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Table des matières

CHAPITRE 2

ÉVOLUTION, CAUSES ET LEÇONS TIRÉES DE LA CRISE FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE
A. Le succès économique historique de l’Asie de l’Est
B. Évolution de la crise financière et économique asiatique
C. Les causes de la crises
D. Les leçons apprises
E. Les impacts de la crise sur les économies régionales et mondiales


ÉVOLUTION, CAUSES ET LEÇONS TIRÉES DE LA CRISE FINANCIÈRE ET ÉCONOMIQUE

Avant les événements de 1997, la région de l’Asie de l’Est foisonnait de réussites économiques. Selon le témoignage de William Saywell, alors que l’Asie de l’Est ne contribuait que 4 p. 100 de la production économique mondiale en 1960 et l’Amérique du Nord 37 p. 100, la proportion de la production économique mondiale des deux régions était pratiquement la même en 1997 (25 p. 100). Toutefois, les événements récents ont jeté un doute sur les prédictions de certains experts selon lesquels les pays asiatiques domineraient l’économie mondiale à partir de 2020 environ.

 

A. Le succès économique historique de l’Asie de l’Est

L’essor économique de l’Asie de l’Est a été vraiment remarquable, à commencer par le miracle économique japonais. Ruiné par la Deuxième Guerre mondiale, le Japon a commencé à reconstruire son économie avec l’aide des États-Unis juste après la fin de la guerre. L’économie réelle du Japon s’est accrue en moyenne de 9,2 p. 100 par an entre 1950 et 1970 avant de ralentir à un peu moins de 5 p. 100 par an entre 1970 et 1990. Cette très forte croissance a permis au pays de porter sa part du PIB global des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) de moins de 2,5 p. 100 au début des années 1950 à près de 23 p. 100 en 1995; sa part des exportations mondiales est passée de 9,8 milliards de dollars US en 1966 (soit 5,1 p. 100 des exportations mondiales) à 443,1 milliards de dollars US en 1995 (soit 8,8 p. 100 des exportations mondiales). Sur le plan de l’activité économique, le Japon se classe au deuxième rang mondial, juste après les États-Unis,.

Le Japon a aussi joué un grand rôle dans le développement économique de l’Asie de l’Est, tout d’abord comme marché d’exportation des matières premières de la région, puis comme source d’investissements étrangers directs et comme débouché pour les produits à forte teneur en main-d’oeuvre. M. Yozo Yamagata (membre du Conseil consultatif canadien de Marsh & McLennan Ltd.) a expliqué au Comité comment la forte appréciation du yen au cours des années 1980 avait poussé les fabricants japonais à accélérer l’ouverture d’usines à l’étranger, notamment dans les pays asiatiques. Ces investissements ont contribué à accélérer le développement économique de la région et à accroître le commerce intrarégional. M. Yamagata a également fait observer que l’Asie du Sud-Est a éclipsé les États-Unis pour devenir le principal marché d’exportation du Japon depuis 1991.

Suivant le modèle japonais de la croissance par l’exportation, les nouvelles économies industrialisées (NEI) de Hong Kong, de Taiwan, de la Corée du Sud et de Singapour ont commencé à prendre leur essor dans les années 1960. À mesure que les salaires japonais augmentaient, les NEI devenaient la source des produits manufacturés à haute teneur en main-d’oeuvre comme la chaussure, le vêtement et le textile. Elles ont réussi par la suite à concurrencer le Japon dans d’autres domaines, d’abord dans les industries lourdes comme les produits chimiques, les aciéries et les chantiers navals, puis dans les secteurs des véhicules de transport et des appareils électroniques grand public. Globalement, la hausse annuelle moyenne du PIB des quatre NEI a dépassé 8,5 p. 100 entre 1960 et 1988. Leurs exportations ont augmenté de 3,2 milliards de dollars US en 1966 (soit 1,7 p. 100 des exportations mondiales) à 528,7 milliards de dollars US en 1995 (10,5 p. 100 des exportations mondiales). Hong Kong et Singapour continuent de jouir de niveaux de vie comparables à ceux des pays industrialisés.

Quatre pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) – la Malaisie, la Thaïlande, l’Indonésie et les Philippines – représentent une autre vague d’industrialisation asiatique. Ces économies ont d’abord commencé à produire des denrées agricoles et des matières premières comme l’huile, le caoutchouc et l’étain. Les économies de l’ANASE ont pu miser sur leur population élevée pour fabriquer des produits à forte teneur en main-d’oeuvre, comme le vêtement et le textile, et plus tard, les produits électroniques et électriques ont pris plus d’importance. Comme le Japon et les NEI, les membres de l’ANASE comptaient sur les exportations pour accélérer leur croissance économique; la valeur de leurs exportations de marchandises est ainsi passée de 3,4 milliards de dollars US en 1966 (soit 1,8 p. 100 des exportations mondiales) à 193,4 milliards de dollars US (3,9 p. 100 des exportations mondiales) en 1995.

Le Viêt-nam, le Laos et le Cambodge faisaient partie de la vague suivante d’économies de l’Asie de l’Est en développement. Les salaires augmentant en Malaisie et en Thaïlande, la fabrication à forte teneur en main-d’oeuvre s’est déplacée, vers le Viêt-nam en particulier où les 2,3 milliards de dollars investis par des entreprises étrangères se sont traduits par une croissance économique d’environ 9 p. 100 en 1996. L’accession du Viêt-nam à l’ANASE et à l’APEC visait également à accélérer son développement.

La Chine, qui a connu la croissance économique la plus rapide de l’Asie de l’Est, pourrait un jour dominer la région. Alors que l’économie chinoise s’est accrue en moyenne de 9,5 p. 100 par an entre 1978 et 1987, sa croissance annuelle a été de plus de 10 p. 100 depuis. En fait, la Chine connaît, depuis que les autorités ont entrepris d’en réformer l’économie en 1979, une croissance étonnant de 475 p. 100. Bien qu’un grand nombre de ses 1,2 milliard d’habitants demeurent pauvres, la taille même de sa population conjuguée à son extraordinaire croissance économique a donné naissance à une classe moyenne qui prend de l’ampleur. La valeur des exportations chinoises est passée de 2,7 milliards de dollars US en 1966 (soit 1,4 p. 100 des exportations mondiales) à 148,8 milliards de dollars US (3,0 p. 100 des exportations mondiales) en 1995.

Une analyse de la Banque mondiale indique que divers facteurs expliquent les taux de croissance économique élevés que l’Asie de l’Est a connus jusqu’en 1997 :

  • les gros investissements intérieurs privés en matériel;
  • les investissements en éducation et formation;
  • la création d’un environnement stable pour l’investissement privé par une solide gestion macroéconomique;
  • des politiques d’incitation à l’épargne privée;
  • le ralentissement de la croissance démographique;
  • des politiques maintenant les distorsions dans la structure des prix au minimum et l’adoption des technologies étrangères; et
  • des interventions stratégiques, notamment des mesures d’incitation à l’exportation, dans certains secteurs industriels.

 

B. Évolution de la crise financière et économique asiatique

En trente ans, la région de l’Asie de l’Est a connu une forte croissance économique (voir le tableau 1), des taux d’inflation raisonnables, une situation financière saine et un apport important de capitaux étrangers. La communauté internationale a cependant commencé à déceler, en 1996, des déséquilibres économiques sous forme de déficits courants élevés, de bulles spéculatives sur l’immobilier et les marchés boursiers, une dépendance excessive à l’égard des emprunts étrangers, alimentée par la recherche de rendements élevés de la part des investisseurs mondiaux, pour financer des placements à long terme, et une détérioration rapide des portefeuilles bancaires de prêts.

Tableau 1

Taux de croissance économique des pays de l’Asie de l’Est (PIB réel)

(%)

Pays 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996
Indonésie 9,0 8,9 7,2 7,3 7,5 8,2 7,8
Malaisie 9,6 8,6 7,8 8,3 9,2 9,5 8,2
Philippines 3,0 -0,6 0,3 2,1 4,4 4,8 5,5
Singapour 9,0 7,3 6,2 10,4 10,1 8,8 7,0
Thaïlande 11,6 8,1 8,2 8,5 8,9 8,7 6,4

Source: Fonds monétaire international, Perspectives de l’économie mondiale, octobre 1997.

