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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 17 - Témoignages du 7 octobre 1998


OTTAWA, le mercredi 7 octobre 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui, à 15 h 30, dans le but d'examiner les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Honorables sénateurs, nous avons commencé, hier, à examiner la question de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des changements technologiques. Nous avons entendu le point de vue de Michael Adams, cofondateur d'Environics, une entreprise qui suit l'évolution des valeurs sociales au Canada depuis près de 30 ans. Son exposé était très intéressant. M. Adams nous a dit, et cela n'a rien d'étonnant, que les Canadiens sont toujours très attachés à leur pays. Les différences entre les Canadiens et les Américains, même si elles sont de moins en moins évidentes, demeurent importantes et continueront de marquer nos politiques pendant longtemps.

Sur la question de la mondialisation, M. Adams a indiqué que, pour les Canadiens, mondialisation est synonyme d'influence culturelle et commerciale américaine. À mon avis, s'il était uniquement question ici de l'influence culturelle et commerciale américaine, nous pourrions, pour la contrer, utiliser les instruments politiques traditionnels auxquels nous avons eu recours au fil des ans. Ce sont la mondialisation et les changements technologiques qui donnent au défi son caractère particulier. Nous devons continuer à réaffirmer notre souveraineté, les gens ayant l'impression qu'il y a un relâchement de ce côté-là au Canada.

Le gouvernement, en tant qu'institution, est plus valorisé ici qu'aux États-Unis, même si le respect à l'égard des politiciens ou des fonctionnaires n'est pas automatiquement acquis. On aspire à la justice et à l'égalité des chances, et on reconnaît que le gouvernement a un rôle à jouer dans ce domaine.

D'après M. Adams, les valeurs sociales font l'objet d'un consensus plus large au Canada qu'aux États-Unis, qui sont censés être un creuset sur le plan culturel. Il note une grande différence entre la génération X et celle du baby-boom qui l'a précédée, en ce sens que la génération X est moins orientée vers l'État-nation et tend à évoluer vers le darwinisme social. C'est le genre de société que l'on pourrait voir s'instaurer chez nous. Toutefois, entre-temps, c'est la génération issue de la poussée démographique qui est aux commandes, et ce qu'elle veut, c'est parvenir à un juste équilibre entre la justice sociale, l'égalité et la liberté personnelle.

Il est une question que M. Adams n'a pas abordée et sur laquelle nous devons nous pencher: soit les facteurs qui motivent l'évolution des valeurs sociales. Nous devons savoir quels sont les facteurs qui provoquent des changements dans nos valeurs. Je soupçonne, comme la plupart des gens dans cette pièce, que ces facteurs sont essentiellement économiques -- le monde du travail, le marché de l'emploi, ainsi de suite. C'est pourquoi nous devons aller au-delà des valeurs sociales et nous concentrer sur les éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

À mon avis, personne n'a réalisé des études plus poussées et sérieuses dans ce domaine que notre témoin d'aujourd'hui. Mme Jane Jenson est professeure de science politique à l'Université de Montréal et affiliée de recherche au Minda de Gunzburg Center for European Studies, à l'Université Harvard.

Elle a signé de nombreux documents sur la politique européenne et canadienne, sur les mouvements sociaux, les partis politiques, la structuration économique et sur la théorie comparative et l'exercice de la citoyenneté. Elle est l'auteur de «Mapping Social Cohesion», un travail de recherche préparé pour les Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques.

Mme Jenson va nous présenter son exposé, et nous aurons ensuite l'occasion de discuter longuement avec elle. Le 20 octobre, nous allons entendre Judith Maxwell, qui va nous décrire, comme elle l'a fait à maintes reprises de vive voix et par écrit, certains des symptômes et problèmes qui existent aujourd'hui au Canada.

Madame Jenson, je vous invite à présenter votre exposé, après quoi nous allons passer aux questions.

Mme Jane Jenson, Université de Montréal, département de science politique: Honorables sénateurs, mon exposé aujourd'hui s'inspire des travaux de recherche que j'ai effectués pour le compte des Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques, un organisme présidé par Judith Maxwell.

Les gens parlent de cohésion sociale, mais ils ont tendance à utiliser cette notion de façons différentes et à lui attribuer des sens différents. Parfois, la cohésion sociale est perçue comme quelque chose que l'on doit promouvoir, et, d'autres fois, comme quelque chose qui nous permettra d'atteindre divers objectifs.

Je vais essayer de vous donner quelques notions générales sur la question. Quand les gens parlent de cohésion sociale, qu'il s'agisse de simples citoyens ou de recherchistes, nous constatons qu'ils perçoivent habituellement la cohésion sociale comme un problème. Quand ils parlent des problèmes qui existent, ils entrent alors dans un débat sur la cohésion sociale. Les gens qui ont le sentiment que tout fonctionne bien parlent rarement de cohésion sociale. Voilà la différence: les gens parlent de cohésion sociale quand ils ont l'impression que tout s'en va à la dérive, qu'il faut faire quelque chose, qu'une crise existe. C'est ainsi qu'ils perçoivent cette notion.

Or, on semble discuter de plus en plus de cohésion sociale ces dernières années, les gens, c'est-à-dire les citoyens ordinaires et les analystes des politiques sociales, ayant de plus en plus le sentiment que les choses ne tournent pas rond.

Les gens parlent de cohésion sociale, mais ils ne s'entendent pas nécessairement sur le sens qu'il convient de donner à cette notion. On a même tendance à ne pas la définir. Vous en avez peut-être fait l'expérience vous-mêmes. C'est la deuxième fois que vous vous réunissez pour discuter de cette question, et vous ne savez peut-être pas au juste ce qu'on entend par cohésion sociale.

J'aimerais vous donner deux définitions de la cohésion sociale. Elles sont tirées de deux sources différentes, la première étant le sous-comité de la recherche sur les politiques de cohésion sociale du gouvernement du Canada et la deuxième, un groupe de travail créé par le gouvernement de la France.

Vous allez constater que ces deux définitions se recoupent. Pour le sous-comité de la recherche sur les politiques de cohésion sociale, la cohésion sociale est un processus continu de développement d'une collectivité qui adhère à des valeurs communes, relève les mêmes défis et profite des mêmes chances auprès du Canada, avec comme base le sentiment de confiance, d'espoir et de réciprocité qui règne parmi tous les citoyens.

Vous comprenez maintenant pourquoi Michael Adams accorde tellement d'importance aux valeurs, et pourquoi le président de ce comité attache tellement d'importance à la confiance et à la réciprocité, deux notions qui font partie intégrante de la cohésion sociale.

[Français]

Pour le plan, la cohésion sociale est l'ensemble des processus sociaux qui contribuent à ce que les individus aient le sentiment d'appartenir à une même communauté et se sentent reconnus comme appartenant à cette communauté.

[Traduction]

Vous pouvez voir que les deux définitions reprennent essentiellement les mêmes éléments. La première définit la cohésion sociale comme un processus. Ce n'est pas un état final, une fin en soi. Ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les processus qui vont contribuer à créer une société plus cohésive.

Deuxièmement, la cohésion sociale englobe l'idée de communauté. Les gens qui utilisent ce concept y incorporent la notion «d'appartenance».

Troisièmement, ces deux définitions donnent à penser que la cohésion sociale est synonyme de valeurs communes. Nous aurons une société cohésive quand les gens s'entendront sur un système de valeurs. Elles ne nous disent pas ce que sont ces valeurs, mais elles laissent entendre qu'il est important d'avoir des valeurs communes.

