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Les préoccupations continues concernant l'agriculture canadienne, les milieux humides et la réaffectation des terres forestières

Interpellation--Suite du débat

13 juin 2024


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet de l’interpellation no 16, lancée par le sénateur Rob Black, attirant l’attention du Sénat sur les préoccupations que continuent de susciter la réaffectation des terres agricoles, des terres humides et des terres forestières du Canada, ainsi que la possible insécurité alimentaire, économique et sociale découlant de la capacité de production réduite de produits agricoles, de pâturages, de produits forestiers et d’aliments, tant à l’échelle nationale qu’internationale.

Aujourd’hui, au Canada, la plupart des événements publics commencent par une reconnaissance du territoire : un rappel précis, parfois puissant, que le pays se trouve sur les terres traditionnelles des nations autochtones, qui ont été les premiers habitants de ce territoire.

Je tiens à commencer ce discours par une forme différente, mais connexe, de reconnaissance. Je veux reconnaître la terre sur laquelle nous sommes assis, le sol qui donne vie à nos forêts boréales, à nos prairies, à nos cultures, à nos jardins. Je veux que nous reconnaissions la couche fragile et essentielle de terre arable qui est peut-être la ressource naturelle la plus importante et la moins valorisée du Canada.

Autrefois, nous comprenions la dette que nous avions envers la terre qui nous donnait la vie, envers ce que de nombreuses cultures appelaient notre terre mère. Le nom d’Adam, le premier homme de la Bible, vient du mot hébreu adamah, qui signifie terre ou sol. La tradition juive enseigne que Dieu a façonné l’homme à partir du sol, qu’il l’a fait de la terre.

Le mot « humain », que nous utilisons pour nous décrire, vient du mot latin humus, qui signifie « terre ». Les Romains de l’Antiquité reconnaissaient eux aussi le sens numineux de notre relation avec le sol.

Je suis originaire du territoire du Traité no 6, l’un des foyers traditionnels des Cris, qui ont pour légende une grande inondation qui a balayé toutes les terres. Divers animaux ont tenté de plonger au fond de l’eau pour en extraire un peu de boue qui servirait à reformer la terre. Ces divers animaux ont essayé en vain, jusqu’à ce qu’un courageux petit rat musqué plonge profondément dans les eaux et remonte à la surface avec une poignée de boue, manquant de se noyer dans sa tentative. C’est le courage de ce petit rat musqué, nous dit-on, qui a permis au monde terrestre de prendre un nouveau départ.

Pourtant, au fil des générations et des siècles d’urbanisation et d’industrialisation, beaucoup d’entre nous ont oublié leurs racines et le sol qui leur a donné la vie. Sans vouloir exagérer, on le traite comme une saleté.

L’ironie est la suivante : nos villes ont tendance à être construites là où les terres sont les plus fertiles. C’est logique. Il en est ainsi depuis que l’humanité a construit des villes sur les rives du Tigre, de l’Euphrate, du Nil, de l’Indus, du fleuve Jaune. C’est tout à fait logique. En passant du stade de chasseurs à celui d’agriculteurs puis de citadins, nous nous sommes installés sur les terres les plus aptes à nous nourrir. Or, en construisant nos villes, nous avons recouvert certains des sols les plus riches de la planète.

Lorsque les colonisateurs et les colons sont arrivés au Canada, ils ont fait la même chose, construisant des villes à proximité des terres les plus fertiles de ce nouveau monde, puis directement sur celles‑ci. Nous continuons à le faire, en construisant des lotissements, des centres commerciaux, des usines, des aéroports, des campus universitaires et des autoroutes sur certaines des terres agricoles les plus précieuses et sur d’autres ressources foncières importantes, qu’il s’agisse de zones humides ou de forêts. Mais cela a un coût.

Le Canada est immense. Regardez une carte — tout ce rose. Pourtant, seulement 5 à 7 % de notre territoire sont considérés comme des terres agricoles de premier choix, propices à la culture. En d’autres termes, seulement 6,8 % du territoire du pays est actuellement cultivé. Ce chiffre peut vous surprendre. Le Canada semble si vaste, mais une fois que l’on soustrait le Bouclier canadien, la fondrière boréale, les montagnes Rocheuses, la toundra arctique, le pergélisol et tous les lacs, eh bien, il n’y a tout simplement pas beaucoup de sols où l’on peut cultiver des aliments ou faire l’élevage de bétail et de moutons.

Un tiers complet des terres arables au Canada se trouve dans ma province, l’Alberta. Pourtant, entre 2011 et 2020, quelque 52 000 hectares de terres agricoles albertaines de premier choix ont été retirés de la production agricole, principalement pour faire place à des infrastructures urbaines et à des projets de construction de logements. Si l’étalement urbain aux alentours de Calgary et d’Edmonton fait disparaître un grand nombre de bonnes terres agricoles, le rythme du développement en Alberta n’est rien à côté de ce que l’on observe dans la région du Grand Toronto, où des terres agricoles jusqu’à Guelph ont absorbées par des projets d’ensemble domiciliaire.

Lorsque les membres du Comité de l’agriculture et des forêts ont travaillé sur leur récent rapport sur le sol, j’ai appris un nouveau terme : « imperméabilisation des sols ». Or, ce n’est pas le genre d’imperméabilisation que l’on pratique à Terre-Neuve — je demande pardon à collègues du Comité de l’agriculture et des forêts.

