Le discours du Trône
Motion d'adoption de l'Adresse en réponse--Suite du débat
18 avril 2023
Honorables sénateurs, en novembre 2021, quand la gouverneure générale Mary May Simon a prononcé son premier discours du Trône, elle nous a lu ces paroles émouvantes :
Lorsqu’une personne, dans notre pays, est ciblée en raison de son genre, de la personne qu’elle aime, de son origine, de la façon dont elle prie, de la langue qu’elle parle ou de la couleur de sa peau, nous sommes tous affaiblis.
Elle a par la suite souligné l’engagement du gouvernement à défendre les communautés LGBTQ2, un engagement qui semble encore plus urgent aujourd’hui, une année et demie plus tard, alors que nous constatons une montée de la haine à l’égard des personnes transgenres chez nous, sous l’influence de ce qui se passe aux États-Unis.
C’est dans ce contexte que je prends la parole — en ce jour de Yom ha-Choah — pour célébrer l’une des victoires les plus importantes en matière de droits de la personne dans l’histoire canadienne et pour saluer le courage des Edmontoniens courageux qui l’ont rendue possible.
Ce mois-ci marque le 25e anniversaire de l’arrêt Vriend, où la Cour suprême du Canada a ajouté l’orientation sexuelle aux droits protégés par la Charte.
En 1991, Delwin Vriend, qui était moniteur de laboratoire au Collège King’s, à Edmonton, a été congédié parce qu’il était homosexuel. Âgé de 25 ans, ce jeune homme tranquille et réfléchi aimait les mathématiques et les sciences. Il avait grandi dans une famille chrétienne réformiste aimante et pratiquante qui l’acceptait inconditionnellement. Le conseil d’administration du Collège King’s, par contre, n’était pas aussi ouvert d’esprit.
Après son congédiement, M. Vriend a porté plainte auprès de la Commission des droits de la personne de l’Alberta. À l’époque, l’Alberta était l’une des deux seules provinces à n’avoir pas ajouté la protection contre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle à ses lois sur les droits de la personne. Par conséquent, la Commission des droits de la personne de l’Alberta a répondu à Delwin Vriend qu’elle ne pouvait rien faire pour lui.
Il s’est alors adressé à la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, qui lui a donné raison. La juge Anne Russell a conclu que la loi sur les droits de la personne de l’Alberta était inconstitutionnelle. Elle a qualifié le refus de la province d’y ajouter l’orientation sexuelle de « limitation législative qui mine le principe même qu’elle est censée incarner ».
Le gouvernement de l’Alberta a interjeté appel à son tour. La communauté LGBTQ d’Edmonton s’est ralliée derrière Delwin Vriend, tout comme un petit groupe de courageux avocats d’Edmonton dirigé par Sheila Greckol et Doug Stollery, qui ont porté l’affaire devant la Cour d’appel de l’Alberta.
Par un étrange hasard de l’histoire, le comité de la Cour d’appel de l’Alberta qui a entendu l’affaire était présidé par le juge John McClung, petit-fils de Nellie McClung, suffragette et membre des Célèbres cinq à l’origine de l’affaire « personne », qui a permis de déterminer que les femmes avaient le droit de siéger au Sénat et d’établir le principe juridique selon lequel la Constitution du Canada est un arbre vivant — pour reprendre les paroles immortelles de lord Sankey —, « un arbre vivant capable de croissance et d’expansion à l’intérieur des limites naturelles ».
Cependant, le juge McClung n’était pas un adepte de principe et il n’était pas non plus convaincu par la Charte. En effet, alors que Sheila Greckol, l’avocate principale de Delwin Vriend, s’adressait à la Cour, le juge McClung a pivoté sur sa chaise pour lui tourner le dos pendant qu’elle parlait, et le jugement qu’il a écrit dans cette affaire dégouline de mépris et de condescendance.
L’Assemblée législative de l’Alberta, a-t-il écrit, « n’a pas à être [régie] par des juges nommés par le gouvernement fédéral et brandissant la Charte ».
Le rôle des assemblées législatives, écrit le juge McClung, n’est pas de s’immiscer dans chaque « controverse sociale moralement éruptive » ni de choisir entre ce qu’il appelle « la droite divinement guidée et la gauche grisée de droits qui se moque des considérations financières ».
Le juge McClung a également écrit :
Je ne peux conclure qu’il était interdit à la province de l’Alberta — et encore moins qu’il faut infirmer sa décision — de refuser d’entériner les relations homosexuelles, y compris la sodomie [...]
Mais Delwin Vriend n’a pas abandonné, et Me Greckol, Me Stollery et leur équipe ont refusé d’abandonner. Ils ont interjeté appel, une démarche financée en grande partie par les parents de Doug Stollery, Bob et Shirley Stollery, des philanthropes d’Edmonton bien connus dont un hôpital pour enfants de la ville porte le nom.
L’équipe de M. Vriend a réuni d’autres alliés juridiques puissants. Tous, du Congrès du travail du Canada au Congrès juif canadien, en passant par L’Église Unie du Canada, ont accepté d’intervenir en faveur de Delwin Vriend.