La notion de cohésion sociale est source d'ambiguïté. On peut imaginer une société qui partage les mêmes valeurs, mais des valeurs qui sont très négatives. On peut également imaginer une société qui partage les mêmes valeurs, mais des valeurs qui favorisent l'égalité. Les valeurs communes ne constituent pas un élément suffisant pour la plupart des gens qui parlent de cohésion sociale. Ils ont tendance à accorder beaucoup d'importance au contenu, et dans le cas du sous-comité de la recherche sur les politiques, ce contenu englobe les chances égales et un sentiment de confiance. Ils essaient de mettre l'accent sur les valeurs positives. Nous devons chercher à savoir pourquoi les gens parlent de cohésion sociale. Pourquoi en parlent-ils maintenant? Pourquoi en parle-t-on au Canada? Au sein de l'Union européenne? De l'OCDE? Pourquoi y a-t-il tellement de gouvernements qui ont entrepris un débat sur la cohésion sociale?

Une fois que vous commencez à vous intéresser à la question, vous constatez qu'on en discute partout, dans tous les journaux. Cet été, pendant que je travaillais sur le dossier, j'ai trouvé des éditoriaux dans le Financial Times sur Tony Blair et la cohésion sociale, ou encore sur l'érosion de la cohésion sociale. On en parle partout.

La question qu'il faut se poser est la suivante: pourquoi? L'OCDE nous fournit une explication à ce sujet, une explication avec laquelle je suis d'accord et que j'aimerais partager avec vous. La voici:

Depuis plus de dix ans, les pays de l'OCDE mènent des politiques économiques qui favorisent la stabilisation macro-économique, l'ajustement structurel et la mondialisation de la production et de la distribution. Même si ces politiques donnent généralement de bons résultats... de nombreux gouvernements sont maintenant contraints à prendre la mesure des conséquences à long terme de leurs choix... Cela est attribuable en partie à un désenchantement politique croissant, entraîné par l'élargissement des écarts de revenu, la persistance de taux de chômage élevés et une extension de l'exclusion sociale... Ce malaise grandissant menace de saper à la fois l'évolution vers une plus grande flexibilité économique et les politiques qui encouragent la forte concurrence, la mondialisation et l'innovation technologique.

Ce paragraphe résume bien la situation. On y affirme que la mondialisation, les politiques économiques qui favorisent la stabilisation macro-économique et l'ajustement structurel -- toutes des choses qui sont essentielles à la relance des économies, comme on se plaît à nous le dire depuis plusieurs années -- entraînent, d'une manière involontaire, la destruction de la cohésion sociale. Or, si les technocrates veulent encourager et maintenir la croissance économique, ils doivent commencer à s'intéresser à la cohésion sociale. D'après cette explication, la cohésion sociale est en train de s'effriter. Nous devons donc la renforcer si nous voulons assurer notre bien-être économique. La cohésion sociale subit l'influence des facteurs économiques, mais elle agit aussi sur les conditions économiques, en ce sens qu'elle va permettre de déterminer si ces conditions seront bonnes ou mauvaises.

Ce qui nous amène à la question suivante: pourquoi en débattre maintenant? J'aimerais dire quelques mots à ce sujet. Au cours des années 80 et 90, nous avons assisté à l'évolution du paradigme, c'est-à-dire de la politique économique, vers le néolibéralisme. Certains au Canada vont parler de néoconservatisme -- c'est le terme qu'utilise Hugh Segal -- mais pour éviter toute confusion, je vais m'en tenir au terme néolibéralisme. Cette évolution a entraîné une reconfiguration des structures et des idées. Ces structures sont décrites par l'OCDE dans sa perspective sur la cohésion sociale, et peuvent être assimilées à un ajustement structurel. Cette évolution a également abouti à des idées nouvelles, soit le néolibéralisme -- principe selon lequel l'État n'a pratiquement aucun rôle à jouer, sinon aucun; que tout ce qui est positif peut être réalisé par l'entremise des marchés ou du secteur bénévole; et que l'État ne devrait assumer qu'un rôle secondaire.

La reconfiguration des idées et des structures a donné lieu non seulement à l'adoption de politiques économiques nouvelles, mais à un désenchantement populaire à l'égard des structures politiques et des membres de la classe politique. Comme le démontrent les études réalisées par des politicologues, des sociologues et des spécialistes de sondages, il existe actuellement au Canada un niveau inquiétant de désenchantement populaire à l'égard des dirigeants politiques et de nos institutions.

La question qu'il faut alors se poser est la suivante: comment réagir à ces tendances inquiétantes? Ces tendances inquiétantes englobent non seulement les facteurs politiques que j'ai mentionnés, mais également la hausse de la pauvreté, la détérioration de la santé de la population, le taux de chômage d'une génération à l'autre, la dépendance à l'égard de l'assistance sociale, ainsi de suite. Il y a différentes réponses à cette question.

D'abord, nous devons favoriser la cohésion sociale. Je mentionne également quelques exemples de problèmes dans le transparent. Vous avez sûrement entendu parler des théories suivantes à l'université ou dans votre carrière politique. Ces théories sont associées à Émile Durkheim, Talcott Parsons, ou au Parti conservateur de Grande-Bretagne. Ceux qui jugent qu'il est important de favoriser la cohésion sociale définissent l'ordre social comme étant le résultat de l'interdépendance et du partage des mêmes loyautés et des mêmes solidarités. Voilà comment, d'après ce modèle particulier, on peut maintenir l'ordre social. Or, il ne s'agit là que d'une stratégie parmi d'autres.

Il y a une deuxième stratégie qui mise sur le libéralisme et le choix. Par «libéralisme», je ne fais pas allusion aux partis politiques, mais plutôt aux théories, aux idéologies politiques fondamentales. Le principe qui sous-tend le libéralisme classique est le suivant: l'ordre social est le résultat du comportement privé dans des institutions privées, comme les marchés. On maintient l'ordre en permettant aux marchés d'évoluer par le biais de la main invisible. Ceux qui s'intéressent aux institutions politiques ne sont plus de cet avis. Ils soutiennent qu'on ne peut compter uniquement sur les marchés.

Il existe une variante qui s'inspire d'Alexis de Tocqueville, soit le libéralisme selon Tocqueville. Ce libéralisme est surtout associé ces jours-ci au politicologue américain Robert Putnam. Vous avez peut-être lu certains de ses articles sur le capital social qui ont paru dans les journaux. Les partisans du libéralisme selon Tocqueville soutiennent que l'ordre social est le résultat du comportement privé dans les institutions privées, comme les marchés, les familles et les réseaux sociaux. Putnam, lui, associe une démocratie saine à la participation à des chorales et à des équipes de soccer. Le bien public, la démocratie est le résultat du comportement privé; de l'association de gens et de citoyens qui font partie d'équipes de soccer et de chorales. Il s'agit là d'un autre moyen de soutenir l'ordre social.

La troisième stratégie met l'accent sur la démocratie et l'égalité. Encore une fois, nous en voyons des exemples dans la vie politique de tous les jours. Pensons à la social-démocratie, à la démocratie chrétienne et au libéralisme positif. On part du principe que l'ordre social -- et parfois le changement, parce qu'il s'agit ici d'idéologies politiques qui mettent souvent l'accent sur le changement -- découlent de la garantie, par un gouvernement démocratique actif, d'un minimum d'égalité et d'équité économiques.

On s'écarte ici des principes de cohésion sociale que défendent les théoriciens ou les libéraux classiques, même dans leurs variantes du libéralisme selon Tocqueville, parce qu'ils insistent sur l'importance de l'égalité et de l'équité économiques.

Ces stratégies permettent toutes trois de soutenir l'ordre social. Que pouvons-nous dire à leur sujet? L'histoire -- et j'exagère peut-être un peu ici en m'inspirant des leçons du passé -- nous enseigne qu'il est malsain d'avoir à la fois trop d'une chose et pas assez d'une autre. Il faut une combinaison des trois pour parvenir à l'ordre social.

L'exemple classique de cette combinaison se retrouve dans les principes chers aux Français qui découlent de la Révolution française: «liberté, égalité, fraternité». Nous n'utilisons plus le terme «fraternité» parce qu'il exclut la moitié de la population. Nous utilisons plutôt le terme «solidarité». Il faut allier à la fois la liberté dans le marché, l'égalité et le souci de la solidarité sociale.

