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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 19 - Témoignages du 28 octobre 1998


OTTAWA, le mercredi 28 octobre 1998

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit ce jour à 15 h 50 pour étudier les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, nous en sommes à la sixième réunion d'étude des dimensions de la cohésion sociale au Canada. Nous avons aujourd'hui parmi nous deux témoins bien connus et très intéressants, le professeur Lars Osberg de l'Université Dalhousie à Halifax et M. Michael McCracken, l'un des fondateurs d'Informetrica Limited qui a déjà comparu à quelques occasions devant des comités parlementaires.

Le professeur Osberg est l'une des rares personnes à être nées et avoir été élevées à Ottawa (Ontario). Il s'en est très vite remis et a étudié à l'Université Queen's à Kingston, à la London School of Economics et à Yale. Il possède un doctorat en économie. Ses pérégrinations ont trouvé une fin heureuse en 1977 lorsqu'il a déménagé en Nouvelle-Écosse où il occupe la chaire en économie McCulloch de l'Université Dalhousie.

Le professeur Osberg -- et cela est important pour nous -- est l'auteur ou le coauteur de nombreux livres, parmi lesquels je me contenterai de citer Hard Money, Hard Times, publié cette année avec Pierre Fortin; Vanishing Jobs: Canada's Changing Workplaces, publié en 1995; Unnecessary Debts, publié en 1996, encore une fois avec Pierre Fortin; et The Unemployment Crisis: All for Naught, publié en 1996 avec B. MacLean. Ses principaux domaines de recherche sont les déterminants de la pauvreté de l'inégalité économique. Au cours des dernières années, il s'est plus particulièrement penché sur la question du chômage, du changement structurel du marché de l'emploi et des politiques sociales.

M. McCracken, comme je l'ai dit, est l'un des fondateurs d'Informetrica. Il a été président de l'Association canadienne de science économique des affaires et président de la U.S. Conference of Business Economists. Il est trésorier du Forum canadien de recherche sur la situation de l'emploi et membre du Comité consultatif du système canadien des comptes nationaux de Statistique Canada. Il a travaillé au sein du Conseil économique du Canada de 1965 à 1967 et de 1970 à 1972. Il a aussi travaillé pour le gouvernement américain. Il s'occupe d'Informetrica depuis 1972.

Nous avons donc aujourd'hui parmi nous deux témoins très qualifiés pour discuter du sujet dont nous sommes chargés. Le professeur Osberg va faire de brèves remarques liminaires et sera suivi par M. McCracken, après quoi je vous laisserai la parole pour les questions et la discussion.

Le professeur Lars Osberg, département d'économie, Université Dalhousie: Honorables sénateurs, j'ai préparé quelques transparents pour cet après-midi. M. McCracken et moi avons discuté de cette séance à l'avance et nous avons décidé que je vous brosserai un tableau général avant qu'il ne s'attache à des questions et à des chiffres plus précis concernant l'effet de la cohésion sociale.

Il est important de savoir que pendant longtemps le débat sur la politique économique a été dominé par une série de termes qui vous sont familiers, j'en suis certain. Mais depuis quelques années, de nouveaux termes sont apparus dans ce débat; on parle maintenant de capital social, d'exclusion sociale et de cohésion sociale. Il est utile de se demander pourquoi ces termes sont maintenant employés dans le débat sur la politique économique. Que signifient-ils? Qu'est-ce qui pourrait justifier leur importance et pourquoi devrions-nous leur prêter attention?

Pour la première question: «Pourquoi y a-t-il un nouveau débat?», je dois dire que si nous étions en pleine croissance économique, nous n'aurions pas cette conversation. L'une des principales raisons en est que nous avons connu une période de résultats économiques peu satisfaisants au cours des années 90 dans toutes les dimensions, c'est-à-dire des flux de consommation réelle moyenne inférieurs, des legs plus restreints aux générations futures, une pauvreté et une inégalité croissantes et une plus grande insécurité économique. Les preuves statistiques sur les piètres résultats économiques peuvent être confirmées par les résultats des sondages sur les perceptions subjectives. La population ressent une grande insécurité sur le marché du travail actuel et elle n'a pas de véritable espoir dans l'avenir. Les paradigmes n'ont pas très bien fonctionné pour produire de bons résultats économiques.

