Aller au contenu

La Loi sur les douanes—La Loi sur le précontrôle (2016)

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture

11 mai 2022


L’honorable Pierre J. Dalphond [ + ]

Honorables sénateurs, comme l’ont dit nos collègues les sénateurs Boniface, Simons et Wells, le projet de loi S‑7 vise à répondre à l’exigence constitutionnelle qui consiste à établir un équilibre entre deux valeurs divergentes.

D’une part, il est largement admis que lorsqu’ils traitent avec des voyageurs qui entrent au Canada, les agents des services frontaliers ont le droit de poser des questions, d’inspecter les marchandises transportées, notamment les objets personnels, et de détenir et fouiller certaines personnes pour s’assurer du respect de la Loi sur les douanes et de lois connexes, dans le but ultime de protéger le Canada. En fait, les agents des services frontaliers sont souvent autorisés à agir d’une façon qui serait jugée inacceptable de la part d’agents de police traitant avec des citoyens canadiens au Canada.

D’autre part, les tribunaux reconnaissent de plus en plus le droit au respect du caractère privé des renseignements personnels contenus dans un appareil numérique personnel. La Cour suprême a déclaré que les téléphones cellulaires, à l’instar des ordinateurs, mettent en cause d’importants intérêts liés à la protection de la vie privée qui diffèrent tant en nature qu’en portée des fouilles qui se font ailleurs. Les tribunaux de haute instance ont ajouté qu’il n’est pas réaliste de traiter un téléphone cellulaire ou un ordinateur comme un porte-documents, même s’ils servent à contenir des données et des documents.

Tel qu’indiqué dans la récente décision de la Cour supérieure de l’Ontario, les renseignements biographiques d’ordre personnel enregistrés dans un appareil numérique personnel peuvent servir à bâtir un profil extrêmement détaillé du propriétaire dudit appareil. Le juge Harris a écrit :

Un appareil numérique personnel est à l’image de son propriétaire. Il donne un aperçu de sa vie sociale et privée.

L’immixtion de l’État dans les renseignements personnels des citoyens par la fouille d’appareils numériques risque d’aller bien au-delà de ce que George Orwell aurait pu imaginer.

Au Canada, pour qu’une fouille soit légale, les policiers doivent respecter l’un de deux critères, en fonction du contexte, à savoir des motifs raisonnables de croire qu’un crime a été commis ou est en cours, ou des soupçons raisonnables que c’est le cas. Les deux critères peuvent faire l’objet d’un examen par les tribunaux dans le cadre d’une analyse objective, et ils ne devraient pas être évalués en fonction de l’état d’esprit subjectif d’un policier. La jurisprudence a établi que le critère le plus élevé est l’existence de motifs raisonnables de croire qu’un crime a été commis ou est en cours. Cependant, je ne laisse pas entendre que cela devrait s’appliquer aux opérations douanières, à part pour justifier une fouille corporelle intrusive.

Quant aux soupçons raisonnables, ils sont définis ainsi par la Cour suprême :

La norme des « soupçons raisonnables » n’est pas une nouvelle norme juridique créée pour les besoins de la présente affaire. Les « soupçons » sont une impression que l’individu ciblé se livre à une activité criminelle. Les soupçons « raisonnables » sont plus que de simples soupçons, mais ils ne correspondent pas à une croyance fondée sur des motifs raisonnables et probables.

La distinction fondamentale entre un soupçon et un soupçon raisonnable réside dans le fait que, dans le cas du soupçon raisonnable, une croyance subjective même sincère est insuffisante. Il faut donc pouvoir justifier une fouille et le soupçon doit être appuyé par des éléments factuels susceptibles d’être présentés en preuve et permettre une appréciation judiciaire indépendante.

Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada en 1996, en application de l’alinéa 99(1)f) de la Loi sur les douanes, une intuition fondée sur l’expérience ne peut constituer un soupçon raisonnable.

Appelés à témoigner devant les tribunaux en Alberta et en Ontario, les représentants de l’agence des services frontaliers ont mentionné qu’employer le seuil le plus bas, celui du soupçon raisonnable, perturberait passablement leurs activités et je crois que c’est pour cette raison que le projet de loi propose un nouveau seuil appelé « préoccupations générales raisonnables », qui devrait être défini par les tribunaux comme étant inférieur au soupçon raisonnable.

Dans la décision rendue en Ontario, le juge ne semble pas convaincu par la réticence de l’agence à appliquer un seuil. Le juge écrit :

À mon avis, il convient d’être sceptique lorsque les forces de l’ordre affirment que l’application d’un seuil concernant les fouilles nuirait aux enquêtes. Naturellement, les forces de l’ordre préféreraient qu’il n’y ait aucun obstacle législatif à leur capacité de faire des fouilles. Elles seraient plus efficaces et plus productives sans ces obstacles. Or, cela aurait des conséquences sur les droits individuels et la liberté.

Chers collègues, j’estime qu’un seuil s’impose. Toutefois, si le Parlement décide d’adopter le nouveau seuil proposé, nous devons être conscients qu’il s’agit d’un concept inconnu du droit et que les instances judiciaires devront en étoffer le contenu, en tenant compte des règlements exécutoires, que nous ne connaissons pas encore, mais que le gouvernement promet de prendre après l’adoption du projet de loi.