 

Pendant un an environ, les marchés de capitaux ont matraqué les devises et les places boursières de l’Asie de l’Est, leur infligeant des chutes variant de 20 à 75 p. 100 pendant la deuxième moitié de 1997. L’effondrement du prix des éléments d’actifs, le ralentissement économique général de la région et le nombre de faillites ont été bien pires que prévus. Malgré une intervention internationale massive, on a observé peu de signes de reprise économique durable jusqu’ici.

Les investisseurs étant de plus en plus déçus par les nouveaux marchés, la Russie et le Brésil ont également attrapé la « grippe asiatique » ces derniers mois. La chute abrupte du marché boursier russe s’est conjuguée aux fortes pressions à la baisse qui s’exerçaient sur le rouble et à la montée en flèche des taux d’intérêt pour accroître l’instabilité politique en Russie. Sans aller si loin, les prévisions de croissance des économies nord-américaines ont été révisées à la baisse.

1. Les origines de la crise en Thaïlande

« Vers 1993, des déséquilibres commencent à se manifester dans l’économie thaïlandaise sous l’effet d’une croissance et d’une demande excessives. Une montée des pressions inflationnistes et du déficit courant s’est fait sentir. En outre, une partie de la croissance était déséquilibrée en ce sens que les mouvements de capitaux massifs avaient tendance à passer par le système bancaire où il semble, avec le recul, y avoir eu un manque de réglementation ou de surveillance; comme une grande partie de cet argent a été investi dans l’immobilier, une véritable flambée des prix s’est produite, à Bangkok en particulier ».

(M. Bruce Rayfuse, directeur intérimaire, Division des finances internationales et des analyses économiques, ministère des Finances)

 

ENCADRÉ 1
CHRONOLOGIE DE LA CRISE EN ASIE

1997

 

14-15 mai

Ø Les spéculateurs s’attaquent au baht thaïlandais. La Thaïlande et Singapour interviennent conjointement pour défendre le baht. La Banque centrale des Philippines augmente du jour au lendemain le taux de 1,75 points de pourcentage à 13 p. 100.

27 juin

Ø Finance One, la plus importante société de financement de Thaïlande, ferme ses portes ainsi que 15 autres sociétés de financement.

2 juillet

Ø La Thaïlande est contrainte d’abandonner la parité de change entre le baht et le dollar US, ce qui déclenche la crise financière asiatique.

11 juillet

Ø La Banque centrale des Philippines laisse le peso flotter dans une marge élargie par rapport au dollar.

14 juillet

Ø Le FMI offre aux Philippines près de 1,1 milliard de dollars de soutien financier selon la procédure rapide adoptée après la crise mexicaine de 1995. La Banque centrale malaisienne abandonne la défense du ringgit.

14 août

Ø L’Indonésie abolit son système de taux de change contrôlés. La roupie chute immédiatement.

20 août

Ø La Thaïlande et le FMI s’entendent sur une proposition de sauvetage qui pourrait s’élever à 17,2 milliards de dollars, dont des prêts du FMI et des pays asiatique

20-27 octobre

Ø Une attaque spéculative contre le dollar de Hong Kong conduit à une hausse prononcée des taux d’intérêt pour défendre la devise. Le marché boursier de Hong Kong (Chine) chute fortement et les marchés boursiers mondiaux en ressentent les contrecoups.

31 octobre

Ø Le FMI annonce un programme d’aide multilatéral de 23 milliards de dollars pour l’Indonésie; ce programme pourrait apporter pour plus de 40 milliards de dollars d’aide en ajoutant les engagements bilatéraux de deuxième échelon.

1 novembre

Ø L’Indonésie ferme 16 banques en difficulté.

17 novembre

Ø La Corée abandonne sa défense du won qui tombe rapidement à plus de 1 000 wons au dollar; en fin d’année, il se trouve à un bas historique de près de 2 000 wons au dollar.

3 décembre

Ø La Corée signe avec le FMI une entente portant sur un programme d’aide qui pourrait lui apporter jusqu’à 57 milliards de dollars.

8 décembre

Ø Le gouvernement thaïlandais ferme pour de bon 56 des 58 sociétés de financement suspendues antérieurement.

1998

 

6 janvier

Ø Le gouvernement indonésien dévoile pour 1998-1999 un budget fondé sur des hypothèses irréalistes. La roupie s’écroule.

12 janvier

Ø Peregrine, la plus importante banque d’investissement de Hong Kong s’effondre, victime de créances irrécouvrables massives en Indonésie. Le prix des actions chute brutalement à Hong Kong (Chine) et à Singapour.

23 janvier

Ø L’Indonésie présente un nouveau budget qui se conforme étroitement aux recommandations du FMI. Le budget prévoit une croissance nulle pour l’exercice financier 1998, un taux d’inflation de 20 p. 100 et un taux de change moyen de 5 000 roupies au dollar. La roupie termine la journée à 12 000 au dollar.

27 janvier

Ø L’Indonésie annonce un gel temporaire du service de la dette des entreprises.

28 janvier

Ø Les banques créancières internationales et le gouvernement coréen conviennent de convertir pour 22 milliards de dollars de dette à court terme en prêts garantis par l’État. À la mi-février, les principales agences de cotation rehaussent la cote de risque souverain de la Corée et le won se redresse sensiblement jusqu’à la fin de mars.

13 février

Ø Le FMI et les principaux pays de l’OCDE avertissent l’Indonésie de ne pas adopter un système de contrôle pour fixer la valeur de la roupie, en indiquant que cela risquerait d’ébranler la confiance envers le pays.

26 février

Ø Les débiteurs et les créanciers indonésiens entament des négociations en vue de rééchelonner pour au moins 70 milliards de dollars de dette étrangère privée.

4 mars

Ø Le FMI approuve le versement de la troisième tranche du programme de soutien à la Thaïlande et félicite les autorités thaïlandaises d’avoir donné suite résolument au programme économique. Les marchés reprennent confiance, de sorte que le baht et le prix des valeurs mobilières continuent de monter pendant le reste du mois.

23 mars

Ø L’Indonésie hausse vivement les taux d’intérêt pour contrôler la montée de l’inflation et rehausser la valeur de la roupie, répondant ainsi à une importante exigence du FMI. Elle abandonne également l’idée d’imposer une taxe de 5 p. 100 sur les achats de devises étrangères. La roupie remonte fortement à la suite de la hausse des taux d’intérêt.

Source : Perspectives économiques de l’OCDE, juin 1998, boîte 1.2

 

Comme le montre l’encadré 1, la crise financière asiatique a d’abord été constatée en Thaïlande en juillet 1997. Les autorités gouvernementales de ce pays n’ont pas su gérer efficacement une devise surévaluée et une économie surchauffée dont les symptômes étaient manifestes : hausse du déficit courant de plus en plus financé par des emprunts en devises étrangères sans couverture, flambée des valeurs mobilières et de l’immobilier (bulles spéculatives) et montée de l’inflation au pays. Le déficit courant de la Thaïlande dépassait 4 p. 100 du PIB national depuis 1990, atteignant même 8 p. 100 en 1996. Les créanciers étrangers continuaient cependant de se contenter de taux d’intérêt relativement élevés sur les dépôts en bahts, et de la perception que le taux de change resterait ancré au dollar US. Les marchés monétaires ont également observé que les emprunts étrangers servaient surtout aux investissements, perçus comme une meilleure utilisation des fonds que la consommation. La dette du pays envers les banques étrangères a monté de 29 milliards de dollars US en 1993 à 60 milliards, dont 70 p. 100 en titres de créance à court terme, au milieu de 1997.

La Thaïlande a malheureusement subi une forte baisse du taux de change lorsque les intérêts financiers internationaux et locaux se sont mis à spéculer que les déficits courants élevés, la montée rapide de l’inflation, la forte croissance économique et, le plus important peut-être, la chute de 35 p. 100 de la valeur du yen japonais par rapport au dollar US en 1996-1997, rendaient le taux de change insoutenable. La chute du yen, qui rendait les produits thaïlandais plus coûteux et donc moins attrayants pour les acheteurs japonais, faisait particulièrement mal. À mesure que le marché perdait confiance dans le baht, la fuite des capitaux, dont l’entrée avait alimenté l’essor économique, s’accélérait, les actions des spéculateurs étrangers et des investisseurs locaux exerçant de fortes pressions à la baisse sur la devise locale.