La seconde raison principale de ce nouveau débat vient de ce qu'il y a eu une réévaluation importante du rapport qui existe entre inégalité et croissance. Dans les années 70, on considérait cela comme un compromis. Il existe un livre connu sur le compromis entre équité et efficacité, mais au cours des 20 dernières années plusieurs nouvelles preuves internationales sont apparues. On peut les résumer brièvement en disant que les pays où l'égalité est plus grande finissent par connaître une croissance plus rapide à long terme. Il semble donc vraiment que ce que l'on pourrait appeler la cohérence sociale ou l'égalité ait des avantages économiques.

La troisième raison est que l'on s'inquiète depuis peu de la stabilité politique et sociale, surtout en Europe. On craint que certaines des tendances que l'on a pu constater, comme la marginalisation et l'exclusion sociale, créent des coûts sociaux à long terme. Si on permet à ces tendances de se maintenir pendant trop longtemps, la stabilité sociale elle-même pourrait être compromise.

Nombreux sont ceux qui ont fait remarquer que l'expression «cohésion sociale» peut également se rendre par «stabilité sociale» ou «ordre social». Lorsque cette cohésion est en danger, les coûts sont effectivement très élevés.

Le transparent suivant représente en fait un tableau qui a été tiré d'un article. Vingt-trois études mentionnées dans les ouvrages destinés aux professionnels de l'économie porte sur le rapport qui existe entre égalité et croissance -- ou à l'inverse, le rapport qui existe entre l'inégalité et la croissance. Les signes négatifs encerclés signalent un rapport négatif significatif sur le plan statistique entre l'inégalité et la croissance dans les données internationales. On pourrait l'exprimer de façon plus positive en parlant d'un rapport positif entre l'égalité et la croissance. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a un assez grand nombre de travaux qui sont parus récemment dans les meilleures revenues économiques et qui réévaluent le rapport entre l'égalité et la croissance, en partie à cause de ses répercussions sur les investissements, tant en capital humain que matériel. Les preuves semblent montrer clairement que les sociétés plus égales connaissent une croissance plus rapide à long terme.

On a commencé à chercher des explications de ce phénomène dans les travaux concernant la cohésion sociale. Je veux tout de même vous mettre légèrement en garde pour commencer sur la signification des expressions que l'on emploie dans ce débat. Il est ici question d'un domaine de recherche qui est relativement nouveau et intrinsèquement pluridisciplinaire. Les sociologues, les spécialistes des sciences politiques et les économistes y participent tous. Ils utilisent généralement les mêmes mots en leur donnant un sens légèrement différent. Cette mise en garde de départ est que la terminologie est un peu ambiguë dans les différentes études et qu'il n'y a pas de consensus général.

J'utiliserai donc les expressions de la façon suivante. Par «capital social», j'entends la valeur des avantages dont bénéficient les individus en étant membres d'un ensemble de réseaux sociaux.

Par «exclusion sociale», j'entends le fait d'être privé involontairement de l'appartenance à des réseaux sociaux précieux.

L'idée de cohésion sociale est pour moi plus vaste que le simple capital social. La cohésion sociale représente quelque chose qui est une caractéristique de toute une société, d'une collectivité. D'après une définition, cette notion représente «les valeurs sociales communes» et «les communautés d'interprétation», et dans ce sens c'est important puisqu'il s'agit d'un bien public. C'est quelque chose qui est caractéristique d'une collectivité. On peut y voir la concrétisation de normes telles que la politesse dans le discours personnel ou l'honnêteté dans les rapports avec les étrangers. Ce sont des normes sociales qui sont caractéristiques de certaines sociétés mais non de toutes, et qui peuvent avoir des implications sociales et économiques importantes.

