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Table des matières

CHAPITRE 3

L’INTERVENTION DU FMI EN ASIE: UNE INSTITUTION À RÉFORMER OU UNE FORCE STABILISATRICE?
A. La tentative de sauvetage du FMI est-elle justifiée?
B. L’intervention du FMI en Asie a-t-elle été adéquate?
C. Amélioration de la structure du système financier mondial
D. Le pour et le contre du contrôle des mouvements de capitaux à court terme
1. Les arguments en faveur du contrôle des changes
2. Les dangers du contrôle des changes


L’INTERVENTION DU FMI EN ASIE: UNE INSTITUTION À RÉFORMER OU UNE FORCE STABILISATRICE?

Le monde s’est tourné vers le Fonds monétaire international (FMI), l’organisme mondial dont le mandat consiste à garantir la stabilité du système monétaire international, pour remédier à la crise financière asiatique. Le FMI a-t-il sa place dans cet effort de sauvetage gigantesque? Son intervention accroît-elle les risques de nouvelles crises à l’avenir? Ou les conditions attachées à l’aide du FMI sont-elles d’une ampleur suffisante pour dissuader les intervenants de refaire les mêmes erreurs? L’amer remède imposé par le FMI est-il une réaction exagérée au problème ou est-il nécessaire pour rétablir la confiance des investisseurs? Quelles réformes faut-il apporter au système financier international pour prévenir de nouvelles difficultés financières comme celles de l’Asie? Peut-on contrôler les mouvements mondiaux de capitaux sans engendrer de lourds coûts économiques? Voilà les questions abordées dans ce chapitre.

 

A. La tentative de sauvetage du FMI est-elle justifiée?

Depuis un an, le FMI a monté des programmes de sauvetage financier totalisant plus de 100 milliards de dollars US pour venir en aide aux entreprises et aux banques de la Corée du Sud, de l’Indonésie et de la Thaïlande, contribuant ainsi à stabiliser leur économie. Ce rôle de bailleur de fonds international de dernier recours a été scruté à la loupe par toutes les composantes du spectre politique.

Ce qu’on reproche surtout au Fonds c’est que son intervention puisse mener à ce que les économistes appellent des problèmes de « risque moral ». En Asie, le gros de l’aide financière a été acheminée aux banques privées par les gouvernements bénéficiaires et leurs banques centrales. La création d’un filet de sécurité par le renflouement des banques pourrait, craint-on, encourager les banquiers et les investisseurs à se lancer avec insouciance dans des activités financières comme celles qui ont contribué justement à mettre les pays asiatiques en mauvaise posture. Si tous les investissements n’étaient pas téméraires, plusieurs portaient sur des entreprises risquées ou des projets peu judicieux.

Par ces « renflouements », soutiennent les analystes, le FMI porte les investisseurs et les spéculateurs, tant nationaux qu’étrangers, à croire que leurs pertes seront limitées. Tant qu’il continuera d’agir comme prêteur de dernier recours, même si cela stabilise la situation financière à court terme, les banquiers et les financiers qui prennent de sottes décisions échapperont aux sanctions du marché. S’ils savaient que le FMI ne volerait pas à leur secours, ces derniers se montreraient peut-être plus prudents dans leurs activités de prêt.

Certains prétendent également que l’argent du FMI sert à maintenir des régimes indignes en tirant de mauvais pas des gouvernements qui appuient des politiques et pratiques destructrices ou en tirent parti. Ces pratiques varient de la corruption à la mauvaise planification centrale, et de la mauvaise gestion des affaires publiques à la réglementation préférentielle, sans oublier l’absence de protection des droits de propriété et des droits établis par contrat. Il serait plus difficile pour les décideurs de persister dans leurs mauvaises politiques si on leur refusait toute aide financière.

Pour d’autres le fait de savoir que le FMI était prêt, comme prêteur de dernier recours, à renflouer les institutions de prêt qui ne faisaient pas preuve d’assez de prudence, a contribué à l’évolution de la crise asiatique. Selon ce raisonnement, un resserrement des conditions d’accès aux fonds du FMI après la crise du peso mexicain aurait pu prévenir la catastrophe récente.

Les critiques du FMI font également ressortir les dépenses notables que ses opérations de sauvetage entraînent. Le FMI tire le gros de ses ressources financières des quotes-parts versées par ses pays membres comme le Canada. Des négociations visant à augmenter ces quotes-parts de 90 milliards de dollars US (45 p. 100) ont été autorisées par les ministres des finances lors des assemblées annuelles du FMI et de la Banque mondiale en septembre 1997. Il ne serait guère étonnant, à la suite des événements récents, que de nouvelles injections de fonds soient sollicitées. La nature du financement du FMI est toutefois mal comprise par bien des détracteurs en ce que, au lieu d’exiger un crédit budgétaire, les fonds sont comptabilisés comme un placement. Les contributions versées au FMI portent ainsi des intérêts aux taux courants tout comme un dépôt dans une caisse de crédit (25). Par contre, le degré de risque auquel les contribuables sont exposés dépend, en dernière analyse, de la probabilité que le FMI ne puisse pas faire face à ses obligations.

Certains de ceux qui voudraient réduire le rôle du FMI comme prêteur international de dernier recours aimeraient que sa principale fonction consiste à assurer une vérification impartiale externe de la situation des pays qui relèvent de sa compétence. En « donnant à un pays l’équivalent d’un ‘sceau d’approbation’ de sa bonne gestion le FMI aurait un impact profond sur la façon dont les marchés financiers perçoivent les risques liés à tout investissement dans ce pays. C’est finalement la sympathie des marchés financiers qu’un pays doit obtenir, car les fonds reçus du FMI, quoique souvent élevés, sont relativement faibles par rapport à l’ensemble des besoins financiers des pays. Par contre, le processus de vérification du FMI devrait reposer sur les résultats plutôt que sur l’ensemble des politiques que le pays adopte »(26).

La difficulté vient du manque de perspicacité dont le FMI a fait preuve lorsqu’il s’agit d’anticiper les problèmes. Même s’il s’est efforcé d’intensifier sa surveillance après la crise du peso mexicain, le Fonds n’a pas su sonner l’alerte au sujet des difficultés financières de l’Asie de l’Est. Il a même fait l’éloge de plusieurs de ces économies régionales juste avant le déclenchement de la crise. Dans Perspectives de l’économie mondiale de 1997, paru juste avant que le monde prenne connaissance des difficultés économiques de la Corée du Sud, le FMI n’anticipait aucunement une crise dans ce pays. Le rapport prédisait même que le taux de croissance de la Corée du Sud serait de 6 p. 100 en 1998.