Dans ses efforts futiles pour empêcher le baht de s’écrouler, la Banque centrale thaïlandaise a pratiquement épuisé, en secret, les réserves financières dont elle disposait. Parmi les mesures correctives, le gouvernement thaïlandais n’avait d’autre choix que de laisser flotter le baht et de solliciter l’aide du FMI. En réponse, un programme de prêts d’urgence de 17 milliards de dollars US a été organisé à la hâte.

 

2. L’émergence des effets contagieux dans la région

Un cas de contagion asiatique ou ce qu’on appelle parfois le « bahtulisme » a suivi. La crise monétaire née en Thaïlande s’est répandue presque du jour au lendemain à la Malaisie, à l’Indonésie, aux Philippines et à d’autres pays voisins, car les investisseurs, pris de panique, ont vite perdu confiance dans les économies de la région et ont commencé à cibler les marchés monétaires et boursiers de ces trois pays voisins. Même si les déficits courants étaient moins élevés en Indonésie, en Malaisie et aux Philippines qu’en Thaïlande et que les investissements directs étrangers y étaient plus conséquents, la devise de tous ces pays a chuté fortement (voir le graphique 1)

 

Graphique 1

Source: The Economist, 18 juillet 1998.

 

L’attaque spéculative contre les autres devises a été déclenchée en partie par le manque apparent de compétitivité de ces pays par rapport à la Thaïlande dont la devise venait de chuter. En examinant de plus près ces pays, les marchés y ont décelé, ce qui est peut-être plus significatif, les mêmes problèmes qu’en Thaïlande pour une bonne part, surtout dans les systèmes financiers. La « faiblesse des systèmes financiers, le niveau excessif des emprunts extérieurs non couverts du secteur privé et l’opacité des liens entre l’État, les entreprises et les banques ont contribué à la crise tout en compliquant les efforts déployés pour la désamorcer »(2). Comme la Thaïlande, la Malaisie, l’Indonésie et les Philippines pratiquaient, par rapport au dollar, des taux de change fixes qu’elles ont dû abandonner à mesure que la crise monétaire déferlait. Toutefois, même le Fonds monétaire international a admis que «  les marchés ont réagi de façon excessive, et l’ajustement de taux de change est allé au-delà du niveau qu’on pouvait raisonnablement estimer nécessaire pour remédier aux surévaluations initiales des monnaies en cause »(3).

La chute soudaine des devises nationales a alourdi fortement le fardeau de l’endettement externe des emprunteurs du secteur privé, qui ont cherché à couvrir leurs dettes externes (en dollars) en achetant des devises étrangères. Comme on pouvait le prévoir, cette réaction rationnelle des investisseurs, asiatiques pour la plupart, n’a fait qu’accroître la pression sur les devises et qu’en accélérer la baisse.

Devant les durs coups ainsi portés à la balance des paiements, le FMI, de pair avec d’autres bailleurs de fonds multilatéraux et bilatéraux, s’est empressé de répondre aux demandes d’aide financière. En plus des 17,2 milliards de dollars US accordés à la Thaïlande, un programme d’aide de 42,3 milliards de dollars US a été consenti à l’Indonésie. La Malaisie n’a pas encore demandé l’aide du FMI. Avant le déclenchement de la crise, le FMI avait déjà approuvé, pour les Philippines, un mécanisme élargi de crédit auquel l’accès a été renouvelé. En octobre, Hong Kong a répliqué à une attaque spéculative sur sa devise, dont la parité de change est fixée au dollar US, en utilisant une partie de ses énormes réserves de devises et en haussant ses taux d’intérêt internes. Cette intervention lui a permis de défendre la valeur de son dollar, mais les perturbations financières ont refroidi le marché boursier local et ont fini par freiner davantage l’économie, déjà en récession.

En novembre, la crise a frappé la Corée du Sud, qui vient, par sa taille économique, au troisième rang en Asie, après le Japon et la Chine, et se situait alors au onzième rang dans le monde. Sa situation divergeait en ce sens que la Corée du Sud n’a pas souffert de déséquilibres excessifs du compte courant et de taux de change. Ses réserves de devises étaient toutefois très faibles par rapport aux créances étrangères à court terme du secteur privé. En fait, son ratio d’endettement par rapport aux réserves était de loin le plus élevé de la région (voir le tableau 2). La proportion de prêts non productifs, estimée à quelque 20 p. 100 de la totalité des prêts, était également très élevée.

La crise, qui s’est traduite par des baisses quotidiennes du won atteignant 10 p. 100, une hausse de 30 p. 100 et plus des taux d’intérêt à court terme, et la montée en flèche du nombre des faillites, a frappé durement la Corée du Sud. Le FMI a encore une fois dû venir à la rescousse en proposant, en décembre 1997, un programme d’aide de 58,2 milliards de dollars US. Au total, l’aide internationale d’urgence consentie aux trois pays en difficulté financière (l’Indonésie, la Thaïlande et la Corée du Sud) s’est élevée à 117,7 milliards de dollars US.

 

 

Tableau 2
Endettement étranger à court terme et réserves de devises
Certains pays de l’Asie de l’Est
(en milliards de dollars US)

Pays

Endettement à court terme

Réserves

Ratio endettement-réserves (%)

Chine

42

141

29,8

Indonésie

27

28

96,4

Corée du Sud

60

17

352,9

Malaisie

14

24

58,3

Philippines

15

9

166,7

Taiwan

29

81

35,8

Thaïlande

32

20

160

Source: Robert E. Litan, «A Three-Step Remedy For Asia’s Financial Flu», Brookings Policy Brief Series no. 30: www.brook.edu/PA/PolicyBriefs/pb30.htm, p. 4.

Il n’y a aucun doute que les économies touchées le plus gravement par la crise sont l’Indonésie, la Corée du Sud et la Thaïlande. Dans chacun de ces pays, une baisse du financement étranger privé s’est conjuguée à de fortes dépréciations de la devise et à des chutes des prix des éléments d’actifs pour réduire sensiblement la demande intérieure à un niveau qui ne sera pas compensé par l’augmentation prévue des exportations nettes. La conjugaison de l’inflation initiale du prix des éléments d’actif suivie d’une déflation soudaine due à la spéculation ont entraîné une forte augmentation du niveau des prêts non productifs dans la région, rendant insolvables plusieurs institutions financières locales. La crise financière s’est aussi traduite par des baisses notables des dépenses, de la production et de l’emploi dans ces pays.

Depuis juillet 1997, seuls ces trois pays de la région ont eu besoin du FMI pour de nouvelles mesures de sauvetage(4). En contrepartie de son aide, le FMI a dressé des programmes rigoureux de redressement structurel qui exigent, entre autres, le resserrement temporaire de la politique budgétaire et monétaire, la restructuration des secteurs financiers, la déréglementation des économies et leur ouverture aux intérêts étrangers, ainsi qu’une amélioration de la gestion accompagnée de plus de transparence. Les devises des pays qui ont négligé de se conformer rapidement aux réformes exigées par le FMI sont demeurées sous une forte pression constante de la part des marchés monétaires internationaux.

L’agitation financière, conjuguée à l’ajustement structurel exigé, a malheureusement eu un impact marqué sur les moyens de subsistance et l’épargne de millions de gens, en plus de relancer l’inflation, les gouvernements de la région étant contraints de réduire les subventions aux produits alimentaires et aux médicaments. Il y a eu érosion du niveau de vie des moins nantis, et l’agitation politique et syndicale s’est accrue, surtout en Indonésie et en Corée du Sud. En Indonésie, la conjugaison d’une roupie chancelante et de l’escalade des prix a entraîné une forte poussée de la pauvreté, du chômage et des tensions ethniques. Les émeutes déclenchées par la situation économique ont fini par entraîner la démission du président Suharto après trente ans de pouvoir. En Corée du Sud, le taux de chômage officiel, porté a un niveau record de 7 p. 100, ajoute aux pressions qui s’exercent sur le gouvernement pour l’amener à hausser les prestations de chômage.

