La Loi sur les douanes—La Loi sur le précontrôle (2016)
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
3 mai 2022
Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur les douanes et la Loi sur le précontrôle (2016).
L’autre jour, je me suis mise à réfléchir à toutes les données personnelles qui se trouvent dans mon ordinateur portable et dans mon téléphone aujourd’hui, et j’ai pensé à tous les aspects de ma vie qui sont contenus dans ces appareils par rapport à avant la pandémie. Ces deux dernières années, les Canadiens ont travaillé depuis la maison, ils ont magasiné depuis chez eux, ils se sont fait livrer des repas à la maison et se sont divertis chez eux. Nos téléphones, nos ordinateurs portables, nos tablettes et même nos montres connectées Apple en savent plus que jamais sur nous. Ils savent ce que nous regardons, ce que nous mangeons, ce que nous lisons, ce que nous achetons, où nous sommes allés, qui sont nos amis, avec qui nous sortons en amoureux.
Nos appareils renferment nos secrets les plus intimes et embarrassants; ils contiennent plus d’information que nos journaux intimes d’adolescents. En outre, ils renferment plus que jamais des données confidentielles sur notre travail, où que nous travaillions et qui que soient nos patients, nos collègues ou nos concitoyens. C’est dans ce contexte que nous allons débattre du projet de loi S-7 aujourd’hui.
Commençons par une petite leçon d’histoire. En novembre 2020, dans l’affaire R. c. Canfield, la Cour d’appel de l’Alberta a statué que l’alinéa 99(1)a) de la Loi sur les douanes contrevenait à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, puisqu’aucune limite n’avait été fixée concernant le moment et la façon de mener des vérifications du contenu des appareils numériques personnels — notamment des téléphones intelligents, des tablettes et des ordinateurs portables — à la frontière.
Les honorables juges Frederica Schutz, Jo’Anne Strekaf et Ritu Khullar ont conclu à l’unanimité que la loi portait atteinte au droit d’être protégé contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives parce qu’elle permettait, selon la cour, de procéder en l’absence de tout soupçon à la recherche illimitée de renseignements personnels. D’après la cour, cette infraction ne pouvait pas être justifiée par l’article 1 de la Charte parce qu’elle autorise un accès illimité et sans entrave aux renseignements les plus personnels et intimes des gens.
Les tribunaux canadiens reconnaissent depuis longtemps le caractère privé inhérent de ce qu’ils appellent de façon quelque peu poétique « un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel ».
Dans sa décision de 1993 R. c. Plant, la Cour suprême a dit ceci :
Étant donné les valeurs sous-jacentes de dignité, d’intégrité et d’autonomie qu’il consacre, il est normal que l’article 8 de la Charte protège un ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel que les particuliers pourraient, dans une société libre et démocratique, vouloir constituer et soustraire à la connaissance de l’État. Il pourrait notamment s’agir de renseignements tendant à révéler des détails intimes sur le mode de vie et les choix personnels de l’individu.
Presque deux décennies plus tard, dans l’arrêt de 2012 R. c. Cole, la Cour suprême a été encore plus explicite :
Plus l’objet de la prétendue fouille se trouve près de l’ensemble de renseignements biographiques d’ordre personnel, plus ce facteur favorisera une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée. Autrement dit, plus les renseignements sont personnels et confidentiels, plus les Canadiens raisonnables et bien informés seront disposés à reconnaître l’existence d’un droit au respect de la vie privée garanti par la Constitution.
De nos jours, nos téléphones, nos tablettes et nos ordinateurs portables renferment tellement de renseignements au sujet de notre personne et de notre vie que la cour considère, comme on peut le voir dans l’arrêt Canfield, qu’une fouille de ces appareils porte atteinte au cœur même de notre ensemble de renseignements biographiques.
Je cite l’arrêt Canfield :
[...] bien que la fouille d’un ordinateur ou d’un téléphone cellulaire ne s’apparente aucunement à la saisie d’échantillons corporels ni à la fouille à nu, elle peut néanmoins constituer une atteinte importante à la vie privée. Pour qu’une telle fouille soit raisonnable, des critères doivent en déterminer la nécessité.