Pourquoi une chose comme la cohésion sociale pourrait-elle nous intéresser? Il faut s'empresser de dire que la cohésion sociale n'est pas un simple moyen pour arriver à une fin. Ce n'est pas un simple intrant intermédiaire que nous utilisons pour produire quelque chose que nous apprécions encore davantage comme le revenu. La cohésion sociale est en soi quelque chose que la population apprécie. La population apprécie l'idée du sens de la communauté. Chacun apprécie la capacité de traiter avec autrui dans un rapport mutuel de confiance. Le niveau général de politesse que nous rencontrons avec les étrangers dans la vie de tous les jours représente en grande partie ce que nous appelons la qualité de la vie. Ce n'est donc pas un simple moyen pour arriver à une fin, c'est une fin en soi. À ce titre, nous pouvons juger qu'il s'agit d'un objectif politique valable.

Il y a aussi des preuves sérieuses qui montrent que c'est économiquement productif. Le gros avantage se situe dans le taux tendanciel de la croissance économique. À la longue, de petites différences de croissance économique peuvent se traduire par de grosses différences dans les niveaux de vie.

On peut envisager la cohésion sociale comme un sentiment de confiance mutuelle dans nos rapports au sein de la société. La confiance mutuelle est importante parce qu'elle réduit le coût des transactions des activités économiques. Elle favorise une meilleure information et une meilleure attribution des ressources. Elle réduit les risques de manquement.

On peut opposer les sociétés où la confiance est importante et celles où elle est faible en fonction du pourcentage de production qu'elles consacrent à des choses comme la perception de l'impôt sur le revenu, les services de sécurité, la légalisation plus grande des transactions commerciales, et cetera. Toutes ces choses absorbent des ressources qui seraient autrement consacrées à des fins sociales plus souhaitables.

Il y a un deuxième canal très important d'influence, c'est celui des coûts des systèmes de soins de santé et de répression de la criminalité. Il est prouvé que dans les sociétés plus inégales, la santé est généralement moins bonne, tant pour ce qui est de la fréquence des maux que de leurs coûts. Les ressources que nous consacrons à des frais médicaux autrement inutiles ne sont pas disponibles pour être réinvesties dans l'avenir ou pour la consommation personnelle. La répression de la criminalité constitue évidemment une autre influence importante de l'effet de la cohésion sociale.

Souvent, lorsque je parle pour la première fois à certaines personnes et que j'essaie de leur expliquer l'idée de cohésion sociale, je trouve plus facile d'indiquer ce qu'elle n'est pas. On peut dire par exemple que la cohésion sociale, ce n'est pas les ghettos qui existent dans la plupart des grandes villes américaines, car ils sont très coûteux tant sur le plan des répercussions sociales qu'économiques. Lorsque l'on est dans une situation comme l'État de la Californie où le gouvernement dépense plus pour le système pénitentiaire que pour l'éducation postsecondaire, cela représente un exemple évident de détournement des ressources d'un investissement productif pour la croissance à long terme à une tentative pour essayer en gros de surnager aujourd'hui.

Il y a une autre grande raison qui fait que la cohésion sociale est importante, c'est lorsque l'on voit apparaître dans de nombreuses entreprises de haute technologie un nouveau paradigme de direction. Dans les entreprises qui sont confrontées en permanence à l'évolution de la technologie et des marchés, il ne suffit pas d'avoir une structure de contrôle rigide à partir du sommet de la pyramide. Si vous voulez résoudre le problème que vous percevez chez le client, vous avez besoin d'employés spécialisés et dévoués. Ce dévouement et cette spécialisation n'existent pas indépendamment de tout; ils viennent de la société environnante.