Pourtant, l’approche du FMI se défend. Pour contrer l’argument massue du « risque moral », le FMI souligne lui-même que la plupart de ceux qui ont investi en l’Asie de l’Est – en valeurs mobilières ou en prêts aux grandes sociétés et aux banques – ont essuyé de lourdes pertes sur les marchés monétaires et boursiers et que beaucoup d’entreprises et d’institutions financières (tant étrangères que nationales) se sont retrouvées dans des difficultés financières graves, voire fatales(27). D’accord avec lui, M. Robert Solomon (expert invité, Brookings Institution) a fait remarquer au Comité que les intérêts privés « ne sont pas à l’abri des pertes du seul fait que le FMI intervient pour prêter à un pays dont la balance des paiements flanche » (15:6).

Les raisons pour lesquelles des gouvernements voudraient déclencher une intervention internationale en fomentant une crise financière ne sont d’ailleurs pas claires. « Pour commencer, il est outrancier d’affirmer que la possibilité de recourir aux programmes du FMI encourage une attitude irresponsable de la part des pays; aucun pays n’ira délibérément s’exposer à une crise, même si le soutien de la communauté internationale paraît acquis. Les épreuves économiques, financières, sociales et politiques sont trop douloureuses; les pays n’ont guère envie de conclure des programmes avec le FMI, sauf en cas d’absolue nécessité »(28). De plus, les chances qu’un dirigeant politique survive à une crise financière sont souvent réduites sensiblement.

« On ne saurait dire clairement comment la réforme du clientélisme tel qu’il se pratique en Indonésie et en Corée se réaliserait dans un libre marché, ni comment les mécanismes du marché feraient disparaître les liens serviles entre les banques et les conglomérats coréens, ni comment le libre marché se traduirait par plus de surveillance et de transparence dans les systèmes bancaires de ces pays ».

(M. Robert Solomon, expert invité, Brookings Institution)

Les partisans du Fonds font aussi valoir que les conditions rigoureuses dont l’aide du FMI est assortie sont une garantie suffisante que des crises semblables ne se reproduiront pas, éliminant ainsi le problème du « risque moral ». Ainsi, la Thaïlande, l’Indonésie et la Corée du Sud, ont accepté de modifier en profondeur leurs politiques économiques et les pratiques du secteur financier. Chacun de ces pays a dû accepter d’imposer plus de transparence et de reddition de comptes aux systèmes financiers, éliminant du même coup la collusion entre l’État, les banques et les entreprises, en plus d’ouvrir les marchés financiers internes aux intérêts étrangers. Il n’y a aucun doute que le FMI exigeait des réformes difficiles – trop pénibles selon certains – en contrepartie de son aide financière. Sans cette possibilité d’imposer des conditions, souligne-t-on, ces réformes n’auraient peut-être pas de suite ou pourraient être reportées.

Le principal argument invoqué pour défendre le Fonds s’appuie toutefois sur les ramifications de l’inaction, tant dans la région qu’à l’échelle mondiale. Sans l’intervention du FMI, font observer ses partisans, les marchés monétaires de chaque pays auraient chuté de façon encore plus prononcée et plus d’entreprises auraient fait faillite(29). On peut même imaginer la possibilité que, sans l’aide conditionnelle du FMI, les pays de l’Asie de l’Est auraient pu contrer la montée des déficits externes par un recours accru aux dévaluations concurrentielles, voire à la réglementation du commerce et au contrôle des changes(30), ce qui n’aurait fait qu’aggraver la situation.

«… le FMI est le seul organisme qui puisse coordonner l’action lorsqu’il s’agit de pays souverains. Nous parlons d’intervention rapide, de crises financières mondiales qui nécessitent des injections de crédit massives et immédiates. Comme la croissance mondiale repose de plus en plus sur l’intermédiation financière internationale, nous ne pouvons pas risquer l’écroulement du système financier international. Il y a là un véritable rôle pour le FMI ».

(Mme Catherine Mann, attachée de recherche supérieure, Institute for International Economics)

L’ampleur et la rapidité des mouvements de capitaux privés mondiaux augmentent en outre fortement la nécessité d’une ultime ligne de défense contre les crises financières. Si l’on ne faisait rien pour contenir les dommages au départ, soutient-on, les difficultés actuelles se répandraient à d’autres régions du monde et auraient de graves répercussions sur l’économie mondiale. Si, par exemple, les entreprises de la Corée du Sud et d’autres pays asiatiques ne payaient pas leurs dettes, ce dont les institutions financières japonaises et, indirectement, les marchés financiers et les économies d’autres pays industrialisés se ressentiraient, cela pourrait provoquer une sérieuse récession économique mondiale ou même une dépression(31). Selon les défenseurs du FMI, les risques de l’inaction conjugués aux effets de contagion éventuels dépassent les risques liés à l’envoi d’aide financière.

Dans la foulée de la crise du peso mexicain en 1994-1995, le FMI a joué un rôle important en s’assurant, par son intervention, que la contagion ne s’étende pas au reste de l’Amérique latine. La croissance économique mondiale n’a, de même, pas subi de contrecoups désastreux de la situation actuelle en Asie, du moins pas encore. On a jugé que, dans le cas de l’Asie, il ne valait pas la peine de courir les risques associés à l’inaction du FMI.

Le Comité est d’avis que l’abolition du FMI serait une réaction exagérée et que ses pays membres s’y opposerait. Un prêteur international de dernier recours peut atténuer la contagion « irrationnelle »des pays voisins par des crises financières externes. En assortissant son aide financière de conditions, le FMI peut aussi provoquer les changements institutionnels et politiques nécessaires pour améliorer les résultats économiques. Nous estimons donc pour ces raisons, entre autres, qu’il serait bien préférable de changer le mandat et les opérations du FMI de manière à en faire une institution mondiale plus efficace que de le démanteler.