Comme l’a déclaré la Cour d’appel de l’Alberta, « plus l’empiétement sur la vie privée est important, plus sa justification et le degré de protection constitutionnelle accordée doivent être importants ».
La cour n’a pas précisé ce qui, selon elle, constitue des critères adéquats au regard de la Constitution, mais elle a laissé entendre qu’il pourrait s’agir de quelque chose comme la présence de « soupçons raisonnables », par opposition à la norme plus rigide des « motifs raisonnables et probables ».
Ainsi, nous étudions le projet de loi S-7, un effort quelque peu tardif et déjà dépassé de la part du gouvernement en vue de modifier la Loi sur les douanes pour respecter les exigences constitutionnelles énoncées par la cour il y a deux ans et demi.
Avec ce projet de loi, le gouvernement a créé un tout nouveau critère pour la fouille des téléphones cellulaires ou des ordinateurs portables des voyageurs étrangers, critère qui est sans précédent en droit canadien.
Le projet de loi S-7 permettrait aux agents des services frontaliers du Canada et à ceux du Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis chargés du précontrôle des voyageurs qui partent du Canada pour se rendre aux États-Unis d’examiner des documents, y compris des courriels, des messages textes, des reçus, des photographies et des vidéos stockés dans un appareil numérique personnel lorsqu’ils ont des « préoccupations générales raisonnables » quant à la possibilité que l’appareil contienne un fichier qui contrevient à la Loi sur les douanes.
Que signifient « préoccupations générales raisonnables » légalement? J’aimerais pouvoir le dire, mais c’est impossible, parce qu’il n’existe aucune jurisprudence canadienne concernant ce nouveau concept.
Si on y réfléchit, une préoccupation raisonnable semble moins contraignante qu’un soupçon raisonnable, parce qu’une préoccupation, en langage courant, est moins grave et moins précise qu’un doute. Il est possible — je dis bien possible — que le critère de « préoccupation raisonnable » soit valide sur le plan constitutionnel, mais une fois qu’on ajoute le terme « générale », on se retrouve avec quelque chose d’encore moins précis. Quand même, qui peut me dire ce qu’est une « préoccupation générale »? Cela semble encore plus vague et plus subjectif qu’une impression ou une intuition. Il s’agit d’un critère flou et mal défini qui ouvre la porte à toutes sortes d’abus et de mauvais usages potentiels.
Je pense que n’importe quel voyageur inspirera des « préoccupations générales » à un agent des services frontaliers qui s’est levé du mauvais pied.
Donc, imaginez une personne noire, musulmane, chinoise ou autochtone qui se présente à la frontière. Ou encore une personne queer, une personne vêtue de façon non conventionnelle ou une personne qui présente un trouble du spectre de l’autisme. Comment une préoccupation générale se manifestera-t-elle chez un agent des services frontaliers qui doit faire une évaluation intuitive sans critères préétablis?
Il est particulièrement déconcertant de voir que le gouvernement n’était pas tenu d’établir une telle norme légale non éprouvée. Les critères juridiques évidents pour mener une fouille sont déjà prévus dans la Loi sur les douanes. À l’article 98 de la loi, il est notamment prévu qu’un agent peut fouiller une personne « [s]’il la soupçonne, pour des motifs raisonnables, de dissimuler sur elle ou près d’elle » des marchandises prohibées, contrôlées ou réglementées.
La loi prévoit que les envois importés ou exportés peuvent être ouverts et examinés si l’agent soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’ils contiennent des marchandises prohibées ou réglementées. La loi autorise également l’agent à examiner les marchandises et à ouvrir tout colis ou contenant lorsqu’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, que la Loi sur les douanes a été violée ou risque de l’être.
En fait, partout dans la Loi sur les douanes, le critère applicable est le soupçon « pour des motifs raisonnables ». C’est le critère juridique qui est bien établi. Pourquoi diable devrait-il être plus facile pour des agents des services frontaliers de vérifier le contenu de nos appareils électroniques que d’ouvrir notre courrier ou de vérifier le contenu de nos poches, de la malle de la voiture ou de nos valises? Or, c’est précisément ce que permet le projet de loi S-7.
