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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 17 - Témoignages du 6 octobre 1998


OTTAWA, le mardi 6 octobre 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 10 heures pour examiner les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Au cours des 10 ou 15 dernières années, un assez grand nombre de sénateurs ont participé à des débats portant sur les politiques instaurées par divers gouvernements, afin de s'assurer que le Canada s'adapte aux forces de la mondialisation, à la technologie, au libre-échange, à la réforme fiscale, à la déréglementation, à la privatisation et à la libéralisation des marchés, et qu'il en tire parti. Même les efforts d'équilibrage budgétaire font partie intégrante d'une politique globale ayant pour but de permettre à notre pays de devenir plus concurrentiel et de mieux réussir dans ce nouvel environnement international.

Ces politiques ont été en grande partie fructueuses: les échanges se sont multipliés, les bénéfices ont été assez intéressants et même la bourse a été florissante, sauf depuis peu. Par contre, aucun des pays dits industrialisés, y compris le nôtre, n'a réellement affronté le problème des retombées sociales de tous ces changements. Dans presque tous les cas, l'inégalité et la pauvreté ont gagné du terrain.

Judith Maxwell a parlé de polarisation des emplois et des revenus dans un de ses ouvrages. Elle ne parle pas du problème classique du chômage. Elle parle du clivage qui existe entre deux catégories de travailleurs: ceux qui sont payés décemment et qui bénéficient d'avantages sociaux assez intéressants et ceux qui font partie du nombre croissant de titulaires d'emplois à temps partiel, à contrat, occasionnels ou temporaires; ces travailleurs sont mal rémunérés, ne bénéficient que de quelques rares avantages sociaux et n'ont pratiquement aucune sécurité.

La question que nous allons examiner au cours des prochains mois est la suivante: la cohésion sociale peut-elle résister aux pressions exercées par la mondialisation et la technologique et peut-elle se maintenir malgré les conséquences sociales que je viens de signaler brièvement?

La conclusion de l'évaluation politique grossière de cette situation que j'ai faite est qu'il n'y a pas assez de gagnants, autrement dit qu'il y a trop de perdants. La population se braque. Il suffit de penser à ce qu'il est advenu du projet d'Accord multilatéral sur l'investissement pour s'en rendre compte. Le gouvernement a renoncé d'être partie prenante par mesure de prudence. Le pays n'était pas prêt du tout à y adhérer et je ne pense pas que ce soit faute d'avoir examiné la question sous tous les angles; c'est plutôt parce que les Canadiens n'étaient pas disposés à renoncer de nouveau à une partie de leur souveraineté ou à prendre des risques supplémentaires.

Dans le même ordre d'idées, je ne connais aucun dirigeant politique canadien qui soit disposé à investir 5 cents de capital politique pour faciliter la fusion des quatre principales banques. Même aux États-Unis, c'est-à-dire dans le pays le plus autonome du monde sur le plan économique, le président n'a pas pu obtenir le droit de négocier de nouveaux accords de libre-échange selon la procédure accélérée. On constate les difficultés qu'il a d'obtenir du Congrès des fonds supplémentaires pour le Fonds monétaire international, afin de renflouer l'édifice financier de plusieurs pays qui sont dans le pétrin. C'est la belle preuve que les citoyens se braquent.

Comment sortir de cette impasse? Ceux et celles d'entre nous qui s'imaginent au centre de l'éventail politique ont matière à préoccupation parce que le consensus qui avait été atteint de peine et de misère au sujet de l'ouverture des frontières, de la libéralisation des marchés et de la déréglementation, par exemple, risque de se désintégrer sous l'effet de toutes ces pressions, à moins que les dirigeants politiques de nos pays ne passent à l'étape suivante de cette opération, c'est-à-dire ne s'assurent que les bienfaits de la mondialisation et de la technologie soient répartis de façon plus équitable, afin de renforcer la cohésion sociale au lieu de l'affaiblir.

Nous avons établi un programme de travail pour les mois à venir. Nous avons établi un programme plus détaillé d'ici Noël et à ce moment-là, nous pourrons prendre un certain recul pour voir où nous en sommes et décider ce que nous ferons ensuite. Il faudra inviter des témoins provenant des milieux universitaires, comme ceux que nous entendrons demain, des personnes qui ont réfléchi à ce problème et qui ont publié des études à ce sujet. Il sera en outre impératif d'entendre le témoignage de représentants d'entreprises canadiennes et de diverses institutions, publiques et privées, afin de pouvoir examiner l'influence qu'exercent tous ces intervenants sur le plan de la cohésion sociale.

J'estime que nous avons beaucoup de chance d'avoir comme premier témoin M. Michael Adams, du Environics Research Group, car cela nous permettra de démarrer dans d'excellentes conditions. Michael Adams est cofondateur d'Environics, une firme que vous connaissez tous. Je vous signale que cette firme a fait, à ce que je sache, davantage d'études sur le sujet, et sur une plus longue période, que n'importe quel autre organisme au Canada.

M. Adams est un expert dans l'étude des incidences des tendances sociales sur la politique gouvernementale et sur la stratégie des entreprises. Le Environics Research Group suit l'évolution des valeurs sociales au Canada depuis 1983 et M. Adams est l'auteur d'un ouvrage captivant paru il y a un certain temps sous le titre accrocheur de «Sex in the Snow: Canadian Social Values at the End of the Millennium».

Après cette entrée en matière assez longue, par laquelle j'espère vous avoir expliqué, et tout particulièrement à M. Adams, le but de notre démarche, j'ai le grand plaisir de saluer M. Adams et de le remercier d'être venu. Je lui demande de faire son exposé, après quoi nous pourrons entamer la discussion.

Monsieur Adams.

M. Michael Adams, président, Environics Research Group: Honorables sénateurs, je suis heureux d'être parmi vous et de pouvoir vous parler de l'influence qu'exercent, à mon avis, la technologie et la mondialisation sur la cohésion sociale au Canada. Dans ce contexte, par cohésion sociale, j'entends la confiance mutuelle des Canadiens, la confiance qu'ils ont dans leurs institutions et leur volonté de redistribuer les richesses aux moins fortunés.

Le Canada, qui n'était constitué que de quatre avant-postes coloniaux britanniques vers le milieu du XIXe siècle, est devenu une des sociétés les plus multiculturelles du monde, un pays qui offre à ses citoyens la meilleure qualité de vie qui soit. D'après l'Indice du développement des Nations Unies, nous sommes constamment en tête de peloton à ce chapitre. Il y a 30 millions de personnes sur la planète qui ne le croient pas. Ce sont les Canadiens; pour les autres six milliards d'êtres humains qui peuplent la planète, c'est l'évidence même. Ce scepticisme fait partie de la nature des Canadiens. Notre penchant classique pour l'autocritique et la minimisation de nos qualités empêche la plupart d'entre nous de reconnaître l'excellence canadienne, dans quelque domaine que ce soit.

Il est toutefois évident que l'on peut attribuer cette remarquable réussite tant au système de gouvernement canadien qu'au bon sens dont les dirigeants comme les citoyens de notre pays ont fait preuve depuis le début de la Confédération et à tous leurs efforts: nous sommes parvenus à créer cette remarquable société culturelle en 125 ou 130 ans.

Il convient de reconnaître le rôle qu'a joué le gouvernement à cet égard étant donné que, dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, qui est à l'origine de la création de notre pays, nous nous sommes engagés à maintenir la paix, l'ordre et le bon gouvernement. Tous ceux qui ont étudié l'histoire du Canada savent que notre pays a été créé pour résister à l'influence commerciale et culturelle des États-Unis. Les colonies de l'Amérique du Nord britannique n'éprouvaient peut-être pas beaucoup d'affinités entre elles, mais elles étaient unies par leur méfiance à l'égard des États-Unis et par leur détermination à chercher un moyen bien personnel d'améliorer leur sort.

La politique nationale de protections tarifaires de John A. Macdonald et son rêve de relier les colonies et territoires britanniques d'un océan à l'autre par un chemin de fer transcontinental furent les poutres maîtresses de la politique gouvernementale canadienne d'antan. Au cours du présent siècle, alors que l'effet d'entraînement des activités commerciales, de la culture et des communications américaines s'est intensifié d'une décennie à l'autre, les Canadiens ont pourtant appuyé les politiques gouvernementales qui nous ont fait emprunter une voie différente de celle qui avait été tracée par les États-Unis. L'assurance-maladie universelle, le multiculturalisme officiel et la Loi sur la réglementation des armes à feu ne sont que trois exemples parmi tant d'autres qui témoignent de notre volonté de tracer notre propre voie.

En 1988, le Canada a rompu avec le passé. La majorité des Canadiens ont voté pour un parti -- l'ironie du sort voulant qu'il s'agisse de celui qui avait toujours été protectionniste -- qui tenait absolument à faire disparaître les barrières commerciales existant entre le Canada et les États-Unis. Ces Canadiens prétendaient que le Canada ne pouvait pas faire grand-chose pour résister aux forces de l'intégration économique continentale et qu'il fallait s'y soumettre. Une décennie plus tard, on parle de mondialisation. Ce sont le commerce et la culture américains qui dominent de plus en plus le psychisme des Canadiens. Les Canadiens considèrent que la lourde influence du capitalisme et de la culture populaire américains sur les marchés est une réalité inéluctable. Sur le plan sentimental, ils restent toutefois attachés à la notion d'État canadien et à la qualité de vie unique à laquelle nous avons été capables d'accéder.

À première vue, une personne cynique dirait que les Canadiens ne sont pas différents des Américains, en particulier les anglophones. Pourtant, après une trentaine d'années consacrées à faire des études et des analyses de l'opinion publique et à suivre son évolution, on a pu constater que si la plupart des différences entre les Américains et les Canadiens se sont estompées à la longue -- tout comme les différences entre les Canadiens français et les Canadiens anglais ou celles entre le rôle de l'homme et celui de la femme dans notre société --, celles qui subsistent sont importantes et auront des incidences politiques marquantes pendant de nombreuses années.