Les suites données aux importantes réformes financières exigées ont varié. La Thaïlande et la Corée du Sud ont procédé assez rapidement au nettoyage de leurs institutions financières en prenant le contrôle de grandes banques en détresse et en fermant les banques insolvables, en atténuant les contraintes imposées aux investisseurs étrangers, en relevant les seuils du capital des banques et en modifiant la législation sur les faillites afin de faciliter la saisie des biens donnés en garantie de mauvaises créances. Par contre, l’endettement des sociétés demeure un fardeau de taille, les banques encore actives étant peu enclines à procéder à des radiations coûteuses.

Sans être assujettie à un programme d’ajustement du FMI, la Malaisie a néanmoins entrepris des réformes provisoires, comme l’imposition de normes comptables plus strictes qui obligent ses banques à faire davantage état de leurs prêts non productifs. Le gouvernement a aussi contraint 39 sociétés de financement locales à fusionner en huit entités nouvelles. Refusant toutefois d’ouvrir son secteur financier aux intérêts externes, il continue de plafonner la participation étrangère à 30 p. 100.

Aucun autre pays de la région n’a été frappé aussi durement que l’Indonésie, dont la monnaie s’est très fortement dépréciée (de 80 p. 100 !) en un peu plus d’un an. Le secteur financier du pays souffre d’un manque de surveillance, de liens historiques étroits entre débiteurs et créanciers, et de prêts dirigés de la part des banques étatiques. L’Indonésie a également été, de loin, la plus lente à entreprendre des réformes financières. Le gouvernement indonésien et le FMI travaillent, pour tenter de stabiliser l’économie défaillante du pays, à une quatrième entente. Les trois premières ont échoué parce que le gouvernement ne tenait pas ses promesses de réforme. Certains estiment que cette incapacité à respecter ses engagements a aggravé sensiblement la situation économique de l’Indonésie.

3. Stagnation économique et politique au Japon

« Dans notre perception actuelle, le problème le plus grave en Asie n’est peut-être pas lié directement à l’Asie du Sud-Est, mais plutôt de savoir si la principale économie, le Japon, parviendra à sortir de sa longue période de léthargie ».

Mme Ingrid Hall, directrice générale, Division de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud-Est, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international

Bien des pays asiatiques en développement espéraient que, dans le sillage de la crise, le leadership économique viendrait du Japon mais il ne s’est pas manifesté. À cause de ses difficultés économiques internes, le Japon n’a pas pu servir de moteur de relance de la croissance économique régionale, comme les États-Unis l’ont fait lors de la crise du peso mexicain en 1994-1995.

Il n’y a aucun doute que le Japon est, de loin, l’économie la plus riche de la région. Sa production économique, qui la place au deuxième rang dans le monde, représente près de 20 p. 100 du PIB mondial et plus de la moitié du PIB total de l’Asie. De plus, le PIB du Japon est cinq fois supérieur à celui de la Chine et ses multinationales sont des chefs de file dans l’investissement de capitaux et le transfert de technologies. Ses excédents courants répétés ont fait du Japon le plus grand exportateur de capitaux au monde, représentant pour la seule année 1995 près de 200 milliards de dollars US en investissements directs étrangers et en mouvements d’investissements de portefeuille.

En revanche, le Japon est en difficulté économique pratiquement depuis le début de la décennie(5) : sa production a chuté de 0,5 p. 100 en 1997 et le pays est maintenant en récession. Bien que la crise asiatique ne risque guère de le faire imploser, étant donné sa richesse, le Japon n’est pas à l’abri, à cause de ses liens étroits avec l’Asie de l’Est, dont l’économie fléchit, des effets contagieux de la « grippe asiatique ». Le vif ralentissement d’autres pays de la région a déjà des effets néfastes sur sa croissance économique. Ce résultat ne devrait pas étonner tellement puisque le reste de l’Asie sert de débouché pour presque la moitié des exportations japonaises. Pour leur part, ses voisins n’ont pas été en mesure d’exporter pour redémarrer leur économie, surtout à cause de la stagnation prolongée de l’économie japonaise et de son incapacité à absorber une plus grande part des exportations asiatiques.

L’inaction de ce qu’on a souvent appelé un gouvernement inefficace a entravé, jusqu’ici, la reprise économique du Japon. Un effort beaucoup plus grand s’impose pour relancer l’économie : jusqu’à maintenant, les tentatives de relance par des politiques fiscales et monétaires n’ont guère eu de succès. Comme les taux d’intérêt de la Banque centrale sont déjà très bas (près de néant), le recours à la politique monétaire pour relancer la demande intérieure n’est pas envisageable. La stimulation de la demande devra donc venir d’initiatives fiscales. Comme Mme Huber (directrice générale, Bureau de l’Asie du Nord et du Pacifique, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international) l’indiquait au Comité, il faudrait, pour accroître la consommation interne, des mesures de stimulation de grande envergure que les consommateurs prudents du Japon jugeront permanentes.

Comme dans d’autres pays de l’Asie de l’Est, la crise financière a fait ressortir les points faibles du système financier du Japon. Le secteur bancaire japonais est affligé par une pénurie de capitaux provoquée par la masse actuelle de prêts non productifs. Au lieu de purger son système bancaire surendetté au début des années 1990, après l’éclatement de son « économie euphorique », le gouvernement japonais a opté pour une politique étapiste et a fini par ne pas procéder aux réformes financières requises. Bien que son problème d’endettement diffère des autres pays , en ce sens que l’endettement est surtout interne, le Japon n’a pas su imprimer, jusqu’à récemment, les réformes qui s’imposent au secteur financier.

La forte chute de la valeur du yen sur les marchés monétaires internationaux vient d’un profond manque de confiance dans l’aptitude du Japon à prendre les décisions nécessaires pour relancer son économie léthargique et guérir un secteur bancaire gravement atteint. La faiblesse du yen les inquiétait à un tel point que les autorités japonaises ont senti le besoin de demander l’aide financière des États-Unis qui leur ont fourni 2 milliards de dollars US pour soutenir la devise. Cette intervention monétaire était cependant assortie de conditions : a) une restructuration, dont le besoin se faisait fortement sentir, du secteur financier pour régler le problème des mauvaises créances du Japon et la surcapacité du secteur bancaire, et b) la révision du système fiscal du pays. Les États-Unis insistaient pour obtenir, en contrepartie de leur aide, une réduction permanente des impôts sur le revenu de quelque 10 trillions de yens (environ 72 milliards de dollars US), une réduction du taux d’imposition des sociétés de 46 p. 100(6) et, surtout, une révision du système bancaire.

Le gouvernement japonais n’avait guère de choix. À la fin de juin 1998, il annonçait un plan de radiation des mauvaises créances des institutions financières en faillite, sans résilier les marges de crédit des emprunteurs solvables, à l’aide de « banques de crédit-relais » de l’État. Cette stratégie a suscité une levée de bouclier immédiate, ses adversaires soutenant que la capacité du système financier ne s’en trouverait pas réduite puisque les avoirs des banques les plus fragilisées seraient probablement transférés du secteur privé au secteur public sans les radier. De plus, les mauvaises créances ne seraient pas radiées aussi vite qu’on le croyait et les prêts consentis par les nouvelles banques du secteur public à ce qui pourrait se révéler une foule d’entreprises indignes évinceraient les prêteurs privés(7).

Heureusement, l’assemblée législative japonaise est maintenant saisie d’un autre programme d’aide au secteur financier. Ce vaste programme comporte deux volets. Il établit d’abord un mécanisme qui permet de déceler les banques insolvables et d’en prendre le contrôle par la création d’un nouvel organisme, pour ensuite en liquider les créances tout en assurant la protection des dépositaires et des emprunteurs solvables. Le Parlement a déjà approuvé ce volet du plan de réforme.