Julie Lloyd, qui est aujourd’hui juge au tribunal de la famille de l’Alberta, était à l’époque une jeune avocate et l’une des premières avocates ouvertement lesbiennes en Alberta. Ce jour-là, elle représentait l’Association du Barreau canadien à la Cour suprême.
Me Lloyd m’a dit ceci :
Cela reste l’une des expériences les plus bouleversantes de ma vie. Tout a basculé. On pouvait voir le changement. Tous les arguments ridicules invoqués pour justifier la discrimination contre les gais et les lesbiennes ont commencé à s’estomper. Ils sont partis en fumée à la lumière de la Cour suprême. Chacun des arguments s’est révélé spécieux, moralisateur, alarmiste et tout simplement faux. Ils se sont effondrés comme un château de cartes.
Ce jour-là, tout le monde s’attendait à ce que Sheila Greckol présente le plaidoyer final, car elle était une avocate chevronnée. Cependant, au tout dernier moment, elle a insisté que Doug Stollery, un avocat à la voix posée qui n’avait pratiquement aucune expérience en salle d’audience, prenne la parole au nom de M. Vriend — et, en tant qu’homosexuel, en son nom propre.
Des années plus tard, Me Stollery m’a dit ceci :
Je me rappelle que, lorsque le moment est venu de présenter le plaidoyer, j’aurais dû être nerveux, mais tout ce que j’espérais, c’était de ne pas pleurer. Je n’ai d’ailleurs pas pleuré, mais de justesse.
Puis, le 2 avril 1998, la Cour suprême du Canada a déclaré que le fait que l’orientation sexuelle n’ait pas été inscrite dans la Charte canadienne des droits et libertés au moment de sa rédaction, en 1982, n’avait aucune importance. Elle a estimé que l’orientation sexuelle était un motif analogue à la race, au sexe ou à la religion.
Dans leur décision unanime, les juges ont fait valoir que notre Constitution était toujours comme un arbre vivant que nous, les Canadiens, avions cultivé pour en arriver au point de rendre inconstitutionnelle toute discrimination envers les Canadiens LGBTQ. La cour est allée plus loin en jugeant cette protection implicite dans la Charte et la loi sur les droits de la personne de l’Alberta.
En Alberta, cela a déchaîné un torrent de haine. C’était effrayant. Dans la foulée de cette décision, le premier ministre Ralph Klein a subi d’énormes pressions, y compris de son propre caucus, pour qu’il invoque la disposition de dérogation afin que l’homophobie demeure légale en Alberta.
Je me rappelle avoir fait un reportage à ce sujet pour l’Edmonton Journal, qui, sous la direction courageuse et le leadership moral de l’éditrice Linda Hughes et du rédacteur en chef Murdoch Davis, s’était vivement opposé à l’invocation de la disposition de dérogation. Les tensions étaient vives. À l’époque, nous n’avions ni Twitter, ni Facebook, ni TikTok, mais la ville et la province bouillonnaient de colère et d’impatience, en attendant de voir ce qui allait se passer.
Le premier ministre Klein a fini par s’opposer à certains éléments de droite de son parti, motivé notamment par un déferlement de lettres, de télécopies et d’appels homophobes à son bureau. On m’a dit qu’il avait été véritablement consterné par certains de ces messages haineux et qu’il n’avait aucune idée de la haine et de la discrimination dont les Albertains homosexuels étaient victimes.
Le fait que Fay Orr, l’une de ses plus proches conseillères politiques et confidentes, était une femme queer est cependant un autre drôle de hasard. Comme Ralph Klein avait une amie lesbienne, il a pu mettre un visage sur une décision politique et philosophique. La décision a donc été maintenue et a établi les droits des gais, des lesbiennes et des personnes bisexuelles, trans, non binaires et bispirituelles en Alberta et dans le reste du Canada. Tout le reste, du mariage entre conjoints de même sexe à l’interdiction des thérapies de conversion, découle de la décision Vriend.
Cette décision a également contribué à délimiter les pouvoirs et les droits de la Cour suprême en matière d’interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés. Elle a aidé à redonner vie à la doctrine de l’arbre et à nous libérer de la tyrannie de la littéralité textuelle. Elle a donné aux tribunaux la permission d’interpréter la Constitution et la Charte en fonction de l’époque et de l’évolution des mœurs et de la culture sociales. Je dirais que, indirectement, l’arrêt Vriend a permis de montrer les limites concrètes de la disposition de dérogation et les risques moraux et politiques pour les politiciens qui seraient tentés d’y avoir recours. Par contre, l’arrêt Vriend n’a pas fait que changer le droit canadien. Je crois qu’il a changé profondément la façon dont M. et Mme Tout-le-Monde voient leurs amis, voisins et connaissances qui sont gais.
Écrivant au nom de la Cour d’appel de l’Alberta, le juge John McClung s’est moqué de l’idée qu’une loi ou une décision de la cour puisse changer l’attitude du public, mais il s’est trompé là aussi.