Au Canada et dans d'autres pays, la population prend de plus en plus conscience de son caractère distinct face aux forces mondialisatrices de la circulation des capitaux et de la culture américaine; elle manifeste en outre la volonté de faire valoir ou de rappeler sa souveraineté nationale. Les différences qui existent entre les divers peuples du monde sont essentiellement liées aux valeurs sociales et culturelles fondamentales et c'est précisément l'étude des valeurs qui nous motivent comme citoyens, comme consommateurs, comme employés, comme parents et dans tous les autres rôles que nous sommes appelés à jouer dans la vie, qui intéresse principalement Environics.

La recherche empirique qu'effectue Environics au Canada, aux États-Unis et dans une bonne vingtaine d'autres pays du monde, révèle des différences marquantes entre les valeurs des Canadiens et celles des Américains, malgré l'intégration économique qui s'est produite à l'échelle du continent. Certaines de ces différences s'accentuent avec le temps, comme notre tendance à respecter l'autorité et les codes moraux traditionnels.

Nos études indiquent que les valeurs sociales sont beaucoup plus uniformes au Canada qu'aux États-Unis où celles-ci varient énormément d'une région à l'autre et d'un groupe ethnoculturel à l'autre. Cette constatation est étonnante étant donné que depuis toujours le Canada a tendance a mettre l'accent sur l'acceptation voire le mérite des différences alors qu'aux États-Unis c'est l'idéologie du creuset qui prévaut. Les Américains adhèrent au principe de la fusion des nombreux caractères distincts. Dans une certaine mesure, ils en sont encore au stade du regroupement de diverses factions incompatibles, voire hostiles.

Quant à nous, nous acceptons les différences. Le Canada est caractérisé par des groupes distincts, comme les catholiques et les protestants, les francophones et les anglophones, et par certaines différences régionales. Aucun groupe ne domine l'autre; au contraire, les divers groupes se montrent plutôt conciliants. Cela se traduit en fin de compte par une communauté d'opinion qui nous unit, en ce qui concerne les valeurs sociales.

Les valeurs sociales qui sont partagées dans tout le pays sont le reflet de la fusion pratique traditionnelle de trois idéologies politiques -- le conservatisme, le libéralisme et le socialisme -- qui a engendré des politiques qui sont à l'origine d'un large éventail de services publics accessibles à tous et d'une redistribution des richesses aux personnes défavorisées des régions. Notre penchant pratique pour l'ordre et le compromis a forgé une personnalité et une identité résolument canadiennes et c'est en grande partie grâce à lui que nous jouissons d'une aussi grande qualité de vie.

Les valeurs ne sont toutefois pas immuables; nous évoluons. Nous sommes exposés à des courants sociaux plus profonds qui nous entraînent sur un nouveau terrain socioculturel.

Les Canadiens ne sont plus automatiquement respectueux du pouvoir établi, qu'il soit religieux ou séculier. Nous sommes plus épris que jamais d'autonomie personnelle. Nous voulons prendre nous-mêmes les décisions qui nous concernent. Nous sommes des adeptes de l'hédonisme, de la belle vie dans le présent, et nous ne sommes pas disposés à attendre la vie dans l'au-delà ni à patienter longtemps dans la vie terrestre pour assouvir nos désirs. Nous avons remplacé une conception religieuse de la spiritualité par une conception plus personnelle et c'est un changement radical par rapport à l'époque de mon adolescence, que j'ai passée en Ontario, c'est-à-dire par rapport aux années 50. À cette époque, on exprimait sa spiritualité en allant à la messe tous les dimanches. À l'heure actuelle, à peine 20 p. 100 des Canadiens expriment leur spiritualité de cette façon. L'orientation du pouvoir traditionnel de la religion a évolué de façon beaucoup plus spectaculaire au Canada que dans n'importe quel autre pays du monde. La situation a évolué de façon très différente à cet égard aux États-Unis.

Chose étonnante, les Américains sont beaucoup plus susceptibles de s'accrocher aux valeurs et aux coutumes traditionnelles liées à la religion, à la famille, au respect de la hiérarchie et au patriarcat que les Canadiens. Les réponses recueillies à la suite d'un sondage dans lequel on demandait si le père est considéré comme le chef de famille indiquent un écart très prononcé, de 20 à 30 points, selon qu'elles viennent de Canadiens ou d'Américains. Ces derniers sont partisans d'une direction forte au sein des entreprises alors que les Canadiens estiment que le nombre de dirigeants devrait être élevé et que ceux-ci devraient être choisis pour leur compétence, leurs connaissances et le temps qu'ils ont à consacrer à la direction du projet, et pas uniquement à cause de leur statut.

En ce qui concerne les valeurs religieuses sur lesquelles est fondé le jugement, il semble que les Américains continuent d'adhérer à celles de l'Ancien Testament alors que les Canadiens semblent avoir fondé leur orientation chrétienne sur le Nouveau Testament.

Il existe d'autres différences curieuses entre les deux cultures. Les Canadiens continuent de manifester davantage d'intérêt pour le gouvernement que les Américains. Alors que les politiques ne peuvent plus compter sur le respect spontané des Canadiens, ils peuvent être assurés que ces derniers sont tous d'avis qu'au Canada, la société doit rester moins dure et plus compatissante qu'aux États-Unis, qu'elle doit vouer ses efforts à l'équité et à l'égalité des chances et que le gouvernement a un rôle important à jouer à cet égard.

Par contre, le gouvernement n'est plus considéré, comme il l'était jadis, comme le seul arbitre en matière de justice sociale. Un nombre croissant de Canadiens veulent décider et agir individuellement ou de concert avec d'autres personnes partageant leurs valeurs et leurs centres d'intérêt. Ils veulent créer de leur propre initiative des réseaux et des institutions, sans avoir nécessairement recours aux institutions établies.

Les Canadiens d'un âge plus avancé, ceux dont les valeurs se sont cristallisées avant les années 60, souhaitent pour la plupart un rétablissement des valeurs et des institutions traditionnelles. Ils souhaitent ardemment un retour à la mentalité qui régnait à l'époque où les avocats, les médecins, les enseignants, les agents de police et autres représentants du pouvoir établi jouissaient d'un certain respect rattaché à leurs fonctions.

Les «baby-boomers», c'est-à-dire les personnes nées entre 1946 et 1964 qui constituent le plus grand groupe démographique, sont par contre partisans d'une réforme des institutions. Ils ne veulent pas les détruire -- ils ne sont pas révolutionnaires -- mais seulement les réformer. Sous leur influence, la famille, le milieu de travail et de nombreuses institutions ont évolué. Ceux et celles qui continuent de faire partie de certains groupes confessionnels y provoquent des changements également.

Ils veulent que le pouvoir soit délégué, et ce, dans toutes les couches de la société. Ils veulent être respectés. Ils sont individualistes. Ils sont suffisamment idéalistes pour estimer que s'ils méritent le respect, les autres le méritent également. C'est pourquoi nous parlons de leurs idéaux et de leur individualisme. Leur mentalité révèle incontestablement un certain idéalisme.

La génération constituée des adultes nés depuis les années 60 est appelée «génération X». Les membres de cette génération ne tiennent certainement pas, contrairement à leurs grands-parents, au rétablissement des institutions traditionnelles. Les réformes leur semblent déplacées. La nation canadienne en tant qu'État est de la frime à leurs yeux, de même que l'efficacité et l'équité des politiques sociales de redistribution. Cela ne les intéresse pas. Ce qui les intéresse, c'est leur bien-être personnel. Ils ont très peu d'affinités avec les membres des groupes démographiques traditionnels, avec les personnes âgées, avec les collectivités géographiques différentes, avec les habitants des régions défavorisées du pays qui ont un sens du devoir très aigu, ni avec les autres Canadiens de leur âge d'ailleurs. Ils se souviennent de l'époque où certains d'entre eux étaient en 12e année et auraient eu l'occasion de travailler mais ne l'ont pas fait. Ils estiment que si ces derniers veulent laver des vitres d'auto au coin des rues Bloor et Yonge, c'est leur affaire.

Leur idéologie est le darwinisme social. C'est la loi de la «survivance des plus aptes». Ils sont idéalistes, mais n'ont pas le sentiment d'appartenir à une génération exceptionnelle, comme les «baby-boomers». Dans mon livre, je parle d'un groupe de «baby-boomers» que j'appelle les «rebelles autonomes». Ils représentent 25 p. 100 de la génération en question. Ils étaient les premiers à faire des études universitaires, ils étaient très idéalistes et avaient le sentiment d'appartenir à une génération exceptionnelle, alors que ce sentiment est inexistant chez les membres de la génération X. Ces derniers sont livrés à eux-mêmes; c'est précisément ce qui les unit.

Si les attitudes des membres de cette génération ne changent pas, elles risquent d'entraîner, d'ici une vingtaine ou une trentaine d'années, une diminution du pouvoir de nos institutions politiques et de l'appui accordé aux politiques officielles visant à redistribuer les richesses aux moins nantis des régions défavorisées du pays; elles risquent de se solder en outre par une délégation accrue du pouvoir à des individus agissant pour leur propre compte ou collaborant avec des réseaux de personnes ayant des intérêts analogues, tout cela dans le contexte d'une influence croissance de la technologie et des forces internationales du marché. C'est ce que l'on peut prévoir à longue échéance.

Durant les cinq ou dix prochaines années, la politique gouvernementale restera dominée par les «baby-boomers» et par la génération descendante, c'est-à-dire la génération antérieure à celle du baby-boom. Les «baby-boomers» sont actuellement âgés de 34 à 52 ans. Ils sont dans la fleur de l'âge.

Ils remettent en cause toutes les situations et toutes les institutions. Ils remettent tout en question, mais ce ne sont pas des révolutionnaires. Ils demeurent convaincus que la paix, l'ordre et le bon gouvernement sont possibles et ils veulent vivre dans un pays où l'on réalise un heureux compromis entre la justice sociale, l'égalité et les libertés personnelles.