D'après le débat que suscite au Canada la cohésion sociale, les gens essaient de produire cette combinaison. Ils essaient de trouver le moyen d'y arriver. Seule cette combinaison leur permettra d'aboutir à des résultats concrets. Si nous insistons trop sur un facteur particulier -- par exemple, la liberté -- nous risquons d'aboutir aux résultats négatifs qu'a décrits l'OCDE. Si nous insistons trop sur l'égalité, nous risquons d'étouffer l'inventivité, ce que dénoncent les détracteurs de l'assistance sociale. Si nous insistons trop sur la solidarité, nous risquons d'étouffer d'autres valeurs comme la capacité d'être différents et de faire preuve d'innovation.

L'histoire, et les conclusions qui se dégagent de mes recherches, montrent que nous devons combiner les trois stratégies et mettre constamment l'accent sur les points positifs du libéralisme, sans pour autant négliger les objectifs d'égalité et de solidarité.

Cela dit, il y a encore lieu de se demander comment nous pouvons favoriser la cohésion sociale. Puisque c'est de cela dont vous voulez parler, je vais continuer de m'exprimer en ces termes. Toutefois, si je vous ai donné ce préambule, c'est parce que si nous parlons uniquement de cohésion sociale, nous n'irons pas tellement loin.

La question qui se pose est comment favoriser la cohésion sociale selon la définition que j'en ai donnée plus tôt. Le travail que j'ai fait pour les Réseaux canadiens de recherche en politiques publiques m'a amenée à définir trois grands problèmes en ce qui concerne la cohésion sociale. Le premier est lié au fait que les gens qui étudient la cohésion sociale et s'en préoccupent arrivent à la conclusion -- comme de nombreuses études le font ressortir -- que les valeurs et un consensus autour des valeurs ne peuvent exister ou être stimulés si les institutions et les pratiques institutionnelles fonctionnent. C'est parce qu'il y a toujours une variété de valeurs qui coexistent dans une société moderne. C'est ce qu'on peut appeler la pluralité des valeurs, les gens n'ayant pas tous les mêmes valeurs. Il doit y avoir des moyens de gérer ces différences. La démocratie en est un, mais il y a toutes sortes d'autres façons de gérer ces différences, à part l'exercice du droit de vote.

Si nous nous craignons que le Canada souffre d'un manque de consensus autour des valeurs -- un manque de cohésion sociale -- nous devons nous demander dans quelle mesure nos institutions politiques et sociales sont responsables de ce problème, si toutefois elles y sont pour quelque chose. Nous posons donc la question suivante: «Est-ce que ces institutions gèrent les différences?» Est-ce qu'elles gèrent correctement la pluralité des valeurs ou non? C'est une question importante, pour laquelle nous n'avons pas de réponse, même nous, les spécialistes des sciences sociales. À mon avis, c'est une question fondamentale. Est-ce que nos institutions gèrent bien les différences ou est-ce qu'elles nivellent les différences?

Le deuxième problème est de savoir quels sont les effets de la cohésion sociale. Pourquoi, en fait, tenons-nous à la cohésion sociale? Pourquoi la voulons-nous? Il y a trois façons d'envisager les effets de la cohésion sociale.

D'abord, la cohésion sociale a effectivement des répercussions sur la santé et le bien-être des individus. Dans les sociétés où règne la cohésion sociale, les gens sont bien intégrés et ils sont généralement en meilleure santé. Bien sûr, l'hérédité et le hasard entrent en ligne de compte mais, selon les statistiques, plus les gens sont intégrés à la société, plus ils sont en bonne santé. Cela dit, il reste encore à savoir si l'état de santé des gens se traduit par un fonctionnement harmonieux de la collectivité. Peut-on vraiment dire qu'une collectivité homogène est une collectivité saine, ou sommes-nous encore plus sceptiques à cet égard?

Enfin, nous pouvons commencer à nous demander quels effets la cohésion sociale peut avoir sur le rendement économique. C'est l'aspect sur lequel va se pencher Judith Maxwell lorsqu'elle viendra vous parler, parce que c'est ce qui l'intéresse. Elle peut, données et études à l'appui, démontrer que la cohésion sociale a d'importantes répercussions sur la tenue de l'économie.

Si nous souhaitons la cohésion sociale c'est généralement parce que cette cohésion a une incidence véritable, parce qu'elle favorise le bien-être économique et la santé des collectivités, ou même des individus.

Le troisième problème -- celui, d'ailleurs, qui me tient le plus à coeur -- se rapporte à ce que j'appelle toujours la «question oiseuse». La cohésion sociale peut-elle constituer une menace pour la cohésion sociale? Est-ce qu'on pourrait en «avoir trop»? Une trop grande cohésion sociale peut-elle représenter un risque? J'en reviens donc à mon principe selon lequel il nous faut un mélange.

Si nous insistons sur la cohésion sociale, est-ce que ça pourrait mettre les autres valeurs en péril? Deux questions se posent ici. Les citoyens peuvent-ils avoir des identités variées et multiples sans menacer la cohésion sociale, ou devons-nous tous nous adhérer à une identité nationale unique? C'est une question importante pour les Canadiens. Ça nous ramène directement à la question des institutions. Pouvons-nous gérer les différences, ou devons-nous absolument tous être d'accord pour assurer la cohésion?

La deuxième question qui se pose est s'il existe des mécanismes et des institutions qui peuvent créer un équilibre entre la justice sociale et la cohésion sociale. L'une des choses que nous apprend l'histoire est que, depuis près de 100 ans, l'action politique, les mouvements politiques, les partis politiques et les gouvernements ont fait fléchir certains des éléments les plus homogènes de la société afin de promouvoir la justice sociale.

Les communautés traditionnelles, dans les sociétés traditionnelles, avaient des règles très claires sur ceux qui pouvaient joindre leurs rangs ou non, sur ceux qui étaient considérés comme des étrangers. Seules quelques communautés ouvraient leurs portes aux étrangers tandis que d'autres refusaient catégoriquement de les accueillir et les tenaient loin de leurs frontières. Nous avons abandonné ce mode de pensée par souci de justice sociale et parce que nous reconnaissons l'importance d'admettre les nouveaux venus dans notre société, que ce soit des immigrants ou des gens venus d'autres régions pour vivre dans nos communautés. Nous parlons beaucoup de la nécessité de faire fléchir les institutions homogènes, comme les clubs privés dont les membres refusent d'admettre en leur sein des gens qui ne sont pas comme eux.

Nous avons tous connu l'époque où il semblait parfaitement normal d'avoir des clubs sociaux qui non seulement n'admettaient que les personnes de race blanche, mais qui excluaient aussi les juifs et toutes sortes de gens. Nous nous sommes longuement battus contre ça. Les femmes qui sont ici se rappellent certainement l'époque où les femmes n'étaient pas admises dans certains lieux et ne jouissaient pas de certains droits. Nous avons longuement combattu ça. Ces clubs, ces institutions sexistes étaient très homogènes. Peut-être alors que moins d'homogénéité serait préférable pour qu'il y ait la place pour d'autres valeurs.

Le mélange est certainement aussi important ou, d'après moi, plus important que l'obtention d'un consensus autour des valeurs. On ne peut pas vouloir ce consensus à n'importe quel prix.

Le président: Merci, madame Jenson.

Le sénateur Kinsella: Votre intervention a été très intéressante, madame Jenson. Il y a plusieurs sujets que j'aimerais approfondir. Croyez-vous qu'il serait très difficile de dresser une liste des divers instruments et des diverses institutions qui sont déjà à l'oeuvre au Canada et qui, par leur objet et leur fonctionnement, favorisent la cohésion sociale, quelle qu'en soit la définition?