 

B. L’intervention du FMI en Asie a-t-elle été adéquate?

Lorsque le FMI conclut des accords de sauvetage financier avec des pays, les pays bénéficiaires des prêts nécessaires pour éponger leurs créances étrangères doivent se livrer à des ajustements économiques et politiques de taille. En échange de milliards de dollars, les gouvernements bénéficiaires doivent, par l’imposition d’une politique monétaire rigoureuse, hausser les taux d’intérêt internes afin de freiner la fuite des capitaux et d’aider à stimuler l’intérêt des investisseurs et des prêteurs pour les pays touchés. Ils doivent aussi resserrer leur situation budgétaire afin de pouvoir faire face aux coûts de la restructuration financière et, dans certains cas, de réduire le déficit courant. Comme la situation financière et économique actuelle montre des signes de détérioration, le FMI a considérablement relaxé cette dernière exigence.

Les pays touchés doivent aussi, comme troisième et dernière exigence, entreprendre rapidement de restructurer leur secteur financier et de resserrer la réglementation et la surveillance financières. En fait, la restructuration du secteur financier et les autres réformes structurelles (qui consistent entre autres à défaire les liens entre les gouvernements, les banques et les entreprises et à les rendre plus transparents) sont au cœur de chacun des trois programmes d’aide conclus en Asie de l’Est. L’obligation d’ouvrir les marchés asiatiques aux étrangers, source de ressentiment considérable chez beaucoup d’Asiatiques, s’ajoute à cette liste. Selon le FMI, la réforme des banques, des sociétés de financement, des conglomérats et des monopoles d’État est une condition préalable importante pour redonner confiance aux pays et rouvrir aux marchés l’accès aux capitaux du secteur privé.

Il importe d’expliquer clairement que le FMI ne s’engage dans ces efforts de sauvetage, en exigeant des réforme en contrepartie, qu’à la demande du pays qui éprouve des difficultés financières. En général, l’appel au secours arrive lorsque la valeur de la monnaie du pays en question s’effrite, et souvent lorsque ses réserves de devises étrangères s’épuisent rapidement, comme ce fut le cas en Thaïlande et en Corée du Sud. Dans ces cas, le FMI est normalement considéré par le pays bénéficiaire, au moins aux premières étapes de la crise, comme un ami qu’on accueille à bras ouverts(32).

« Le Fonds et d’autres font valoir, a contrario, que sur le plan monétaire, il faut des taux d’intérêt suffisants pour que les gens veuillent détenir cette monnaie nationale. Par contre, si les taux d’intérêt sont excessifs, le système financier et les emprunteurs du pays en souffriront. Nombre de ces sociétés nationales ont cependant accumulé d’énormes créances en devises étrangères. Si la monnaie n’est pas stabilisée, le fardeau du service de cette dette leur infligera de lourdes pertes. Le FMI est en quelque sorte pris entre l’arbre et l’écorce ».

(M. James Powell, sous-chef, Département des relations internationales, Banque du Canada)

Le FMI estime que, pour freiner la sortie de capitaux lorsqu’une monnaie dégringole, une forte hausse, même temporaire, des taux d’intérêt s’impose. À mesure que les capitaux reviennent, que la confiance du secteur privé et la stabilité économique se rétablissent, l’on peut réduire les taux d’intérêt sans faire grand tort à l’économie. Selon le FMI, « personne n’a inventé d’autre façon de rétablir la confiance lorsque les cours d’une devise s’effritent ou s’effondrent que de réactiver la politique monétaire et de hausser les taux d’intérêt à un niveau susceptible de créer, sinon les conditions suffisantes, les conditions nécessaires pour redonner confiance »(33).

L’autre solution serait, aux yeux du FMI, de laisser la monnaie poursuivre sa glissade. Les entreprises grevées de lourdes créances en devises étrangères, auxquelles une réduction prononcée du taux de change fait plus de tort qu’une hausse « temporaire » des taux d’intérêt, s’en ressentiraient cependant. « D’autre part, lorsqu’on tarde à agir sur les taux d’intérêt, la confiance continue de fondre. La hausse des taux d’intérêt requise pour stabiliser la situation risque alors d’être beaucoup plus forte que si une mesure décisive avait été prise au départ. En fait, l’hésitation à resserrer vivement les taux d’intérêt au début a contribué de façon notable à prolonger la crise.(34) »

Comme les conditions rigoureuses dont le FMI assortit son aide entraînent souvent de lourdes pertes d’emplois et de revenus, elles ne sont guère populaires auprès de la population. Si la situation se prolonge, le marasme économique qui en résulte pourrait susciter une opposition politique aux réformes imposées et ouvrir la voie à un retour en force des intérêts commerciaux et bureaucratiques inhérents.

Outre le débat sur l’opportunité pour le FMI d’intervenir dans les pays asiatiques, les opinions divergent quant à l’à-propos de l’aide fournie. La situation financière en Asie a montré, jusqu’ici, peu de signes de redressement. Pour les partisans des programmes de sauvetage traditionnels du FMI c’est à cause de la réticence initiale des dirigeants asiatiques à donner suite aux changements demandés. La décision de pays comme l’Indonésie et la Corée du Sud de céder, à contrecoeur peut-être, aux exigences du FMI y a remédié en partie.

Le FMI a, dans le passé, fourni de l’aide d’urgence à des gouvernements en faillite (exemple, le Mexique en 1994-1995 et les pays latino-américains dans les années 1980) sans s’occuper des créances étrangères des banques et des entreprises industrielles. Les difficultés auxquelles il s’attaque d’habitude – les déficits budgétaires et commerciaux élevés – étaient inexistantes en Indonésie et en Corée du Sud. Les problèmes venaient plutôt des systèmes financiers improductifs et du clientélisme, qui se trouvent en dehors de son cadre d’activité normal. Certains se demandent même si le fait de recourir à sa méthode de sauvetage traditionnelle dans les pays dont l’économie réelle (non financière) est saine ne tend pas à exacerber plutôt qu’à atténuer la situation de crise.

Au fonds, le FMI s’attaque à une crise de liquidités temporaire chez les grandes sociétés et les banques de ces pays plutôt qu’à un problème d’insolvabilité fondamentale. Il cherche de plus en plus à gérer des questions microéconomiques pour tenter d’éliminer les obstacles structurels à la stabilité macroéconomique et à une croissance soutenue. Cela consiste entre autres à combler les lacunes des systèmes financiers nationaux tout en rehaussant la transparence et la reddition de comptes des administrations publiques et des grandes sociétés.