De plus, il ne suffit pas du point de vue canadien d'avoir une ou deux de ces entreprises de haute technologie éparpillées dans le pays là où elles peuvent choisir les meilleurs travailleurs dans le bassin de main-d'oeuvre local. Nous avons besoin de complexes d'entreprises de haute technologie qui produisent de la valeur ajoutée qui s'alimentent mutuellement dans un processus productif. Les entreprises qui ont une grande productivité doivent disposer d'une infrastructure fiable et d'une main-d'oeuvre spécialisée et dévouée. Plus vous avez de telles entreprises, plus elles peuvent dépendre des éléments de production de haute qualité provenant des autres entreprises qui les alimentent. Pour ce qui est de passer à un nouveau paradigme de direction, la cohésion sociale et ses répercussions sur la population active sont extrêmement importantes.

Le troisième point est la certitude du rendement des investissements qui provient d'un cadre politique plus stable. Toutes ces choses sont soit des cercles vertueux soit des cercles vicieux. Ils s'alimentent mutuellement à la longue. À ce titre, la croissance est endogène car elle s'autoalimente, et nous voyons les avantages initiaux s'accumuler et devenir de très gros avantages à la longue.

Il y a une autre raison qui fait que la cohésion sociale peut être importante, et c'est qu'elle peut susciter une stratégie de contrôle de l'inflation moins coûteuse. Au Canada et dans tous les autres pays, nous avons le problème de l'inflation si nous essayons de réduire le chômage par un stimulus macroéconomique. L'une des possibilités pour régler le rapport entre l'inflation et le chômage consiste à signer un contrat social général sur les augmentations et les restrictions salariales en échange d'un taux de chômage global inférieur. C'est ce qu'a essayé de faire l'Australie et elle y a fort bien réussi dans les années 80; et c'est une politique qui existe depuis longtemps dans les pays scandinaves. Autrement dit, il peut être possible d'avoir un contrôle moins coûteux de l'inflation dans une société où il existe une plus grande cohésion -- mais ce n'est pas nécessairement le cas. Il est cependant clair qu'un chômage massif permanent constitue une «solution» très coûteuse.

Un autre canal d'influence est celui d'une meilleure structure d'information sur les marchés du travail. Les sociétés où la cohésion est plus grande, et celles qui ont une plus grande concentration de réseaux, permettent aux individus de se transmettre mutuellement l'information. On sait depuis longtemps que sur le marché du travail, on trouve les meilleurs emplois grâce aux réseaux officieux d'information car les renseignements les plus importants sur les individus sont généralement ceux qui n'apparaissent pas dans leur curriculum vitae. Une information exacte et fiable sur le marché du travail est un élément important de son efficacité et signifie donc un chômage frictionnel plus faible.

Les spécialistes des sciences politiques ont étudié le lien entre la cohésion sociale et la croissance économique en partie en prenant pour hypothèse qu'un dialogue politique plus rationnel et une meilleure conception des politiques étaient possibles si les perdants immédiats à la suite de politiques publiques précises peuvent s'attendre à ce que leurs pertes ne soient pas accentuées à la longue mais qu'elles soient compensées d'une certaine façon par la suite. Si les perdants d'une politique donnée peuvent profiter des avantages généraux du changement et peuvent être sûrs qu'ils pourront en profiter, ils risquent moins de lutter avec acharnement pour défendre les avantages précis d'un programme donné.

Enfin, nous avons ce que les économistes appellent en terme technique l'«hystérésis». Il s'agit de l'idée selon laquelle les échecs s'auto-alimentent. Toutes ces choses tendent à s'autoalimenter. Un chômage élevé crée une cohésion sociale moins grande, ce qui entraîne un marché du travail qui fonctionne mal, et cetera.

