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La Loi constitutionnelle de 1982

Projet de loi modificatif--Deuxième lecture--Suite du débat

2 décembre 2025


Honorables sénateurs, je prends la parole aujourd’hui au sujet du projet de loi S-218, qui porte sur la disposition de dérogation.

En tant que journaliste ayant couvert chaque étape des négociations constitutionnelles, j’ai eu l’honneur d’être témoin de cet événement historique. Cependant, je ne saurais décrire toutes les subtilités du processus. Les négociations ont duré des années, mais, au final, l’ancien premier ministre Pierre Trudeau a obtenu sa Charte des droits, et les premiers ministres de l’Ouest ont obtenu une formule de modification viable et la disposition de dérogation, ou l’article 33, dans la Constitution rapatriée. La disposition de dérogation a fait l’objet de négociations publiques et politiques ardues, et elle est devenue une caractéristique déterminante de notre document unique.

Cela dit, il est important de préciser qu’il n’y aurait pas de Charte des droits ni de Constitution rapatriée au Canada sans la disposition de dérogation.

La décision de permettre aux provinces de passer outre aux décisions des tribunaux a permis de sortir de l’impasse dans laquelle se trouvait le processus de rapatriement. Même Jean Chrétien en convient : sans cela, il n’y aurait pas eu de Charte.

Ce projet de loi propose d’interdire ou de limiter l’utilisation par Ottawa de la disposition de dérogation. Je crois que cela devrait rester un choix et une option pour ceux qui gouvernent aujourd’hui et ceux qui gouverneront demain. En intervenant auprès des tribunaux, le gouvernement tente également de faire en coulisses ce qu’il n’a pas pu négocier équitablement au début des années 1980, et c’est précisément pour cette raison que la disposition de dérogation est si importante.

C’est précisément ce qui a motivé l’ajout de la disposition : on constatait qu’Ottawa recourait de plus en plus à la Cour suprême et à d’autres tribunaux, dont les membres sont tous nommés par le gouvernement fédéral, pour limiter et contester les droits et l’autonomie des provinces. À l’époque, les premiers ministres provinciaux n’avaient même pas encore pris toute la mesure de l’activisme judiciaire.

Bien que le projet de loi ne fasse référence qu’à l’utilisation par le fédéral de la disposition de dérogation, il a été présenté dans le contexte de la décision d’Ottawa d’intervenir lorsque la Cour suprême s’est saisie de la loi 21 du Québec. Dans cette affaire, le gouvernement ne commente pas directement le fond de la loi, qui interdit à certains fonctionnaires de porter des symboles religieux au travail, mais il avance deux grands arguments pour contester la légitimité de l’article 33. Premièrement, Ottawa fait valoir que même si l’application de la disposition a une durée limitée, il peut tout de même y avoir une « atteinte irrémédiable » à un droit garanti par la Charte. Deuxièmement, il soutient que la disposition de dérogation ne peut pas protéger complètement les lois contre le contrôle judiciaire, en soutenant également que tout contrôle de cette nature contribue à informer l’électorat, qui finira par se prononcer sur l’utilisation de la disposition.

Or, c’est justement là où le bât blesse : les gouvernements doivent répondre de leurs décisions auprès de l’électorat, mais pas les tribunaux.

Il s’agit des droits et des responsabilités des personnes qui nous gouvernent. L’article 33 n’est pas une espèce d’option nucléaire dans le domaine politique. Ses défenseurs ont toujours cru en un examen prudent et dans des délibérations aussi intenses que celles qu’entreprendrait un tribunal pour passer outre à des droits ou à des libertés protégés. Ils savaient tous que le recours à cette disposition leur coûterait cher sur le plan politique et que l’électorat leur en ferait payer le prix ou les en récompenserait.

Si Ottawa souhaite renégocier l’accord qui a déjà été conclu, il y a une procédure de modification pour le faire. Utilisez-la, au vu et au su de tous, sans vous cacher derrière les tribunaux.

À mon avis, le projet de loi S-218 vise également à relancer le débat sur la légitimité de la disposition de dérogation dans l’esprit des juges ainsi que du public, de manière, au fond, à modifier le compromis même qui nous a donné la Charte.

La notion de disposition de dérogation existe en droit. En 1971, lorsque les législateurs de l’Alberta ont décidé de rédiger une charte des droits, on les a avisés d’y inclure une disposition de dérogation afin de protéger à la fois les droits et le droit de gouverner. Advenant qu’un gouvernement souhaite proposer une loi contraire aux droits et aux libertés énoncés dans cette charte ou qu’un tribunal juge une loi invalide au motif qu’elle porte atteinte aux droits, cette disposition pourrait être invoquée. La situation déclencherait alors un débat, et le public rendrait son verdict sur les actions du gouvernement.

Lorsque les négociations constitutionnelles entre Ottawa et les provinces ont atteint une impasse, l’Alberta a proposé l’idée d’une disposition de dérogation. Il s’agissait d’un compromis visant à sauver l’accord, et la proposition provenait non seulement de gouvernements conservateurs, mais aussi d’Allan Blakeney, premier ministre néo-démocrate de longue date de la Saskatchewan et défenseur des droits civils.