Cette nouvelle orientation en a conduit plusieurs à s’interroger sur le degré d’intrusion du FMI dans ce qui est souvent perçu comme les affaires internes courantes de pays souverains. Un nouveau ressentiment surgit à l’égard du FMI – et, par extension, des États-Unis, perçu comme la principale force derrière l’action interventionniste du FMI – dans les pays asiatiques les plus touchés par la crise. Ce ressentiment né de ce que la population perçoit comme une perte de souveraineté conduit de plus en plus à une nouvelle expression de nationalisme et d’opposition aux forces qui, en poussant à la mondialisation, assujettissent la région à des influences externes.

Pour les adversaires de cette approche agressive et globale le fait d’assortir les prêts du FMI de conditions aggrave grandement la situation de l’économie réelle des pays concernés. D’autre part, les interventions du FMI l’éloignent de sa mission première, qui est de fournir des liquidités à court terme aux pays frappés par des problèmes de balance des paiements. Il était urgent de refinancer les créances à court terme des grandes sociétés, pas d’imposer le programme traditionnel d’austérité nationale du FMI et un régime économique de type occidental, mesures que plusieurs jugent peu utiles pour résoudre des problèmes de balance des paiements. « Le FMI devrait offrir les conseils techniques et l’aide financière restreinte dont le pays a besoin pour parer à une crise de liquidités et créer une situation qui rend une rechute peu probable. Il ne devrait pas profiter de l’occasion pour imposer d’autres changements qui, si utiles soient-ils, ne sont pas nécessaires pour régler le problème de balance des paiements, d’autant plus qu’il appartient au système politique national de les apporter »(35).

Une grande partie des reproches adressés au FMI ont trait à l’association de programmes d’austérité aux initiatives de sauvetage financier. De moins en moins de gens restent convaincus que les remèdes habituels du FMI (taux d’intérêt élevés, hausse des taxes et impôts, compressions budgétaires, et ainsi de suite) régleront la crise asiatique et déboucheront sur des marchés financiers plus rationnels. L’économiste en chef bien connu de la Banque mondiale et ex-président du Comité des conseillers économiques du président Clinton, Joseph Stiglitz, s’en est pris au FMI là-dessus. D’après lui, les mesures d’austérité du FMI ont éloigné les investisseurs et causé une certaine panique; le FMI aurait aussi exagéré la crise dans des pays qui connaissaient habituellement peu d’inflation, un budget équilibré et des taux d’épargne élevés. Comme il insistait sur des taux d’intérêt élevés, une forte réduction des dépenses publiques et la fermeture de banques en échange de son aide financière, les investisseurs, rendus conscients des risques associés au pays, ont pris peur inutilement. Cette réaction a entraîné une fuite de capitaux tant des entreprises stables que de celles qui éprouvaient des difficultés pour les mettre en sécurité (États-Unis, Europe).

M. Stiglitz s’est demandé notamment si l’imposition de taux d’intérêt élevés a apporté l’incitation voulue aux investisseurs et aux prêteurs et leur a redonné confiance. Selon lui, les taux d’intérêt élevés signalent aux investisseurs que le risque de voir beaucoup d’emprunteurs, sinon tous, en situation de cessation de paiement s’est accru considérablement. Il s’ensuit que les sorties de capitaux continuent de plus belle et que les devises pataugent, comme en témoigne la réalité asiatique actuelle. En réalité, les taux d’intérêt élevés ont déprimé les économies locales sans empêcher une forte érosion de la valeur des monnaies; les entreprises saines ont donc plus de mal à assurer le service de leur dette ou à financer leur expansion, notamment par l’accroissement des exportations. Pendant ce temps, d’autres conditions d’austérité du FMI  la réduction des dépenses publiques, les majorations de prix et la fermeture des banques insolvables , nuisent aux résultats économiques.

Jeffrey Sachs, professeur de sciences économiques à l’université Harvard, est aussi de cet avis; selon lui, les politiques d’austérité du FMI sont à l’origine d’un resserrement sérieux du crédit et d’une forte montée tant du nombre d’entreprises en faillite que du niveau des fuites de capitaux. Il soutient que les mesures d’austérité et les fermetures de banques imposées par le FMI ont aggravé la crise financière en Asie. « Plusieurs grandes banques asiatiques ont cessé soudain, à l’instar des banques étrangères, de consentir des prêts. Elles se soucient davantage de redresser leur bilan (en augmentant le capital et les liquidités) que de financer les entreprises. Les taux d’intérêt élevés exigés par le FMI conjugués au tarissement des prêts bancaires internes, et le retrait des capitaux étrangers poussent rapidement à la faillite bien des entreprises saines par ailleurs »(36). Selon Sachs, dans les trois situations de renflouement du FMI en Asie, les monnaies locales et les marchés boursiers ont été poussés encore plus à la baisse par les exigences du FMI.

Martin Feldstein a également critiqué sévèrement, dans Foreign Affairs, la méthode traditionnelle d’ajustement structurel du FMI, en soutenant qu’elle ne s’imposait pas en Corée du Sud. Il fallait plutôt « persuader d’abord les créanciers étrangers de continuer d’avance des fonds et de refinancer les prêts existants à leur échéance. Il suffisait pour y arriver, sans que le FMI doive garantir les prêts en souffrance, de persuader les prêteurs que le manque de réserves adéquates de devises étrangères de la Corée était temporaire. En mettant l’accent sur les problèmes structurels et institutionnels de l’économie coréenne, le programme et le discours du FMI ont donné l’impression contraire. On ne saurait blâmer les créanciers qui ont écouté le FMI de conclure que la Corée serait incapable d’assurer le service de sa dette à moins d’un remaniement profond de son économie »(37).

Pour sa part, The Economist, selon lequel le problème de l’Asie de l’Est découle, non pas d’une flambée inflationniste et d’excès financiers, mais de l’inefficacité totale du système financier, s’est demandé si le remède traditionnel du FMI, c’est-à-dire l’austérité budgétaire et le resserrement de la politique monétaire en vue de freiner l’inflation et de soutenir la devise, est opportun. Des compressions budgétaires s’imposent peut-être selon The Economist, mais le FMI, qui commence d’ailleurs à le reconnaître, a souvent péché par excès dans les hausses d’impôt et les réductions des dépenses publiques exigées, au point de produire l’effet contraire. Dans le passé, le FMI a fait preuve de souplesse à l’égard des objectifs financiers fixés lorsque la croissance se révélait plus faible que prévue, et il a cessé depuis d’imposer des exigences financières aussi radicales. De plus en plus de gens reconnaissent cependant que le resserrement de la politique monétaire exigé entrave toute reprise.