Voici ce que Julie Lloyd m’a déjà dit :
L’arrêt Vriend a décidément jeté les jalons. Il accueille de manière retentissante les gais et les lesbiennes dans la société. Il a fallu éduquer les gens pour leur faire comprendre qu’on ne peut soumettre les droits d’une minorité vilipendée à un vote populaire. La seule façon de protéger les droits et les libertés garantis par la Charte et inscrits dans notre Constitution est de faire des instances juridiques les gardiens actifs de ces droits.
La décision et ses répercussions ont également changé le visage de l’Alberta. Sheila Greckol, que John McClung avait traitée de manière si scandaleuse, est elle-même devenue une juge respectée de la Cour d’appel. Doug Stollery est devenu recteur de l’Université de l’Alberta. Julie Lloyd, comme je l’ai mentionné, est devenue juge de la cour provinciale. Michael Phair, un activiste gai qui s’est battu avec ardeur pour défendre l’affaire Vriend depuis le tout début est devenu le premier conseiller municipal gai d’Edmonton. Ritu Khullar, qui était alors une jeune avocate spécialisée en droit du travail et qui est intervenue dans l’affaire Vriend au nom de l’Église unie est aujourd’hui la nouvelle juge en chef de l’Alberta. Oh, et le Collège King’s, devenu l’Université King’s, accueille maintenant ses propres activités pour célébrer la fierté gaie, organisées par son groupe d’étudiants SPEAK, qui signifie Sexuality, Pride and Equality Alliance at King’s, ou alliance de la sexualité, de la fierté et de l’égalité à l’Université King’s.
Les Albertains et les Canadiens doivent beaucoup aux efforts que Delwin Vriend a déployés avec humilité et courage pour défendre ses principes. Nous avons une statue de Nellie McClung et des autres femmes du groupe des Célèbres cinq tout près de cet édifice. On peut voir le portrait de Viola Desmond sur les billets de 10 $. Cependant, il n’y a pas de statue ni de portrait de Delwin Vriend, qui a défendu les droits de la personne de manière tout aussi héroïque. Il n’y voit probablement aucun inconvénient. Il n’a jamais cherché à se faire remarquer. Il a même tout fait pour éviter d’attirer l’attention sur lui. Il a quitté le Canada il y a plusieurs années afin de travailler comme informaticien, d’abord dans la Silicon Valley, puis à Paris. Delwin Vriend a toujours compris qu’il ne luttait pas que pour lui, mais pour nous tous :
Même pendant cette lutte, nous ne voyions pas cela seulement comme une lutte pour l’inclusion des gens de diverses orientations sexuelles. C’était tellement plus que cela. La décision dit qu’on ne peut pas exclure les gens. Cela veut dire que tous les Canadiens sont égaux et qu’il faut les inclure.
Vingt-cinq ans plus tard, lorsque nous voyons encore une montée des réactions hostiles à l’égard des droits des personnes homosexuelles et des personnes transgenres partout sur le continent, lorsque nous voyons l’horrible persécution de la part des gouvernements de pays comme la Hongrie, l’Ouganda et l’Afghanistan, lorsque nous voyons des pays comme l’Italie limiter les droits des membres de la communauté LGBTQ, nous ne devons jamais oublier que l’arrêt Vriend portait essentiellement sur la reconnaissance de la dignité, de l’humanité et des droits civiques des Canadiens homosexuels.
En ce vingt-cinquième anniversaire, alors que nous avons récemment vu des manifestants haineux faire le piquet devant des spectacles de drag queens en Colombie-Britannique et des brutes homophobes klaxonner dans les rues d’Ottawa et menacer les commissaires d’école d’Ottawa, je voudrais vous laisser, chers collègues du Sénat, avec ces mots de mon amie, la juge Julie :
C’est le devoir des citoyens de surveiller leur gouvernement. C’est le devoir des citoyens de faire les choses, même quand c’est difficile. La Constitution ne se concrétise pas toute seule. Nous devons le faire nous-mêmes.
En tant que sénateurs, nous avons le devoir de surveiller le gouvernement et de lui demander des comptes, de protéger la Constitution et la Charte, de nous ériger en rempart contre la tyrannie de la majorité et de défendre les droits des Canadiens, même, et surtout, lorsque c’est impopulaire. Il est particulièrement important de s’en souvenir aujourd’hui, à l’occasion du Yom ha-Choah, la journée de commémoration de l’Holocauste, où nous nous souvenons des 6 millions de Juifs morts à cause de la haine qui s’est déchaînée, ainsi que des milliers d’homosexuels persécutés, emprisonnés et assassinés par le régime nazi pétri de haine.
En ce 25e anniversaire, je tiens à remercier tous ces remarquables habitants d’Edmonton qui se sont battus avec tant d’acharnement, de courage et de succès en faveur de l’égalité et de la justice pour tous les Canadiens. En outre, je souhaite également demander aux sénateurs de faire tout ce qu’ils peuvent pour veiller à ce que le gouvernement tienne les promesses contenues dans son propre discours du Trône et continue à faire du Canada un symbole des droits des homosexuels et des droits de la personne en général dans le monde entier. Nous sommes tous les gardiens et les jardiniers de l’arbre vivant qu’est notre constitution. Nous devons veiller à l’entretenir et à la protéger.
Merci et hiy hiy.