La Loi sur la radiodiffusion
Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat
28 juin 2021
Honorables sénateurs, avant que nous fassions notre pause, je parlais de l’importance de mettre à jour la réglementation afin qu’elle reflète la réalité d’Internet, une plateforme ouverte qui offre des choix et la liberté d’expression, dans le respect des lois, et de la nécessité de protéger cette réalité.
Chers collègues, sommes-nous inquiets quant à notre identité au point d’être prêts à renoncer à notre droit à la libre expression et à la diversité d’opinions pour que le gouvernement décide du contenu canadien politiquement acceptable que nous pourrons voir? Nous devrions célébrer le talent, la créativité et la réussite des Canadiens sur la scène internationale. Nous devrions moderniser la Loi sur la radiodiffusion de façon à donner aux créateurs de contenu canadiens tous les outils dont ils ont besoin, peu importe s’ils produisent ou pas un type de contenu canadien qui serait prédéfini. Imaginez si on demandait aux acteurs canadiens de ne jouer que dans des films tournés au Canada ou dans des films où il n’y a que des polices montées, du sirop d’érable ou des montagnes. Ne devrions-nous pas demander aux Canadiens s’ils veulent qu’Internet soit réglementé de cette façon? Je crois que, dans le contexte du projet de loi C-10, la réponse des Canadiens serait sans équivoque : « Non, merci. »
La plupart des jeunes Canadiens utilisent Internet pour consulter l’actualité ou se divertir. Certains en font même un choix de carrière. La plupart des gens veulent être libres de choisir ce qu’ils regardent et libres de dire ce qu’ils veulent. Oui, rendons les algorithmes des géants du Web plus transparents, et pas seulement plus canadiens, quoi que cela signifie, mais ne brimons pas, ce faisant, la liberté d’expression. Les géants du Web ne versent pas aux producteurs culturels canadiens leur juste part de revenus. Il existe néanmoins une solution claire à ce problème : il suffit de faire payer de l’impôt aux géants du Web et de redistribuer les impôts perçus.
Je répète que si ce projet de loi devient loi, il changera l’apparence du contenu Internet et, nul doute, de ce que l’on publie en ligne. La question consiste à déterminer qui décide et définit ce que l’on entend par contenu canadien en ligne et ce qui sera ou ne sera pas suggéré sur vos écrans, parce que si l’on fait passer devant une certaine catégorie de contenu, d’autres catégories de contenu se retrouvent inévitablement plus loin derrière. Cela n’équivaut pas à de la réglementation; c’est de la censure.
Notre collègue et leader du Groupe des sénateurs canadiens, Scott Tannas, a employé une vieille expression de l’Ouest du Canada pour décrire la réponse du Sénat face à l’attitude irrespectueuse du gouvernement à son égard : « Votre mauvaise planification ne constitue pas une urgence pour moi. » Nous avons bel et bien le temps de bien faire les choses. Faisons ce qui s’impose, menons des consultations, tentons de parvenir à un consensus et apportons les changements voulus pour soutenir les Canadiens créatifs. Je demande au gouvernement de reprendre le projet de loi à zéro et de nous en présenter un nouveau mûrement réfléchi. Alors, nous pourrons étudier adéquatement un meilleur projet de loi C-10 et d’autres mesures législatives connexes.
Il est de notre devoir de fournir un second examen objectif. Cependant, le gouvernement n’a pas un bon bilan en ce qui concerne l’acceptation des amendements du Sénat. Nous recevons beaucoup trop de projets de loi qui ont besoin non seulement d’être amendés, mais qui auraient aussi besoin d’être revus et réécrits avant même qu’ils nous soient présentés. Les projets de loi doivent respecter la Charte. Il ne revient pas aux tribunaux de faire le gros du travail que le gouvernement devrait effectuer avant même de présenter un projet de loi. C’est de la paresse, mais surtout, cela usurpe nos droits et nos responsabilités en tant que parlementaires.
Le regretté député libéral Reg Alcock a peut-être été le canari dans la mine lorsqu’il a averti les Canadiens que les politiciens se méfient toujours de l’impact d’Internet. Voici ce qu’il a dit :
Les technologies de l’information changent le rapport de force. Elles ont changé le rapport de force dans la société de même qu’à Ottawa — et tout est une question de pouvoir à Ottawa [...] Ce qui ne peut être changé, on tente désespérément de contrôler [...]
Ces projets de loi sont entièrement axés sur le contrôle.
Honorables sénateurs, je vous prie de reconsidérer la question. Il s’agit d’une approche imprudente. Pensez aux conséquences qu’il y aura lorsque ce sera au tour de quelqu’un d’autre d’être au pouvoir et que ce sera des gens qui ne partagent pas votre avis qui prendront les décisions.
Merci, honorables sénateurs.
Honorables sénateurs, comme le sénateur Dawson, parrain du projet de loi C-10, l’a mentionné la semaine dernière, nous devons mettre à jour la Loi sur la radiodiffusion, ce qui n’a pas été fait depuis 30 ans. Cet examen s’impose donc depuis longtemps.
Nous avons une rare occasion d’améliorer la Loi sur la radiodiffusion et ses effets sur les Canadiens. J’ai trois préoccupations précises et j’ai l’intention de présenter des amendements au projet de loi sur les éléments suivants :
Le premier amendement vise à empêcher CBC/Radio-Canada d’annuler des bulletins de nouvelles locaux diffusés à l’heure du souper sans autorisation sous peine d’une amende de 2 millions de dollars par jour; le deuxième amendement vise à interdire le contenu commandité sur les ondes de CBC/Radio-Canada; et le troisième amendement vise à accroître la transparence de CBC/Radio-Canada afin de garantir qu’il n’y a pas d’écart de salaire entre hommes et femmes au sein du personnel en onde.