On a reproché enfin au FMI – et au gouvernement américain – d’avoir sauvegardé les marges bénéficiaires des banques internationales et de leurs grands emprunteurs. Bien que certaines banques aient ajouté à leurs réserves pour mauvaises créances en prévision de radiations éventuelles, toutes ne l’ont pas fait. De plus, le montant de ces provisions a été très modeste(38). Alors que les pertes des banques ont été minimes, la fiscalité alourdie et la nouvelle dévaluation des devises ont frappé durement la population des pays en cause.

La situation financière et économique demeure mauvaise en Asie de l’Est; selon les indications préliminaires, les politiques imposées par le FMI auraient même été nuisibles. Le resserrement de la politique monétaire n’a pas redonné aux investisseurs la confiance espérée et les mesures d’austérité imposées par le FMI ont infligé beaucoup de souffrances aux populations touchées. Même le président de la Banque mondiale, M. James Wolfensohn, a déclaré qu’il souhaiterait que les programmes de sauvetage financier établis attachent plus d’importance aux préoccupations sociales (comme le chômage). Préoccupé par les coûts économiques de cette intervention dans la crise asiatique, le Comité aimerait que l’approche du FMI fasse l’objet d’un examen approfondi. L’idéal serait de confier cet examen à un organisme indépendant de haut niveau et impliquerait l’examen d’options de financement alternatives, comme la création d’un Fonds monétaire asiatique(39). Un tel fonds, proposé en août 1997 par le Japon, permettrait de consentir rapidement des prêts aux pays membres en situation financière difficile grâce à la position créditrice nette de la région. Le Comité recommande donc :

Recommandation 2 :

Que, pour rendre le FMI plus efficace, le gouvernement fédéral propose aux autres membres du FMI d’entreprendre un examen approfondi et indépendant de haut niveau tant du mandat global du FMI que de sa stratégie face à la crise financière asiatique. Une partie de cet examen devrait être consacrée à l’évaluation de formules de financement de rechange telles que le développement d’un Fonds monétaire asiatique basé dans la région. Si d’autres programmes d’assistance financière devenaient nécessaires, qu’ils soient coordonnées par le FMI ou tout autre groupe financier, il faudrait prendre en compte plus explicitement leur impact sur les sociétés touchées.

 

C. Amélioration de la structure du système financier mondial

Le système financier mondial actuel est de plus en plus critiqué. « Le principal problème vient du fait que, même si les marchés financiers sont beaucoup plus intégrés que les marchés des produits et que le capital est beaucoup plus mobile que les autres facteurs de production, il n’y a, contrairement au commerce, aucune intendance mondiale des transactions financières internationales. Ce qui plus est, les structures internationales actuelles sont non seulement inadéquates mais asymétriques; elles sont plutôt conçues pour astreindre les emprunteurs à plus de discipline que pour réglementer les bailleurs de fonds. C’est tout le contraire des systèmes financiers nationaux. Les structures internationales visent d’autre part à gérer les crises plutôt qu’à les prévenir »(40).

Un mouvement destiné à renforcer les structures financières mondiales est quasi inévitable dans le sillage de la crise financière asiatique. Chacun s’entend de plus en plus pour dire que des changements profonds s’imposent, pas seulement des palliatifs.

On cherche déjà à dégager un consensus sur la conception de cette nouvelle structure financière mondiale. Une série d’initiatives destinées à éviter les crises financières plutôt qu’à les gérer commence d’ailleurs à se dessiner. L’amélioration quantitative et qualitative des données financières que chaque pays rend publiques, la réglementation plus stricte des banques et des autres institutions financières, et la réduction ou l’élimination des protections accordées aux banques internationales et aux investisseurs qui s’engagent dans des pratiques de prêt et d’investissement risquées comptent parmi les mesures à l’étude.

Une amélioration du « système d’alerte » adopté aux réunions de Halifax en 1995, après la crise du peso mexicain, s’impose certes; alors que ce système oblige les pays membres du FMI à mieux exposer leur santé économique et financière, un urgent besoin de transparence dans l’information sur la situation financière de chaque pays persiste, comme le montre la situation de la Corée du Sud. Puisqu’il n’a pas les ressources humaines requises pour surveiller constamment les institutions et systèmes financiers asiatiques, le Fonds dépend absolument des pays eux-mêmes pour lui fournir les données nécessaires. Le personnel du FMI doit obtenir en temps opportun des chiffres exacts sur les devises qui composent la dette externe de chaque pays et ses échéances, sur les réserves en devises étrangères, sur le passif des banques centrales, sur le nombre et la valeur des prêts non productifs et sur d’autres éléments importants. Le besoin de transparence s’étend aussi, il va de soi, à toute la structure économique des pays (nous l’avons vu en traitant des « Leçons apprises ») et aux activités internes du FMI lui-même (voir ci-après).

Lors des réunions du printemps du FMI et de la Banque mondiale tenues à Washington en avril 1998, le Comité intérimaire des politiques du FMI a adopté un « code de bonnes pratiques » afin d’accroître la qualité et l’actualité des rapports nationaux sur les principaux indicateurs économiques comme la dette étrangère, les réserves et les déficits commerciaux. L’idée fondamentale était de permettre aux investisseurs éventuels de mieux évaluer les finances de chaque pays. Bien que les gouvernements nationaux ne soient pas tenus d’appliquer le code, le FMI espère que les investisseurs privés seront plus portés à traiter avec les pays qui respectent les normes, stimulant ainsi la diffusion d’information dans d’autres pays qui souhaitent attirer des capitaux d’investissement.

La piètre qualité des données de certains pays et son incapacité à prévoir les problèmes se sont conjuguées pour entraver la capacité du FMI d’assurer ce qui a fait défaut en Asie de l’Est : un mécanisme de contrôle et de surveillance efficace. Bien avant le déclenchement de la crise financière asiatique, une vive montée des déficits courants à cause des fortes injections de capitaux étrangers, de la flambée des marchés immobiliers, des structures bancaires aussi faibles que corrompues et des systèmes inefficaces de réglementation des banques, était manifeste. Le FMI a bien tenté d’alerter certains pays à ces problèmes, notamment la Thaïlande un an complet avant que ses problèmes monétaires se concrétisent, mais il ne l’a pas fait dans tous les cas. La gravité des problèmes d’endettement privé de la Corée du Sud n’a été ni détectée ni prévue, par exemple(41), et le FMI n’a pas su prédire l’ampleur de la contagion qu’aurait la crise financière. Aucun doute que le FMI doive améliorer l’efficacité de ses cris d’alarme et la qualité de ses prévisions économiques, surtout en cas de crise. Autrement, le scepticisme continuera se planer sur ses compétences de surveillance économique.