Nous comprenons tous qu’il y a diminution du droit à la protection de la vie privée lorsqu’on traverse une frontière en comparaison avec le fait de traverser la rue. C’est un privilège d’entrer dans un pays ou d’en sortir. Lorsque nous nous présentons à une frontière, nous sommes régulièrement soumis à une fouille de bagages et à une fouille corporelle, pratiques qui ne seraient pas légales dans la vie de tous les jours. Toutefois, la frontière demeure toujours un endroit assujetti à la Charte.
Le projet de loi S-7 permettrait aux agents des services frontaliers de se fonder uniquement sur des « préoccupations générales raisonnables » pour examiner nos textos, nos photos, nos billets doux, nos relevés bancaires, nos commandes SkipTheDishes, nos achats sur Amazon, nos fréquentations amoureuses, nos données médicales et celles sur notre condition physique.
Ceci dit, on pourrait certainement faire valoir que le texte original de l’article 99 de la Loi sur les douanes, du moins son interprétation précédente, leur donne déjà ce droit. Cependant, l’Agence des services frontaliers du Canada avait ses propres règles internes qui étaient censées empêcher de telles expéditions de pêche, du moins jusqu’à maintenant. Selon le manuel de l’agence, les fouilles ne devaient être effectuées que s’il y avait « [...] une multiplicité d’indicateurs que les appareils ou les supports numériques pourraient contenir des preuves de contraventions ».
Dans l’affaire Canfield, la cour a explicitement dit que cela ne suffisait pas. Pourtant, permettez-moi de souligner que le libellé du projet de loi S-7 assouplit les critères à satisfaire pour mener une fouille. Loin de renforcer nos droits à la vie privée, comme la cour l’a explicitement ordonné, le projet de loi S-7 pourrait, au contraire, les diminuer en accordant aux agents des services frontaliers plus de latitude — et non moins — pour fouiller nos appareils personnels. Quoi qu’il en soit, il y a fort à parier que ces nouveaux critères juridiques créeront de la confusion, et non de la clarté, pour de nombreux agents des services frontaliers et qu’ils feront l’objet de litiges agressifs presque aussitôt qu’ils seront appliqués.
Ce n’est pas ce que la Cour d’appel a exigé dans l’affaire Canfield lorsqu’elle a invalidé la loi et cela ne se conforme certainement pas aux recommandations précédentes du commissaire à la protection de la vie privée du Canada.
Nos règles frontalières ont été créées à l’origine pour permettre aux agents des douanes de rechercher des « choses », des marchandises illicites, par exemple de la drogue ou des cigarettes de contrebande et des animaux exotiques de contrebande. Elles ont été conçues pour veiller à ce que nous ne revenions pas en douce de vacances avec des chaussures, des robes ou des œuvres d’art sur lesquelles nous n’avions pas payé de droits de douane. Mais lorsque nous traitons les renseignements privés stockés sur nos appareils numériques comme s’il s’agissait de marchandises, nous militarisons la Loi sur les douanes de manière inédite et involontaire.
Je sais qu’il est politiquement risqué de critiquer le projet de loi S-7 parce qu’il nous a été présenté comme un moyen de lutter contre la pornographie juvénile. En ces temps difficiles, personne ne veut être considéré comme un défenseur de la pornographie juvénile ou de la pédophilie. Ce n’est certainement pas mon cas. Toutefois, la majeure partie de la pornographie juvénile n’est pas importée physiquement au Canada, sur des ordinateurs personnels. Elle est achetée, vendue et partagée en ligne.
L’adoption de critères moins stricts applicables à la fouille de nos ordinateurs personnels ne fera pas grand-chose pour mettre fin au fléau de la pornographie juvénile, mais elle mettra réellement en péril le droit à la protection des renseignements personnels de milliers de voyageurs canadiens.
Vous pensez peut-être que le projet de loi S-7 ne vous concerne pas, car, évidemment, votre cellulaire ou votre ordinateur portable ne contiennent pas de pornographie juvénile. Ce projet de loi ne vise toutefois pas uniquement la pornographie juvénile. Parmi les articles interdits en vertu de la Loi sur les douanes, on compte la propagande haineuse, le matériel obscène, le matériel destiné à fomenter la sédition et la trahison, et même quelque chose d’aussi anodin que des reproductions d’ouvrages canadiens protégés par droit d’auteur.