Voilà pour ma question et je vous donnerai une idée du genre de réponse que je cherche.

Mme Jenson: C'est toujours utile.

Le sénateur Kinsella: Par exemple, je crois que la Loi canadienne sur le multiculturalisme est un texte législatif qui traite directement de cohésion sociale.

Monsieur le président, je crois que nos témoins pourraient nous aider à déterminer les grands titres de la liste que nous devrions dresser.

Mme Jenson: Je ne peux pas présenter cette liste maintenant, parce que c'est une entreprise de grande envergure, mais je pense qu'il est effectivement possible d'en dresser une. Pour établir les paramètres de la recherche, j'ai insisté sur la nécessité de recenser les institutions publiques et non publiques. Du côté public, il y aurait la Loi sur le multiculturalisme, la loi électorale, les élections, le Parlement, la Constitution et le reste. Du côté non public ou privé, on compterait les clubs et divers organismes et associations bénévoles qui représentent les Canadiens et qui font en quelque sorte la médiation entre les Canadiens et leurs gouvernements.

J'ai cité, dans mon rapport, de nombreux passages d'une étude effectuée récemment par le Club de Rome. Ce club a entrepris une étude comparative de la cohésion sociale dans 10 ou 12 pays. Les auteurs de cette recherche ont avoué qu'au moment de l'entreprendre ils avaient pensé arriver à la conclusion que les problèmes de cohésion sociale viennent des institutions publiques et que les solutions viennent des institutions de la société civile, généralement des organismes, des associations et d'autres groupes privés. Ils croyaient au départ que les associations privées sont mieux placées pour assurer l'ordre social mais, en fait, ils ont découvert que ni les unes ni les autres n'étaient forcément meilleures -- que ça dépendait du contexte.

En ce moment, la Constitution canadienne nuit à la cohésion sociale dans les grandes régions du pays, comme au Québec ou une partie de la population conteste certains de ses passages. Par contre, on peut facilement imaginer comment, si on peut un jour régler la question, les Canadiens pourraient reconnaître que la Constitution traite leurs différences de façon juste et appropriée. Elle pourrait donc devenir un instrument de cohésion sociale.

Les institutions n'agissent pas seules. Tout dépend de l'usage qu'on en fait et de ce qu'on leur demande. À tout moment, on peut se demander si une institution donnée est utile ou, au contraire, néfaste.

Le sénateur Kinsella: L'autre jour, lorsque Michael Adams était ici, nous avons eu l'occasion d'examiner la dynamique qui se crée normalement entre la population et l'État. Il me semble qu'elle pourrait être un des éléments à considérer quand vous vous demandez si la cohésion sociale peut menacer la cohésion sociale.

Mon expérience du domaine de l'égalité des droits se limite à ma participation à l'élaboration et à l'application d'un code provincial des droits de la personne. Au milieu des années 60, alors que notre collègue le sénateur Robichaud était premier ministre libéral du Nouveau-Brunswick, notre province a pris une décision qui a été très mal reçue, en pensant agir dans l'intérêt du public. Elle a, notamment, mis en vigueur la Charte des droits de la personne au Nouveau-Brunswick. En vertu de cette loi, les employeurs de la province ne pouvaient pas refuser d'employer quelqu'un pour des raisons de race ou de religion. Quelques années plus tard, la liste des motifs illégaux de discrimination s'est allongée.

Je pourrais ajouter tellement d'exemples à ceux que vous avez cités il y a un moment à propos d'associations et de clubs dont les critères d'adhésion étaient discriminatoires. Leur première réaction a été de dire que nous provoquions leur disparition. Je crois qu'il nous faut bien comprendre les principes de base de nos politiques publiques qui indiquent que la discrimination sexuelle au travail est contraire à l'intérêt public et que nous souscrivons à cette valeur.

Est-ce qu'on sait combien de temps s'écoule entre le moment où une politique sociale est adoptée -- que ce soit par une entreprise, une collectivité ou un gouvernement -- et celui où l'objectif de cohésion sociale visé par cette mesure est atteint?

Mme Jenson: Je n'en sais rien et c'est en partie, comme je l'ai déjà dit, parce que la cohésion sociale n'est pas une chose. On ne peut pas dire qu'on a réalisé la cohésion sociale. C'est le problème que pose ce concept, à moins que l'on le situe en contexte, comme vous le disiez. Pour certains, le fait d'intervenir dans la cohésion de certaines institutions, comme les clubs privés, favorise une plus grande cohésion de l'ensemble parce que les gens se sentent plus intégrés. Ils estiment avoir un meilleur accès aux institutions, que ce soit sur le marché du travail ou dans les clubs privés. Ils se sentent intégrés et ont le sentiment de faire partie de la collectivité.

D'autres soutiendront que la reconnaissance de ces différences -- de sexe, de race ou d'origine culturelle -- n'a fait que détruire la cohésion sociale au Canada.

Notre problème n'est réellement pas de mesurer le degré de cohésion du Canada, mais plutôt d'essayer de trouver le moyen de parler de valeurs et de jugements de valeur à une époque où ces jugements ne sont pas aussi homogènes qu'on tend à imaginer qu'ils l'étaient dans le passé. Votre exemple, à propos du premier ministre Robichaud, est excellent parce que c'est une occasion où il a dû prendre une décision en dépit de l'opposition. Nous avons tendance à dire, à propos de ces années, que tout le monde était d'accord et que c'est ainsi qu'ont été créées les lois sur les droits de la personne. L'histoire, la vraie, est très floue, même notre propre histoire. Vous mettez le doigt sur quelque chose de très important, c'est que plutôt que de penser cohésion sociale, nous devons penser aux valeurs fondamentales telles que la justice, à nos objectifs ainsi qu'aux avantages et aux inconvénients que présentent certains choix en matière de politique publique.

Le sénateur Kinsella: J'ai une autre question, à propos de ce que vous avez dit sur l'identité. D'après moi, il y a bien des manières d'être Canadien au Canada, et c'est un des aspects de notre identité nationale. Ma théorie est fondée sur le fait que, au cours des périodes de grande migration, beaucoup de pays ont forcé les premières générations d'enfants d'immigrants à adopter une identité ethnoculturelle ou civile particulière. Il existe de nombreux récits tragiques à ce sujet. La littérature américaine, il me semble, en est bondée. Je ne sais pas dans quelle mesure notre littérature, au Canada, en traite mais, sur le plan du multiculturalisme, nous avons permis aux gens de conserver leur identité ethnique traditionnelle.

J'aimerais connaître votre avis là-dessus. Doit-on se pencher sur l'aspect psychologique de la cohésion sociale? Je ne sais pas ce qu'on a écrit dans ce domaine, mais si les Canadiens ne peuvent se tailler une place dans la société ou s'ils ne peuvent avoir un sentiment d'appartenance, sont-ils exclus? Ce que j'appelle la psychologie de la cohésion sociale est-elle un champ d'étude? Je sais que vous êtes politicologue, mais pouvez-vous me répondre?

Mme Jenson: Tous les aspects de la vie font probablement l'objet d'études et on en a fait beaucoup sur l'identité individuelle, puis les identités politiques des individus. Sans vouloir m'imposer, je pense qu'on fait fausse route parce qu'il y a beaucoup plus d'avantages à définir l'identité en termes simples et clairs. La façon dont on en parle depuis 15 ans au Canada a été la cause de nombreux désaccords. Essentiellement, sommes-nous reconnus et notre contribution est-elle reconnue par nos institutions publiques et par la société canadienne?