Une forte injection de fonds publics (plus de 500 milliards de dollars US) dans les banques viables, afin d’assurer la stabilité du secteur financier et de stimuler l’économie nationale, constitue le deuxième volet du programme. L’imposition de conditions aux banques qui reçoivent une telle injection de fonds est l’une des choses qu'il reste à régler. Le degré auquel les banques devront compenser leurs pertes n’est pas encore clair, par exemple.

Si le Japon ne donne pas suite aux réformes prévues, sa récession se prolongera sûrement et l’économie mondiale continuera de languir. « Il est critique pour le Japon de savoir si, face à la crise asiatique actuelle, il donnera suite ou accélérera même les réformes financières déjà prévues ou y trouvera une excuse pour étendre la protection depuis longtemps offerte à des entreprises inefficaces, notamment dans le secteur financier. Si le Japon continue de se défiler et de reporter les réformes requises, la crise asiatique risque d’avoir sur lui des conséquences graves à long terme. Des concurrents asiatiques finiront par émerger, plus aguerris et plus ouverts que jamais, de cette crise. La façon dont le Japon réagit maintenant déterminera en grande partie sa prospérité à long terme et sa position relative dans une Asie qui se redresse »(8).

4. Situation en Chine

La Chine a échappé jusqu’à maintenant aux pires répercussions de la crise économique qui a déferlé sur les marchés boursiers et monétaires des pays d’Asie de l’Est. La non-convertibilité du renminbi sur le compte de capital le protège des attaques des spéculateurs qui jugent la monnaie surévaluée est un premier élément d’explication. La Chine a pu s’isoler de l’agitation économique de la région précisément parce que sa monnaie ne s’échange pas librement sur les marchés monétaires mondiaux; c’est plutôt le gouvernement qui en fixe la valeur. La crise financière asiatique, conjuguée à la nécessité pour la Chine d’entreprendre de grandes réformes structurelles de son économie pour éviter l’écroulement du secteur bancaire, retarde le mouvement vers la pleine convertibilité de la monnaie chinoise.

Contrairement à la situation en Corée du Sud et en Thaïlande, la Chine a par ailleurs le luxe d’avoir peu de dettes étrangères à court terme(9), un compte courant excédentaire et, selon Mme Karen Minden (directrice, Asia-Pacifique Associates), entre 130 et 145 milliards de dollars US en réserves officielles. Les catégories d’actions que les étrangers peuvent transiger sur les deux bourses chinoises sont aussi très restreintes.

Bien que les statistiques chinoises soient peu fiables, c’est notoire, l’économie de la Chine a enregistré officiellement une autre année de forte croissance en 1997, avec une hausse réelle du PIB réel de 8,8 p. 100 sur douze mois. Ce résultat contraste avec l’augmentation de 9,7 p. 100 enregistrée en 1996. L’inflation est maintenue en échec, les résultats de la fin de 1997 indiquant un taux d’un peu moins de 3 p. 100.

Selon les premières indications, l’économie chinoise a ralenti en 1998 et l’objectif de croissance de 8 p. 100 ne se réalisera pas. Le commerce et les investissements internationaux ont été, comme d’habitude, les principaux moteurs de la croissance économique chinoise; il faut toutefois reconnaître que ces deux grands piliers du remarquable essor économique du pays montrent des signes de faiblesse. Dans l’ensemble, les perspectives de la Chine n’ont jamais été plus sombres depuis la fin des années 1980.

Vu les difficultés financières et économiques de la région et la concurrence accrue des pays dont les monnaies ont été dépréciées, la Chine doit s’adapter à une nette contraction du commerce avec l’étranger. Une forte réduction du taux de croissance de ses exportations, par rapport aux gains annuels de 20 p. 100 des dernières années, aura sûrement de graves répercussions sur sa croissance économique en période de faible demande intérieure(10). Un ralentissement de la croissance rapide des exportations par rapport aux années antérieures se constate déjà. Les exportations chinoises au Japon, en Corée du Sud et dans le Sud-Est Asiatique ont chuté radicalement et, bien que la Chine ait pu pénétrer de nouveaux marchés (l’Australie notamment), la croissance globale de la demande pour ses produits d’exportation n’est plus que de 7,6 p. 100 pour la première moitié de 1998.

Certains signes portent aussi à croire que les investisseurs étrangers sont moins enthousiastes envers la Chine. Mme Margaret Huber (directrice générale, Bureau de l’Asie du Nord et du Pacifique, ministère des Affaires étrangères et du Commerce international) a confié au Comité que selon les prévisions du ministère l’investissement direct étranger en Chine diminuera de 45 milliards de dollars US en 1997 à 30 milliards en 1998. Elle ajoutait que ce serait surtout attribuable au retrait des investisseurs d’Asie de l’Est qui, fortement touchés par la crise financière et monétaire, ne sauraient y investir davantage. Étant donné la propagation de la crise au Japon et ailleurs bien des investisseurs non asiatiques hésitent de plus en plus à investir dans la région.

Les perturbations économiques régionales auront peut-être eu l’avantage de faire sentir aux dirigeants chinois la nécessité d’accélérer les réformes économiques et institutionnelles. La Chine a commencé à prêter plus d’attention aux questions économiques dans sa détermination à se doter d’une « économie de marché socialiste ». Des réformes économiques radicales ont été proposées, notamment la restructuration de plus de 300 000 entreprises étatiques, le renouvellement et la réduction d’un secteur public inefficace déjà accablé de lourdes dettes, la réforme d’un système bancaire et financier affligé par des prêts non productifs et l’adoption d’une politique commerciale et d’investissement plus ouverte au monde extérieur. Compte tenu des difficultés économiques qu’elle connaît présentement, la Chine a retardé ses réformes. Cependant, sans une éventuelle réforme fructueuse de l’économie chinoise, la performance économique du pays subira des contrecoups négatifs.

Les entreprises d’État, dont au moins la moitié de l’emploi urbain dépend, ont toujours joué un rôle important dans la société chinoise. Comme 60 p. 100 d’entre elles fonctionnent à perte et que la plupart croulent sous les dettes, elles constituent cependant un très lourd fardeau financier. Le secteur étatique absorbe 80 p. 100 des investissements internes, accablant ainsi les banques de mauvaises créances tout en privant de capitaux les entreprises privées. Les subventions publiques à ces organismes en grande partie inefficaces comptent pour les deux tiers du déficit budgétaire du pays.

S’il devait être mené à terme, le programme de réforme des entreprises étatiques devrait entraîner la privatisation de beaucoup d’entre elles. Celles qui survivront n’auront plus à veiller aux soins de santé, à l’éducation et au logement de leurs employés. Il faudra aussi, pour assurer le succès du programme de réforme, mettre en œuvre une loi sur les faillites (les entreprises en difficulté seront autorisées à déclarer faillite) et établir un régime de sécurité sociale national pour répondre aux besoins des millions de travailleurs déplacés. Selon les estimations officielles du chômage actuel en Chine, il y aurait 15 millions de chômeurs en milieu urbain et 130 millions de sans-emploi en milieu rural. Le chômage additionnel créé par la restructuration des entreprises étatiques empirera la situation actuelle et pourrait même susciter de l’agitation sociale.

Bon nombre des problèmes d’ordre financier qui ont affligé les pays voisins se constatent aussi en Chine. Les entreprises industrielles inefficaces de l’État sont soutenues en grande partie par des prêts consentis à la demande du gouvernement par les grandes banques d’État. Non seulement ces prêts sont-ils « non productifs » dans une forte proportion – 20 à 40 p. 100 selon la plupart des analystes, ce qui dépasse le chiffre correspondant pour le Japon, la Corée du Sud et la Thaïlande – mais ils privent les entreprises privées de capitaux.

Sur les plans de la suffisance du capital, de la rentabilité et des ratios de mauvaises créances, les banques chinoises sont probablement les plus fragiles de toute l’Asie. La mauvaise gestion et une activité de prêts excessive pendant l’essor économique du début de la décennie ont grugé l’assise financière des grandes banques au point que les ratios actif-passif des quatre premières banques d’État(11) ne satisfont plus, sur le plan de la suffisance du capital, à la norme de 8 p. 100 fixée par la Banque des règlements internationaux. La réforme du système bancaire que le gouvernement avait initialement espéré réalier en trois ans est une entreprise de taille.