Honorables sénateurs, le premier amendement corrigera une situation qui s’est présentée au début de la pandémie en mars 2020, quand CBC/Radio-Canada a annulé de nombreux bulletins de nouvelles locaux diffusés à l’heure du souper, ce qui était en violation directe de sa licence de radiodiffusion. Au titre de la licence accordée par le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes, ou CRTC, à CBC/Radio-Canada, le diffuseur public s’était engagé à diffuser au moins sept heures de programmation locale par semaine, les seules exceptions étant les événements sportifs spéciaux et les jours fériés. Qui plus est, le CRTC a souligné que CBC/Radio-Canada ne pouvait pas faire passer à moins de sept le nombre d’heures de programmation locale qu’elle est tenue de diffuser sans l’accord du conseil à la suite d’un processus public. CBC/Radio-Canada a tout simplement fait fi de ces exigences et elle a annulé des bulletins de nouvelles locaux diffusés en soirée sans consultation publique ni l’approbation du CRTC.
À l’Île-du-Prince-Édouard, les aînés représentent un fort pourcentage de la population, et les connexions Internet figurent parmi les pires au Canada, ce qui a grandement compliqué la diffusion de l’information sur les mesures à suivre pendant la pandémie. Les stations de radio locales et les journaux locaux ont contribué à la diffusion de l’information, mais l’émission CBC Compass est le seul bulletin de nouvelles produit dans la province. La population a le droit de s’attendre à être bien renseignée en tout temps par le diffuseur public, particulièrement pendant une situation d’urgence comme la pandémie. Malgré cela, la télévision de la CBC a laissé tomber les habitants de l’Île-du-Prince-Édouard pendant cette période de crise, un geste qui était la conséquence directe d’une décision prise au siège social de la CBC, à Toronto.
Quand les habitants de l’île se sont plaints, nous avons découvert que, malgré les promesses faites par la CBC pour le renouvellement de sa licence de radiodiffusion et les conditions que lui avait imposées le CRTC, rien n’a empêché la CBC d’agir comme elle l’entendait, et ce, sans subir de pénalité. Autrement dit, le CRTC ne disposait d’aucun mécanisme pour forcer la CBC à respecter les conditions établies pour l’attribution de sa licence de radiodiffusion.
Honorables sénateurs, voici la situation. La CBC demande une licence de radiodiffusion au CRTC; le CRTC tient des audiences publiques, et des milliers de Canadiens bien intentionnés font des suggestions visant à améliorer la CBC; la CBC prend toutes sortes d’engagements à propos de ce qu’elle fera et ne fera pas, et le CRTC se fonde sur les audiences pour imposer des conditions à l’attribution de la licence. Or, tout cela n’est que mascarade, chers collègues. Le CRTC doit attribuer la licence de radiodiffusion à la CBC, il ne peut pas faire autrement. En effet, le paragraphe 24(2) de la Loi sur la radiodiffusion indique que le conseil ne peut pas suspendre ou révoquer la licence attribuée à la CBC, « sauf avec son consentement ou à sa demande ». Autrement dit, le CRTC peut seulement révoquer la licence de CBC/Radio-Canada si elle accepte que sa licence soit annulée. Qui plus est, le CRTC n’inflige aucune pénalité à la société d’État si elle ne respecte pas les engagements ou les obligations qu’il lui a fixées.
Comme premier amendement, je propose que CBC/Radio-Canada encoure une pénalité quand elle ne respecte pas sa promesse à l’égard des Canadiens et du CRTC. Chaque jour où CBC/Radio-Canada enfreint son engagement de solliciter l’approbation du CRTC à la suite d’un examen public avant d’apporter un changement dans son entente de licence, une amende de 2 millions de dollars lui sera infligée. Cet argent devra être versé à des bibliothèques publiques qui sont dans les régions touchées.
Chers collègues, comme deuxième amendement, je propose d’interdire tout contenu commandité à CBC/Radio-Canada. On entend par contenu commandité de la publicité déguisée en nouvelles. Pour une foule de raisons évidentes, CBC/Radio-Canada, le radiodiffuseur national — qui touche plus de 1,2 milliard de dollars annuellement en subventions du gouvernement du Canada — devrait, par souci d’intégrité, laisser les recettes tirées du contenu commandité aux entreprises médiatiques privées.
Finalement, chers collègues, je propose comme troisième amendement de garantir l’équité salariale entre les employés masculins et féminins de CBC/Radio-Canada qui travaillent en onde. Cet amendement donne suite à la recommandation 6 que le Comité sénatorial permanent des transports et des communications a publiée en 2015. Je cite :
Que CBC/Radio-Canada soit plus transparente dans son fonctionnement, et tout particulièrement en matière de divulgation de ses données financières, de ses approvisionnements et de ses contrats, ainsi que de ses salaires, et qu’elle s’assure que l’information divulguée soit facilement accessible au public.
Pendant des années, CBC/Radio-Canada a refusé de divulguer les salaires, en tenant des propos très semblables à ceux de la British Broadcasting Corporation, ou BBC, lorsqu’on lui a présenté une recommandation similaire. En 2014, un porte-parole de CBC/Radio-Canada a déclaré : « Étant donné la concurrence qui règne dans notre milieu, les informations de ce genre ne sont pas rendues publiques. »
En 2016, au sujet des renseignements sur les salaires, un porte-parole de la BBC a indiqué :
La BBC évolue dans un marché concurrentiel et cela n’aiderait pas la BBC à retenir le talent que le public adore.