Tout effort de réforme devra nécessairement englober une révision du mandat et des activités du FMI dont les pouvoirs sont limités à l’heure actuelle. L’organisme ne saurait, par exemple, en contrepartie de son aide financière, prendre des mesures pour convaincre des dirigeants politiques récalcitrants à procéder aux réformes financières et autres en prévision d’une crise, ni exiger unilatéralement que les pays membres mettent fin aux emprunts étrangers excessifs, tentent d’enrayer les pratiques de prêt inacceptables ou assurent la bonne gestion des affaires publiques (ce qui consiste entre autres à établir un cadre juridique et institutionnel adéquat, à créer un régime politique ouvert et transparent afin de réduire la subornation et la corruption, et ainsi de suite). Il ne peut obtenir ces changements que par les conditions dont il assortit ses programmes d’aide financière d’urgence, et encore seulement si on l’appelle au secours.

M. Bruce Rayfuse (directeur intérimaire, Division des finances internationales et des analyses économiques, ministère des Finances) a rappelé au Comité que, bien que le FMI puisse conseiller des réformes structurelles, ce qu’il fait volontiers, le pays en question n’est aucunement tenu d’y donner suite à moins de solliciter son aide. Le FMI prétend avoir averti la Thaïlande en privé, au moins un an avant que le baht ne soit pris dans la tourmente, que son déficit courant élevé, sa monnaie surévaluée, la flambée de l’immobilier et son système bancaire aussi faible que surexposé rendaient sa situation intenable. Il est regrettable que la Thaïlande ait préféré ignorer ces conseils jusqu’à ce que la crise éclate.

À première vue, la solution évidente serait que le FMI rende publique l’information dont elle dispose sur chaque pays. Cette façon de faire présente cependant au moins deux difficultés. D’abord, la publication de renseignements confidentiels pourrait compromettre son privilège d’accès à l’information et son rôle de conseiller auprès des gouvernements nationaux. La diffusion de données financières très détaillées sous forme de « mauvais bulletin » de la part d’un organisme aussi en vu que le FMI risquerait aussi d’avoir des résultats fâcheux et de déclencher une crise financière car certains investisseurs réagiraient vraisemblablement en retirant leurs capitaux(42). Malgré cela, le FMI a réalisé des progrès en ce cens qu’il diffuse maintenant plus de données recueillies sur les pays membres et tente d’autre part de persuader les divers pays de publier plus d’information.

La nécessité de mieux surveiller les institutions financières et les systèmes bancaires est un autre aspect important de l’effort de réforme. Aucun organisme mondial n’en a actuellement le mandat ou la capacité. Avant la crise asiatique, un comité mondial des organismes de réglementation chapeauté par la Banque des règlements internationaux en Suisse n’avait guère réussi à convaincre les pays à renforcer les normes internationales de réglementation des banques. En septembre 1997, le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire publiait cependant vingt-cinq principes de base sur la bonne surveillance des banques destinés à servir d’ouvrage de référence aux organismes de réglementation des banques du monde entier (voir l’annexe 2). Reconnaissant la validité de normes et de codes de bonnes pratiques internationaux dans le secteur bancaire, le FMI accroît actuellement ses efforts pour diffuser ces « pratiques idéales » dans le cadre de son activité de surveillance normale. Estimant souhaitable que les gouvernements des pays aux économies émergentes adoptent officiellement ces consignes, le Comité recommande :

Recommandation 3 :

Que le gouvernement du Canada encourage par tous les moyens les gouvernements du monde entier à adopter les Principes de base de la bonne surveillance des banques proposés par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire comme lignes directrices réglementaires.

Le Canada et la Grande-Bretagne mettent de l’avant des propositions visant à renforcer le système bancaire de chaque pays en exigeant que leur régime de réglementation soit examiné et coté par un organisme international qu'il reste à déterminer. L’initiative canadienne, entérinée par les dirigeants du G-7 en mai, ajouterait un nouveau « chien de garde » des finances internationales chargé de superviser les organismes nationaux de réglementation des banques. Ce « secrétariat » relativement petit, dont le personnel proviendrait des ressources actuelles tant du FMI que de la Banque mondiale, se livrerait chaque année à un examen des systèmes nationaux de réglementation financière, dont des examens confiés à des experts financiers de divers autres pays.

Les résultats seraient rendus publics au profit des investisseurs éventuels, qui pourraient ainsi mieux déterminer si les organismes nationaux de réglementation des banques respectent les normes internationales de transparence et de reddition de comptes. Le fait d’assujettir ainsi les pays à des examens par des experts d’autres pays devrait, espère-t-on, pousser les pays dont la réglementation financière laisse à désirer à rehausser, avec le temps, leur réglementation et leurs résultats. L’objectif global serait de prévenir, dans la mesure du possible, de nouvelles crises comme celle de l’Asie. Comme le secteur bancaire national est souvent le point de départ des crises financières externes, il est important de bien réglementer ce secteur vital.

Le Comité partage l’avis du ministre des Finances du Canada, l’honorable Paul Martin, qui préconise un mécanisme international de surveillance bancaire à l’échelle mondiale. Pour éviter de diluer leurs mandats, il estime que ce mécanisme devrait sortir du cadre du FMI et de la Banque mondiale. Le Comité recommande donc :

Recommandation 4 :

Que le gouvernement du Canada examine tant sur le plan bilatéral, avec divers pays, que dans des assemblées internationales l’idée d’un organisme de surveillance mondial des organismes nationaux de réglementation des banques. Cette surveillance internationale devrait se faire, le cas échéant, en dehors du cadre actuel du FMI et de la Banque mondiale.

« La participation du secteur privé dès le départ est l’un des aspects en cours de discussion. Au lieu de demander au FMI de financer l’affaire, laissons les gens ouvrir leurs goussets, puis obtenons la participation des banques. Les institutions financières seront ainsi aux premiers rangs, avec le FMI, pour trouver une solution. Ainsi, les investisseurs ne pourront pas se tirer avec l’argent du FMI ».