Je pense que les «baby-boomers» exerceront une influence dominante au cours des cinq ou dix prochaines années et que la génération des personnes âgées de plus de 50 ans tiendra le second rôle alors que les membres de la génération X seront relégués au troisième plan, conscients du fait qu'ils sont livrés à eux-mêmes. D'ici une vingtaine d'années, quand viendra leur tour, leurs orientations seront très différentes de celles de la génération qui exerce actuellement une influence dominante sur la politique des entreprises et sur la politique gouvernementale.

Je vous signale que je n'ai pas apporté de document indiquant les chiffres exacts. J'ai retenu par coeur les résultats de tous les sondages que j'ai faits et en ce qui concerne les chiffres que j'ai cités, la marge d'erreur n'est pas supérieure à 5 p. 100 et elle n'est probablement que de 1 ou 2 p. 100.

Le sénateur LeBreton: Je me pose des questions au sujet des différences entre les Américains et les Canadiens. Comment les expliquez-vous? D'après vous, les Américains s'accrochent aux préceptes de l'Ancien Testament alors que les Canadiens adoptent ceux du Nouveau Testament. Les Américains n'ont pas de système de contrôle des armes à feu et affichent une attitude très égocentrique. Comment expliquez-vous cela? Il me semble contradictoire que les Canadiens, qui sont des partisans de la paix, de l'ordre et du bon gouvernement, aient par contre une vision beaucoup plus large. Quand vous faites des sondages aux États-Unis, comment les Américains expliquent-ils qu'ils se considèrent comme des personnes ayant une attitude très égocentrique, tout en adhérant à toutes sortes de valeurs qui paraissent surannées en ces années 90?

M. Adams: Les Américains ont très peu de conscience de soi parce qu'ils n'ont pas de contexte. Ils ont déjà de la difficulté à s'imaginer ce que représente leur pays et encore plus à s'imaginer le genre de vie que l'on mène au Canada, en Europe ou dans d'autres régions du monde. Ils partent du principe qu'ils ont découvert la clé de l'univers et que le cadeau suprême que la civilisation puisse faire aux êtres humains est la liberté, voire la licence. Ils vivent dans une société qui donne à des jeunes de 13 ans l'occasion de piloter un avion après une ou deux leçons. Ils veulent vivre dans une société où il y a autant d'armes à feu que de citoyens parce qu'ils veulent voir ce qui arrive quand toute la population jouit de la liberté.

Les Canadiens estiment que certaines règles sont nécessaires. Ils estiment que les Britanniques et les Français avaient peut-être raison. Par conséquent, ils incarnent une autre façon d'aborder la modernité. Nous nous arrêtons devant les panneaux d'arrêt. Nous plaçons nos poubelles sur le trottoir. Les monopoles sont réglementés par le gouvernement parce que c'est nécessaire à l'heure actuelle. Nous avons besoin du gouvernement pour construire des chemins de fer parce que le secteur privé ne veut pas le faire.

Une des réponses les plus étonnantes aux sondages est celle à la question qui porte sur ce que les Canadiens apprécient le plus dans leur pays. Ils ne disent pas que c'est l'égalité, mais plutôt la liberté. C'est très surprenant.

Nous avons la liberté d'être ce que nous voulons être. Nous sommes affranchis de la crainte de la pauvreté qui classe un pays parmi ceux du tiers monde ou du quart monde. Nous sommes à l'abri d'un certain degré de violence. Bien entendu, la violence n'est pas totalement absente dans notre pays, mais nous sommes parvenus à maintenir une différence remarquable entre le Canada et les États-Unis sur le plan de la criminalité. Il ne s'agit pas de délits dont on se vante, ni de meurtres ou autres délits semblables. La différence entre Toronto et Buffalo, entre Toronto et Detroit reste la même.

Alors qu'en 1948, un protestant de souche irlandaise n'arrivait pas à obtenir un emploi dans l'administration municipale, Toronto est maintenant la ville la plus multiculturelle du monde. Le plus gros défilé était celui des Orangistes et maintenant, c'est celui du Caribana ou de la Journée de fierté des lesbiennes et des gais.

Le taux de criminalité par 100 000 habitants n'a pas changé depuis 1948 ou 1968. Les Canadiens ont réalisé un certain compromis et ils ne perçoivent pas la liberté uniquement comme un attribut mais aussi comme une responsabilité. C'est ce sens du compromis qui explique certaines des différences persistantes entre les deux pays et notre notion de «liberté».

Le sénateur LeBreton: Par conséquent, lorsqu'ils répondent à un sondage et indiquent «liberté», les Canadiens prennent l'«égalité» pour acquis. Ils n'y songent même pas, parce qu'ils considèrent qu'elle va de soi.

M. Adams: Je peux être la personne que je veux être. L'histoire du Canada contient pourtant certains épisodes de violence. Cela me fait penser à ce que disait sir Winston Churchill au sujet de la démocratie. D'après lui, c'est le pire régime au monde, à part tous les autres. Nous avons connu des épisodes de violence mais beaucoup moins que d'autres pays. Par conséquent, la cohabitation pacifique relative des Canadiens français et des Canadiens anglais, des catholiques et des protestants, de personnes d'origines différentes, a donné naissance à une culture qui permet aux Canadiens de se réaliser à la fois comme individus et comme membres de divers groupes, conscients du fait que leur identité est rattachée à ce qu'ils veulent faire en tant qu'individus et en tant que membres de divers groupes.

En tant qu'individus, nous voulons avoir une certaine liberté de décision et avoir un peu de plaisir. Par contre, nous savons que nous faisons partie de certains groupes dont l'identité est importante et mérite d'être préservée. C'est ce qui a permis aux Canadiens d'avoir le sentiment de pouvoir être eux-mêmes. C'est probablement dû au fait que nous avons créé l'État-providence. Nous craignons depuis un siècle et demi de devenir une réplique des États-Unis. Ce n'est pourtant pas le cas. Le Canada est différent sur le plan des valeurs sociales.

En ce qui concerne les valeurs fondamentales liées à l'orientation, au rôle et à la situation de la femme dans la société, aux minorités ethnoculturelles, aux divers groupes d'âge et à d'autres facteurs, il existe un écart de 20 à 30 points entre le Canada et les États-Unis.

Le sénateur LeBreton: Lorsque les Américains parlent de liberté et de licence, ils ont une attitude contradictoire. Vous dites qu'ils considèrent le père comme le chef de ménage et veulent une direction solide à la tête des entreprises par exemple, ce qui est différent de ce à quoi nous sommes habitués au Canada. Je trouve leur attitude contradictoire. Ils n'ont peut-être jamais fait de l'introspection ou n'ont peut-être jamais essayé de faire de l'auto-analyse parce que leur pays est une superpuissance mondiale. Cela ne les intéresse peut-être pas.

M. Adams: Les groupes culturels ont beaucoup de difficulté à faire un auto-examen. Les individus le font lorsqu'ils sont confrontés à une série d'échecs successifs. Les groupes culturels semblent s'effriter sous le poids de leurs contradictions. La prise de conscience de soi est une question de culture et de type de démocratie. Étant donné les taux de participation électorale aux États-Unis, on pourrait se demander s'il s'agit effectivement d'un régime démocratique. Compte tenu du rôle des groupes d'intérêts et des faibles taux de participation, il est possible de remporter un siège au Congrès avec seulement 17 p. 100 des voix. Ce n'est pas possible au Canada. Il faut plus de 17 p. 100 des voix pour obtenir un siège à la Chambre des communes.

Chaque culture semble être en dialogue avec elle-même, face aux forces de la mondialisation et de la technologie; il est un fait socioculturel que les Américains suivent la voie qu'ils se sont tracée. Si l'on remonte deux siècles en arrière, on perçoit les ferments de la société américaine actuelle. La formation de ce pays reposait sur le principe que le gouvernement ne serait pas fort et que les citoyens seraient autorisés à posséder des armes au cas où il serait nécessaire de le renverser. Nous avons suivi une voie différente.

Le sénateur Cools: C'est la même chose chez nous.

Le sénateur LeBreton: Les membres de la génération X n'ont aucun sens du devoir à l'égard des régions car ils sont convaincus que nous sommes livrés à nous-mêmes. Je suis d'accord avec vous. Les Canadiens se piquent d'être radicalement différents des Américains. Par contre, étant donné que la technologie a une dimension mondiale, que les différences s'estompent et que la mentalité égocentrique isole les individus, le Canada ne risque-t-il pas un jour de ressembler davantage aux États-Unis, sous l'influence de la génération X?

M. Adams: Je pense que les États-Unis resteront différents, quelle que soit la génération à laquelle nous nous identifions; n'oubliez pas que nous jouissons d'une grande latitude. Si vous n'aimez pas votre classe d'âge, vous n'avez qu'à cocher une case correspondant à une autre classe d'âge sur les questionnaires de sondages. Tout est auto-défini. Si vous voulez être un rebelle autonome, allez-y. Si vous voulez être un traditionaliste rationnel, cela ne pose aucun problème.

Dans mon ouvrage, je dis notamment que nous associons la personnalité à la compression numérique. Dans notre culture, les individus ne veulent plus être jugés selon leurs caractéristiques démographiques. Ils veulent se considérer comme une personne unique. Ils veulent pouvoir mettre en évidence comme bon leur semble certains traits de leur personnalité qui sont généralement associés au sexe opposé. Si une femme veut prendre la direction des opérations, cela ne pose aucun problème. Si un homme veut manifester les aptitudes éducatives généralement associées au rôle de la femme, cela ne pose aucun problème. Si vous voulez vous comporter toute votre vie comme un adolescent insouciant, vous êtes libre de le faire; si vous voulez par contre prendre vos responsabilités et vous comporter en adulte, vous pouvez le faire également.