Les premiers ministres étaient préoccupés par les leçons de l’histoire et par ce qui se passe lorsque les tribunaux sont en décalage avec la population, comme c’est le cas aujourd’hui, puisque les décisions des tribunaux en matière de criminalité et de peines sont tout à fait en rupture avec l’opinion publique. Toutefois, à l’époque, ils savaient ce qui s’était passé aux États-Unis par rapport à des enjeux fondamentaux tels que l’esclavage ou l’introduction du New Deal, un programme socialement progressiste. Les politiciens devaient donc prendre l’initiative d’apporter des changements importants.

Je cite M. Blakeney :

Rien ne garantit qu’une charte ou une déclaration des droits favorisera le respect des droits de la personne et des libertés civiles. Le Royaume-Uni n’a jamais couché sur papier de déclaration constitutionnelle des droits, et le Canada n’en a pas eu avant 1982. Aucun de ces deux pays n’a été parfait [...] mais, relativement parlant [leur bilan continue] d’être aussi bon que celui de n’importe quel autre pays. Les États-Unis [...] se sont dotés d’une déclaration des droits peu après leur fondation, mais pendant 70 ans, cette déclaration a coexisté avec l’esclavage-propriété. Ainsi, on ne peut pas affirmer qu’un pays respectera davantage les droits de la personne uniquement parce que ces derniers sont inscrits dans [un] document constitutionnel.

M. Blakeney poursuit ainsi :

Ce qu’on peut affirmer avec certitude, c’est que toute déclaration écrite des droits transfère le pouvoir des électeurs et des gouvernements aux juges. Les dispositions constitutionnelles ne s’interprètent pas d’elles-mêmes : ce sont les juges qui les interprètent. Presque toutes les questions difficiles peuvent être considérées comme des conflits entre les droits d’un groupe et ceux d’un autre groupe ou d’une personne. Avec une déclaration écrite des droits, une majorité de décisions concernant les droits qui prévalent [...] seront prises par des juges et non par des élus.

Les premiers ministres provinciaux ont vu la disposition de dérogation comme une soupape de sécurité contre le pouvoir fédéral et l’influence croissante de la Cour suprême, dont les juges sont nommés par le gouvernement fédéral.

Encore une fois, voici un commentaire coloré de M. Blakeney :

À l’heure actuelle, la sagesse populaire veut que notre splendide système parlementaire, doté d’un électorat avisé, n’élise que des imbéciles et des fripons. Ce sont les imbéciles et les fripons qui nomment les juges, qui sont pourtant sages. Jean Chrétien est souvent dépeint comme un imbécile et un fripon, sauf que les juges — dont il a nommé la plupart — sont investis d’une sagesse surhumaine [...] Le jour viendra où la population voudra récupérer plus de pouvoir décisionnel.

Il poursuit :

Les juges sont donc des membres de l’élite juridique [...] qui sont ensuite nommés par les mêmes politiciens dont nous sommes censés nous méfier.

Les premiers ministres des provinces de l’Ouest — et d’autres aussi — étaient très attachés aux limites du rôle des magistrats nommés qui non seulement interprètent la loi, mais finissent par la faire, sans avoir de comptes à rendre. C’est ce qui les a motivés dès le départ.

Comme l’a dit Blakeney :

Nous sommes tous favorables à l’idée de considérer la Constitution comme un « arbre vivant ». Cependant, je ne pense pas qu’il soit juste que les tribunaux décident qu’ils n’aiment pas l’arbre que nous avons planté, qu’ils le déterrent et qu’ils le remplacent par une autre espèce. La rapidité avec laquelle la Cour a renoncé à ce que les politiciens — et je dirais la population — pensaient qu’elle signifiait a été stupéfiante.

L’essence même du gouvernement consiste à faire des choix. Les assemblées législatives légifèrent et font appliquer les lois. Elles augmentent les taxes et elles les dépensent. La politique, c’est la manière de faire ça.

Je cite encore une fois M. Blakeney, et cet extrait vient lui aussi d’observations formulées en 2005 :

Le premier ministre actuel dit que les ministres [...] créent un « déficit démocratique » en usurpant les fonctions du Parlement [...] Cependant, n’est-il pas tout aussi grave que des gens qui ne sont, après tout, que des « personnes en robes rouges qui ont bénéficié d’une nomination politique par le premier ministre » usurpent les fonctions du Parlement?

Ce n’est pas mon intention de débattre aujourd’hui des raisons pour lesquelles les provinces ont invoqué la disposition de dérogation. Dans chaque cas, la position d’une personne est dictée par son orientation politique, son point de vue, ses circonstances personnelles ou sa proximité avec le pouvoir. Ce que je veux dire, c’est que les négociations ont abouti à un mécanisme pour trouver un équilibre entre des pouvoirs concurrents, et cette situation devrait être maintenue ou modifiée dans l’arène politique, et non en se joignant à une contestation judiciaire intentée par quelqu’un d’autre.