(M. James Powell, sous-chef, Département des relations internationales, Banque du Canada)

L’attention se tourne également vers desréformes générales du FMI afin de s’assurer de remédier à l’instabilité financière sans créer des problèmes de « risque moral » à long terme. Les banques qui ont contribué à la crise par une activité de prêt excessive doivent acquitter leur part des coûts de la tourmente financière. Une façon de s’assurer que le secteur privé contribue au coût du sauvetage, tout en contribuant à décourager les activités de prêt risquées à l’avenir, serait de l’amener à participer beaucoup plus tôt dans la formulation du programme d’aide internationale du FMI, par des moyens comme les moratoires sur les créances(43). La nécessité de rééchelonner de façon plus méthodique la dette extérieure privée afin de réduire les incertitudes nées des crises financières est un élément essentiel de ces efforts de réforme. Toutes les possibilités de rééchelonnement doivent être discutées et examinées.

Le FMI a lui-même été prié à plusieurs reprises de rendre son propre processus décisionnel beaucoup plus transparent. Comme le Fonds publie actuellement peu de documents pour expliquer ses décisions, il est difficile de faire une analyse critique de ses résultats. Il n’a d’ailleurs pas suivi l’exemple de la Banque mondiale qui vient de publier une étude sur son efficacité.

Il est ironique que, à un moment où il réclame plus de transparence aux gouvernements asiatiques dans leur secteur financier et dans la forme de leur gestion des affaires publiques et des entreprises, le FMI « demeure une des bureaucraties les plus secrètes du monde. L’opacité de l’organisme sape sa crédibilité et lui permet d’éviter de rendre des comptes »(44). Les législateurs des États-Unis et d’autres pays ont reproché au Fonds de demander une reconstitution du capital sans ouvrir ses livres à un examen externe. D’avis qu’il est urgent d’améliorer la situation sur ce plan, le Comité recommande :

Recommandation 5 :

Que le gouvernement du Canada tente de convaincre les autres pays membres du FMI de la nécessité de rendre le processus décisionnel et les opérations de l’organisme plus transparents. Il faudrait à tout le moins l’obliger à expliquer pleinement les exigences et les conditions dont ses prêts sont assortis, à exposer la motivation de ses activités de prêt et à décrire plus en détail les résultats de ses efforts de surveillance nationaux.

 

D. Le pour et le contre du contrôle des mouvements de capitaux à court terme

Pendant presque toute la décennie actuelle, la libre circulation des capitaux a considérablement bénéficié aux marchés naissants et aux pays en développement. En leur permettant d’importer non seulement des capitaux, mais des idées et des techniques, la libéralisation des marchés des capitaux a laissé ces économies croître plus rapidement qu’elles ne l’auraient fait autrement. La hausse du niveau de vie a suivi.

Cette libéralisation a également eu pour effet cependant d’augmenter la volatilité des capitaux à court terme et peut-être, au dire du FMI lui-même, la fréquence des crises financières. « Par suite de la mondialisation des marchés financiers et de la tendance apparente des investisseurs à réagir avec exubérance au succès, mais à tarder à réagir aux premiers signes d’inquiétude, puis à trop réagir aux changements d’opinion, il se peut fort bien que le risque de crises augmente tout comme la possibilité de contagion internationale »(45).

Ce qui s’est passé récemment en Asie montre clairement ce qui peut se produire lorsque, à défaut de secteur financier sain, des économies dépendent trop des capitaux étrangers à court terme. Tout au long de la décennie, beaucoup de gouvernements asiatiques ont été encouragés à libéraliser la circulation des capitaux, permettant ainsi à leurs entreprises et à leurs banques d’emprunter à l’étranger. Il en a résulté, pour la seule année 1996, dans les cinq pays de l’Asie de l’Est qui posent problème (Indonésie, Malaisie, Corée du Sud, Thaïlande et Philippines), l’entrée massive de 93 milliards de dollars US en capitaux privés étrangers qui a provoqué une flambée des emprunts et des bulles spéculatives sur les marchés boursiers et immobiliers. L’année suivante, cependant, des investisseurs pris de panique retiraient de ces pays 12 milliards de dollars US. Cette fluctuation de 105 milliards de dollars US correspond à 11 p. 100 du PIB total de ces cinq pays.

La fuite des capitaux étrangers à l’origine de la crise asiatique, l’effondrement des devises de la région et les dislocations économiques qui en ont résulté dans les économies naissantes et ailleurs ont rappelé au monde les conséquences parfois néfastes de la libéralisation des mouvements de capitaux. Dans la foulée des événements en Asie, en Russie et en Amérique latine, certains préconisent des mesures pour lutter contre la forte volatilité des capitaux qui peut paralyser les pays en développement et empêcher la spéculation de plus en plus fréquente sur les devises. Faut-il contrôler les flux de capitaux à court terme pour mettre les économies à l’abri de l’instabilité et des crises?

 

1.Les arguments en faveur du contrôle des changes

Les partisans du contrôle des changes soutiennent que la libéralisation des marchés financiers conduit à une spéculation excessive et à une mentalité de mouton chez des investisseurs enclins à paniquer lors des crises financières.(46) Les réactions d’investisseurs pris de panique ont affecté presque tous les pays de l’Asie de l’Est qui ont libéralisé les flux de capitaux, y compris ceux dont le secteur financier est sain, comme Singapour. La fuite des capitaux à court terme qui s’en est suivie a provoqué une vague de faillites d’entreprises et une récession économique régionale. Ce n’est pas une coïncidence si la Chine, qui n’a pas libéralisé son compte-capital, a résisté à la turbulence des marchés financiers beaucoup mieux que nombre de ses voisins.

Certains s’interrogent aussi, vu le coût élevé des inévitables crises financières, sur les avantages de la libre circulation des capitaux. Dans un numéro récent de Foreign Affairs, un éminent spécialiste du commerce international de l’université Columbia, Jagdish Bhagwati, écrivait : « Les énormes avantages attribués à la libre circulation des capitaux me paraissent exagérés. Ces affirmations restent à prouver, et les participations directes au capital peuvent être tout aussi profitables ou presque »(47). Personne ne conteste que les investissements étrangers directs à long terme soient favorables à la croissance économique; la controverse porte sur l’efficacité des capitaux à court terme comme outil de développement économique.