Comme on peut le constater chez les jeunes, les Canadiens ont tendance à vouloir devenir un microcosme à tous les égards. Autrement dit, l'individu devient le microcosme de la société multiculturelle et ne veut pas être considéré uniquement en fonction de son âge. Il estime qu'on ne le connaît pas, que l'on ne sait pas s'il a des enfants, des petits-enfants, s'il est hétérosexuel ou homosexuel. Il estime qu'on ne sait rien de lui tant qu'on ne lui a pas parlé pour essayer de le connaître.

C'est ce que l'on appelle en recherche socioculturelle la «post-modernité», qui transcende les institutions et les catégories établies. C'est un trait typique de notre Génération X. Je crois qu'elle sera différente de celle du baby-boom, tout comme les «baby-boomers» étaient différents de leurs parents. J'ajouterais que les membres de notre génération X resteront typiquement canadiens et par conséquent, différents de ceux de la Génération X américaine, bien que membres de la génération post-moderne, parce que si toutes les générations se sont démarquées des générations antérieures, elles sont restées distinctes des générations américaines correspondantes.

Il est vrai par ailleurs que les Canadiens anglais et les Canadiens français se ressemblent davantage mais il subsiste des différences très nettes d'origine historique, linguistique et culturelle entre les deux groupes. C'est ce qui maintient le caractère distinctif.

Voyez comme ont évolué le rôle et la situation des hommes et des femmes depuis un siècle ou un demi-siècle. À cette époque, le destin des bébés était tout tracé dès leur naissance. À l'heure actuelle, on ignore quel sera leur destin. Leur rôle, leur situation et les possibilités qui s'offriront à eux se ressembleront davantage mais les différences entre les hommes et les femmes resteront importantes.

Sigmund Freud a parlé du narcissisme des petites différences. Quand on se ressemble davantage, les différences qui nous distinguent prennent beaucoup d'importance. Nous essayons de nous différencier par notre façon de s'habiller et par notre comportement.

Je dis en plaisantant que l'on s'est fourré le doigt dans l'oeil dans la Constitution de 1992. Il n'existe pas deux sociétés distinctes, ni trois ou quatre, mais 30 millions. Il aurait fallu un long préambule pour nous inclure tous, mais on aurait alors reconnu le fait que c'est la tendance qui se dessine au Canada. Nous avons créé un pays constitué de 30 millions de sociétés distinctes.

De toute façon, je n'arrive pas à concevoir la possibilité de parler des différences entre le Canada et les États-Unis devant un comité du Sénat américain.

Le président: Je me permets de vous interrompre, monsieur Adams. Je voudrais signaler, et vous serez d'ailleurs peut-être d'accord avec moi, que le darwinisme des membres de la Génération X se maintiendra jusqu'à ce qu'ils subissent les contrecoups de certaines tendances économiques et sociales qui les inciteront à devenir beaucoup moins darwinistes et beaucoup plus dépendants de l'État.

Ils ont été privilégiés à plusieurs égards. Ils ont vécu à une époque où l'enseignement postsecondaire était encore à la portée de la plupart des jeunes issus de familles appartenant à la classe moyenne. Nous arrivons à un stade, si nous n'y sommes pas déjà, où l'instruction postsecondaire n'est plus un rêve accessible pour la plupart d'entre eux. On arrive à un stade où, comme je l'ai signalé dans mon exposé, le nombre de personnes qui ont un emploi augmente, et je ne parle pas des jeunes qui nettoient les vitres d'auto au coin des rues; je parle des personnes qui ont déjà un emploi mais qui veulent un emploi à plein temps, auquel se rattachent certains avantages sociaux, une certaine sécurité et un salaire décent. Par contre, les seuls emplois qu'elles arrivent à trouver sont malheureusement des emplois temporaires ou à temps partiel.

Le darwinisme social des membres de la Génération X subsistera-t-il encore longtemps?

M. Adams: Il ne faut pas oublier que leurs parents font partie de la génération du baby-boom et que les couples de «baby-boomers» ont renoncé à suivre les traces de leurs parents et à mener une vie empreinte d'un sens aigu du devoir et du sacrifice pour les enfants. Ils ont décidé de se payer un peu de bon temps. Dans la moitié des cas, les parents sont divorcés.

Notre institution sociale fondamentale n'est pas la Chambre des communes, mais plutôt la famille. Un grand nombre de ces enfants ont dû faire face à un éclatement de leur famille. Il leur en reste des cicatrices, des blessures profondes. Dans la plupart des cas, ils aiment davantage leurs amis que leurs parents ou leur famille et ils leur font plus confiance, parce que leur famille les a laissé tomber. Cette situation a eu une influence darwiniste en quelque sorte sur la mentalité des représentants de cette génération.

Ils ont en outre vu leurs parents s'amuser alors qu'ils auraient peut-être préféré que ceux-ci s'occupent d'eux. Ils ont été élevés à une époque assez prospère et sont gavés de télévision et autres médias mais ont l'impression que les institutions risquent de ne plus être là pour leur venir en aide. Elles étaient là pour la génération de leurs parents; il y avait l'assurance-chômage, les emplois au gouvernement, à la Société des alcools ou à l'Hydro mais ils ne sont pas pour eux. Quand ils se tournent vers les institutions, qu'il s'agisse du gouvernement ou de la famille par exemple, ils ont le sentiment profond qu'elles ne sont pas là pour eux, mais pour leurs aînés. Les «baby-boomers» ont veillé à leurs intérêts en prévoyant des pensions de vieillesse mais ces jeunes ont par contre l'impression d'être livrés à eux-mêmes; il faut avoir fait des études à Harvard pour avoir un bon emploi, sinon on risque d'être obligé de gagner sa vie à faire cuire des hamburgers au McDonald.

Si vous jugez les «baby-boomers» cyniques, on peut alors dire que ces jeunes le sont à outrance. Je ne sais pas ce qu'ils feront lorsqu'ils atteindront la trentaine ou la quarantaine. Je suis davantage préoccupé au sujet des jeunes gens que des jeunes filles.

D'après les indicateurs de l'adaptation au changement social et à la société postindustrielle, on a l'impression que les jeunes filles s'y adaptent mieux que les jeunes gens. Dans la classe d'âge de 25 à 30 ans, les jeunes femmes s'en tirent mieux que les jeunes gens. Elles sont à un âge où elles n'ont pas encore d'enfants et où elles sont sur un pied d'égalité. Elles réussissent mieux dans les études. Celles-ci terminées, elles gagnent désormais davantage que les jeunes gens. C'est la première fois que c'est le cas.

Cette situation risque de poser un problème et il faudra s'en préoccuper à l'avenir, à cause de la difficulté que les hommes éprouvent à s'adapter à une société postindustrielle où la force, la hiérarchie, une économie dirigée ou un poste de commandement ne font plus le poids.

Le taux de suicide est cinq fois plus élevé chez les jeunes gens que chez les jeunes femmes. Certains jeunes gens ne savent plus ce que c'est d'être un homme. L'homme fort est-il celui qui se laisse faire quand on l'attaque ou celui qui correspond au modèle hollywoodien, qui établit sa supériorité morale, attend qu'on le provoque pour casser la figure à ses agresseurs? Ils ne le savent pas, étant donné que les messages qu'ils reçoivent sont très contradictoires.

Il existe un groupe que nous appelons les «dépendants désoeuvrés», qui est composé pour ainsi dire exclusivement de jeunes.

Le sénateur Cools: Je tiens à remercier le témoin pour son excellent exposé. Je suis heureuse qu'il ait abordé la question du taux de suicide particulièrement élevé chez les jeunes et du sentiment de détresse qui envahit un très grand nombre d'entre eux, parce qu'on entend parler toutes les semaines d'un nouveau suicide dû à des conflits conjugaux. C'est pourtant un sujet que, comme peut en attester le sénateur LeBreton, les législateurs hésitent à examiner -- tout comme la question de la détresse actuelle des hommes à la suite de conflits conjugaux et d'un divorce et le fait que certaines femmes tuent leur mari au moyen d'une arme à feu et s'en tirent à relativement bon compte parce qu'elles souffrent du syndrome de la femme battue. J'éviterai toutefois d'entamer une discussion sur le sujet, parce que ce n'est pas l'objet principal de mon intervention.

Je voudrais continuer à parler de la question du darwinisme social et du phénomène de l'ère post-moderne -- de la post-modernité, comme on dit actuellement.

Les parlementaires ont matière à préoccupation et je me réjouis de l'initiative qu'a prise le sénateur Murray en entamant cette étude, parce qu'il est temps de discuter de tous ces problèmes.

Monsieur Adams, je crois que vous avez parlé de la désintégration de la famille, des institutions religieuses et des institutions scolaires. Vous n'avez peut-être pas employé le terme «désintégration» mais j'estime que ces institutions ont été exposées en quelque sorte à une désintégration, qui a été facilitée par l'action de plusieurs forces puissantes. Autrefois, ces trois institutions auraient été considérées comme les piliers de la société civile, comme les mécanismes nous permettant de produire des êtres humains capables de vivre dans une collectivité, de se serrer les coudes et d'être sociables.

Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ces institutions de la société civile ont été exposées à de telles pressions?

Vous avez parlé de la différence historique entre les États-Unis et le Canada, à savoir que le Canada est issu d'une tentative d'éviter une révolution alors que les États-Unis d'Amérique sont le fruit d'une révolution. Le Canada s'est développé d'Est en Ouest, comme en témoignent notre réseau routier, notre réseau ferroviaire et nos lignes aériennes nationales.

Je prends souvent la parole en public, un peu partout dans le pays, et j'ai pris de plus en plus conscience du fait que les membres de la classe moyenne ne comprennent plus très bien le langage de ses dirigeants politiques. On dirait qu'il n'existe plus un seul groupe de Canadiens qui connaisse le langage qu'emploient quotidiennement les parlementaires. On dirait qu'ils ne reconnaissent pas des expressions comme «Nous avons ajourné pour l'été», «Le projet de loi est à l'étape de l'étude en deuxième lecture», «Le projet de loi doit recevoir la sanction royale», «Le projet de loi est à l'étape de l'étude en comité» ou «Le comité fera rapport du projet de loi». C'est flagrant depuis une dizaine ou une douzaine d'années.

