Cachés dans l’ombre : les créatures surnaturelles du Parlement, 2e partie
Dans le deuxième d’une série de quatre articles, nous examinons trois créatures surnaturelles qu’on peut apercevoir dans l’édifice du Centre, sur la Colline du Parlement.
En février 2019, le Sénat a déménagé à l’édifice du Sénat du Canada, une ancienne gare ferroviaire construite en 1912. Le Sénat occupera cet emplacement temporaire pendant la réhabilitation de l’édifice du Centre du Parlement, la demeure permanente du Sénat.
Bien que l’édifice du Centre soit fermé pendant les travaux de réhabilitation, les Canadiens peuvent toujours découvrir son art et son architecture – ainsi que ceux de l’édifice du Sénat du Canada – grâce aux visites virtuelles immersives du Sénat.
Grotesques, hommes verts et chimères : avant de venir se percher sur la Colline du Parlement il y a 160 ans, ces étranges créatures occupaient une place de choix dans les abbayes, les cathédrales et les salles des guildes de l’Europe médiévale.
De nos jours, elles paraissent insolites, voire charmantes, mais elles étaient jadis véritablement terrifiantes. Pour les fidèles du Moyen Âge, elles étaient des créatures de l’ombre, des fantômes qui attiraient les gens hors des sentiers forestiers, des diablotins qui nuisaient aux récoltes. Depuis les parapets des chapelles paroissiales, elles représentaient les dangers de l’éloignement des enseignements de l’Église.
« À l’époque médiévale, la peur était utilisée pour enseigner aux gens, explique Johanna Mizgala, conservatrice d’art de la Chambre des communes. Il suffit de penser aux anciens contes de fées : ces histoires étaient vraiment terrifiantes, car elles servaient d’avertissement. »
Le Moyen Âge est revenu à la mode dans les années 1800, provoquant le mouvement romantique et son sombre rejeton, la fiction gothique. Le bossu de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, Dracula de Bram Stoker et Frankenstein de Mary Shelley, ainsi que d’autres classiques de l’horreur, ont capté l’appétit insatiable du public pour les méchants et les héroïnes mélancoliques, les paysages ténébreux et les abbayes en ruine, le surnaturel et l’occultisme.
Les architectes en ont pris note. Ils ont commencé à dessiner des immeubles inspirés de cette esthétique gothique renaissante, caractérisée par des tours menaçantes, des créneaux inquiétants et les créatures difformes qui peuplaient la littérature.
Les trois édifices de la Colline du Parlement ont pris forme dans les années 1860, à l’apogée de ce mouvement néo-gothique, et les grotesques y occupaient une place centrale. Contrairement à leurs prédécesseures médiévales, ces créatures n’ont pas pour fonction d’intimider les passants. Elles sont là pour transmettre un message subtil sur le rôle du Parlement.
« Il s’agit d’indices, a déclaré Mme Mizgala. Ces créatures rappellent de manière visible les principes qui doivent guider ceux qui parcourent les couloirs et participent aux travaux importants menés dans cet endroit. »
Faites connaissance de ces personnages mystiques :
Homme vert
Un visage énigmatique, dont les yeux, la bouche, le nez et les oreilles sont ornés de feuilles, figurait sur les temples romains dès le deuxième siècle de notre ère. Au Moyen Âge, il a commencé à apparaitre sur les églises et les manoirs du nord de l’Europe. Dans les années 1800, il s’est répandu dans le Nouveau Monde, apparaissant sur des hôtels de ville, des établissements universitaires et des assemblées législatives, y compris les édifices du Parlement canadien.
Pendant des siècles, ce visage est resté sans nom. Puis, en 1939, la folkloriste britannique Lady Julia Hamilton Raglan lance le nom « homme vert » pour désigner cette figure mystérieuse qui figure, à quelques nuances près, sur des milliers d’églises en Europe.
Qui donc est cet homme vert? Certains l’associent à des divinités païennes de la nature telles que le dieu romain Silvanus ou le dieu celte Cernunnos, et d’autres, à des lutins tels que Robin Goodfellow, Peter Pan ou Puck de Shakespeare. Certains pensent au Chevalier vert de la légende arthurienne ou au Woodwose médiéval, qui personnifient la nature dans ce qu’elle a de plus menaçant.
Il est sans doute impossible de lui donner une identité précise, car l’homme vert est essentiellement un modèle sur lequel chaque génération imprime ses idées sur la nature et la relation troublée que l’humanité entretient avec elle. C’est donc un personnage qui ne cesse d’évoluer.
« L’invitation pour le couronnement du roi Charles III avait un homme vert comme motif principal, a souligné Mme Mizgala. D’une certaine manière, elle proposait un homme vert pour le 21e siècle, symbole du mouvement écologiste. »
Grotesque
Les grotesques de la Colline du Parlement sont inspirées des sculptures des cathédrales médiévales : vampires aux ailes de chauve-souris, ogres aux yeux perçants et démons à tête de vautour, tous perchés en hauteur sur la structure de l’édifice.
Ces créatures ont servi de gardiens symboliques pendant des siècles. Placées près des fenêtres et des entrées, elles étaient censées exercer une sorte de magie « apotropaïque » – ou protectrice – en éloignant les mauvais esprits en leur faisant face.
Mais elles ne sont pas là seulement pour assurer une vigilance inébranlable. À l’abri des regards, cachées dans les chevrons et les recoins les plus sombres, les grotesques peuvent être grossières, turbulentes et irrévérencieuses, servant des commentaires sociaux sarcastiques que les pères de l’Église n’auraient jamais permis au grand jour.
Sur la Colline du Parlement, les grotesques sont souvent de pures inventions; les sculpteurs qui les ont réalisées il y a plusieurs décennies ont pu laisser libre cours à leur imagination.
« Notre institution mène des travaux sérieux », a souligné Mme Mizgala. Mais le message ne peut pas toujours être sérieux. Il doit être possible, visuellement, de surprendre et d’enchanter. »
Chimère
Une chimère est une créature hybride, née de la fusion de plusieurs animaux. Il y en a des dizaines sur la Colline du Parlement, certaines tirées du folklore ancien, d’autres issues de l’imagination des sculpteurs.
Dans la mythologie grecque, la chimère était un monstre crachant du feu qui avait le corps d’un lion, les têtes à la fois d’un lion et d’une chèvre, et une queue se terminant par une tête de serpent.
Le terme « chimère » a fini par désigner des êtres hybrides de toutes sortes. Les moines médiévaux étaient tellement fascinés par tant de possibilités qu’ils en ont répertorié des dizaines dans des ouvrages abondamment illustrés appelés « bestiaires ». Parmi elles, on trouvait la wyverne, un dragon à longue queue et à deux pattes; le cocatrix, un dragon à tête de coq au regard mortel; et le griffon, un lion ailé à tête d’aigle.
La chimère de la mythologie antique était l’incarnation de l’anarchie : nature corrompue et déformée au point d’être méconnaissable et menace pour tous ceux qui l’entouraient. Ses descendants bigarrés, représentés dans la maçonnerie de la Colline du Parlement, offrent aujourd’hui une protection symbolique – tout comme le Parlement offre une protection institutionnelle – contre l’anarchie et l’effondrement de l’ordre civil.