À la lumière de tout cela, j’ai ce qu’on pourrait appeler une préoccupation générale raisonnable concernant le fait que certains voyageurs pourraient être ciblés pour la fouille de leur téléphone ou de leur ordinateur en fonction de leurs opinions politiques, ou plutôt en fonction de la préoccupation générale qu’un agent des services frontaliers pourrait avoir au sujet de leurs opinions politiques.
Votre téléphone et votre portable peuvent aussi être fouillés si un agent ayant une préoccupation générale raisonnable recherche des reçus ou des renseignements bancaires stockés dans vos appareils qui pourraient indiquer que vous avez acheté à l’étranger quelques articles de plus que ce que vous avez déclaré.
De plus, et c’est peut-être le plus inquiétant, comme la sénatrice Boniface l’a expliqué dans sa présentation du projet de loi la semaine dernière, si les agents découvrent une éventuelle preuve d’une infraction criminelle — une infraction qui n’a rien à voir avec la Loi sur les douanes —, la preuve peut être remise aux autorités policières locales, qui peuvent ensuite mener leur propre enquête criminelle et décider s’il y a lieu de porter des accusations.
Chers collègues, nous avons la chance de faire ce que le tribunal nous a demandé de faire dans l’arrêt Canfield : trouver un équilibre, établir un critère minimal approprié pour justifier les fouilles invasives de nos appareils numériques, un critère qui reconnaît la nécessité de protéger nos frontières et notre sécurité nationale tout en protégeant notre droit à la vie privée.
Les préoccupations générales raisonnables ne sont pas un critère approprié, pas en 2022, maintenant que nos téléphones nous permettent de tenir toute notre vie entre nos mains. Nous devons faire mieux pour les Canadiens, et ne pas précipiter ce débat constitutionnel simplement parce que le gouvernement a manqué un échéancier fixé par un tribunal pour proposer une mesure législative. Appliquons un premier examen objectif à un projet de loi qui en a grandement besoin.
Merci. Hiy hiy.
Merci beaucoup. Dans mon discours, j’ai soulevé des considérations similaires bien nécessaires autour du critère, mais je veux m’assurer que nous avons bien compris le paragraphe 75 du jugement de la Cour d’appel. Je veux vous demander si vous convenez que le paragraphe 75 de l’arrêt Canfield affirme bel et bien que, de l’avis de la Cour :
[…] le critère pour la fouille d’appareils électroniques pourrait être inférieur à celui des « motifs raisonnables de croire », qui s’applique aux fouilles à nu selon la Loi sur les douanes […]
et que :
Vu le contexte unique des services frontaliers, c’est au Parlement qu’il reviendra de décider si le critère approprié est le soupçon raisonnable ou quelque chose d’inférieur, et les détails seront peaufinés dans d’autres affaires judiciaires […]
Ne trouvez-vous pas qu’il est clairement établi, dans l’arrêt Canfield, que la Cour donne au Parlement la latitude nécessaire pour prendre une décision? Ai-je raison?
Je pense que c’est une interprétation raisonnable. Cependant, il est écrit qu’il pourrait s’agir d’un soupçon raisonnable ou d’autre chose. Il est explicitement écrit que le soupçon raisonnable serait un élément approprié à prendre en considération.
Ce qui me préoccupe, c’est l’ajout du nouveau critère de « préoccupations générales raisonnables ». Je ne dis pas que le gouvernement n’avait pas le droit de le faire. Je dis que c’est le mauvais choix.
Convenez-vous, comme moi, qu’il serait approprié de confier à un comité la tâche d’examiner attentivement cette question — surtout cette question, comme je l’ai mentionné dans mon discours — et son lien particulier avec l’enjeu de trouver le juste équilibre entre la sécurité publique et le rôle unique des services douaniers dans notre société, à savoir protéger le Canada?
Je crois comprendre que le projet de loi sera confié au Comité de la sécurité nationale et de la défense et non au Comité des affaires juridiques et constitutionnelles, ce que je trouve quelque peu regrettable. J’aurais préféré que ces deux comités examinent la question, car je pense que le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles possède une expertise unique dans ce domaine et qu’il devrait la mettre à profit pour jeter un regard critique sur ce projet de loi.