Le thème de la discussion est la cohésion sociale et les valeurs sociales qui soudent notre collectivité et pourtant, nous nous trouvons dans une situation où ni l'État, ni le Parlement ne semblent vouloir maintenir l'institution et le système de gouvernement qui servent de fondement à notre pays.

Chaque fois que j'ai l'occasion d'aller à la Chambre des communes, je remarque qu'elle est pratiquement vide. On n'y voit jamais plus d'une demi-douzaine de députés. J'ignore combien de députés doivent être présents pour qu'il y ait quorum mais j'entends retentir tous les jours la sonnerie signalant l'absence de quorum. En tout cas, les députés ne peuvent pas prétendre qu'ils tiennent des débats ou des délibérations au Parlement. Pour l'instant, le Sénat examine divers projets de loi dont le projet de loi C-37, la Loi sur les juges, qui a été adopté à la Chambre des communes. Nous l'examinons à la loupe au Sénat mais j'ai l'impression que très peu de députés l'ont lu, ce qui n'empêche pas la plupart d'entre eux de prétendre vouloir se débarrasser du Sénat sous prétexte que c'est une assemblée nommée.

Ce que je veux dire, c'est que les problèmes que vous avez soulevés vont beaucoup plus loin que la discussion que vous avez déclenchée, qui se situe sur le plan intellectuel. Nous assistons à l'effondrement de la société civile et, alors que nous sommes directement concernés par ce problème, nous ne connaissons pas le langage qui nous permettrait de communiquer avec les Canadiens parce que ceux-ci ne sont plus au courant de ce qui se passe ici.

Je suis consciente d'avoir soulevé plusieurs problèmes, peut-être pas de façon aussi logique que je l'eusse souhaité si j'avais eu le temps de préparer mes questions, mais ces problèmes me préoccupent au plus haut point, tout comme ils préoccupent sans doute la plupart de mes collègues. C'est peut-être en grande partie pour cette raison que le sénateur Murray a insisté pour faire cette étude.

Pouvez-vous faire des commentaires à ce sujet?

M. Adams: Lorsque je reçois des appels de journalistes qui ont été chargés par leur rédacteur en chef d'écrire un article sur le déclin des valeurs sociales, je parle de l'évolution de ces valeurs. Ils me disent: «Et le président des États-Unis? Et le taux de divorce?» On peut parler de recul des valeurs sociales si l'on compare les valeurs sociales actuelles à celles qui étaient à l'honneur il y a un demi-siècle en ce qui concerne la famille, le milieu de travail, la situation des diverses minorités ethnoculturelles représentées dans notre société, le rôle et la situation de la femme et l'attitude mentale à l'égard des enfants, des personnes âgées ou des marginaux. Par contre, une telle affirmation est difficile à justifier lorsqu'on adopte une perspective générale.

En fait, nous visons toujours plus haut. Nous ne sommes pas satisfaits de notre condition humaine. Ce n'est pas suffisant. Nous devons pouvoir accomplir davantage. Nous considérons que le verre est à moitié vide alors qu'en fait, il est à moitié plein. Comparez le nombre de personnes qui mourraient de faim il y a 50 ans par rapport à aujourd'hui. Nous avons réalisé des progrès formidables. Comme vous, je ne considère pas qu'il s'agit d'un déclin des institutions sociales ou de la société civile. Celles-ci ont évolué, tout comme la famille. Je déplore le taux de divorce actuel; par contre, je suis heureux que certains autres aspects de la famille aient changé.

Je n'ai pas sous la main les statistiques concernant les actes de violence familiale mais j'ai l'impression qu'à cet égard, la situation a considérablement changé depuis une cinquantaine d'années. À l'heure actuelle, le mari qui bat sa femme ne correspond plus à la norme. Les parents qui administrent des châtiments corporels à leurs enfants ne sont plus la norme au Canada et ce genre de punition est strictement interdit en milieu scolaire.

Quand un événement de ce genre se produit, il fait les manchettes parce que ce type de comportement va à l'encontre des principes de la société actuelle. Ce type de violence nous révolte. Pourtant, c'était la norme il y a 25 ou 50 ans. Quand une femme racontait à ses amis que son mari était rentré ivre et l'avait battue, ceux-ci lui conseillaient de se taire ou de divorcer.

Le sénateur LeBreton: Ou ils demandaient ce qu'elle avait fait pour mériter ce genre de traitement.

Le sénateur Cools: La violence n'a jamais été la norme. Nous avons fait le calcul et l'on n'a jamais eu recours à la violence dans la plupart des familles canadiennes.

M. Adams: Celles où l'on y a recours deviennent de plus en plus rares.

Le sénateur Mahovlich: Et les enseignants? Un enseignant avait recours à la violence dans l'ancien temps.

M. Adams: Il me reste peut-être des cicatrices à la suite des corrections qui m'ont été infligées par les soeurs. J'étais allé dans la partie de la cour d'école réservée aux filles et j'avais dû lever la main pour me protéger. C'est cela le progrès social. Nous avons réalisé des progrès, aussi bien au Canada que dans les autres pays, et sommes devenus une société plus douce et plus civilisée.

Autrefois, on était souvent obligé de lutter contre le mal par la violence. Nous avons dû faire la guerre pour défendre nos valeurs. Nous ne sommes plus obligés de le faire désormais.

Le sénateur Mahovlich: Pensez à ce qui s'est passé en Bosnie. La situation n'a pas changé. Elle n'a pas changé du tout, malgré les apparences.

M. Adams: Pour ma part, je pense que la situation s'améliore. Quatre-vingt millions de personnes ont péri à la guerre au cours du présent siècle. Par contre, la situation s'est améliorée depuis 25 ou 30 ans, par rapport aux générations précédentes. Je ne parle plus uniquement des valeurs sociales canadiennes. À mon avis, le genre d'intervention gouvernementale qui se serait produite dans des cas analogues est désormais impensable. Autrefois, le gouvernement aurait établi des règles. Son rôle de grand arbitre de notre société est en train de s'estomper. Le pouvoir a été délégué. Il appartient désormais à la famille, aux particuliers, au milieu de travail et à d'autres institutions qui se sont pour la plupart démocratisées.

Le président: Cela entraîne-t-il une diminution de la cohésion sociale? Notre société est-elle plus fragmentée et faudrait-il s'en alarmer?

M. Adams: Elle est plus fragmentée parce que la hiérarchie d'autrefois n'existe plus; une place pour chacun et chacun à sa place, tout le monde suivait la même voie. Au Canada, on a réussi à déléguer le pouvoir aux citoyens. Un plus grand nombre d'entre nous peuvent désormais prendre des décisions et c'est une réussite. Le Canada est comparable à une grande famille. Elle a élevé ses enfants. Les enfants sont devenus adultes. Nous n'apprécions toutefois pas certaines décisions de ces adultes, comme celle de divorcer.

Le président: A-t-on besoin de pouvoir pour assurer la cohésion sociale?

M. Adams: Dans notre société, il sera de plus en plus difficile d'obtenir le résultat escompté par l'entremise du pouvoir. En fait, ce sera plus vraisemblablement la troisième loi de Newton qui s'appliquera, celle qui concerne les réactions de force égale mais opposée.

Autrefois, il n'était pas possible pour les citoyens d'exercer le pouvoir. Ils restaient à leur place. À l'heure actuelle, compte tenu du plus haut degré d'instruction -- la moitié d'entre nous ont fait des études postsecondaires --, de la prolifération des médias et de certains autres facteurs, je ne crois pas qu'il soit possible d'intimider les citoyens par la coercition comme autrefois. Je le répète, c'est une réussite. Nous avons dépassé le stade de la complaisance, de la politique de médiation et nous avons cessé de déléguer le pouvoir à d'autres citoyens, qui viennent à Ottawa pour faire la loi. Les simples citoyens veulent désormais exercer le pouvoir également.

Sénateur Cools, cela fait partie de l'évolution également. Le Canada et son gouvernement sont une réussite. La preuve est que vous ne devez plus tout assumer. Les activités communautaires se sont multipliées de façon étonnante au Canada. La participation des citoyens aux activités des associations sans but lucratif, que ce soit sous forme de bénévolat ou de dons, s'est spontanément accrue et le nombre d'oeuvres de bienfaisance augmente au Canada. L'organisme de Judith Maxwell est un exemple parmi tant d'autres. On est étonné de voir toutes les initiatives que prennent les Canadiens, qui ont été éduqués par leur gouvernement et sont maintenant devenus adultes, sans que ce dernier doive prendre la direction des opérations.

Ne soyez pas mécontents si les Canadiens ne connaissent pas tous les termes qui correspondent aux diverses étapes du processus parlementaire. Ils prennent bien des initiatives très intéressantes en dehors du cadre des institutions traditionnelles du gouvernement parlementaire. Le fait que notre société ait évolué de la sorte est une preuve du bilan positif des 120 premières années de notre existence.

Le sénateur Butts: Je voudrais reparler de votre définition de la cohésion, qui implique la volonté de s'entraider. Je considère que la mentalité a bien changé dans les dix provinces canadiennes à cet égard.

Alors que les premiers ministres des provinces parlaient souvent d'entraide, on n'en entend plus parler à l'heure actuelle. Les partis politiques provinciaux sont devenus plus provinciaux. En outre, on est enclin à interpréter les dernières déclarations de Regina concernant la politique sociale davantage comme un signe que les autres premiers ministres ont tendu la main à Lucien Bouchard que comme la preuve que ce dernier a tendu la main aux autres provinces. Pourriez-vous dire ce que vous en pensez?