Les perturbations financières qui frappent les autres pays de la région ont fait sentir aux dirigeants chinois la nécessité de réformer le secteur financier en temps opportun. Les autorités se rendent compte qu’un système bancaire déformé par le clientélisme et le favoritisme politique, en plus d’être faible et de manquer de transparence, mène droit au désastre. La radiation des mauvaises créances, la fermeture des institutions financières insolvables ou faibles, l’adoption d’une politique de prêts basée sur des conditions strictement commerciales et l’élimination de l’obligation faite aux banques de soutenir le secteur faible des entreprises étatiques viennent en tête de liste des priorités. Ces réformes ont été considérées comme des gestes parallèles que la décision du gouvernement, annoncée en février 1998, d’émettre pour 270 milliards de renminbis (environ 33 milliards de dollars US) d’obligations afin de reconstituer le capital des quatre principales banques d’État, rend nécessaires.

Le gouvernement chinois s’est engagé à réformer éventuellement les banques et les entreprises étatiques, mais cela exige, pour en absorber les contrecoups, une économie saine et en pleine croissance. Ce n’est pas le cas en ce moment. À moins que l’économie ne continue de croître à un rythme de 7 à 8 p. 100, il ne sera pas possible de créer assez d’emplois pour absorber la foule croissante de travailleurs qui sont mis à pied et se retrouvent sans filet de sécurité suffisant. Le régime de Beijing a l’intention d’adopter ses plans de réforme avec un retour à des modèles de croissance économique plus sains.

La Chine n’a toujours pas, d’autre part, la force économique nécessaire pour assurer un leadership efficace dans la région. Elle n’a pas encore, par exemple, la puissance économique, ni les ressources financières, techniques ou administratives voulues pour servir de locomotive et tirer la région de ses difficultés économiques et financières. Elle est même plutôt susceptible, dans l’immédiat, de concurrencer les autres économies régionales que d’être le moteur de la relance.

Cela étant, la crise a cependant permis à la Chine de se mériter une cote d’estime considérable dans la région asiatique(12) en offrant une aide financière inconditionnelle (d’environ 4 milliards de dollars US) à ses voisins affligés. La Chine a surtout fait preuve de beaucoup de retenue tout au long des troubles financiers qui ont secoué l’Asie. Consciente peut-être du fait que cela avait contribué aux difficultés économiques régionales l’an dernier, elle s’est engagée à ne pas dévaluer le renminbi comme elle l’avait fait en 1994.

Beaucoup de sinologues craignent que le gouvernement chinois ne décide de dévaluer sa devise plutôt que d’abandonner des marchés d’exportation à des pays de la région dont, la dépréciation des monnaies aidant, les produits sont maintenant moins chers(13). Le régime chinois subira certainement des pressions en ce sens car le rajustement des taux de change rend les exportations chinoises relativement moins concurrentielles. Le véritable danger serait que, s’il décidait d’étayer l’économie chinoise chancelante par une dévaluation en ce moment, le gouvernement déclenche, dans toute la région de l’Asie de l’Est, une nouvelle cascade de dévaluations concurrentielles déstabilisantes au plan mondial. En plus d’aggraver à coup sûr les difficultés économiques régionales, cela pourrait étendre la contagion à d’autres parties du monde.

« Sur le plan des exportations, la Chine n’a pas besoin de dévaluer sa devise car ses industries exportatrices sont déjà très concurrentielles […] Par contre, les conséquences inflationnistes d’une dévaluation pourraient s’étendre à l’ensemble de l’économie par ses importations d’énergie et de produits alimentaires […] La Chine y gagne politiquement en ne dévaluant pas, et elle n’a aucune raison de dévaluer ».

(Mme Catherine Mann, attachée supérieure de recherche, Institute for International Economics)

Sur un plan plus positif, plusieurs facteurs font espérer qu’il n’y aura pas de dévaluation, notamment :

  • la dévaluation du renminbi aurait une incidence négative sur les entrées en Chine d’investissements étrangers directs;
  • une dévaluation pourrait réveiller les pressions inflationnistes;
  • une dévaluation rendrait la parité du dollar de Hong Kong plus vulnérable; et
  • une dévaluation compromettrait les relations avec les États-Unis, dont le déficit commercial avec la Chine est déjà considérable.

Le Comité considère que la Chine exercera beaucoup d’influence en Asie après la crise, mais craint que la Chine ne prenne des mesures unilatérales, comme la dévaluation de sa monnaie ou l’imposition de restrictions commerciales, pour améliorer ses perspectives économiques et sociales. Selon lui, il y aurait lieu que les pays occidentaux, comme le Canada, encouragent la Chine à respecter les règles internationales de commerce et d’investissement. Le Comité recommande donc :

Recommandation 1 :

Que le gouvernement fédéral continue de dialoguer avec la Chine sur l’importance de son intégration à l’économie mondiale et de son adhésion aux règles internationales de commerce. Dans le cadre de ce dialogue, le Canada devrait continuer de faire part aux autorités chinoises de sa conviction qu’une dévaluation de la monnaie chinoise aurait des effets déstabilisateurs tant sur l’économie régionale que sur l’économie mondiale

 

C. Les causes de la crises

« Les membres du Comité connaissent bien les causes immédiates de la crise financière en Asie : les déficits importants et croissants du compte courant, le recours à des emprunts à court terme pour les financer, la surévaluation des devises, la faiblesse des systèmes financiers et, dans certains pays, le « clientélisme »».

(James Powell, sous-chef, Département des relations internationales, Banque du Canada)

Comme M. Powell l’a dit succinctement au Comité, divers facteurs ont contribué à la crise financière. La conjugaison de taux de change fixes à toute fin pratique, de comptes de capital libéralisés et de taux d’intérêt internes élevés a entraîné des entrées de capitaux excessives lorsque, moins coûteux, le capital étranger est devenu de plus en plus attrayant. Comme les parités de change étaient fixes et que le gouvernement s’engageait à faire de son mieux pour soutenir sa propre monnaie (c.-à-d. maintenir la parité), les emprunts en devises étrangères ne paraissaient pas présenter plus de risques inhérents que les emprunts libellés dans la devise nationale(14). Avec des taux d’intérêt étrangers généralement inférieurs à ceux des économies asiatiques et la disparition du risque de change aux yeux des participants au marché, beaucoup d’emprunteurs ont profité de la divergence des taux d’intérêt. Les banques d’Asie de l’Est n’ont pas pris les mesures nécessaires pour se protéger contre une éventuelle dévaluation des monnaies. Les industriels locaux, qui ont aussi emprunté en devises étrangères à des taux d’intérêt inférieurs, ont souvent été les premiers à retirer leurs fonds du marché local pour rembourser leurs créances libellées en devises étrangères(15).

Sur le plan qualitatif, les entrées croissantes de capitaux n’ont pas toujours été acheminées sagement par les banques et les sociétés de financement : les fonds n’ont pas toujours été investis dans les projets les plus rentables. À l’exception de Hong Kong et de Singapour, le développement institutionnel du secteur financier des pays de l’Asie de l’Est a pris un retard considérable par rapport aux progrès de l’économie réelle. La croissance économique rapide de la région a masqué ces faiblesses financières.

Mal surveillé et surprotégé, le secteur financier a consenti des prêts de façon excessive, surtout à des fins spéculatives et non productives. Des prêts imprudents, souvent orchestrés par des fonctionnaires gouvernementaux en faveur d’entreprises et d’industries insolvables (comme certains chaebols sud-coréens), conjugués au manque de surveillance bancaire, ont mené à l’affectation de fonds à des investissements non productifs : l’immobilier, des industries appartenant à des parents et amis personnels des propriétaires de banque, et des projets d’immobilisation douteux qui avaient l’appui du gouvernement(16). Ces mauvais placements étaient occultés par des pratiques opaques, dont un manque d’information sur le véritable bilan financier des institutions et les relations d’initiés. Dans des économies dirigées comme celles de la Corée du Sud, de l’Indonésie et, jusqu’à un certain point, du Japon, l’idée que les banques évalueraient le risque et la solvabilité selon des pratiques bancaires saines a été abandonnée en faveur de la notion qu’elles ne sont, sur le plan de la politique financière, que le prolongement du gouvernement(17).