L’imperméabilisation des sols est un euphémisme pour dire que l’on recouvre les sols d’une matière imperméable, comme le béton ou l’asphalte. Le problème est non seulement que l’imperméabilisation des sols rend les terres non cultivables, mais aussi qu’elle nuit à la capacité du sol d’accomplir ses fonctions écologiques. Les sols sains contribuent à filtrer, à purifier et à stocker l’eau. Les sols sains sont plus résistants à la sécheresse et à l’érosion, et ils sont mieux à même d’absorber l’eau en cas d’inondation. Ce sont des puits de carbone naturels, qui sont essentiels à nos efforts visant à atténuer les répercussions des changements climatiques. Les sols abritent plus de 25 % de la biodiversité de la planète : un gramme de sol sain et vivant contient plus de 40 000 organismes différents, qui sont essentiels aux processus biogéochimiques qui rendent possible toute vie sur terre.

L’imperméabilisation des sols met fin à presque tous ces processus. Quand on imperméabilise la couche arable avec de l’asphalte ou du béton, on fragmente les habitats des sols et on provoque une perte de biodiversité. Les sols imperméabilisés ne peuvent pas absorber l’eau, ce qui entraîne une augmentation du ruissellement et des inondations. L’imperméabilisation peut influencer profondément la circulation de l’eau, ce qui nuit également à la capacité naturelle des sols de purifier l’eau. Les sols imperméabilisés ne peuvent pas accomplir leurs fonctions de régulation du climat ou de séquestration du carbone, et, plus on imperméabilise de sols, plus on accélère le rythme des changements climatiques et du réchauffement de la planète.

Il ne s’agit pas seulement d’asphalter des terres agricoles. En effet, certains des impacts environnementaux les plus désastreux de l’imperméabilisation des sols se produisent lorsque nous recouvrons des zones humides et des tourbières, ou lorsque nous abattons des arbres pour construire des immeubles d’habitation ou des usines.

Franchement, je pense que nous aurions aimé parler plus longuement de l’étalement urbain et de l’imperméabilisation des sols dans notre nouveau rapport Terrain critique sur la santé des sols, mais nous avons été confrontés à un dilemme constitutionnel, le même que celui auquel je suis confrontée lorsque je lis le libellé de cette interpellation.

L’aménagement du territoire ne relève pas de la compétence fédérale. C’est le rôle des provinces, et encore plus celui des municipalités, des villes et des comtés qui tirent leur autorité des provinces. Il n’appartient tout simplement pas au gouvernement fédéral — ni au Sénat — de dire aux municipalités où elles doivent construire leurs lotissements, leurs centres commerciaux et leurs routes.

À l’heure où le Canada manque cruellement de logements et où de nombreux Canadiens de la classe moyenne n’ont plus les moyens d’habiter les villes et se réfugient dans les banlieues pour tenter de trouver une maison qu’ils puissent réellement acheter, la pression exercée sur les municipalités pour qu’elles autorisent l’étalement urbain est très forte.

De nouveaux défis se posent également dans les régions rurales du Canada. Alors que nous nous efforçons d’abandonner les combustibles fossiles, on observe une nouvelle demande d’énergie solaire et éolienne, et même de biodigesteurs à l’échelle industrielle. Cette énergie verte et propre est nécessaire, en particulier dans les Prairies, où l’énergie hydroélectrique n’est tout simplement pas envisageable, mais il faut trouver un équilibre afin de ne pas bâtir ces nouvelles infrastructures électriques essentielles sur nos meilleures terres agricoles ou sur nos zones riveraines les plus importantes.

Pourtant, nous devons nous méfier des politiciens qui cherchent à empêcher la construction de nouveaux parcs solaires et éoliens au nom de la protection de l’environnement, mais qui encouragent et valorisent la production pétrolière et gazière, qui est, à sa manière, bien plus polluante et toxique pour les sols. Cette hypocrisie pourrait être comique si les enjeux n’étaient pas aussi importants.

Il s’agit là encore de questions qui doivent être laissées entre les mains des provinces, des comtés et des municipalités, mais rien ne nous empêche de leur offrir quelques conseils. Les Canadiens font face à trois défis, voire des crises, qui sont étroitement liés. D’abord, nous devons préserver nos terres agricoles de choix au nom de la sécurité alimentaire et pour que les aliments restent abordables. Parallèlement, nous devons créer davantage de logements — des logements abordables — afin que les jeunes Canadiens, les nouveaux Canadiens et tous les autres Canadiens puissent se loger. Enfin, nous devons passer à l’énergie verte, même si cela signifie de bâtir des infrastructures d’énergie verte sur des terres rurales.

Nous devons donc faire preuve de créativité, qu’il s’agisse de construire sur des terrains abandonnés, d’encourager l’aménagement d’espaces urbains vacants à des prix abordables ou simplement de procéder à un aménagement intelligent du territoire qui permet d’équilibrer les besoins en concurrence des municipalités. Peut-être que cette interpellation — ainsi que la mienne sur le rôle des municipalités dans la Confédération — pourra contribuer à susciter des discussions importantes, qui n’ont que trop tardé.

Je tiens à remercier notre collègue Rob Black d’avoir lancé cette interpellation et d’avoir fait de moi une sorte d’« apôtre des sols ». Sa passion pour ce sujet est contagieuse et elle a été une source d’inspiration pour beaucoup d’entre nous dans cette enceinte.

Ce dont les Canadiens ont besoin, c’est de trouver le courage et la détermination de l’infatigable rat musqué pour nous accrocher fermement au sol qui nous donne la vie et pour reconnaître la terre à laquelle nous devons tous tellement. Hiy hiy.

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