M. Adams: Si je devais définir l'attitude mentale des Canadiens à l'égard des programmes fédéraux de péréquation, je dirais qu'elle indique qu'il faudrait essayer de rendre ces régions autonomes, au lieu de continuer à appliquer une politique qui, pour la plupart des Canadiens, favorise un état de dépendance qui engendre le ressentiment.

En d'autres termes, si notre objectif est de faire en sorte que chaque individu se sente bien dans sa peau, les intéressés seront heureux de cesser de recevoir la charité. Ils devraient être en voie de devenir autonomes. C'est ce que je constate dans les diverses régions du Canada, en particulier dans la région de l'Atlantique, où nous faisons des sondages depuis des années. Cette région du pays a toujours dû compter sur les paiements de transfert faits par Ottawa, grâce à la participation des autres provinces. Je remarque que les habitants de cette région veulent de plus en plus se sentir à égalité, ils ont le sentiment de pouvoir se tirer d'affaire seuls et ne plus devoir désormais dépendre des paiements de transfert.

Ils ont de plus en plus le sentiment que leur autonomie et leur indépendance croissantes leur apporteront le respect de soi et renforceront leur culture. Les Canadiens éprouveront un sentiment de réussite le jour où chacune des quatre provinces du Canada Atlantique pourra se passer des paiements de transfert des autres régions. Nos objectifs personnels sont de trouver des moyens de devenir autonomes.

Le sénateur Mahovlich: À Terre-Neuve, j'ai rencontré quelqu'un qui possédait une exploitation agricole très prospère au Dakota du Nord ou ailleurs. Il revenait à Terre-Neuve où il voulait lancer une entreprise pour montrer son attachement à son lieu d'origine mais les habitants de la localité ne l'acceptaient pas. Pourtant, il voulait les aider. Ils étaient jaloux de sa réussite et ils le rejetaient. Comment peut-on aider quelqu'un qui adopte ce genre d'attitude? Cela arrive assez souvent. Cet homme était très déçu.

M. Adams: Cette région est en période de mutation sociale. Elle cesse de compter sur le pouvoir des institutions -- c'est papa qui décidera pour moi, c'est le gouvernement qui décidera pour moi et c'est quelqu'un d'autre qui prendra soin de moi -- pour accéder à l'autonomie: je déciderai moi-même. Autrefois, cela dépendait généralement de ce que l'on appelle le statut socio-économique. Autrement dit, les personnes qui étaient en haut de l'échelle, les personnes instruites, celles qui gagnaient le mieux leur vie, étaient autonomes. Je constate que la situation se démocratise à cet égard dans notre société. Un nombre croissant de Canadiens veulent être autonomes et cesser d'être à charge de leurs parents ou de l'État.

Si le Canada réussit, un nombre croissant de Canadiens auront le sentiment d'être autonomes et la situation sociale dans le Canada Atlantique évoluera de telle façon que ses habitants et toute la région deviendront autonomes. Il n'y a aucune chose à laquelle ces provinces aspirent davantage que d'avoir le sentiment d'accéder enfin à l'autonomie, après avoir patienté tant d'années. Elles ne devront plus compter sur l'arrivée du chèque du gouvernement fédéral.

En fait, les Terre-neuviens sont les personnes les plus généreuses qui soient. Le montant de leurs dons personnels aux oeuvres de bienfaisance est plus élevé que dans toutes les autres régions du Canada. C'est une des contradictions de la société canadienne. Par conséquent, ces personnes veulent devenir autonomes et voudraient faire preuve de générosité. C'est un désir qui s'inscrit dans le sens de l'évolution sociale qui se produit dans notre culture.

En quoi consiste somme toute le sentiment de cohésion? Autrefois, la cohésion était facilitée par un sentiment chrétien du devoir ou par des règlements gouvernementaux alors qu'à l'heure actuelle, elle est plus spontanée. Désormais, ce sont les citoyens qui décident. Il en est de même en ce qui concerne la culture canadienne: elle n'est plus la chasse gardée des bureaucrates fédéraux et fait désormais partie de la culture du peuple. C'est ce qui détermine nos traits distinctifs et par conséquent, le sentiment de cohésion sociale n'a pas à être dicté par des règles établies par l'État. Le gouvernement sera un intervenant très important. Par contre, d'autres intervenants contribueront désormais à générer ce sentiment de cohésion sociale au sein de la société canadienne.

Le sénateur Butts: Les chiffres compilés grâce à vos études sont-ils ventilés par province?

M. Adams: Oui. Dans le cadre de l'étude à laquelle le sénateur Murray a fait allusion, celle sur les valeurs sociales que nous faisons maintenant depuis près de 20 ans, nous avons suivi l'évolution de ces valeurs. Nous demandons ce que les Canadiens jugent très important, ce qui les motive, puis nous faisons une ventilation des résultats par région. Quand je parle aux Canadiens, je leur parle toujours des différences qui existent entre le Canada Atlantique, l'Ontario, le Québec et les provinces de l'Ouest. Quand je suis au Canada, je ne fais que parler des différences. Par contre, lorsque je compare le Canada à d'autres pays, les différences qui existent entre les Canadiens s'estompent et nous devenons indiscernables les uns des autres. Nous insistons beaucoup sur les différences mais celles entre un Haligonien, un Montréalais et un Torontois de la 5e Avenue sont minimes. Leur attitude mentale, leur vision du monde, est semblable.

Le sénateur Butts: Selon votre interprétation de l'autonomie, qu'il s'agisse de celle des individus ou des provinces, celle-ci accentue-t-elle ou diminue-t-elle votre sentiment de cohésion ou bien n'a-t-elle aucune influence à cet égard?

M. Adams: Autrefois, la cohésion était due à un système de valeurs supérieures découlant des principes moraux judéo-chrétiens. On partait du principe que tout le monde était semblable. Il existait des règles et elles étaient appliquées. Ceux qui ne les observaient pas étaient condamnés à aller expier leurs péchés en enfer ou s'exposaient à d'autres conséquences au cours de leur vie terrestre.

Par conséquent, la cohésion était motivée par les nobles valeurs liées au sentiment du devoir judéo-chrétien. Le sentiment de culpabilité était également une motivation.

Nous représentons une culture qui essaie de cesser de considérer la culpabilité, la force physique ou la coercition comme des facteurs de motivation dans notre vie. Nous voulons décider nous-mêmes, nous voulons être motivés par ce que nous estimons juste, par notre intérêt personnel ou par notre sentiment d'altruisme. C'est une définition personnelle. Notre sentiment de cohésion sera plus spontané au lieu d'être dicté par tel ou tel nouveau règlement ou par les valeurs traditionnelles renforcées par des conséquences que nous jugeons peut-être indésirables. Ce sera plus volontaire, plus spontané.

Il y a eu des inondations à Chicoutimi il y a un an. L'aide spontanée apportée par les Canadiens aux sinistrés a été remarquable. Il n'a pas été nécessaire de faire adopter une loi par le Parlement. Il s'agissait d'un élan spontané du coeur. C'est cela la réussite pour le Canada.

Le sénateur Kinsella: Quelle est votre hypothèse au sujet du recul progressif de l'influence de l'État et de l'accroissement de celle du peuple? Êtes-vous actuellement en faveur de la liberté de décision du peuple? Dans ce cas, estimez-vous que ce changement est dû à l'abdication de l'État face à ses responsabilités? Est-ce dû au fait que le gouvernement n'a pas établi une politique sociale sérieuse et efficace? Est-il vrai que c'est la politique sociale qui nous a permis de réaliser les progrès que nous avons enregistrés au chapitre du multiculturalisme et à celui des droits à l'égalité? Ces progrès auraient-ils été possibles sans les lois sur les pratiques loyales en matière d'emploi, sans les codes des droits de la personne et sans la Loi sur le multiculturalisme, qui émanent de l'État? Par conséquent, il me semble important de savoir ce que l'on entend par la cohésion sociale et de connaître la dynamique fondamentale de cette cohésion, car cela nous permettra de faire preuve de bien plus de rigueur dans notre étude. Il me semble que c'est un des facteurs de cette dynamique. Quelle est votre hypothèse?

M. Adams: Nous faisons tous partie d'une génération dont la vie a été consacrée à l'édification de l'État-providence canadien. C'était un beau projet dont la mise en chantier a eu lieu après la Seconde Guerre mondiale. D'autres pays ont pris des initiatives semblables mais nous avions ce magnifique projet. La plupart d'entre nous ont acquis de l'expérience en participant aux activités des partis politiques, en luttant pour la justice sociale, pour les politiques égalitaires et le régime national des soins de santé. L'objectif est atteint dans une proportion d'environ 90 p. 100; c'est du moins ce qu'estiment les Canadiens. Ils ne veulent pas que l'on continue de puiser dans leurs poches. Nous laissons actuellement environ 50 p. 100 de nos revenus au gouvernement. Il nous en rend environ 40 p. 100 parce qu'une partie de cet argent sert à payer l'intérêt sur la dette, qui pose un problème politique au Canada. Les Canadiens estiment que l'intervention gouvernementale suffit. Laissez-nous 50 ou 60 p. 100 de nos revenus à dépenser à notre guise. Nous voulons décider nous-mêmes si nous allons dépenser cet argent à Disneyland ou au casino, ou si nous allons faire un don à Centraide.

Les Canadiens estiment que l'élargissement du rôle de l'État est un objectif qui est atteint dans une proportion de 90 p. 100. Ils voudraient que l'on revoie certaines priorités. Il faut consacrer son attention à certains problèmes alors que d'autres ont été résolus et ne nécessitent plus notre attention.

Vous avez probablement le sentiment de ne plus être appréciés. C'est que vous avez cessé d'élaborer de nouveaux programmes, d'édifier un régime national des soins de santé. Vous êtes en train d'essayer de trouver un moyen efficace de le gérer. L'efficacité est le mot d'ordre. Il faut rendre l'administration gouvernementale plus efficace.