Malheureusement, les institutions financières qui n’ont pas fait appel aux analyses traditionnelles du risque, ou qui en ont été empêchées, se sont retrouvées avec un nombre toujours croissant de prêts non productifs. Il s’agissait pour une bonne part d’emprunts étrangers à court terme qu’il faut rembourser en devise étrangère, notamment en dollars US. La demande constante de dollars pour rembourser les emprunts explique en grande partie les pressions sans cesse à la baisse sur les monnaies asiatiques. Comme il y avait toutes les chances que les investisseurs étrangers exigent le remboursement de leurs prêts, il était particulièrement risqué d’emprunter à court terme pour investir à long terme, même dans des placements de qualité.

Pendant ce temps, à cause des systèmes de taux de change relativement rigides, la compétitivité des exportations d’Asie de l’Est se détériorait, à mesure surtout que la valeur du yen chutait par rapport au dollar US. Les dirigeants des pays asiatiques ont résisté vivement à la dévaluation de leur monnaie, préférant utiliser leurs réserves de devises étrangères et augmenter les taux d’intérêt pour l’étayer. Les hausses des taux d’intérêt ont cependant eu des effets dévastateurs sur les bourses locales sans réussir à enrayer le déclin des monnaies. Dès 1996, d’éventuels points névralgiques commençaient à apparaître : déficits courants croissants, fléchissement croissant de la demande pour les produits d’exportation de la région, attribuable surtout au ralentissement économique du Japon, taux de change excessifs et insoutenables, et systèmes financiers mis à mal.

L’accumulation des dettes à court terme sans couverture du change a laissé les économies de l’Asie de l’Est vulnérables à un manque soudain de confiance. À la fin, la confiance des participants au marché dans l’aptitude des autorités gouvernementales asiatiques à maintenir la parité monétaire s’est éclipsée tout à coup. Comme la hausse des déficits courants, les taux de change excessifs, la diminution des réserves internationales et, plus important encore, la capacité des gouvernements à soutenir les taux de change inquiétaient de plus en plus, les intervenants ont vite amorcé un revirement des entrées de capitaux étrangers. Les attaques spéculatives sur les monnaies ont épuisé les réserves officielles de devises étrangères tandis que les rapides sorties de capitaux et la dépréciation subséquente des monnaies exacerbaient les tensions autour des bilans financiers du secteur privé.

La dernière analyse de ces sorties de capitaux, réalisée par l’Institute of International Finance de Washington, révèle que les mouvements de capitaux privés nets vers les cinq économies asiatiques les plus touchées par la crise (l’Indonésie, les Philippines, la Malaisie, la Corée du Sud et la Thaïlande) sont passés d’une entrée de 92,8 milliards de dollars US en 1996 à une sortie de 12,1 milliards en 1997. En revanche, les mouvements de capitaux vers d’autres pays émergents ont augmenté.

Malgré la baisse sensible des mouvements de capitaux vers ces cinq pays, il faut avouer que les investisseurs n’ont pas tous réagi à la crise de façon identique. Les investisseurs directs en ont le moins tenu compte et sont allés de l’avant comme prévu. L’apport d’investissement direct étranger en 1997 à l’ensemble des cinq pays asiatiques les plus touchés est demeuré, selon les estimations, près du niveau atteint en 1996, ce qui ne devrait pas étonner puisque les flux d’investissement direct étranger diffèrent des participations au capital et des prêts bancaires. L’échéance est surtout beaucoup plus longue pour les investissements directs. Plusieurs pays asiatiques se sont donné des atouts fondamentaux qui leur assure une plus forte croissance à long terme, comme des taux élevés d’épargne interne et des ressources humaines instruites, compétentes et adaptables. Ce sont ces facteurs qui déterminent le plus souvent les décisions en matière d’investissement direct étranger.

Par contre, on estime que les participations au capital et les prêts privés de banques étrangères sont maintenant négatifs. Les investisseurs des marchés boursiers ont été pris de panique, comme on pouvait s’y attendre. Mais ce sont surtout les banques commerciales qui ont manqué de nerf. Selon l’IIF, les prêts nets des banques aux cinq pays en cause sont passés d’un influx de 55,5 milliards de dollars en 1996 à une sortie de 21,3 milliards l’année suivante, soit un revirement de 76,8 milliards.

 

D. Les leçons apprises

Il y a d’importantes leçons à tirer de la crise financière asiatique. Premièrement, chacun reconnaît que l’apport initial de capitaux a été aussi excessif que leur sortie soudaine. Les banques et les investisseurs étrangers n’ont pas examiné et analysé d’assez près les risques que comportait l’investissement initial, et n’ont pas prêté assez attention avant de le retirer aux perspectives à long terme de l’Asie. Les entreprises ont besoin de données précises et actuelles sur les pays de la région pour bien évaluer les risques. Les missions diplomatiques étrangères, qui doivent intensifier leur surveillance et en communiquer les résultats aux entreprises, ont ici un rôle important à jouer.

Deuxièmement, les événements récents dans la région ont fait ressortir qu’il n’est pas sage d’allier la liberté de mouvements de capitaux étrangers à une stratégie de parité avec une devise forte comme le dollar US. Le gouvernement doit intervenir aussi peu que possible sur les marchés monétaires et boursiers. Une politique de taux de change plus souple permettrait à la plupart des économies asiatiques de mieux réagir aux déficits de la balance des paiements(18). « Des crises se produisent trop souvent parce que les autorités refusent d’admettre que le maintien de parités fixes n’est plus tenable »(19).

Troisièmement, les pays qui ont de gros déficits courants doivent faire bien attention à la façon dont ils les financent. Une structure financière qui met beaucoup l’accent sur l’investissement direct étranger, un type d’investissement extérieur plus durable que les flux à court terme, sensibles à la psychologie des marchés, qu’on retrouvait sur les marchés financiers asiatiques serait viable pour le compte courant d’un pays. Il y aurait lieu d’encourager l’investissement direct étranger.

Quatrièmement, un besoin urgent de renforcer les systèmes financiers se fait sentir avant de libéraliser le compte de capital. L’élimination des contrôles de capitaux « peut donner lieu à de fortes entrées de capitaux dans les systèmes bancaires et, partant, à des poussées soudaines de l’expansion du crédit. Si elles assument de front des pouvoirs plus étendus, alors qu’elles sont mal réglementées et surveillées, les banques pourraient se lancer dans des opérations de financement qu’elles maîtrisent mal et qui comportent des risques élevés. Cela est particulièrement inquiétant dans le cas des institutions qui, avant la libéralisation, prêtaient surtout à l’État ou, à sa demande, à certaines entreprises ou à certains secteurs de l’économie. Leur expérience en matière d’évaluation du risque de crédit sera sans doute limitée »(20).

L’élimination des pratiques de prêt dangereuses adoptées à la fois par les créanciers locaux et internationaux pendant la période d’essor économique de l’Asie, alors que la région souffrait d’un manque de normes comptables, de contrôles financiers et de surveillance bancaire, est un objectif important dans ce contexte. L’établissement d’exigences appropriées en matière de divulgation et de comptabilité, d’une classification rigoureuse des prêts, de règles sur la constitution de réserves en prévision de pertes bancaires éventuelles et d’exigences relatives à la suffisance du capital seraient des façons d’y parvenir. Il importe d’amener les systèmes financiers perturbés des pays touchés à plus de transparence et de les obliger à rendre des comptes.

Pour atténuer la crise actuelle, il faudrait réformer les systèmes bancaires asiatiques en profondeur et les revigorer. En plus de privatiser les banques étatiques, il faudrait que les banques insolvables soient fermées ou absorbées par des institutions plus saines. La liquidation des investissements de qualité douteuse et la consolidation du capital de base des autres institutions financières affaiblies s’imposent également. L’assainissement du secteur financier sera à n’en pas douter une tâche ardue et délicate que seuls des experts de la restructuration des entreprises pourront mener à bien. Malheureusement, ces compétences semblent faire défaut dans bien des pays de la région.