Évidemment, après que la BBC ait été forcée de publier les salaires de ceux qui gagnaient plus de 150 000 £, un écart énorme entre les hommes et les femmes a été révélé. Une employée de la BBC aurait dit :
En 2017, juste avant que la BBC publie les salaires supérieurs à 150 000 £, on m’a appelée pour m’offrir sans que je m’y attende une hausse de salaire immédiate. Il est devenu évident que pendant près de trois ans, j’avais côtoyé un homme qui faisait un travail identique au mien, en gagnant des dizaines de milliers de livres de plus que moi [...]
Une autre femme a déclaré :
Je suis une animatrice primée ayant plus de 20 ans d’expérience. En 2014, on m’a offert un contrat pour animer une émission phare sur les arts. Dans le cadre de la recherche du nouvel animateur, deux hommes sans expérience en radiodiffusion ont aussi été mis à l’essai; leur cachet par épisode était 25 % plus élevé que le mien. Puis, j’ai découvert que l’animateur recevait 50 % de plus que moi par épisode [...]
En fait, CBC/Radio-Canada a commencé à rendre publique une partie de l’information, mais elle ne s’est pas montrée aussi transparente que la BBC. La BBC nomme la personne, l’émission pour laquelle elle travaille et le salaire qu’elle reçoit à 5 000 £ près. CBC/Radio-Canada est loin de publier des renseignements aussi précis; elle révèle un nombre de personnes par échelon salarial de 50 000 $, assorti d’une moyenne pour l’échelon.
Par exemple, nous savons que l’animateur de « Today » à la BBC Nick Robinson gagne un salaire de 295 000 £ à 299 000 £. À CBC/Radio-Canada, tout ce que nous savons, c’est que cinq employés en ondes gagnent un salaire de plus de 300 000 $, avec une moyenne salariale de 342 518 $. Nous ne savons pas de qui il s’agit.
Y a-t-il un écart salarial entre les sexes au sein du personnel en ondes de CBC/Radio-Canada? Nous ne le savons pas, mais si la société faisait preuve de la même transparence que la BBC, il serait possible de régler la question.
Ce dernier amendement exigerait que CBC/Radio-Canada respecte la norme établie par la BBC et révèle tous les salaires. De plus, comme nous ne voulons pas demander à quiconque de faire quelque chose que nous ne ferions pas, la société serait tenue de publier les salaires de plus de 160 000 $ par année, ce qui correspond à ce que les sénateurs gagnent en ce moment.
Chers collègues, je vous demande d’appuyer ces amendements et je vous remercie de votre attention.
Sénateur Downe, il vous reste du temps de parole. Accepteriez-vous de répondre à une question?
Oui.
Sénateur Downe, vos recherches vous ont‑elles permis de déterminer si ce qui suit est toujours le cas à CBC/Radio-Canada? Lorsqu’on lui demande de fournir des renseignements qui pourraient prouver la présence d’écarts salariaux, la société retient-elle toujours cette information en invoquant le même argument qu’elle utilise depuis longtemps, soit que cette information doit demeurer privée, car sa divulgation risquerait de miner l’indépendance des journalistes? Les règles semblent plutôt incertaines.
Il est évident de CBC/Radio-Canada divulgue la fourchette salariale de certains talents hors d’ondes, notamment la présidente et divers vice-présidents, de sorte qu’il est facile de les connaître. Toutefois, le salaire des talents en ondes est complètement inconnu. Par exemple, nous ignorons si les nouveaux responsables des émissions de débats politiques à Ottawa gagnent plus ou moins que ce que gagnait Don Newman, qui a assumé cette fonction pendant des années. J’estime que nous devrions savoir cela, et que nous devrions respecter la même norme que la BBC.
Le sénateur Downe accepterait-il de réponse à une question?
Oui.
Sénateur Downe, je ne doute pas que vous soulevez un argument juste, et je suis très sensible au problème de discrimination fondée sur le sexe en ce qui concerne l’échelle salariale des employés, qu’ils travaillent à CBC/Radio-Canada ou au gouvernement fédéral. Je me demande simplement comment vous pouvez situer votre amendement dans le contexte du projet de loi C-10, puisqu’il me semble en dépasser largement la portée.
Évidemment, comme vous le savez, madame la sénatrice, le nom du projet de loi est « projet de loi C-10, Loi modifiant la Loi sur la radiodiffusion et apportant des modifications connexes et corrélatives à d’autres lois », donc l’amendement est certainement recevable. Puisque c’est la première fois en 30 ans que nous avons la chance d’évaluer la Loi sur la radiodiffusion, c’est l’occasion d’éliminer ce qui pose peut-être problème. Nous constaterions peut-être, après la divulgation, qu’il n’existe pas de problème. Quoi qu’il en soit, laissons entrer la lumière.
Sénateur Downe, je comprends votre argument dans une certaine mesure. Cela me rappelle mes débuts comme productrice adjointe à CBC. Toutes les personnes qui occupaient cette fonction étaient de jeunes femmes, comme moi à l’époque. Après avoir comparé nos salaires, nous sommes allées voir notre patron pour exiger une augmentation. Il nous a regardées avec mépris et nous a dit qu’il n’était distingué de la part d’une femme — ce sont les mots qu’il a employés — de comparer les salaires.