Vous avez parlé de leadership. C'est un autre aspect de l'évolution de la société. Nous n'attendons pas la venue d'un autre grand dirigeant qui soit notre sauveur. Nous avons 30 millions de dirigeants. L'entreprise n'est plus dirigée par une seule personne. Tous les employés dirigent. Si on compte uniquement sur le patron, l'organisation ne sera pas efficace et par conséquent le nombre de dirigeants est très élevé dans notre pays. Vous avez un rôle de commandement à jouer, c'est-à-dire un rôle traditionnel mais n'oubliez pas qu'il y a une foule de dirigeants dans le pays. Nous n'appartenons pas tous à une classe bien déterminée, une classe de gouvernants ou une classe de gouvernés; nous sommes tantôt gouvernants tantôt gouvernés. C'est vrai pour toutes les personnes ici présentes, aussi bien pour les députés que pour tous les autres Canadiens. Nos fonctions sont multiples.

Le sénateur Kinsella: Vous nous recommandez entre autres de comprendre la nature du bénévolat au Canada si l'on veut avoir l'espoir de comprendre la cohésion sociale dans le Canada contemporain. Certaines études théoriques sur la démocratie aux États-Unis ont signalé l'énorme succès du bénévolat chez nos voisins. Les données que vous avec récoltées indiquent-elles d'ores et déjà l'énorme succès du bénévolat au Canada? Est-ce que cela pourrait être un signe de réussite au chapitre de la cohésion sociale, en dépit de l'abdication de l'État dans le domaine de la politique sociale?

M. Adams: Je ne voudrais pas que vous débarrassiez le plancher. Nous n'en sommes pas encore arrivés au point de ne plus avoir besoin du Parlement canadien ni des assemblées législatives provinciales. Le gouvernement continuera de jouer un rôle important et vous continuerez probablement de consommer plus de 40 p. 100 de notre PIB pendant des années. Les Canadiens le souhaitent parce que vous continuerez de leur fournir les services gouvernementaux qu'ils apprécient beaucoup.

Vous seriez étonnés des résultats obtenus par des personnes qui ont pris des initiatives qui auraient dû normalement relever de la politique gouvernementale mais c'est en fait ce genre d'activités non gouvernementales qui nous aideront à devenir une société plus humaine. Il s'agira de partenariats mais ce seront pour la plupart des activités réalisées par des Canadiens, sans l'intervention traditionnelle du gouvernement, qui permettront d'atteindre des objectifs que l'on aurait cru autrefois impossibles d'atteindre sans l'aide d'une politique gouvernementale.

Le sénateur Kinsella: La nation en tant qu'État était autrefois la source de la citoyenneté et la citoyenneté était le symbole de la cohésion sociale au sein de cet État. Estimez-vous que la notion de nation en tant qu'État a disparu et que, dans le contexte canadien, il existe une distinction très nette entre cette notion et celle de la souveraineté? Le rapatriement de la Constitution en 1982 et la Charte des droits et libertés qui l'accompagne recèlent un message important. Si on examine cette dernière très attentivement, on constate que tous les droits qu'elle garantit s'appliquent à toute la population, sauf trois, qui sont réservés aux citoyens canadiens.

Par contre, chez nos voisins du sud, la Constitution considère la citoyenneté américaine comme la source ou la voie d'accès à l'exercice de tous les droits qu'elle confère. Au Canada, toute la population jouit de ces droits. Par conséquent, si nous voulons réaliser la cohésion sociale dans le contexte canadien, est-il à votre avis nécessaire d'envisager un concept métropolitain ou mondial? Il existe peut-être un lien tout naturel entre notre société multiculturelle et variée et la mondialisation qui se produit sur le plan économique.

M. Adams: C'est une contradiction apparente supplémentaire. Les Canadiens sont les nationalistes les plus inavoués du monde. Ils croient que leur contribution sur le plan mondial consiste à montrer que l'on peut former une nation sans faire preuve du nationalisme classique qui dénote un sentiment de supériorité par rapport aux autres pays, indique que l'on pourrait un jour vouloir faire la guerre à d'autres pays ou que l'on élève les jeunes gens et les jeunes filles pour qu'ils luttent pour la gloire de leur pays. Ce n'est pas cela le Canada.

Les Canadiens savent intuitivement qu'il n'y a aucune raison d'aimer davantage une personne de Kitchener qu'une personne de Cleveland. Nous sommes tous des êtres humains et vivons tous sur la même planète. Ces distinctions n'ont aucun sens à leurs yeux. Nous savons intuitivement que nous sommes tous égaux.

Par contre, la géographie et l'histoire nous relient aux 30 millions d'autres Canadiens. Il est peut-être plus facile pour nous voire plus utile de se soucier davantage des autres Torontois quand on habite Toronto, sinon l'un d'entre eux pourrait blesser un être cher; c'est une question pratique d'intérêt personnel. Par conséquent, mon sentiment de cohésion sociale qui aurait été autrefois dicté par un sens du devoir chrétien est maintenant dicté par un intérêt personnel d'ordre purement pratique. C'est la collectivité dont je fais partie. J'élève mes enfants dans cette collectivité et si le climat social qui règne dans ma ville est basé sur le respect mutuel, j'ai probablement considérablement réduit les risques d'être victime d'un événement tragique. Par conséquent, étant donné que je suis un membre de la génération du baby-boom dotée d'un solide sens pratique, cette formule m'intéresse. Je fais des dons à Centraide parce que c'est un bon investissement. Je vis dans une société civilisée, dans une bonne collectivité où je peux élever mes enfants. Je vis en Ontario. Par conséquent, je trouve cela intéressant. Je vis au Canada. Cela ne représente qu'un microcosme dans lequel je peux devenir un citoyen engagé. Voilà le raisonnement que tiennent les Canadiens.

Sur le plan pratique, nous partageons depuis longtemps la même aire géographique. Les gens comme nous ont des valeurs semblables. Notre collectivité et notre sens de la cohésion sont en train d'évoluer et sont de plus en plus motivés par un intérêt personnel d'ordre purement pratique.

Le sénateur Kinsella: Est-ce que les données que vous avez recueillies reflètent ce contrat social moderne? Dans ce cas, s'agit-il d'un contrat social qui s'inspire des théories de Hobbes ou de celles de Locke?

M. Adams: Je fais des sondages sur les citoyens ordinaires. La situation évolue. Les Canadiens ne veulent pas décider si la vocation du Canada est d'être un pays où règnent des affrontements perpétuels ou un paradis où règne une entente idyllique. Ils font preuve d'un certain sens pratique. Le Canada est peut-être un paradis mais, pour cela, il faut établir des règles. Il vaut mieux installer des panneaux d'arrêt; il vaut mieux faire des paiements de transfert aux personnes qui n'arrivent pas à se tirer d'affaire, pendant un certain temps du moins. Nous avons opté à la fois pour le conservatisme, le socialisme et le libéralisme. Le libéralisme total nous confère par exemple trop de liberté. On ne peut pas accorder une trop grande liberté à un enfant de deux ans. Il ira dans la rue et se fera renverser par une voiture. On installe les enfants de deux ans dans les parcs pour enfants en attendant qu'ils soient assez âgés pour leur accorder plus de liberté.

Nous adoptons certaines traditions idéologiques occidentales. Les Canadiens estiment que l'idéologie orientale peut nous apprendre certaines choses. En matière de médecine et de santé, nous allons chez le médecin mais nous allons aussi chercher sur Internet des renseignements sur tel ou tel remède à base d'herbes médicinales. Je fais mon yoga tous les jours pour m'assurer de ne pas devoir aller voir mon médecin ou mon chiropraticien.

Ce qui est intéressant, c'est que la population du Canada, qui est un pays multiculturel, représente un microcosme. Nous voudrions pouvoir nous inspirer de toutes les traditions et de toutes les idéologies du monde. Nous sommes devenus les relativistes par excellence. Nous ne sommes pas de véritables croyants. Quand on parle des autres régions du monde dont les habitants sont de véritables croyants, on a l'impression que les croyances représentent un certain danger. Il faut avoir une raison pour tuer quelqu'un. C'est grâce à ce type de raisonnement que le Canada, qui n'était qu'une série d'avant-postes à l'époque coloniale, est entré dans la modernité de cette époque post-moderne; c'est grâce à un sentiment de relativisme culturel; nous estimons par contre que cela nous confère une supériorité non seulement sur les Américains mais sur les autres peuples. Étant donné que nous sommes des gens discrets, nous refusons de l'avouer. Un tel aveu ne serait pas digne d'un Canadien. Voilà comment j'interprète implicitement le sentiment qu'éprouvent les Canadiens face à la position culturelle dans laquelle nous nous trouvons à l'heure actuelle.

Le sénateur Kinsella: Dans vos études, avez-vous examiné la question des conflits et plus particulièrement celle des conflits dans le contexte de notre système de gouvernement, qui est basé sur un modèle contradictoire? Il met en opposition les pouvoirs des provinces et ceux du gouvernement fédéral au Parlement, il met en opposition la Chambre des communes et le Sénat. Dans les deux chambres, on retrouve d'une part les partis d'opposition et d'autre part, le parti ministériel. Certains théoriciens estiment que notre système de gouvernement prévoit les tribunes nécessaires pour régler les conflits mais je suis personnellement convaincu qu'il est très difficile de trouver l'équivalent dans d'autres régimes. Quelle est votre opinion au sujet de l'attitude des Canadiens à l'égard des conflits?

M. Adams: Les Canadiens vous répondraient probablement qu'ils ne tiennent pas particulièrement à ce que des conflits éclatent au sein de leur famille ou dans leur milieu de travail. Ils essaient d'éviter les conflits avec leurs enfants ou avec leurs parents. C'est un facteur important dans la vie quotidienne. Ils tiennent à atténuer le plus possible, voire à éviter complètement tout conflit débouchant sur un affrontement physique. Ils n'apprécient pas beaucoup non plus les conflits psychologiques. Ils essaient la formule de la coopération. Les Canadiens ne veulent pas se battre ou se mettre dans des situations gagnant-perdant.

