LE SÉNAT — Question de privilège
Report de la décision de la présidence
16 juin 2020
Honorables sénateurs, je soulève la question de privilège parce que, selon l’article 13-1 du Règlement, mes droits et ceux de tous les honorables sénateurs de participer pleinement aux débats et aux délibérations du Sénat ne sont pas respectés en ce moment. Le Sénat s’est réuni quatre fois seulement depuis la mi-mars pour approuver des projets de loi, et nous voilà de nouveau réunis aujourd’hui dans cette enceinte en l’absence de mesures qui permettraient la pleine participation de tous les sénateurs.
Les leaders au Sénat ont accepté de reprendre les séances dites normales, notamment l’étude des articles inscrits au Feuilleton, afin de débattre d’affaires non gouvernementales et non urgentes. Dans ces circonstances, il est impossible de respecter notre serment, de porter un jugement approprié ou de procéder à un second examen objectif des mesures législatives ou d’autres questions sans une étude appropriée, un examen approfondi ou un accès adéquat aux ressources du Sénat.
Au début de la crise, on a conclu un accord troublant, mais compréhensible, afin de limiter les débats aux projets de loi d’urgence présentés par le gouvernement pour venir en aide aux Canadiens et de restreindre le nombre de sénateurs autorisés à participer aux délibérations pour protéger leur santé. Toutefois, la technologie pourrait changer cette situation; d’ailleurs, cela aurait déjà dû être fait.
Aujourd’hui, de nombreux sénateurs sont dans l’incapacité de participer à nos travaux. C’est une chose de demander aux sénateurs d’étudier un projet de loi d’urgence, mais c’en est une complètement différente de reprendre les séances dites normales sans que tous les sénateurs aient la capacité d’y prendre part.
On demande aux sénateurs — on leur dit en fait — soit de rester chez eux, soit de siéger à tour de rôle au Sénat avec d’autres membres de leur groupe. Sans l’infrastructure qui permettrait aux sénateurs de participer à distance au débat des mesures législatives non urgentes, on empêche en réalité tous les sénateurs d’exercer leur droit de représenter leur région et les habitants de leur région et de participer aux travaux du Sénat.
Je sais que les leaders ont également convenu qu’il n’y aurait pas de votes officiels, mais il n’y a absolument rien qui empêche un sénateur de demander un tel vote ou de prévoir une telle démarche. Or, il ne devrait y avoir aucun vote quand un si grand nombre de sénateurs se voient empêchés d’exercer leur droit fondamental.
La légitimité des actions du Sénat dans le cadre de l’arrangement actuel soulève d’autres questions. En cas de votes par appel nominal sur des questions découlant du Feuilleton, qu’en sera-t-il du vote des sénateurs qui ne sont pas sur place? Comment peut-on demander à un collègue de voter pour nous, selon notre conscience, en notre absence? Les sénateurs ne sont-ils pas tenus de voter selon leur conscience et pour leur région?
À l’heure actuelle, en raison des restrictions imposées par les provinces sur les déplacements ou pour des questions de santé, certains sénateurs n’ont pas la possibilité d’entrer dans cette enceinte ou d’assister à de futures séances. Si un sénateur de l’Île-du-Prince-Édouard devait venir au Sénat pour faire son travail, il serait obligé de s’isoler pendant 14 jours ici et, à nouveau, à son retour chez lui, ce qui l’empêcherait de revenir pour une autre séance pendant cette période.
D’autres provinces et territoires imposent des restrictions semblables. Même s’il est embarrassant qu’aucune mesure n’ait été prise pour accommoder nos collègues, cela constitue surtout un dangereux précédent.
Selon le serment que nous prêtons lors de notre entrée en fonction au Sénat, nous devons assister aux séances en passant outre à toute difficulté ou excuse. Pour bon nombre de nos collègues, cela signifierait enfreindre la loi. Nous devons donc leur fournir la possibilité d’être ici, même de façon virtuelle.
À la Chambre des communes, les députés ont commencé à tenir des séances hybrides le 27 mai. Au Royaume-Uni, la Chambre des lords siège depuis le mois d’avril et commencera à tenir des votes et des débats à distance cette semaine. En fait, de nombreux Parlements ailleurs dans le monde ont trouvé des moyens de siéger il y a des mois déjà. Pourquoi sommes-nous tellement à la traîne? Pourquoi a-t-on soudainement décidé qu’il fallait siéger sans prendre les mesures appropriées?
Pourquoi n’adoptons-nous pas la même infrastructure et les mêmes outils technologiques que la Chambre? Nous traitons de questions complexes qui entraînent des coûts très élevés. Par exemple, le directeur parlementaire du budget a récemment indiqué que, cette année, le déficit fédéral devrait atteindre 252 milliards de dollars en raison de la pandémie de COVID-19, une somme incroyable dépensée sans aucune surveillance ou presque.
Devrions-nous débattre de la prolongation de la Prestation canadienne d’urgence, de ceux qui en bénéficient, de son coût et de sa durée? Toutes ces questions méritent un second examen objectif.
Voici ce que dit l’article 13-1 du Règlement du Sénat :
Une atteinte aux privilèges d’un seul sénateur cause un préjudice à tous les sénateurs et entrave le fonctionnement du Sénat. Le maintien des privilèges du Sénat incombe donc à chaque sénateur et doit être discuté en priorité.
Dans le Règlement du Sénat, le privilège est défini comme suit :
Droits, pouvoirs et immunités particuliers à chaque Chambre collectivement, et aux membres de chaque Chambre individuellement, faute desquels il leur serait impossible de s’acquitter de leurs fonctions. Ils dépassent ceux dont sont investis d’autres organismes ou particuliers.
Les privilèges sont notamment « la liberté de parole » et « la protection contre l’obstruction et l’intimidation ». Or, les limitations physiques actuelles constituent une forme d’obstruction.
Honorables sénateurs, seulement 33 sénateurs, en ne comptant pas le Président, peuvent être présents dans cette enceinte pour participer aux débats. Compte tenu de cette situation, on empiète sur mon droit, à titre de sénatrice, de débattre avec mes collègues. Cette obstruction fondamentale qui empêche l’exercice de notre privilège parlementaire crée un précédent particulièrement dangereux pour l’institution qu’est le Sénat. On limite la liberté des sénateurs de débattre et on les empêche de s’acquitter de l’obligation de représenter leurs régions respectives.
Il est impératif d’adopter des changements qui nous permettront de tenir des séances hybrides. Tous les sénateurs ont le droit de débattre et de voter, particulièrement en ce qui concerne les affaires qui n’émanent pas du gouvernement ou les motions qui visent à modifier substantiellement le fonctionnement du Sénat à l’égard de ses obligations constitutionnelles.
Dans sa forme actuelle, le Sénat n’est pas représentatif et il ne respecte pas ses obligations envers l’ensemble des sénateurs. Bref, il fonctionne de manière non parlementaire.
Votre Honneur, je recommande que vous examiniez la possibilité que nous siégions uniquement pour débattre des affaires urgentes émanant du gouvernement ou que nous ne siégions pas du tout et certainement que nous n’étudiions aucune autre question inscrite à l’ordre du jour tant qu’on n’aura pas trouvé une formule appropriée pour permettre la tenue de séances hybrides ou de séances permettant la participation de l’ensemble des sénateurs. Merci.
D’autres sénateurs veulent-ils intervenir à ce sujet? Sinon, je prendrai la question en délibéré.