La Loi sur la radiodiffusion est un vaste cadre réglementaire qui fournit des directives générales au CRTC. Les aspects précis sur lesquels vous voulez vous pencher, qu’il s’agisse de l’échelle salariale ou du mandat de CBC/Radio-Canada, ne sont pas pris en compte dans la Loi sur la radiodiffusion. Si nous voulions ajouter ce genre d’amendements, il me semble qu’il nous faudrait alors revoir entièrement la loi pour qu’elle encadre bien d’autres aspects de CBC/Radio-Canada. À quel moment pensiez-vous que nous pourrions apporter ces amendements?
Il y aura les audiences du comité, évidemment, et nous aurons une discussion sur toutes ces choses. Comme l’a indiqué le parrain du projet de loi, le problème, c’est que la Loi sur la radiodiffusion n’a pas été examinée depuis plus de 30 ans.
Parlons de mon premier amendement. Les Prince-Édouardiens ont appris que CBC avait décidé de ne plus diffuser le bulletin de nouvelles locales à l’heure du souper. Cette décision est survenue au début de la pandémie, alors que les Canadiens ne savaient pas quoi faire. En rentrant chez eux, ils se demandaient si, par mesure de précaution, ils devaient mettre leurs poivrons verts dans la machine à laver. CBC/Radio-Canada a cessé de diffuser certains contenus, ce qui est carrément contraire à sa licence de radiodiffusion et aux engagements que la société a pris envers le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes. Je suis sûr que beaucoup d’entre nous ont lu le livre de Joseph Heller et que nous l’avons tous bien aimé, mais le problème c’est qu’on ne peut rien y faire. Le Conseil accorde la licence, il tient l’audience et ainsi de suite. Ces problèmes doivent être réglés.
Le contenu commandité est un autre problème. Selon moi, CBC/Radio-Canada doit être conseillée par les parlementaires sur la façon dont elle mène ses affaires. La société ne devrait pas diffuser de contenu commandité. Elle ne devrait pas violer sa licence de diffusion. En temps de crise, quand nous en avions le plus besoin, elle a laissé tomber les habitants de l’Île-du-Prince-Édouard. C’est totalement inacceptable.
Tant qu’à y être, parlons du troisième amendement. Nous pourrions également nous demander s’il existe un déséquilibre entre les sexes à CBC/Radio-Canada et y remédier par la même occasion, et je pense que nous pouvons faire tout cela au cours des audiences.
Honorables sénateurs, lorsque j’examine une mesure législative large, complexe et controversée comme le projet de loi C-10, j’essaie de bien garder à l’esprit le problème que le projet de loi tente de régler. Dans ce cas-ci, l’objectif en apparence simple du projet de loi s’avère compliqué. Je suis donc retourné à l’origine du projet de loi, c’est-à-dire l’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunications, qui a été annoncé dans le budget de 2017. Cet examen devait porter sur diverses questions, comme les télécommunications, la création de contenu, la neutralité du Net et la diversité culturelle à l’ère numérique ainsi que sur la façon d’assurer l’avenir des médias canadiens et de la création de contenu. Il avait pour but d’examiner le cadre législatif et les outils existants dans le contexte de l’ère numérique et d’identifier les changements requis pour aider le gouvernement du Canada à atteindre ces objectifs.
Cette annonce faite en 2017 a donné naissance à la commission Yale, comme nous le savons tous, à son rapport, publié en 2020, puis à ce projet de loi. Ainsi, le problème que le projet de loi C-10 vise à régler consiste à définir le cadre législatif d’outils qui assureront l’avenir des médias canadiens et de la création de contenu dans un monde numérique en pleine évolution, au sein d’un pays à la diversité culturelle considérable.
Je veux commencer par faire quelques observations générales sur la réglementation canadienne et quelques réflexions à savoir comment les actions et les déclarations du CRTC témoignent de sa vision de la concurrence. Je parlerai ensuite des plateformes réglementaires sur lesquelles reposent les objectifs du projet de loi C-10 et je terminerai par des questions qui, je l’espère, intéresseront le Comité sénatorial permanent des transports et des communications.
Selon les indicateurs de réglementation des marchés de produits de l’OCDE, le Canada occupe le 35e rang des 38 pays membres de l’organisation à cet égard, devançant seulement la Turquie, la Colombie et le Costa Rica. Ces indicateurs servent à évaluer dans quelle mesure la réglementation favorise ou entrave la concurrence. En fait, selon ce même rapport publié par l’OCDE en 2018, le Canada se classe au dernier rang pour ce qui est du fardeau réglementaire associé aux activités commerciales, un classement prenant en considération le contrôle des prix de détail, les marchés publics, et les réglementations contraignantes.
Étant donné que le Canada est déjà l’un des pays les plus surréglementés au monde, nous devrions simplifier, et non étendre, les régimes de réglementation. Nous ne pouvons pas nous permettre une réglementation plus complexe, d’autres chevauchements, une confusion accrue et un contrôle plus strict. C’est simple : une réglementation trop complexe et lourde limite les investissements dans l’innovation, qui sont vraiment nécessaires pour stimuler la création d’emplois hautement spécialisés, offrir de meilleurs services aux consommateurs à moindre coût et favoriser la réussite de nos exportateurs.
Lorsqu’il a présenté le projet de loi C-10, son parrain a dit quelque chose qui a particulièrement retenu mon attention, à savoir que cette mesure législative :
[…] vise à étendre le régime législatif et réglementaire pour inclure les télédiffuseurs en ligne en confirmant la compétence et le pouvoir réglementaire du CRTC sur ces services.