Que pensent-ils du Parlement, de la période des questions et des luttes entre politiques? Cela semble contradictoire, mais ils apprécient les sports. Il s'agit peut-être d'une confrontation entre les partis, mais elle est non violente.

Je sais que les Québécois ont toujours aimé les conflits entre Ottawa et Québec, en partant du principe que cela pourrait donner certains résultats positifs.

Il y a cinq ans, j'aurais dit que les Canadiens critiquaient beaucoup leur régime parlementaire, son incapacité de changement, mais ils constatent probablement qu'il est malgré tout efficace. Le Parlement est constitué de représentants de cinq partis et les Canadiens constatent qu'ils sont représentés à la Chambre des communes et que leurs plaintes sont entendues.

Le président: Estimez-vous que cette situation est due davantage à une certaine identité régionale ou à un certain esprit de récrimination régional qu'à des clivages sociaux bien déterminés?

M. Adams: Oui. Cela voudrait dire qu'il existe des clivages régionaux. Et les autres divisions qui existent dans notre société? Un système de représentation proportionnelle serait peut-être plus représentatif des divisions horizontales.

Permettez-moi de parler d'un autre changement institutionnel, à savoir la démocratie directe. Je ne sais pas si c'est le sens dans lequel les Canadiens veulent évoluer. La démocratie directe existe pourtant car certains de nos partis politiques la mettent à l'essai. Je ne sais pas très bien si les Canadiens souhaitent un tel changement. Je ne le sais vraiment pas.

Le sénateur LeBreton: Nous vous le dirons après le 24 octobre.

M. Adams: Nous souhaitons une réforme des institutions, pas une rupture révolutionnaire avec le passé ni avec les institutions parlementaires traditionnelles du Canada.

Le président: Dans quelle mesure les Canadiens sont-ils conscients du problème engendré par les forces de la mondialisation et de la technologie, qui a une incidence tant sur leur bien-être économique et social que sur leur identité politique? Dans quelle mesure en sont-ils conscients? Sont-ils par ailleurs conscients du fait que la nation en tant qu'État, le gouvernement fédéral, renoncerait à sa souveraineté, car ce dernier serait de plus en plus lié par des traités commerciaux, des traités concernant l'investissement et toutes sortes d'autres accords? Chaque fois que l'on signe un traité, on renonce à une partie de sa souveraineté. Dans quelle mesure les Canadiens sont-ils conscients de ce danger et de la nécessité d'être soutenus par des institutions nationales assez puissantes pour les protéger?

Est-il vrai qu'un sentiment croissant d'insécurité règne dans le pays?

M. Adams: L'autonomie engendre effectivement un certain sentiment d'insécurité. Le passage de l'état de dépendance envers quelqu'un qui prend soin de vous à l'autonomie fait naître un sentiment d'insécurité. Les Canadiens seraient-ils disposés à troquer ce sentiment d'insécurité contre un sentiment de sécurité totale s'ils pouvaient compter sur quelqu'un qui prenne soin d'eux? Non. Ils préféreraient la liberté de choix. Elle crée un sentiment d'insécurité mais c'est nettement mieux que le sentiment d'aliénation que l'on ressent quand on sacrifie son autonomie pour dépendre entièrement de quelqu'un d'autre.

Un nombre considérable de Canadiens ont dit qu'ils voulaient la liberté de décision, qu'ils voulaient avoir leur mot à dire et qu'ils n'étaient pas disposés à renoncer à leur pouvoir. Ils l'assument.

Lorsqu'on demande aux Canadiens s'ils veulent un contenu canadien sur leurs chaînes de télévision, ils répondent que oui mais ils veulent également avoir accès à toutes les chaînes qui existent actuellement dans le monde. Une compagnie de télédistribution par câble ou par satellite veut 500 chaînes. Faut-il dix chaînes canadiennes? C'est parfait. Les Canadiens sont disposés à payer des taxes mais il ne faut pas essayer de les empêcher de voir ce que le monde a à leur offrir. C'est ça, le Canada. Nous sommes un microcosme. Pourquoi ne pas avoir accès à toute cette information?

Les jeunes de la génération X diraient à leur père de ne pas s'en faire s'ils regardent une émission que ce dernier préférerait qu'ils ne regardent pas. Faites attention si vous essayez de les en empêcher. Les autorités iraniennes essaient d'empêcher les enfants de regarder les téléromans américains. Je leur souhaite bonne chance.

Le sénateur Cools: On dirait que le témoin considère les termes «Parlement» et «gouvernement» comme des termes interchangeables. Pensez-vous effectivement qu'ils sont interchangeables?

M. Adams: Non. Je ne suis qu'un simple citoyen. Je ne suis pas politicologue.

Le sénateur Cools: Vous avez parlé des taux de criminalité et de la proportion de meurtres. On ne sait plus très bien ce qu'il en est à cet égard. Il ne suffit pas de signaler que la proportion de meurtres n'a pas changé en 30 ans parce qu'elle a changé en fait, mais il faudrait se baser sur le nombre d'appels à une assistance médicale compétente. Quand on tient compte du nombre de personnes qui ont été victimes d'une agression et qui seraient autrefois décédées des suites de leurs blessures faute d'intervention médicale efficace, la situation est totalement différente. J'ai été membre de la Commission des libérations conditionnelles et je sais que bien des victimes d'agressions seraient décédées sans une intervention médicale efficace.

J'aurais voulu connaître votre opinion au sujet de l'émergence de ce que les Américains appellent une «classe marginale», qui est un phénomène unique dans les annales de notre pays. Dans des villes comme Toronto, cette classe est très bien établie. C'est un terme qui n'avait encore jamais été utilisé au Canada, surtout par la ville de Toronto qui s'enorgueillissait de l'absence de taudis et qui avait joué un rôle de précurseur en matière de logements sociaux.

Vous avez parlé d'une évolution extrêmement marquée au Canada vers un véritable égalitarisme et vous avez signalé qu'il y avait désormais 30 millions de dirigeants au pays. Les partis politiques sont plus dominants que jamais, encore plus qu'il y a une dizaine d'années. Ils sont sous haut contrôle et sont les organismes les plus puissants dans la société actuelle. La concentration du pouvoir au sein du cabinet du premier ministre est plus forte qu'elle ne l'avait jamais été. Je me demande si vous pourriez donner votre avis à ce sujet.

Pourquoi les partis politiques ont-ils échappé à l'égalitarisme?

La plupart des changements sociaux dont vous avez parlé, qui sont à la source des mutations sociales actuelles, n'ont pas été provoqués par les représentants élus du peuple mais par certaines initiatives d'ordre judiciaire. On parle actuellement de l'«activisme judiciaire» qui donne naissance au Canada à toutes sortes d'idéologies adverses. Je me demande si vous pourriez faire des commentaires sur le phénomène de l'activisme judiciaire.

Le président: Il vous reste deux minutes pour parler du cabinet du premier ministre et de la Cour suprême.

Le sénateur Cools: Comment ces deux institutions sont-elles restées à l'abri de l'égalitarisme?

M. Adams: La délégation est un phénomène courant. C'est ce qui s'est passé au sein de la famille et dans le milieu de travail. Les entreprises sont actuellement gérées de façon très différente. Elles délèguent le pouvoir, y compris le pouvoir décisionnel. À Air Canada par exemple, les agents de bord peuvent régler immédiatement les problèmes et même attribuer des miles aériens supplémentaires. Nous essayons de déléguer les pouvoirs au peuple. On dirait que c'est le roi qui distribue ses faveurs. Les sujets l'ont demandé. Ils l'ont même exigé.

On s'attend à ce que les femmes, les minorités ethniques et les marginaux soient traités de façon équitable. Le pouvoir national brut a par conséquent connu une croissance gigantesque, qui a été beaucoup plus rapide que celle du PIB, parce que les Canadiens sont affranchis et peuvent exercer une certaine autonomie, un certain pouvoir; ils peuvent prendre les décisions qui les concernent. En ce sens, le pouvoir traditionnel du gouvernement a effectivement diminué.

En ce qui concerne les partis politiques, c'est un tout autre problème, à savoir celui de la concentration du pouvoir entre les mains de leurs dirigeants et de la concentration du pouvoir au sein du Cabinet du premier ministre. Cette situation semble être à contre-courant de l'évolution qui se produit dans les autres secteurs de la société. Il me faudrait beaucoup plus de temps pour réfléchir à toutes les répercussions que pourrait avoir un tel phénomène.

Le rôle que jouent les sondeurs d'opinion engagés par la direction des partis va à contre-courant de la tendance actuelle. Il suffit de penser à l'influence prépondérante de ces sondeurs et du chef sur la plate-forme électorale du parti, par exemple. On a l'impression que les partis politiques préparent leur plate-forme électorale, que celle-ci est le fruit du travail des simples citoyens et des membres du parti. Le fait que les systèmes de gouvernement et la politique semblent être à contre-courant de la tendance actuelle à déléguer les pouvoirs est quelque peu contradictoire. Je suis d'accord avec vous sur ce point.

En ce qui concerne l'activisme judiciaire, il a du sens. Les Canadiens ont fait évoluer le système du common law, et cette évolution se poursuit depuis l'adoption de notre Charte. Les Canadiens n'ont pas célébré dans les rues la nouvelle liberté enfin acquise en 1982, à ce que je sache. Par contre, ils utilisent manifestement ces lois pour faire valoir leurs droits en tant qu'individus. C'est parfaitement normal. Je suppose qu'il en eût été de même en l'absence de Charte. Je ne suis pas juriste. Le fait que les citoyens aient recours aux moyens dont ils disposent pour affirmer leurs droits cadre parfaitement avec les valeurs sociales canadiennes. Un tel comportement de la part des Canadiens me paraît tout à fait raisonnable.

Le président: Monsieur Adams, vous nous avez fourni des indications très utiles. Au nom de tous mes collègues, je tiens à vous remercier de vous être donné la peine de venir témoigner.

La séance est levée.


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