sérieux, est extrêmement heureux. Le Devoir a indiqué qu’il a obtenu tout ce qu’il voulait de Facebook après des négociations équitables. Je dois dire que c’est surprenant.

Qu’en pensez-vous? Est-ce que Facebook achète la paix? Avons-nous encore besoin d’un projet de loi, soit un projet de loi d’initiative parlementaire ou un projet de loi du gouvernement, comme promis? Cela indique-t-il aussi que les nouvelles régionales ont une certaine valeur même pour Facebook?

Dans une certaine mesure, Facebook, Apple et Google savent qu’ils ont un problème de relations publiques. Après leur expérience avec l’Australie, où ils ont été obligés de négocier parce qu’on avait vu clair dans leur jeu, et en fonction de ce qui se passe aussi dans l’Union européenne, je crois qu’ils refont leurs calculs.

Nous devons être prudents parce que nous ne remplacerons jamais les recettes que les plateformes numériques ont prises aux médias conventionnels. Il n’y a tout simplement pas assez de recettes à partager. L’autre préoccupation, qui est peut-être plus subtile, c’est que nous entretenons encore une relation symbiotique et parasitique avec les grandes plateformes. Facebook trie encore les nouvelles que les Canadiens voient tout en explorant leurs données. Ces ententes sont des armes à double tranchant.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ - ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois.)

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