Je conviens avec vous qu'il y a bien des façons d'être Canadien, mais il y a des mouvements politiques qui ne sont pas d'accord. Ils soutiennent qu'il n'y a qu'une seule façon d'être Canadien et qu'il faut être Canadien d'abord et avant tout. Ce point de vue rejette des gens comme les nouveaux immigrants qui formaient ce qu'on appelait un «groupe particulier» ou ceux qui se sentaient autant Néo-Écossais que Canadiens. Maintenant, c'est surtout la question de savoir si on est Québécois d'abord et ensuite Canadien qui polarise le débat. Ces mouvements qui soutiennent qu'il n'y a qu'une seule façon d'être Canadien indiquent à tous ceux qui se sentent Canadiens mais pour qui cette appartenance n'est pas celle qui prime qu'ils ne sont pas vraiment chez eux.

Pour moi, la capacité de reconnaître les différences c'est la capacité de dire, au fond, vous sentez-vous Canadiens ou non, et qu'est-ce que cela veut dire pour vous à part partager des institutions politiques, des coutumes et des comportements particuliers? On peut s'interroger sur nos institutions et nos politiques pour savoir si elles facilitent l'identification nationale ou, au contraire, si elles y font obstacle en imposant d'autres conditions à l'identité canadienne. Il y a beaucoup de travail à faire dans les domaines dont vous avez parlé, comme le multiculturalisme et les droits de la personne.

Le président: Quand Joseph Howe demandait aux jeunes de faire la promotion de leur pays, il pensait à la Nouvelle-Écosse. Je vais vous demander plus tard si vous ne pensez pas que le Canada est une société de sociétés et, dans l'affirmative, si c'est un problème, mais pour le moment je vais donner la parole au sénateur Butts.

Le sénateur Butts: Merci de venir témoigner devant nous, madame Jenson. J'admire votre façon de travailler avec deux et même trois stratégies sans faire connaître votre point de vue.

Ma question recoupe un peu ce que disait le sénateur Kinsella. J'aimerais savoir précisément si vos études ont tenu compte des fédérations, des confédérations et des systèmes unitaires, et si ce sont des éléments qui comptent?

Mme Jenson: Je n'ai pas tenu compte de l'incidence des institutions. La sensibilité aux différences dépend du contexte de départ, à savoir si on a un régime fédéral fondé sur une seule communauté linguistique -- comme c'est le cas en Allemagne ou en Australie -- ou si on a une fédération où la société est en partant diversifiée, et pas seulement si on remonte à ses origines. Au moment de la création du Canada en 1867, on ne réunissait pas seulement des communautés anglaises et des communautés françaises, mais des Anglais, des Écossais et des Irlandais, des gens aux nationalités diverses qui s'identifiaient fortement à leurs origines. Ces différences se sont estompées avec le temps si bien qu'il n'existe plus que la différence entre les anglophones et les francophones, mais la fédération canadienne est fondée sur cette différence et toutes les institutions doivent en tenir compte.

Devant cette réalité, on peut soit créer des institutions communes, soit dire «bel effort, mais fonctionnons séparément». Ce sont deux stratégies possibles. On peut en préférer une à l'autre, mais les deux sont possibles.

Le sénateur Butts: Pour vous, la cohésion sociale du Canada comprend-t-elle le Québec?

Mme Jenson: En matière de cohésion sociale, les gens disent qu'on a besoin d'institutions qui tiennent compte de la diversité. Le problème de la diversité ne vient pas seulement du Québec, parce qu'il y a des francophones dans d'autres provinces. Il s'agit de savoir à quelle nation une personne s'identifie. Le problème ne vient pas seulement du Québec parce que la question se pose aussi avec les autochtones.

Comme le dit Charles Taylor, le Canada doit tenir compte d'une diversité profonde, pas de différences quelconques, mais d'une différence profondément ancrée.

Nous pourrions par exemple en arriver à une cohésion très solide dans le Sud du Canada, de façon à éliminer ce qui permettrait aux Québécois ou aux autochtones de se reconnaître comme Canadiens. Cela pourrait arriver.

Le sénateur Butts: Aux raisons que vous avez données pour expliquer pourquoi la question est importante maintenant, j'aimerais ajouter que le gouvernement offre de moins en moins de services à tous, comme dans les aéroports et les ports. En général, le gouvernement ne s'occuperait pas des Canadiens comme les Canadiens s'attendent à ce qu'il s'occupe d'eux. Pourrais-je ajouter cette raison aux vôtres?

Mme Jenson: Je pense qu'elle est déjà là, mais si vous ne la voyez pas, on peut sûrement l'ajouter.

Le sénateur Butts: Je ne la vois pas, ou elle est peut-être trop générale.

Mme Jenson: Le rôle de l'État et du gouvernement et leur responsabilité quant aux services à rendre ont été repensés au cours des dernières années à la suite de changements et de l'arrivée du néolibéralisme. Si les structures évoluent en fonction de cette doctrine politique, on peut se demander si le gouvernement n'est pas devenu invisible à la population. Il est peut-être nécessaire que le gouvernement reprenne un peu plus de place.

Il faut examiner la question étape par étape parce qu'il y a des avantages à la décentralisation de la prestation des services -- c'est-à-dire à faire assurer les services par des organismes privés -- qui parfois sont valables et parfois ne le sont pas. Il faut un équilibre. C'est précisément pourquoi j'ai parlé d'un équilibre pour les trois valeurs que sont la liberté, l'égalité et la fraternité. Ce dont vous parlez touche à la prestation de services par le gouvernement et fait appel à la valeur de la fraternité.

Le sénateur Butts: Le gouvernement juge peut-être que c'est valable, mais la population touchée en subit les contrecoups.

Mme Jenson: Ce qui peut expliquer certains phénomènes auxquels on assiste, comme le mécontentement de la population envers les politiciens.

Le sénateur Butts: Je me rappelle qu'Adam Smith a écrit que l'économie nationale doit être régie par le gouvernement, mais que l'économie internationale doit être régie par la providence. Ne pensez-vous pas que la providence a été remplacée par la dure réalité du marché?

Mme Jenson: Je ne me rappelle pas qu'Adam Smith ait écrit cela.

Au sujet de la mondialisation, les gens disent -- comme Paul Martin l'a fait à Washington -- qu'il faut une réglementation supranationale, qu'il faut peut-être revitaliser les institutions mises en place après la guerre quand on croyait davantage en l'intervention des institutions. On a laissé les choses se détériorer.

Le sénateur Butts: Sans percevoir d'impôt.

[Français]

Le sénateur Losier-Cool: Je trouve votre sujet très intéressant. S'il n'y a pas de démocratie au niveau mondial et international, il ne faut pas s'attendre à ce qu'il y ait une cohésion sociale?

Mme Jenson: Est-ce une proposition ou une question?

Le sénateur Losier-Cool: J'aimerais connaître votre avis à ce sujet. Est-ce que nous avons pu mesurer dans l'histoire du Canada s'il y avait des périodes où il y avait plus de cohésion sociale et d'autres où il y en avait moins? Est-ce que les services gouvernementaux, la décentralisation administrative et la situation du gouvernement actuel qui doit faire face à quatre partis d'opposition attaquent la cohésion sociale? Avec les baby-boomers qui veulent plus de pouvoir, les personnes âgées, les iniquités, est-ce que nous avons pris la mesure de la cohésion sociale dans l'histoire du Canada?

Mme Jenson: Si nous avions une définition plus précise que la mienne, nous le pourrions mais avec cette définition, cela ne fonctionne pas.

J'aurais tendance à dire que si nous voulons comparer, il est préférable de poser la question autrement: y a-t-il eu plus de consensus autour de quelques valeurs et de quelques projets de société?

Pour les raisons que nous pouvons évoquer, les quatre partis, les problèmes mondiaux, la division entre les générations, pouvons-nous dire que le consensus sur les projets d'avenir, sur les fins à promouvoir, est moins grand?