Je pose donc la question suivante : comment pouvons-nous atteindre cet objectif, soit d’assurer un avenir plus solide aux médias canadiens en ligne et à la création de contenu canadien dans un monde qui se numérise rapidement, et dont les frontières numériques sont de plus en plus poreuses, sans d’abord mettre l’accent sur nos lois fondamentales en matière de protection du droit à la vie privée et de la concurrence? Moderniser ces lois donnera aux Canadiens de meilleurs outils et renforcera l’économie nationale en cette ère numérique. Le projet de loi doit reposer sur ces lois modernisées pour attendre son objectif. Autrement, une réglementation de plus en plus lourde et complexe entraînera d’innombrables conséquences imprévues et continuera de réduire notre capacité de concurrence, au lieu de la renforcer.
Je suis préoccupé par le rythme de la réforme, surtout dans le cadre du projet de loi C-10. Les nombreux organismes de réglementation canadiens ont été lents à réagir aux réalités du marché mondial désavantageant les entrepreneurs et les consommateurs canadiens. Je doute fort qu’ils réagissent plus rapidement si nous augmentons la complexité et la lourdeur de la réglementation.
Sur fond de concurrence mondialisée, le Canada reste à la croisée des chemins en ce qui concerne le rôle du gouvernement dans les secteurs où la technologie, les modèles d’affaires ainsi que les besoins, les habitudes et les attentes des clients changent à un rythme toujours plus rapide. Je m’inquiète de plus en plus de notre stagnation à cette croisée des chemins, alors que de nombreux organismes de réglementation, y compris le CRTC, semblent ignorer et sous-estimer la vitesse et l’importance des forces et de la concurrence du marché mondial. À ceux qui pensent que nous avons déjà connu beaucoup de changements et qu’il est inutile de s’inquiéter, je rappelle les paroles de Bachman-Turner Overdrive : « You ain’t seen nothing yet ».
Si nous devions entrer en concurrence dans ce monde qui se numérise à tout va, il nous faudrait bâtir des marchés concurrentiels. De tels marchés donnent le pouvoir aux consommateurs et incitent les entreprises à être plus innovantes et productives, à améliorer la qualité de leurs produits et à baisser les prix. Les organismes de réglementation entravent la concurrence, notamment en indiquant aux entreprises privées quels services elles doivent offrir et quels investissements elles doivent réaliser.
Si nous analysons les choses sous cet angle, les annonces actuelles et passées du CRTC nous donnent des indices au moins sur certains des éléments à l’origine du projet de loi C-10. Prenons en particulier une récente annonce du CRTC qui indiquait que les Canadiens souhaitaient avoir un meilleur accès à des services sans fil abordables pour les cellulaires et d’autres appareils mobiles. Il va sans dire que cette déclaration du CRTC aurait l’appui de presque tous les Canadiens, mais c’est la suite qui est inquiétante. Le CRTC a fait l’annonce suivante :
C’est pourquoi nous nous attendons à ce que Bell, Rogers, Telus et SaskTel offrent des forfaits à faible coût et à utilisation occasionnelle et en fassent la promotion.
Le CRTC poursuivait en indiquant que ces fournisseurs devaient offrir ces plans d’ici le 14 juillet 2021 et il précisait aussi les forfaits à proposer et les prix maximums pour ceux-ci. Chers collègues, voilà pourquoi nous figurons en tête des pays de l’OCDE en matière d’imposition de mesures réglementaires coercitives, et les mesures de ce genre nuisent à la croissance de la productivité.
Dans un communiqué de presse précédent, mais traitant du même sujet, le président et premier dirigeant du CRTC, Ian Scott, a déclaré ceci :
Bien qu’il y ait des signes encourageants d’une tendance à la baisse des prix, nous devons accélérer la concurrence et la mise en place d’options plus abordables pour les Canadiens.
Nous ne consoliderons pas l’avenir des médias du Canada ni de la création de contenu canadien dans un monde en pleine mutation numérique et de plus en plus concurrentiel à coup de décrets, car c’est à cela que cela revient. Ne serait-ce que pour cette raison, je ne souhaite pas que le CRTC détermine par défaut les changements à apporter à nos lois sur la concurrence.
Jusqu’à présent, chers collègues, je constate que le fardeau réglementaire au Canada est déjà lourd et que le CRTC n’envisage pas la concurrence d’une manière compatible avec le droit de la concurrence dans les pays de l’OCDE ou d’autres pays comparables. Je compare l’approche adoptée par le Canada à celle de l’Australie, du Royaume-Uni et de l’Union européenne, qui ont tous choisi de donner aux principales autorités de réglementation — les organismes de réglementation de la vie privée et de la concurrence — le pouvoir, la capacité et les ressources nécessaires pour intervenir dans tous les marchés faisant face au bouleversement numérique. Ils ont adopté une approche pangouvernementale et ont empêché la fragmentation de la réglementation des plateformes.
Ces juridictions ont reconnu que la création, la collecte et le maintien de données sur les consommateurs peuvent entraîner des innovations sans précédent et générer d’énormes bienfaits, tant pour les consommateurs que pour les entreprises. Toutefois, sans contrôles appropriés en matière de protection des renseignements personnels et de concurrence, les méfaits émergent à un rythme croissant.