Il ne fait aucun doute que le recours à la disposition de dérogation est devenu plus fréquent au Canada. Cependant, quand le Québec utilise la disposition de dérogation, la couverture médiatique est moins large, alors que les premiers ministres des provinces autres que le Québec essuient souvent de vives critiques, comme quand l’Alberta l’a invoquée pour contraindre les enseignants à reprendre le travail l’automne dernier.

Les médias se sont beaucoup interrogés sur ce qu’aurait pensé Peter Lougheed à ce sujet. M. Lougheed n’était généralement pas favorable au recours à la disposition de dérogation à titre préventif et il avait même critiqué son utilisation par la Saskatchewan en 1986 pour empêcher un contrôle judiciaire. Toutefois, dans d’autres cas, il soutenait l’idée. C’étaient les détails du cas qui importaient. L’objectif était de garantir la suprématie ultime des assemblées législatives sur le pouvoir judiciaire, et non d’empêcher la cour d’interpréter certains articles de la Charte des droits et libertés.

Les partisans de la disposition de dérogation ont délibérément veillé à ce que son utilisation fasse l’objet d’un examen minutieux afin d’en limiter l’application. Certains ne pensent pas que les gouvernements provinciaux ne font pas l’objet d’un examen ou d’un contrôle suffisant. Toutefois, nous ne devons pas oublier que les juges sont nommés par ceux qui détiennent le pouvoir.

Allan Blakeney a avancé le même argument. Il a cité une décision dans laquelle la cour a déclaré que le gouvernement du Québec ne devait pas empêcher quelqu’un de souscrire une assurance maladie privée, car cela pourrait mettre sa vie en danger et porter atteinte à sa sécurité. M. Blakeney a fait valoir que les gouvernements prennent constamment des décisions qui mettent en danger la vie et la sécurité des personnes. Faut-il transformer une autoroute à deux voies en une autoroute à quatre voies? Faut-il fournir des logements aux personnes à faibles revenus? Il a dit ce qui suit :

Les juges ne sont pas responsables devant le public. Ils ne sont pas censés rendre des comptes à la population. C’est ce que signifie l’indépendance judiciaire. Ils prennent leurs décisions sur la base des renseignements qui leur sont fournis par les parties à un procès particulier [...]

Les fonctions essentielles du gouvernement, quant à elles, consistent à élaborer et à appliquer les lois, à percevoir les impôts et à dépenser les fonds publics. On peut toujours dire que la manière dont il s’acquitte de ces tâches porte atteinte aux droits de quelqu’un. S’il y a des listes d’attente pour les interventions chirurgicales au Québec, quelqu’un pourrait mourir. On peut dire que cela porte atteinte à leur droit à la vie ou à leur sécurité personnelle. Cependant, si l’on dépense plus pour les soins de santé, on dépense moins pour l’entretien des routes ou pour les prisons. Alors, devinez quoi? Dépenser moins pour l’entretien des routes implique que quelqu’un mourra. Dépenser moins pour les prisons implique que quelqu’un mourra. Si vous me donniez 50 millions de dollars à dépenser uniquement pour sauver des vies, je ne les dépenserais certainement pas pour le système de santé.

Ces propos ont été tenus par le premier ministre d’une province et le chef d’un parti qui a donné naissance à l’assurance-maladie.

Il a fait valoir que la décision concernant les droits prévus à l’article 7 obligerait les gouvernements à justifier leurs décisions devant les tribunaux. Il a dit : « Ce n’est pas une approche rationnelle pour un gouvernement. »

Dans cette Chambre, nous savons de quoi il parle. Ses propos mettent en évidence les circonstances entourant la prise de décisions politiques. Il y a toujours des compromis à faire. Il est difficile de prendre des décisions. Il est difficile de se prononcer sur une question. Il est difficile de gouverner. Il est difficile d’élaborer des politiques publiques. Il est difficile de faire preuve de leadership.

Comme l’a dit le premier ministre Blakeney :

Il y aura toujours des gens pour dire qu’on ne peut pas faire confiance à l’électorat. Cependant, l’évolution de la démocratie repose sur la conviction que le peuple, malgré tous ses défauts, est plus digne de confiance que n’importe quelle élite.

Si quelqu’un doit prendre une décision finale, la question est de savoir à qui confier cette responsabilité. Nous avons le choix entre la démocratie, l’aristocratie et la méritocratie. Il y a 50 ans, on pouvait entendre des gens vanter les mérites de la technocratie. Nous avions alors besoin de spécialistes pour prendre des décisions. La magistrature est la nouvelle aristocratie. C’est de la folie. Cela n’a jamais fonctionné. Les juges devraient évaluer les lois et les mesures du gouvernement en fonction d’une norme bien définie. On devrait laisser le public prendre les décisions fondamentales.

Sur ce point, je suis tout à fait d’accord. Merci de votre attention, honorables collègues.

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