Je pense que cela se mesure. Nous pouvons étudier les moments de consensus. Par exemple, même s'il y a eu beaucoup de débats concernant la Charte des droits de la personne au Nouveau-Brunswick, le premier ministre a soutenu ce projet parce qu'il avait quand même le soutien d'une certaine majorité de la population. Il était démocrate et il lui fallait le soutien de la majorité. Il y a eu un certain consensus même si le débat a été féroce. Ces jours<#0107>ci, nous trouvons beaucoup moins de consensus sur les grandes questions, sur les grands projets de société. Est-ce que nous voulons que l'État s'occupe des services ou non?

Dans les années 1950-1960, nous avions quatre partis qui étaient plus ou moins d'accord. M. Diefenbaker était d'accord avec les libéraux. Le NPD et le CCF voulaient que l'État prenne ses responsabilités. Maintenant, nous voyons qu'il y a plus de désaccords sur ces questions entre les partis, entre les hommes et les femmes politiques et dans la société civile. Je mettrais l'accent sur le consensus du projet politique et du projet de société.

Le sénateur Losier-Cool: Les souverainistes ou les Québécois soutiennent qu'ils sont la seule communauté à promouvoir un projet de collectivité au Canada. Si nous mesurons ce consensus -- c'est là le danger -- pour en arriver à leur projet de collectivité, cela voudrait dire qu'il y a plus de cohésion sociale chez les Québécois que dans le reste du Canada.

Mme Jenson: J'ai dit projet de société et vous avez dit projet de collectivité. Votre formulation est plus exacte. Même si le gouvernement du Québec utilise projet de société, c'est vraiment un projet de collectivité. Lorsque je dis projet de société, cela touche la responsabilité de l'État, du secteur privé. Quel est le partage du travail entre le secteur privé et l'État? On peut appeler tout cela un projet de société. Lorsque le gouvernement du Québec parle d'un projet de société, il s'agit plutôt d'un projet de collectivité que de cohésion sociale.

Deuxièmement, on doit reconnaître que ce projet a peut-être l'appui de la majorité -- nous allons le voir dans les semaines qui viennent -- mais ce n'est pas unanime. Au Québec, il y a des différences entre fédéralistes et souverainistes, entre anglophones et francophones, et cetera: il y a une vie politique et démocratique vive au Québec.

Si j'avais besoin de faire une comparaison entre la politique québécoise et la politique canadienne, j'aurais tendance à dire qu'au moins, au Québec, les contours du débat sont plus clairs suite à l'importance de la question nationale depuis des années.

Il y a une certaine clarté, une participation active assez élevée. Je ne comprends pas du tout comment mes collègues de Calgary, entre autres M. Getty, peuvent dire que le Québec n'est pas une société démocratique. Comment peuvent-t-il dire cela quand on voit les hauts taux de participation aux élections, au référendum et aux élections scolaires?Les gens disent qu'ils sont menacés, qu'ils feront quelque chose. Qu'est-ce qu'ils font? Ils vont aux urnes. La vie démocratique est en bonne santé.

Je pense que l'on doit avoir un certain consensus autour d'un projet de société. Vous avez commencé votre question avec l'idée des moments où il y a le plus de cohésion sociale. La réponse «bottom line», c'est qu'il y a eu des moments où il y a eu plus de consensus autour du projet et des moments où tout cela a été très conflictuel. J'ai l'impression que j'ai perdu le fil de mon idée au cours de cette réponse.

[Traduction]

Le président: Le Canada a toujours été aux prises avec des problèmes de cohésion sociale liés au clivage linguistique, cultural et régional de longue date. Ce qui est nouveau, à mon avis, ce sont les pressions qu'exercent sur la cohésion sociale les forces de la mondialisation et les changements technologiques.

Judith Maxwell parle de l'élargissement des écarts d'emploi et de revenu, de l'inégalité croissante et de tout le reste. Le Canada a toujours été aux prises avec des problèmes sociaux. Je me demande si le fait que la classe moyenne se sent plus menacée ou qu'elle est plus menacée qu'auparavant est nouveau.

Mme Jenson: Par rapport à quand?

Le président: Par rapport au passé.

Mme Jenson: N'importe quand dans le passé?

Le président: La classe moyenne se sent plus menacée par les effets désorganisateurs de la mondialisation et de la technologie. Est-ce que la classe moyenne a grossi en nombre ou que les gens sont plus instruits et suivent davantage ce qui se passe dans le monde? Pourquoi la mondialisation et la technologie menacent-elles tant la cohésion sociale?

Mme Jenson: Il faudrait d'abord savoir si la cohésion sociale subit les pressions de la mondialisation et de la technologie, et c'est la première fois que cela arrive. C'est une hypothèse, non pas un fait, et c'est une hypothèse qui me perturbe parce qu'elle a tendance à être associée à toute une série d'autres affirmations qui tiennent plus de la conjecture que des faits. Nous n'avons jamais vu de sociétés aussi diverses qu'actuellement. Les valeurs n'ont jamais été aussi variées. Nous n'avons jamais eu à gérer la diversité autant qu'aujourd'hui.

Remontons dans le temps, pas bien loin, juste au début du XXe siècle. Les gens estimaient alors qu'ils vivaient une période très difficile, causée par les bouleversements survenus sur la scène mondiale. Ces bouleversements venaient clairement de la concurrence que se livraient des pays et qui a mené à la Première Guerre mondiale. Il ne faudrait pas non plus oublier l'évolution de la situation économique et du pouvoir de l'Empire britannique, de sa capacité de préserver sa place dans le monde et d'organiser le capitalisme industriel mondial. À l'époque, tout cela était menacé.

Quand vous lisez des documents d'époque, vous constatez que la crise était qualifiée de crise de cohésion sociale. C'est pourquoi je mentionne Durkheim, qui a tenté de la comprendre. L'exode vers la grande ville et la différence entre la main-d'oeuvre industrielle et la main-d'oeuvre agricole, entre les ouvriers d'usine et les artisans, le préoccupaient. Cet écart créait un manque de cohésion sociale. La crise avait aussi une dimension mondiale à cause du fonctionnement des marchés internationaux que très peu de gens laissaient aux soins de la providence; ils avaient plutôt tendance à s'en remettre, par exemple, à la marine britannique.

À l'époque, il y avait beaucoup de sujets actuels, le même genre de questions dont nous parlons maintenant, par exemple que devraient faire les femmes, quels devraient être les rôles de chaque sexe, quel est le rôle de la famille, qui doit prendre en charge les bébés? Tous ces points étaient d'actualité. Je suis encline à voir cette période davantage comme une période durant laquelle, quelles qu'en soient les raisons, nous n'avons pas bien géré nos affaires. C'est un phénomène nouveau dans l'histoire, un phénomène attribuable aux nouvelles technologies et aux forces mondiales.

Cela étant dit, il existe manifestement des changements que nous pourrions qualifier d'effets de la mondialisation. Ils sont en rapport avec la technologie, avec des choses comme la rapidité avec laquelle nous pouvons déplacer des capitaux partout dans le monde, la rapidité avec laquelle nous effectuons des transferts, et tout le reste, et la rapidité avec laquelle les gens peuvent eux-mêmes se déplacer.

Le président: La clé est peut-être le fait que les États-nations et les gouvernements nationaux ne contrôlent plus ces facteurs, peut-être en raison de notre perspective, de ce que nous faisons. Après tout, vous parlez avec un groupe de sénateurs.

Mme Jenson: Si vous étiez un décideur canadien des années 30 et que vous faisiez face aux marchés internationaux des céréales, vous auriez l'impression de ne pas avoir beaucoup d'influence sur les événements. Il s'agissait d'une crise économique internationale, et le Canada s'est retrouvé coincé là-dedans parce qu'il était un producteur primaire et que le cours des produits primaires était fixé à l'étranger. Maintenant, quand nous disons que le dollar canadien se détériore depuis la crise asiatique, nous continuons de dire qu'il a la même structure que celui des années 30. Cette crise a été perçue comme un manque d'ordre auquel on a trouvé des solutions.