Nul ne peut prédire quel sera le résultat du processus, mais il est raisonnable de penser qu’il faudra des années et de nombreux jugements de cours d’appel et de la Cour suprême du Canada pour satisfaire aux exigences constitutionnelles énoncées à l’article 8 de la Charte. Entretemps, certaines accusations criminelles concernant la fouille d’appareils numériques seront probablement retirées ou rejetées.

Bien entendu, l’emploi du critère de soupçon raisonnable éliminera une grande partie de cette incertitude. Voilà un autre aspect que le comité devrait examiner, y compris les avantages et les inconvénients d’instaurer de nouveaux critères pour les documents trouvés sur les appareils numériques plutôt que d’appliquer un critère existant — le soupçon raisonnable — qui est employé pour les documents envoyés par courrier.

Le comité qui sera chargé d’étudier le projet de loi devrait vérifier s’il existe des seuils équivalents dans d’autres sociétés démocratiques. Aux États-Unis, le seuil appliqué est un véritable fiasco, il suscite la controverse et il fait l’objet de contradictions dans la jurisprudence.

De plus, étant donné que ce projet de loi est une réponse à la décision d’inconstitutionnalité rendue par la cour concernant le régime actuel lorsqu’il est appliqué à un appareil, le comité entendra les témoignages de juristes sur la capacité du seuil proposé à survivre aux contestations judiciaires qui s’annoncent.

Enfin, ce projet de loi propose d’appliquer ce nouveau concept aux zones de prédédouanement américaines situées dans huit aéroports canadiens. Or, aux États-Unis, ce concept n’existe pas. De plus, comme je l’ai dit, la question de l’accès aux appareils personnels est actuellement assez controversée et non réglée aux États-Unis. Cela signifie que si vous vous rendez aux États-Unis en voiture au lieu de prendre l’avion à partir d’un aéroport, où il y a un service de prédédouanement américain, vous serez très probablement assujetti à un seuil différent. Toutefois, je suis heureux de constater que la Charte canadienne des droits et libertés s’appliquera pleinement partout au Canada, y compris dans les zones de prédédouanement américaines.

En conclusion, comme les sénateurs Simons et Wells, je crois que ce projet de loi soulève des questions fondamentales en matière de droit constitutionnel, qui méritent de faire l’objet d’une étude approfondie au sein d’un comité.

Je pense aussi qu’il serait préférable de s’y prendre tôt, afin de mettre fin dans les mois qui viennent à deux régimes de normes qui sont applicables au Canada actuellement en matière d’inspection et de saisie de documents contenus dans des appareils numériques, soit le régime applicable en Ontario et en Alberta, et le régime applicable ailleurs au Canada.

Merci beaucoup. Meegwetch.

J’ai une question pour le sénateur Dalphond, si le temps le permet.

Le sénateur Dalphond [ + ]

J’y répondrai avec plaisir.

Je voulais vous poser une question, car, bien entendu, vous apportez à la Chambre votre expérience de juge. Si vous siégiez en cour d’appel et que vous étiez saisi d’une affaire comportant ce critère minimal, les préoccupations générales raisonnables, quelle serait la procédure suivie par le tribunal pour se pencher sur un critère aussi nouveau et sans précédent en droit canadien? Comment vous prononceriez-vous sur cette affaire?

Le sénateur Dalphond [ + ]

D’accord. Néanmoins, je prendrai soin de ne pas donner une réponse à des collègues qui font encore le travail.

L’élément primordial et le plus crucial sera le contenu du règlement pris par le ministre ou le gouvernement parce qu’il fournira certaines indications — comme le fait de prendre des notes et d’avoir un registre de ce qui a été fait dans diverses circonstances — parce que les tribunaux n’accepteront pas un processus qui ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

Le qualificatif « raisonnable », dans le reste de la phrase, désigne normalement un critère objectif. Le tribunal, pour établir si ce critère objectif a été respecté, devra obtenir un registre qui indique, par exemple, comment le critère a été appliqué, quelles étaient les questions, si l’appareil était débranché du nuage — parce que les agents n’ont le droit que de fouiller l’appareil, pas ce qui se trouve à l’extérieur de celui-ci — et si des notes ont été prises parce que l’agent risque de ne pas se rappeler de tous les détails après avoir fait des centaines de fouilles par la suite. Tous les facteurs cruciaux figureront, malheureusement pas dans la loi, mais dans le règlement, parce que le principe n’est pas défini dans la loi. Comme je l’ai dit, les tribunaux devront étoffer en prenant soin d’établir un juste équilibre entre les divers intérêts en jeu.

On pourra en fin de compte se retrouver avec des critères qui sont légèrement inférieurs au soupçon raisonnable, mais qui s’y apparenteront peut-être de près.

Son Honneur la Présidente intérimaire [ + ]

Vous plaît-il, honorables sénateurs, d’adopter la motion?

Des voix : D’accord.

Une voix : Avec dissidence.

(La motion est adoptée et le projet de loi est lu pour la deuxième fois, avec dissidence.)

Haut de page