L'un des problèmes qu'on rencontre lorsqu'on s'occupe de toute cette question de la cohésion sociale et de l'effet des variables économiques sur les variables sociales, c'est que nous nous occupons du long terme. Lorsque nous parlons des répercussions de la politique sociale sur les variables économiques et sur le marché du travail, bien souvent nous parlons de l'encouragement des jeunes. Que ce soit en bien ou en mal, l'encouragement des jeunes aujourd'hui aura des répercussions que l'on ne pourra pas observer directement avant 20 ans mais qui vont durer ensuite 50 ans. Au cours de cette période prolongée, tout résultat individuel peut toujours être «expliqué» comme provoqué par la personne concernée plutôt que par les forces sociales ou les stress plus généraux que subit l'individu.

Étant donné que ces processus se déroulent sur des périodes prolongées et sont très complexes, on a généralement tendance à donner l'explication simple, moralisante, c'est-à-dire que c'est de leur propre faute. Mais l'évolution du marché du travail a des répercussions importantes indirectes sur les enfants. Il y a par exemple au Canada une augmentation de l'emploi non garanti, sur demande dans les ménages où les deux conjoints travaillent. Cela veut dire que les jeunes enfants doivent changer sans cesse de gardienne tandis qu'on les place dans diverses garderies pour les en retirer lorsque leurs parents passent d'un emploi à l'autre ou du chômage à l'emploi.

Si nous voulons un marché du travail très mobile, nous obligeons les familles à changer de quartier. La mobilité du marché du travail signifie que les enfants vont perdre leur réseau d'amis, leur réseau de connaissances de l'école et ils vont donc perdre ce que l'on pourrait appeler leur capital social de quartier. Ces dernières années, nous avons utilisé les données de l'impôt sur le revenu pour les revenus des adultes au Canada afin de suivre les répercussions des déplacements sur les enfants et nous avons constaté que ceux dont les familles se déplacent ont tendance à avoir des revenus inférieurs par rapport à ceux qui ne se déplacent pas.

Les premières études de l'Enquête longitudinale nationale sur les enfants et des adolescents sont disponibles et nous pouvons commencer à étudier les répercussions de la mobilité du marché du travail sur les enfants pour tout un ensemble de fonctions, y compris leur probabilité de redoubler une classe. Il s'avère donc que la mobilité du marché du travail représente un coût, non seulement directement sur les revenus, mais indirectement sur les probabilités de réussite scolaire et les autres aspects du fonctionnement des enfants.

Les variables économiques et le changement économique ont des répercussions importantes à long terme, mais elles prennent du temps avant de se manifester. Lorsqu'on parle de cohésion sociale et de son rapport avec l'inégalité, on parle en fait de polarisation, idée qu'il est plus judicieux d'étudier. Nous voulons insister sur cette notion de polarisation car, dans une grande mesure, les expériences communes de vie forment la base du dialogue social et certains groupes de valeurs communément acceptées telles que l'égalité des chances.

Si nous estimons que la polarisation est l'élément important de la cohésion sociale, il y a alors deux dimensions au problème. Il y a d'une part l'abandon du sommet de la hiérarchie -- les nantis sont tentés d'aller chercher dans le secteur privé ce que le secteur public ne leur offre plus, de déménager dans des localités bien gardées, d'envoyer leurs enfants dans des écoles privées, de faire pression pour un système de soins de santé à deux niveaux afin qu'ils puissent accéder facilement aux cliniques et autres. À cet égard, le dialogue démocratique est appauvri car on fait sortir de la collectivité certains de ses membres les plus influents.

Cela se situe à l'une des extrémités de la structure des coûts. À l'autre extrémité, se trouve la marginalisation de ceux qui vivent dans ce que l'on pourrait appeler en gros des ghettos. Ces ghettos sont très coûteux pour l'ensemble de la société à long terme, tant dans les villes américaines que dans les réserves canadiennes, et il n'est pas prouvé que ces problèmes se corrigent d'eux-mêmes automatiquement.