Le président: Nous croyons que, depuis les années 30, nous nous sommes dotés collectivement des outils nécessaires pour gérer ces changements. Jusqu'à maintenant, le pays ne s'est pas trop mal débrouillé. Ces nouvelles forces que sont la mondialisation et les nouvelles technologies menacent de toute évidence l'efficacité de nos outils et la mettent en doute. M. Martin parle d'un genre quelconque de régime international. Il est illusoire, selon moi, du moins dans l'avenir prévisible. C'est mon opinion.

Mme Jenson: Si vous croyez qu'il est illusoire, vous demeurerez chez vous et ne ferez rien. Dans les années 30 et après la guerre, les gens voyaient le désordre dans lequel étaient les affaires du monde -- qu'ils étaient impuissants -- et ils ont cherché une solution. L'idée leur est venue de se réunir à Bretton Woods et de créer des institutions. Ces institutions ne fonctionnent plus.

Le président: Il y avait aussi des institutions nationales qui énonçaient des politiques.

Mme Jenson: Nous oublions souvent que les institutions, particulièrement les institutions nationales canadiennes, étaient incluses dans cette série d'institutions internationales.

Le président: D'accord.

Mme Jenson: Les institutions canadiennes ne fonctionnent plus. J'ai choisi l'exemple du blé parce qu'il faut maintenant décider quoi faire de la Commission canadienne du blé. Faut-il y renoncer ou trouver une autre solution? Les États-Unis font tout pour nous y faire renoncer. Au Canada même, des pressions s'exercent en ce sens. En avons-nous encore besoin? Avons-nous besoin plutôt d'une autre institution pour la remplacer?

Voilà les options politiques. Nous sommes en train d'essayer d'imaginer ce que rapporteraient les différentes options. Me voilà en train de prêcher en réalité, mais tant que nous mettrons l'accent sur la mondialisation, il est illusoire d'essayer de faire quoi que ce soit. Nul ne me demande jamais de faire quoi que ce soit, mais on vous demande, à vous, d'agir. Si vous prévoyez réellement agir, alors il faut que vous disiez que nous pourrions imaginer faire telle et telle chose.

La question suivante concerne la manière de le faire. Il importe de tirer des leçons du passé, de cette période où d'autres se sentaient tout aussi désemparés, mais où ils ont réussi à trouver des solutions. Il faut s'interroger sur les solutions qui existent, plutôt que de se plaindre de ce que nous subissons.

Quant à la classe moyenne, de toute évidence, il se passe quelque chose sur ce plan qui, selon moi, est lié à la croissance bloquée et à certaines questions relatives aux services qui ont déjà été mentionnés. Quand mes parents regardaient leurs enfants grandir, ils les imaginaient en train de grimper l'échelle sociale, d'améliorer leur sort. Quand je regarde ma fille, je vois un avenir où la probabilité de grimper dans l'échelle sociale est réduite. En dépit de nos meilleurs efforts, il est fort probable que ces enfants auront un niveau de vie inférieur au nôtre. Cela touche la classe moyenne parce que c'est elle qui a été porteuse de cette mobilité.

Le président: Cela pourrait s'avérer mortel en termes de cohésion sociale, n'est-ce pas?

Mme Jenson: Cela risque d'entraîner des réactions personnalisées, d'inciter à mettre trop l'accent sur une des dimensions dont je vous parlais tout à l'heure. Prenons l'exemple du système de santé. Mon père est malade actuellement, de sorte que j'accorde beaucoup de valeur au système de santé.

Si le système est sous-financé, la classe moyenne -- qui a un certain revenu disponible, bien qu'il soit insuffisant -- exerce beaucoup de pressions en vue de pouvoir y avoir accès lorsqu'elle en a besoin. D'où la privatisation du système, la création d'un système à deux vitesses, les changements apportés au système de soins de santé canadien.

D'énormes pressions naissent de la situation même. Est-ce parce que la mondialisation a posé des problèmes au système de santé? C'est possible. On pourrait faire toute une analyse de cela. Est-ce dû au fait que certains choix ont été faits au sujet du financement à un stade donné? Les valeurs sur lesquelles reposent ces choix n'étaient peut-être pas les mêmes que celles qui ont justifié le choix initial d'en faire un programme universel.

J'en reviens toujours au même point. C'est davantage une question de choix politique, de choix de valeurs de la part des «acteurs», des institutions qui font ces choix, que de jeu de ces grandes forces sociales.

Le président: Fort bien. C'est ce dont il est question à cette table. Je doute que les institutions supranationales puissent résoudre ces problèmes. Je m'intéresse davantage -- ce qui reflète peut-être la perspective des parlementaires canadiens -- à veiller à ce que nos institutions canadiennes soient à la hauteur.

Le sénateur Butts a soulevé un point au sujet du rôle décroissant ou du retrait, selon ses termes, du gouvernement. C'est un point absolument central à toute cette question. Ceux d'entre nous qui ont appuyé le libre-échange, la réforme fiscale, l'ouverture des frontières, la libéralisation des marchés et tout le reste et qui continuent de le faire n'ont jamais vu ces mesures comme une fin en soi. Soit que ces mesures amélioreraient la cohésion sociale, le niveau de vie et les perspectives d'avenir des Canadiens, soit qu'elles ne valaient pas la peine d'être mises en oeuvre. C'est maintenant à nous d'en juger.

Je n'attribue pas tous nos maux à la mondialisation, à la technologie ou au libre-échange. Je n'ai pas de difficulté à céder des responsabilités lorsqu'il y a lieu ou que c'est souhaitable. De nombreux dossiers devraient être confiés aux provinces et à d'autres ordres de gouvernement. Toutefois, nous avons écouté Michael Adams hier nous parler des Canadiens qui, de plus en plus, se rendent compte qu'ils ne voulaient pas que le gouvernement aille aussi loin dans autant de domaines; ils souhaitaient simplement pouvoir exercer plus d'autonomie et de responsabilités individuelles et ainsi de suite. Cela ne nous mène pas bien loin, dans la situation actuelle.

Je ne vois pas comment nous réussirons à régler ces problèmes en l'absence d'institutions gouvernementales nationales fortes. Ce seront peut-être des institutions différentes qui feront autre chose. Elles ne feront peut-être plus ce qu'elles font actuellement, mais nous avons besoin de nous appuyer sur des institutions fortes. Je ne m'offusque pas que nous n'ayons plus de chemins de fer ou de lignes aériennes, mais je suis inquiet de voir que nous nous retirons lentement d'autres domaines, même des parcs nationaux. Il est question de privatiser les pénitenciers. Cela m'inquiète.

Mme Jenson: Voilà qui rejoint ce qu'a dit Michael Adams. Quand vous dites que les Canadiens veulent moins de gouvernement, cette idée ne vient pas du néant, mais bien de diverses sources, notamment du gouvernement lui-même qui dit qu'il veut réduire son rôle.

Cela nous ramène aux questions posées par le sénateur Butts. Dans quelle mesure les gouvernements, dans le cadre de leurs propres stratégies politiques, sont-ils en train de saper les liens qui nous unissent? Ils sont en fait en train de minimiser ou de rejeter leur propre rôle. C'est un fait dont vous devez tenir compte. Il se peut qu'en se retirant trop de certains champs, on soit en train d'éliminer la raison d'être même du gouvernement.

L'idée ne nous vient pas du ciel, et je suis convaincue qu'elle ne vient pas des Canadiens. Voilà où je suis en désaccord avec ceux qui se contentent d'analyser l'opinion publique. On suppose que les Canadiens se sont donnés ces valeurs eux-mêmes, d'une façon quelconque, qu'elles leur sont venues toutes seules. Ces valeurs sont créées par une interaction entre le citoyen et son gouvernement et d'autres institutions. Quand les gouvernements lui disent qu'il faudrait que l'État soit moins présent, il n'est pas surprenant que le citoyen le croit.