De nos jours, comme nous le savons tous, les plateformes numériques menacent l’existence même des médias traditionnels, en raison des réalités actuelles du marché. Disons que vous avez un excellent produit dont vous voulez faire la publicité. Pourquoi payer un radiodiffuseur pour qu’il en fasse la promotion au grand public lorsqu’une plateforme numérique peut diffuser la même publicité précisément aux consommateurs qui cherchent déjà la solution offerte par votre produit? Pas étonnant que la valeur publicitaire des médias de masse a dégringolé et entraîné les salles de nouvelles dans sa chute.
Comment peut-il être possible pour les radiodiffuseurs de survivre tandis que les plateformes numériques ont accès gratuitement à des données qui leur confèrent un puissant avantage en matière de distribution de contenu? Comment peuvent-ils survivre alors qu’elles ne sont encadrées par aucun des règlements auxquels les radiodiffuseurs doivent se conformer? Nos processus législatif et réglementaire ont pris plus d’une décennie à réagir à cette réalité pressante du marché, ce qui est beaucoup trop lent. Nous devons devenir plus agiles. Une des façons d’y parvenir consiste à nous concentrer sur les résultats que la réglementation doit atteindre et à ne pas créer de chevauchements dans les leviers réglementaires. Ce besoin d’une plus grande agilité est une autre raison qui me fait douter de la capacité du projet de loi C-10 d’atteindre les résultats énoncés s’il ne s’assoit pas sur une mise à jour des lois en matière de concurrence et de protection des renseignements personnels.
Je vais citer l’actuel commissaire à la concurrence, Matthew Boswell.
Il a affirmé que la concurrence favorise la croissance économique en poussant les individus et les entreprises :
à optimiser l’usage de leurs ressources, et à innover en concevant de nouvelles façons de faire des affaires et de gagner des clients.
Il a ajouté que la « concurrence ne fait pas que stimuler la productivité, elle améliore également notre compétitivité mondiale et notre niveau de vie ».
Jusqu’à maintenant, de nombreux gros joueurs ont profité de la faiblesse des lois en matière de concurrence et de protection des renseignements personnels. Les grandes entreprises du numérique sont comme des aimants à données personnelles et nous sommes les cibles. Cela leur donne un avantage concurrentiel démesuré. Vous n’avez pas à me croire sur parole; fiez-vous plutôt à celle de Mark Zuckerberg, qui a clairement affirmé dans une fameuse entrevue donnée en 2005 à titre de président directeur de 21 ans de The Facebook, comme cela s’appelait à l’époque, que la plateforme était précisément conçue pour inciter les gens à communiquer des informations qu’ils n’auraient pas partagées autrement. C’est encore le cas à ce jour.
J’espère que vous comprenez pourquoi je pense que le succès et la force des médias canadiens ainsi que de la création et de la distribution de contenu dépendent de la mise à jour des lois en matière de protection de la vie privée de manière à permettre aux consommateurs de reprendre le contrôle de leurs données. Ils dépendent aussi du renforcement des lois sur la concurrence de manière à créer des règles du jeu équitables.
En conclusion, je demande respectueusement à nos collègues du Comité sénatorial permanent des transports et des communications de considérer trois questions pour déterminer quels témoins ils entendront pour les aider à mener leur étude critique du projet de loi et quelles questions ils poseront à ces témoins.
Premièrement, comment pouvons-nous nous assurer que le projet de loi C-10 renforcera l’avenir des médias et de la création de contenu canadien sans entrer en conflit et en concurrence avec les mises à jour attendues et urgentes des lois canadiennes en matière de protection de la vie privée et de concurrence?
Deuxièmement, comment faire en sorte de doter le secteur privé d’un cadre réglementaire souple qui tienne compte des réalités du marché mondial et qui permette aux créateurs de contenu, aux diffuseurs et aux entreprises médiatiques d’innover, de devenir compétitifs à l’échelle mondiale et de le rester?
Troisièmement, comment faire en sorte que le cadre réglementaire et les outils qui découlent du projet de loi incitent à la création de contenu et d’actifs qui génèrent des recettes de façon récurrente? De telles recettes sont une source fondamentale de richesse et de prospérité. Si nous nous concentrons uniquement sur les emplois et les revenus et non sur la propriété des actifs que nous créons, les médias et les créateurs de contenu ne généreront jamais des recettes récurrentes à faible coût qui constituent le fondement de la création de la richesse, surtout à l’ère du numérique. Ce soir, les intervenants précédents nous ont beaucoup parlé de la complexité de la situation.
Chers collègues, les forces du marché mondial et le comportement des consommateurs sont les véritables juges à l’ère numérique, et non les organismes de réglementation. Une réglementation accrue n’entraîne pas une augmentation de la concurrence, mais plutôt le contraire. Elle crée des obstacles supplémentaires pour les nouveaux venus dérangeants, qui peuvent offrir des services nettement meilleurs et une plus grande valeur. Elle les empêche de s’implanter sur le marché.
Je suis d’accord avec la sénatrice Simons et d’autres intervenants : après une avalanche d’amendements de dernière minute, et compte tenu des malentendus et de la désinformation, le projet de loi a désespérément besoin d’être étudié et révisé en profondeur par le Sénat. J’espère que vous prendrez en considération les trois questions que j’ai posées lorsque vous choisirez et questionnerez les témoins. Restons concentrés sur la création de conditions qui renforceront de plus en plus la créativité, la culture et la compétitivité canadiennes alors que l’avenir nous apparaît de plus en plus axé sur le numérique et exposé aux perturbations.