Le pronostic? La cohésion sociale est un bien public. Son maintien est coûteux car elle est toujours sensible au problème des passagers clandestins. Et c'est un terme que les économistes utilisent pour ceux qui pensent qu'il faut laisser les autres payer et que l'on doit juste profiter des avantages sans réinvestir aujourd'hui. Actuellement, en ce qui concerne l'évaluation de l'importance de la cohésion sociale pour les résultats économiques, tant au niveau de l'individu que de la société, je dirais que l'on commence à avoir des données assez solides mais encore fragmentaires dans le domaine des sciences sociales. Les preuves solides sur les répercussions de la cohésion sociale au Canada ne seront vraiment disponibles qu'après l'événement. Dans l'intervalle, la myopie, la moralisation et l'intérêt personnel immédiat sont des forces extrêmement puissantes.

M. Michael C. McCracken, président-directeur général, Informetrica Limited: Je vais vous renvoyer au feuillet vert que vous devriez tous avoir. Je vais passer sur certains points ou du moins les aborder très brièvement parce que le professeur Osberg vous a déjà donné quelques-uns des points saillants du contexte qui méritaient, à mon avis, une réflexion commune.

Pour les définitions, je vous signalerai simplement ce qui devient évident, à savoir que la cohésion sociale représente davantage que le capital social. La définition du capital social que vous a donnée le professeur Osberg, c'est-à-dire un capital dont l'individu profite dans le cadre de ses relations avec autrui, constitue sans doute une façon utile de réduire la notion. Cela nous force à nous attacher à la question plus générale des avantages de ces réseaux pour la société en général, ce qui correspond à la notion de cohésion sociale.

On a aussi utilisé l'expression «compact social». Robert Reich a récemment écrit sur la rupture du compact social aux États-Unis ainsi d'ailleurs que dans la plupart des pays développés. C'est une notion qui ressemble à celle de la cohérence sociale, mais qui est plus large et englobe les rapports entre divers groupes de la société: les collectivités, les entreprises, les syndicats, les gouvernements, et cetera. Il y a en effet l'idée de toile dans ces deux expressions. Cela nous ramène à la question des réseaux et c'est en utilisant la logique des réseaux que j'aimerais commencer. Le premier dont je vais vous parler est le réseau familial.

C'est une notion simple dans le cas d'une famille de deux adultes et d'un enfant, mais même ce réseau restreint permet des économies importantes d'échelle tant pour ce qui est de la production que de la consommation. Cela se retrouve généralement au sein de la famille: la préparation de repas, un téléviseur ou peut-être deux pour la famille. On peut certainement tirer des avantages dans plusieurs domaines, notamment le capital social qui circule entre ces personnes et la confiance qui s'instaure.

Lorsqu'on pense à la cohésion sociale au niveau familial, on parle d'éléments externes comme le fait d'avoir une structure familiale. Les familles ont la responsabilité d'élever les enfants -- de les éduquer et de leur enseigner un bon comportement -- de développer leur culture, de prendre soin de leurs biens, de les soigner et de promouvoir leur santé. Ce sont là des avantages pour la société aussi bien que pour l'individu.

Mais ça ne s'arrête pas là. Si on pousse un peu plus loin, en général chaque membre de la famille de son côté appartient à un réseau. Si les deux adultes travaillent, par exemple, on peut penser au réseau du lieu de travail qui est vraiment très important. Les enfants peuvent aussi être membres de plusieurs réseaux à l'école -- une équipe sportive, un groupe d'amis ou autres. On peut envisager chaque membre de la famille comme appartenant à plusieurs réseaux différents.