Cinquièmement, il faudrait dépolitiser les banques centrales (en faire des organismes plus indépendants du gouvernement). Certains analystes ont même envisagé de remplacer les banques centrales par des organismes de politique monétaire comme celui de Hong Kong qui fixeraient la parité de la monnaie locale par rapport à une seule devise, comme le dollar US, et l’étayeraient par de solides réserves de devises étrangères. Cette solution présente une difficulté d’ordre pratique : les pays asiatiques touchés ont pratiquement épuisé leurs réserves.

Sixièmement, la région a été frappée, de la part de certains gouvernements, par des politiques et des pratiques destructrices qui se résument à de la mauvaise gestion. Bien des gouvernements ont omis de créer une structure institutionnelle et juridique adéquate et de doter leur pays, pour réduire la subornation et la corruption, d’un système politique ouvert et transparent. Le clientélisme politique a bloqué à plusieurs reprises les réformes bancaires et monétaires qui menaçaient les monopoles locaux de longue date.

Bref, ici comme ailleurs, la bonne conduite des affaires publiques est essentielle au succès économique d’un pays. Dans l’ensemble, les économies asiatiques étaient affligées de structures économiques et financières qui favorisaient plutôt les amis du régime que les véritables entrepreneurs. Il faudrait, pour mettre un terme au clientélisme en Asie, c’est-à-dire la collusion entre l’État, les banques et les entreprises, couper immédiatement les liens entre l’administration publique, l’industrie et le milieu bancaire. Pour réduire la corruption, il faudrait aussi obliger les gouvernements à rendre des comptes, et faire adopter et respecter des lois anti-corruption. Comme le fera ressortir le chapitre 7, le respect de la primauté du droit et la présence de régimes judiciaires véritablement indépendants s’imposent de toute urgence dans les pays asiatiques. Il faut espérer que la crise financière aura un côté positif et que, en plus de rendre la région plus démocratique, plus transparente et plus équitable, elle fera disparaître les dirigeants économiques et politiques inefficaces.

Autre leçon à tirer, le fait que le « modèle de croissance économique japonais » repose sur la planification économique centralisée, ce qui atténue l’obligation pour les banques et les entreprises de rendre des comptes et de bien gérer, le rend peut-être moins souhaitable qu’on le pensait. Les bureaucrates attachaient beaucoup d’importance, dans ces économies planifiées, à la taille des entreprises comme garantie d’économies d’échelle dans la production. Cette stratégie a abouti à la naissance de conglomérats puissants. Hong Kong, Singapour et Taiwan, qui ont refusé de se laisser dominer par des géants industriels, ont beaucoup mieux résisté aux tempêtes financières.

Il faudrait aussi, enfin, mettre la pédale douce sur les gros projets d’investissement gouvernementaux qui donnent lieu à beaucoup d’importations et démanteler les grands monopoles étatiques inefficaces.

 

E. Les impacts de la crise sur les économies régionales et mondiales

Alors que la récession frappe bien des économies d’Asie de l’Est, et leurs secteurs financiers en particulier, et que le chômage atteint des niveaux sans précédent dans plusieurs pays, les perspectives d’une reprise économique rapide s’évanouissent, d’autant plus que l’économie japonaise est en récession, que l’économie américaine ralentit peut-être, que les principaux secteurs industriels de l’Asie éprouvent de graves problèmes de surcapacité, et que la région reste aux prises avec d’horribles problèmes de mauvaises créances. La récession se révèle plus grave et durable qu’on le croyait au départ. Les difficultés économiques du Japon et de Hong Kong font aussi craindre une propagation encore plus vaste de la « grippe asiatique ». Par surcroît, l’aggravation de l’impact social et des répercussions de la crise sur la stabilité politique de la région inquiète de plus en plus.

Les prévisions économiques pour l’Asie de l’Est sont pratiquement désuètes aussitôt rendues publiques. Dans sa comparution devant le Comité sénatorial des affaires étrangères en mars dernier, M. Tim O’Neill (vice-président exécutif et économiste en chef de la Banque de Montréal) prédisait pour 1998 un déclin de 3,0 p. 100 de la croissance économique en Thaïlande et en Corée du Sud, une chute de 6 p. 100 en Indonésie, une contraction de 7,3 p. 100 en Chine, une hausse de 0,1 p. 100 au Japon et une chute de 1,8 p. 100 pour l’ensemble de l’Asie de l’Est sans le Japon et la Chine. Une diminution du PIB des autres pays de l’Asie de l’Est est également prévue. Dans ses Perspectives de l’économie mondiale de mai 1998 le FMI prévoyait des contractions économiques de 3,1 p. 100 en Thaïlande et de 5 p. 100 en Indonésie.

Selon John McCallum (vice-président principal et économiste en chef de la Banque Royale), les résultats du premier trimestre de 1998 montrent que les économies de l’Indonésie (-24,2 p. 100), de la Malaisie (-23,5 p. 100) et de la Corée du Sud (-19,3 p. 100) éprouvent un recul marqué du PIB(21). Le fait que les prévisions collectives pour cette année et l’année prochaine ont été révisées constamment à la baisse depuis douze mois, et qu’il y a peu de signes d’un renversement de la situation, n’est guère réjouissant. Les experts prévoient que la chute du PIB pour l’ensemble de l’année (1998) pourrait atteindre 13 p. 100 en Indonésie, 4 p. 100 en Corée du Sud et 6 p. 100 en Thaïlande(22). Dans le rapport économique mensuel de la Banque Royale de juillet 1998, M. McCallum souligne également que, selon les analyses du FMI, les pays qui ont subi conjointement une crise monétaire et une crise bancaire ont mis plus de trois ans pour relancer leur économie(23). Aussi, les perspectives d’une reprise rapide de la croissance ne semblent pas bonnes.

Le fait que 40 à 50 p. 100 du commerce asiatique est intrarégional et se ressentira donc de la détérioration des conditions économiques régionales n’est pas de nature à augmenter les exportations. À court terme les difficultés qu’éprouvent les exportateurs du Sud-Est asiatique à obtenir des crédits compenseront en partie l’avantage concurrentiel que la dépréciation des devises peut leur apporter. Bien que le volume des exportations ait augmenté, particulièrement hors de l’Asie, la valeur des exportations des pays en sérieuse difficulté, mesurée en dollars US, n’a pas augmenté. La croissance du volume des exportations donne déjà lieu à des pressions protectionnistes dans les secteurs et les industries sensibles des pays industrialisés importateurs (comme l’acier aux États-Unis).

Par contre, la baisse de la croissance et du pouvoir d’achat réduira probablement les importations de la région. La nécessité pour les pays de l’Asie de l’Est de continuer à importer des matières premières et des intrants intermédiaires pour alimenter leurs usines atténuera toutefois ce déclin.

Le FMI prédit une amélioration rapide du bilan des comptes commerciaux et courants des divers pays. Le compte courant global de la Thaïlande, de la Malaisie, de l’Indonésie, des Philippines et de la Corée du Sud devrait, par exemple, présenter un excédent de 20 milliards de dollars US en 1998, par rapport à des déficits de 54 milliards et de 27 milliards en 1996 et 1997 respectivement(24). Cette amélioration devrait cependant venir en grande partie, non pas d’une hausse de la valeur des exportations de la région, mais d’une diminution des importations.

Selon le numéro d’octobre 1998 des Perspectives de l’économie mondiale du FMI, la turbulence financière en Asie contribue à ralentir la croissance économique mondiale et la ramènera à 2 p. 100 en 1998. Si ces prévisions se révèlent exactes, l’activité économique mondiale connaîtra cette année sa plus faible hausse des cinq dernières années. Cela représenterait un ralentissement de la croissance par rapport aux prévisions du FMI publiées en décembre et octobre 1997, qui étaient respectivement de 3,5 p. 100 et de 4,25 p. 100.

Ces chiffres permettent de conclure que les effets de la crise paraissent plus graves qu’on le croyait au départ. Par contre, l’économie mondiale devrait, malgré un ralentissement sensible, continuer à croître. Comme le chapitre 4 l’indiquera, cette conclusion vaut également pour le Canada.


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