Chers collègues, je prends la parole afin de souligner la nécessité pour le Comité sénatorial permanent des transports et des communications, dont je suis membre, de se réunir le plus tôt possible pour étudier sérieusement le projet de loi C-10, qui a été modifié par plus d’une centaine d’amendements. Une étude approfondie des effets désirables et indésirables de ces amendements est essentielle. Ainsi, comme il s’agit d’un projet de loi important, très attendu par le milieu culturel, j’espère que notre comité pourra siéger avant la reprise parlementaire cet automne, afin d’accélérer les choses.
J’ai travaillé pendant la plus grande partie de ma vie à la télévision publique, Radio-Canada, qui est l’incarnation même des politiques canadiennes de télédiffusion de contenus canadiens et, tout particulièrement, de contenus francophones. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que je crois à l’importance des politiques publiques lorsqu’il s’agit de renforcer les contenus francophones, québécois et canadiens dans la programmation télévisuelle et au sein de toutes les autres formes artistiques. Dans mon domaine spécifique, le journalisme, la présence de journalistes francophones dans différents coins du monde est possible uniquement parce que Radio-Canada est subventionnée. C’est la seule chaîne de télévision francophone au pays à offrir une telle couverture internationale avec un point de vue d’ici.
Au Québec, parce que les Québécois représentent la seule société francophone majoritaire sur le continent, il y a un large consensus selon lequel la culture québécoise sous toutes ses formes doit être soutenue par l’État. C’est une question de survie, car la langue française et la culture vont de pair. Encore récemment, la ministre de la Culture et des Communications du Québec incitait tous les organismes publics à faire la promotion de la chanson francophone au moyen de leurs lignes téléphoniques où, quand on est mis en attente, on entend parfois un refrain anglophone.
Pour les francophones qui sont en situation minoritaire au Canada, entendre et voir leurs réalités en chansons et en images est encore plus important. Or, quand je suis devenue sénatrice et membre du Comité sénatorial permanent des transports et des communications, je me suis heurtée au fait que nos politiques de radiodiffusion étaient beaucoup plus contestées à l’extérieur du Québec. L’un de mes collègues jugeait même que le seul critère à respecter devrait être lié au contenu que le public a envie de voir à la télé, qu’il s’agisse d’une chaîne américaine ou autre. La CBC, selon lui, n’intéresse presque plus personne et donc ne mérite pas d’exister.
Ce sont les extrêmes d’un débat qui se retrouve au cœur du projet loi C-10, car celui-ci soumet les services de diffusion en continu en ligne, comme Netflix et Disney, à des exigences de contenu canadien qui seront déterminées en différentes étapes par le CRTC. Les entreprises visées ont réclamé des ajustements, mais, en général, elles ont assez bien accueilli la première mouture du projet de loi, en raison de sa flexibilité. Après tout, l’Europe a déjà ouvert la voie en imposant carrément des quotas de production locale de 30 %. L’idée, exprimée dans cette Chambre, qu’il suffit de taxer les diffuseurs étrangers pour mousser la production canadienne est simpliste, à mon avis, car ce dont cette dernière a besoin, c’est également de visibilité. Il faut donc prévoir une plus grande équité entre les contraintes imposées aux radiodiffuseurs canadiens et étrangers.
Les choses se sont compliquées avec les amendements qui visent à étendre la compétence du CRTC à des plateformes comme YouTube ou même Facebook. La liberté d’expression des Canadiens est-elle pour autant en péril? Je ne le crois pas. L’État a imposé des critères plutôt stricts aux radiodiffuseurs canadiens quant au contenu canadien, à sa place dans la programmation et au pourcentage des chansons francophones à la radio. Or, nous n’avons pas pour autant conclu à une violation de la liberté d’expression. Ce même argument de la liberté d’expression est également galvaudé quand on veut réduire l’accès des enfants aux sites pornographiques. J’entendais le sénateur Housakos, tout à l’heure, s’offusquer du projet de loi que prépare le ministre Guilbeault et qui vise notamment à éliminer les vidéos d’exploitation sexuelle d’enfants sur Internet. Vouloir retirer d’Internet des vidéos illégales, est-ce vraiment une atteinte à la liberté d’expression? À mon avis, après des années de laisser-faire, il faut trouver des solutions équilibrées pour réglementer et non pas censurer Internet.
Je veux m’attarder sur un point qui m’apparaît crucial, celui de la découvrabilité. J’ai commencé à m’intéresser à cette question alors que j’étais diplomate à l’UNESCO et que nous participions à l’écriture des directives numériques pour mettre en œuvre la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, une convention phare pour le Québec. Déjà en 2017, l’UNESCO demandait aux États de garantir la visibilité et la découvrabilité des contenus culturels nationaux et locaux, et incitait les opérateurs privés à une plus grande transparence dans leurs algorithmes. Le Canada est signataire de cette convention. Depuis, les géants du Web n’ont certainement fait aucun progrès, de leur propre chef, quant à la transparence de leurs puissants algorithmes.
D’ailleurs, selon la chercheuse Véronique Guèvremont, d’autres pays agissent sur ces enjeux, et j’aimerais les entendre en comité. L’Allemagne a choisi de réglementer la « trouvabilité » des contenus en obligeant les plateformes à rendre publics les critères de leurs algorithmes en vertu desquels les contenus sont triés, et les choix que peuvent exercer les consommateurs. L’Autriche a retenu le critère de proéminence des œuvres européennes sur les plateformes. Il y a même des discussions entre la France et le Québec dans l’objectif de promouvoir une visibilité accrue des œuvres de langue française, et pas seulement selon leur provenance. Nous ne sommes donc pas les seuls à tenir ce débat, contrairement à ce que j’ai entendu dans cette enceinte.