Le président: Vous faites valoir un bon point. Certains favorisent la dévolution et la décentralisation à grande échelle comme solution fédérale, mais ce qu'ils ont en tête, c'est le démantèlement du gouvernement, particulièrement du gouvernement fédéral.

Le sénateur Kinsella: J'aimerais que nous examinions deux questions, bien que l'une d'entre elles ait été abordée partiellement au cours de la dernière discussion.

L'écart social entre les Canadiens s'est-il élargi ou s'est-il contracté au cours des cinq à dix dernières années? En d'autres mots, l'écart entre chaque Canadien, entre les membres individuels de la société, entre voisins et, dans ce contexte-ci, entre le citoyen et les gouvernements a-t-il changé?

Mme Jenson: Je ne puis répondre à cette question en ces termes. Il me semble que ce genre de question s'adresse à quelqu'un comme Michael Adams ou à des personnes qui ont en réalité les outils nécessaires pour mesurer ce genre de phénomène.

La seule certitude que nous ayons, c'est qu'au Canada, comme ailleurs -- ce n'est pas typiquement canadien --, on se méfie de plus en plus de la classe politique. Ce n'est pas que l'on manque de confiance à l'égard des institutions politiques, mais plutôt qu'on n'aime pas ceux qui les dirigent. Quand les titulaires sont remplacés, on ne les aime pas plus.

Le président: Nous, de la classe politique, passons notre temps à leur dire qu'il ne faut pas faire confiance aux hommes et aux femmes politiques.

Mme Jenson: C'est peut-être une partie du problème.

Le sénateur Butts: Il ne faut pas sous-estimer le rôle des médias non plus.

Mme Jenson: C'est vrai. Ce qui m'intéresse, c'est le fait que le phénomène soit si répandu. Cela nous ramène à certaines des questions que vous posiez au sujet de l'engagement politique de la classe moyenne, entre autres. Bien souvent, vous constatez qu'on veut participer davantage à la vie démocratique. Les gens veulent se sentir plus engagés. Dans la mesure où elles ne le leur permettent pas, les institutions politiques se distancent du citoyen, créent un fossé qu'elles ne pourront pas combler.

La politique qui consiste à saper les ponts entre les citoyens et les gouvernements crée peut-être une certaine distance -- à nouveau, il s'agit d'une question politique parce que tous ne s'entendent pas là-dessus. Quand je parle de ponts, je parle des ponts institutionnels. Au sein d'une démocratie libérale classique, il serait question de partis politiques, par exemple, mais il existe aussi d'autres groupes qui rapprochent les gens et se font leurs porte-parole auprès des gouvernements. Au Canada, on assiste entre autres à une «délégitimisation» de ces ponts. La classe politique n'est pas la seule à perdre sa légitimité. Les autres institutions qui forment ces ponts la perdent aussi. C'est pourquoi j'ai parlé dans mon exposé des institutions. Une façon d'éliminer la distance consiste à mettre en place un moyen de relier les deux. Si vous faites sauter le pont, il est plus difficile de franchir la distance.

Le sénateur Kinsella: Il est parfois simplement question de «démythifier». Je me demande parfois si nous ne vivons pas au sein d'une société d'ignorance.

Si nous arrivions à la fin de cette enquête que nous venons de lancer et que nous essayions de lire le dernier chapitre, un domaine qui est l'apanage exclusif du Parlement du Canada est la Loi sur la citoyenneté. La loi originelle est entrée en vigueur en 1947 ou en 1948. Elle a été révisée en profondeur au milieu des années 70, mais le modèle est toujours le même.

Sans vouloir juger à l'avance de quoi que ce soit, faudrait-il que nous évitions de faire des recommandations concrètes au Parlement du Canada, des recommandations auxquelles il pourrait donner suite? Parler de métaphysique et de philosophie convient tout à fait à une conférence d'experts, mais nous sommes un comité parlementaire.

Avez-vous réfléchi à l'utilité de la citoyenneté comme outil de cohésion sociale? Avez-vous des conseils à nous donner quant au genre de questions auxquelles il faudrait peut-être que nous réfléchissions dans le cadre de cette étude? J'ai choisi l'exemple de la citoyenneté parce que c'est un domaine où nous pourrions fort bien agir.

Mme Jenson: Si, par citoyenneté, vous désignez l'acquisition de la citoyenneté, un rapport a paru récemment au sujet de la politique d'immigration. Cette question soulève des points fondamentaux quant à la nature du pays et à la façon dont on crée un sentiment d'appartenance. Est-ce le choix de l'immigré à son arrivée ou est-ce un processus qui survient par après? C'est un choix politique réel qu'il faut faire, cependant.

On peut décider que son pays accueillera ceux qui s'intégreront tout de suite parce qu'on veut éviter d'assumer le coût de transformer ces étrangers en Canadiens. Par exemple, il faut que les immigrants parlent une des deux langues officielles. Par contre, on peut dire qu'on accueillera des immigrés et qu'on assumera le coût de les transformer en Canadiens, ce qui revient à dire en termes concrets qu'on leur donnera de la formation linguistique. C'est un choix dont il faut débattre.

Le sénateur Kinsella: En termes de cohésion nationale, ne faudrait-il pas que la citoyenneté intéresse les 30 millions que nous sommes plutôt que les seuls néo-Canadiens?

Mme Jenson: Je faisais allusion au phénomène de l'immigration.

Pour ce qui est de la citoyenneté en tant que concept plus général dépassant l'accession à la citoyenneté et la naturalisation, il existe toute une série de questions au sujet de la nature des droits des citoyens canadiens. Elle a rapport à la question des services. Dans le passé, nous avons affirmé que les Canadiens avaient certains genres de droits sociaux. Nous les avons souvent qualifiés d'accès aux services sociaux. Essentiellement, c'était les droits associés au fait d'être Canadien ou de vivre ici.

En termes sociaux, ils étaient souvent offerts aux immigrants reçus ou aux résidents non officiels. Être Canadien signifiait avoir accès aux services sociaux, par exemple aux soins de santé ou à l'aide sociale. Ce genre d'expression de la citoyenneté vient d'une reconnaissance publique et collective. C'est ce que signifie la citoyenneté, la création d'un sentiment d'appartenance collectif par opposition à l'état d'individus autonomes. Nous sommes des citoyens canadiens parce que nous avons un gouvernement qui y voit.

Si j'étais sénateur, je chercherais à savoir si les programmes publics concrets mettent en valeur soit la citoyenneté canadienne soit le fait d'appartenir à une communauté mondiale (ce qui ne signifie pas grand-chose), ou encore s'ils favorisent simplement l'impression de devenir des acteurs économiques.

Si nous revenons au débat sur le libre-échange, un des enjeux était la notion que le libre-échange rendrait difficile de favoriser ces expressions de la citoyenneté.

Je continue de croire que, même s'il a fait des merveilles sur le plan économique, le libre-échange a effectivement rendu cette promotion plus difficile, en raison de l'accès à d'autres fournisseurs de services, et il a rendu plus difficile de conserver cette partie de la citoyenneté.

La question met en jeu des points concrets liés aux responsabilités des institutions, qui doivent renvoyer à la collectivité une image d'elle-même. Cela peut sembler très théorique, mais c'est fort simple. Essentiellement, dites-vous aux Canadiens que vous avez quelque chose en commun parce que vous fréquentez tous le même genre d'institution comme les écoles ou les hôpitaux, ou leur dites-vous plutôt que vous représentez essentiellement un groupe de gens qui par coïncidence vivent ensemble dans le même espace et que votre identité vient de votre capacité de consommer des services et d'en acheter sur le marché? Voilà une question concrète.

Le président: Nous avons dépassé les limites de temps alloué, mais c'est ce qui arrive quand le témoin est particulièrement intéressant. Madame Jenson, je vous remercie de ce débat très animé.

La séance est levée.


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