Il a été démontré que les capitaux à court terme, souvent appelés « capitaux fébriles », ne contribuent guère au développement économique et qu’il faut les contrôler. Pour donner un exemple, le Chili avait, jusqu’à tout récemment du moins, libéralisé son compte-capital sauf pour les mouvements de capitaux à court terme. Les entreprises qui empruntaient à l’étranger devaient déposer pendant un an 30 p. 100 de la somme dans un compte sans intérêts à la banque centrale. Les partisans du contrôle des changes considéraient la politique chilienne, qui équivaut à un impôt sur les entrées de capitaux, comme une forme prudente de libéralisation des flux de capitaux. Précisons cependant que la banque centrale du Chili a supprimé cette obligation afin de stimuler les entrées de capitaux qu’elle se souciait avant de restreindre.(48)

Pour parer aux retraits soudains et massifs de capitaux internationaux hors des pays en développement qui éprouvent des difficultés financières et amener les investisseurs privés à contribuer à résoudre les crises financières mondiales, le ministre des Finances du Canada préconise un mécanisme de retardement ou « clause moratoire d’urgence »(49). Il s’agirait d’imposer un gel temporaire sur les contrats financiers transfrontaliers dans l’éventualité où le retrait des capitaux à court terme mettrait en péril le retour à la stabilité financière du pays en question.

D’autres ajustements proposés au système financier actuel visent à corriger l’impression qu’il n’assure pas la meilleure utilisation possible des capitaux privés. Pour lutter contre la spéculation sur les devises, on pourrait instituer ce qu’on appelle la taxe Tobin, du nom de l’économiste qui aurait le premier préconisé cette solution en 1972. Cette taxe symbolique(50) serait prélevée sur la valeur des opérations de change au comptant. Assez élevée pour dissuader ceux qui spéculent excessivement sur les devises, elle n’empêcherait pas pour autant les investissements authentiques. L’adoption d’une telle taxe n’a fait l’objet d’aucun consensus international.

Signalons enfin la Société internationale d’assurance-crédit que propose le financier international bien connu George Soros. Ce nouvel organisme garantirait contre paiement de droits les prêts privés jusqu’à concurrence d’une limite fixée par les dirigeants(51), mais seulement après avoir reçu des emprunteurs toutes les informations financières nécessaires. Les bailleurs de fonds pourraient prêter davantage, mais à leurs risques et périls.

 

2.Les dangers du contrôle des changes

La plupart des économistes soutiennent, à l’opposé, que la libéralisation généralisée des mouvements de capitaux favorise l’efficience économique par une meilleure affectation de l’épargne et des investissements dans le monde. La libre circulation des capitaux favoriserait la croissance économique en ouvrant les économies naissantes à un vaste réservoir de capitaux et en augmentant le rendement des capitaux investis. Même après la dégringolade de leur production économique, la plupart des pays est-asiatiques les plus durement touchés n’ont reculé en moyenne que d’un sixième de la croissance enregistrée par habitant au cours des dix dernières années.

En dépit des gains impressionnants à long terme, la crise qui frappe les marchés naissants sensibilise un nombre croissant d’experts à la nécessité de modifier les arrangements financiers actuels. Pour les adversaires du contrôle des changes, il serait hasardeux de prendre des mesures radicales. « Lorsque les systèmes financiers nationaux s’effondrent faute d’infrastructures institutionnelles adéquates, la solution n’est pas de retourner à un régime moins turbulent, et moins prospère de contrôle des changes, mais de renforcer les institutions nationales requises pour participer au système international actuel. »(52)

Les systèmes de contrôle des capitaux ou les taxes sur les mouvements de capitaux (à la Tobin) posent au moins trois problèmes. D’abord, les restrictions à la sortie finissent toujours par être contournées parce que, contrairement aux entrées, les investisseurs ont le plus vif intérêt à trouver moyen d’y arriver. Par ailleurs, les opérations de change peuvent se déplacer vers les pays qui ne les taxent pas. Il est difficile d’envisager un scénario où tous les pays s’entendraient pour imposer une taxe Tobin.

Ensuite, le contrôle des changes peut avoir pour effet de chasser les investisseurs, qui se méfient à raison des pays où leurs fonds sont frappés de restrictions. Dans le cas de la Malaisie, qui a érigé un bouclier autour de sa devise et de son marché boursier au début de septembre dans l’espoir que sa banque centrale puisse abaisser les taux d’intérêt au-dessous de ce que les marchés financiers internationaux exigeraient autrement, les analystes prédisent déjà une chute notable de l’investissement étranger. En outre, le contrôle des changes finit souvent par affecter toute la gamme des entrées de capitaux privés, y compris les investissements directs étrangers essentiels à la croissance des pays en développement.

Enfin, le contrôle des changes peut faire partir en fumée la discipline que l’économie internationale apporte aux politiques internes. Lorsque des politiques que le marché juge malsaines sont adoptées, les sorties de capitaux provoquent des rajustements utiles. La Thaïlande et la Corée du Sud, par exemple, ont procédé à de profondes réformes qui leur ont permis de réduire sensiblement les taux d’intérêt sans placer leur devise sur une pente savonneuse. D’autre part, le contrôle des changes est souvent considéré comme un moyen dont les gouvernements se servent afin de retarder ou d’éviter les réformes nécessaires pour éviter les crises financières. Il y a tout lieu de croire que des pays comme la Chine ont évité, dans les années 1990, de se lancer dans des réformes qui auraient renforcé leurs institutions financières et favorisé leur croissance économique.

Pour que la libre circulation des capitaux porte ses fruits à bien moindre coût, une amélioration des systèmes financiers et des politiques économiques des pays émergents s’impose. La crise financière asiatique montre combien il est imprudent d’ouvrir son économie aux entrées de capitaux sans en même temps solidifier le secteur financier national, empêcher l’État de détourner les capitaux en faveur des emprunteurs privilégiés et libéraliser le régime de taux de change.

« L’une des questions générales qui ressortent de la crise asiatique est le rythme auquel il convient de libéraliser les mouvements de capitaux à la lumière du risque de revirement d’opinion du marché. Une libéralisation réussie exige que certaines conditions préalables soient en place et que le processus soit graduel et ordonné »(53). Même le FMI admet maintenant qu’il peut être opportun, face à certaines situations dans les pays en développement, d’imposer des mesures de contrôle temporaires, ou de les maintenir, en attendant de renforcer le système financier national. Dans le cadre de son plan en six points d’intervention en cas de turbulences financières mondiales, le ministre des Finances, Paul Martin, incite le FMI à tracer une voie pratique et sûre de libéralisation des capitaux.


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