Je me suis moi-même heurtée à l’absence de découvrabilité de contenu canadien sur Netflix, au moment où le premier film québécois produit par Netflix était offert sur cette plateforme. Je ne me rappelais plus le titre du film, Jusqu’au déclin, et celui-ci ne faisait pas partie des premiers choix offerts, même s’il était tout nouveau. Pourquoi ne pas rendre ce titre plus visible pour les abonnés québécois ou canadiens, ai-je demandé aux porte-parole de Netflix? On m’a répondu que le classement répondait à l’intérêt affiché par les membres; on m’a dit que j’aurais pu tout simplement écrire « Canada » et que le titre serait sorti; encore faut-il le savoir.
Ces algorithmes secrets sont au cœur du modèle d’affaires mondial de Netflix. Selon ce diffuseur, modifier ces algorithmes aurait des conséquences négatives sur le visionnement de nos propres films à l’extérieur du Canada. J’avoue que je suis sceptique. Comment permettre aux consommateurs de faire de vrais choix si les films qui sont mis de l’avant répondent seulement à une logique commerciale? Cet aspect n’est pas mineur, puisque 47 % des francophones visionnent un contenu majoritairement anglophone sur Netflix. Ces algorithmes n’ont rien de neutre. C’est ce genre de question qu’il faut creuser, comprendre et soupeser comme législateurs. Oui, il y a de grands succès canadiens sur les chaînes comme Netflix et YouTube sans que la découvrabilité canadienne soit un critère respecté. Toutefois, combien y a-t-il d’œuvres musicales francophones d’ici qui ne sont jamais mises de l’avant? Jusqu’où l’encadrement législatif est-il nécessaire? Que doit-on faire pour que des mesures ciblées protectionnistes n’étouffent pas la créativité ou l’offre en ligne? Comment s’assurer que le projet de loi est suffisamment souple dans sa mise en œuvre pour survivre aux changements technologiques, qui sont inévitables? Le CRTC a‑t‑il l’agilité nécessaire pour embrasser cet énorme défi?
Comme plusieurs sénateurs, j’ai bien plus de questions que de réponses par rapport à cet enjeu complexe. Je vous invite donc à renvoyer sans tarder le projet de loi C-10 en comité, afin que nous puissions porter sur lui un véritable second examen attentif.
Merci.
Madame la sénatrice, la sénatrice Omidvar voudrait vous poser une question. Accepteriez-vous d’y répondre?
Certainement.
Merci, sénatrice Miville-Dechène. J’ai vraiment apprécié vos commentaires.
J’ai une question à propos de la découvrabilité. Autres temps, autres mots, je comprends cela. Cependant, ne craignez-vous pas que le CRTC devienne l’arbitre culturel du Canada, qu’il décide de ce qui est découvrable et de ce qui ne l’est pas? Après tout, la beauté, c’est une question d’opinion, celle du consommateur, dans le cas présent...
Vous posez une bonne question, mais il n’est pas simple d’y répondre, madame la sénatrice. Notre système de radiodiffusion actuel décide déjà de certaines choses, puisqu’on exige, de la part de nos radiodiffuseurs, un pourcentage de contenu canadien à certaines heures. On a beau dire que le Canada est capable de s’exprimer dans le monde, il reste que nous sommes le pays voisin des États-Unis. La protection du contenu canadien, qu’il soit anglophone ou francophone, a toujours été perçue comme importante pour que notre culture demeure vivante et qu’elle puisse être vue par les Canadiens.
Ce projet de loi tente de faire certaines choses, et je crois que nous devons l’étudier en comité pour voir s’il est possible de les réaliser. C’est avec des instruments comme la découvrabilité que l’on peut tenter d’influencer ce que les gens regardent. Nous savons que les jeunes ne regardent plus de contenu canadien à la télé. Ils optent plutôt pour Netflix et les plateformes numériques. Le projet de loi veut justement essayer de faire en sorte que ces jeunes aient accès à ce matériel canadien. Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une forme de censure. Il s’agit plutôt de brasser les cartes, en quelque sorte.
Pour l’instant, ce sont les plateformes qui décident des gagnants et des perdants. La façon dont ces algorithmes sont conçus n’a rien de neutre. L’idée est de mettre de l’avant ce qui nous représente, soit notre culture et la langue française. C’est d’ailleurs un élément sur lequel je voulais insister dans mon discours. La culture en français sur le continent nord-américain est tout de même une autre particularité. J’espère être en mesure de trouver un équilibre.
Vous avez raison de dire que cela peut paraître inquiétant. L’Europe, qui n’est quand même pas la dernière venue, réfléchit sérieusement à ces questions pour faire en sorte que ses propres cultures puissent justement être visibles sur ces plateformes.
J’ai une question complémentaire.
Sénatrice, connaissez-vous d’autres pays qui utilisent la découvrabilité de cette manière?
Je n’ai pas fait d’étude approfondie à ce sujet. D’après ce que je comprends, c’est l’Europe qui est la plus en avance dans ce domaine. Je crois que l’Allemagne a des exigences en matière de transparence des algorithmes et de critères liés aux algorithmes. Elle veut savoir si, dans ces algorithmes, les consommateurs peuvent faire des choix en ce qui a trait à la provenance des œuvres. C’est l’un des pays qui va le plus loin en ce sens.
Je sais que l’on se penche sur le sujet sérieusement un peu partout, mais je ne crois pas que toutes les mesures ont été implantées jusqu’à maintenant.