Lorsqu'on commence à réfléchir à la notion de réseaux, il suffit de prendre son portefeuille pour comprendre, en regardant ce qu'il contient, que chacun d'entre nous appartient à de nombreux réseaux. Vous êtes membre d'un réseau d'élites qui s'appelle le Sénat. Vous avez une carte Visa et (ou) MasterCard et vous faites donc partie du réseau des détenteurs de cartes de crédit. Vous avez vos parents, vos organisations professionnelles, vos groupes religieux et vos partis politiques. Vous avez peut-être un compte Internet, vous faites peut-être partie d'un réseau matériel, de téléphone -- omniprésent bien sûr -- et cetera. Chacun d'entre nous est caractérisé jusqu'à un certain point, du moins en ce qui concerne son rôle dans la société, par le fait d'appartenir à différentes listes de membres et par son activité au sein de chacun de ces réseaux.

Pour l'utilisation du temps, j'ai simplement pris deux des nombreuses cohortes que suit Statistique Canada. Elles correspondent à des études d'utilisation du temps sur 24 heures et sept jours par semaine. Pour les hommes qui travaillent à plein temps, qui sont mariés, qui n'ont pas d'enfants et qui ont entre 25 et 44 ans, dans la première colonne du tableau de l'utilisation du «temps», ils consacrent environ 12,2 heures à leurs affaires personnelles, c'est-à-dire à dormir, à manger, et cetera. Ils consacrent 1,8 heure au travail à la maison ou à d'autres travaux dans le cadre familial. Le reste du temps, c'est-à-dire environ 10 heures au total -- le travail rémunéré étant l'activité dominante -- est consacré à ce que l'on pourrait appeler les activités de création de réseaux. Les activités sociales officieuses représentent 1,7 heures. Je parle ici des loisirs actifs tels que le fait de jouer dans une équipe sportive ou aux quilles. Les associations civiles et bénévoles ne représentent que 0,2 heures par jour si l'on prend en compte une semaine de sept jour. Cela semble très peu, mais il faut admettre qu'à ce chapitre, il y en a qui passent beaucoup plus de temps à ces activités et d'autres qui ne leur consacrent absolument aucun temps. L'éducation représente 0,2 heure.

Ce que cela montre est simple -- les réseaux constituent une partie importante de l'utilisation du temps de chacun. Si nous regardons cela pour un grand nombre de groupes, nous serions surpris de voir combien les résultats sont semblables, même si la composition de chaque groupe est différente.

Deuxièmement, l'activité de réseau dominante pour ceux qui ont un emploi est celle du lieu de travail, qui dépasse de beaucoup la plupart des autres cadres. Les activités sociales tendent à se placer en première ou en deuxième position pour presque tous les groupes. On compte là-dedans le fait de faire des choses avec ses voisins, d'aller dîner avec des amis ou d'aller à des veillées. Tout cela est considéré comme une activité sociale, du moins pour ceux qui sont encore debout lors des veillées. Il faut donc voir les activités de réseau comme une catégorie assez large.

Ce que je veux montrer à ce chapitre, c'est l'importance du travail. Cela m'amène à penser aux expressions connexes qui figurent au sommet de la page 4 comme les notions d'«exclusion sociale» et de «cohésion sociale».

Regardez pour commencer la ligne noire plus épaisse. L'axe horizontal représente l'ensemble de la population de 0 p. 100 à 100 p. 100. L'axe vertical indique si vous tirez un avantage de la situation -- au-dessus de la ligne horizontale du milieu -- ou si la société vous impose des coûts, dans la partie inférieure. L'exclusion sociale représente les personnes qui sont en dehors, qui ont un coût net pour faire partie de la société. Celles qui se situent à droite en tire des avantages nets, profitent de la cohésion sociale.

La ligne en pointillé représente ce que nous considérons parfois comme une simple opération de redistribution du revenu. Nous avons un impôt progressif sur le revenu qui fait que l'on prend aux riches pour donner aux pauvres. On pourrait peut-être réduire les coûts pour les exclus en diminuant les avantages que tirent ceux qui sont à l'intérieur ou qui font partie de la cohésion sociale. Mais ce faisant, nous n'avons guère changé l'axe horizontal.

Cela nous amène à l'idée de progresser dans ce genre de tableau. C'est ce qui figure au graphique suivant qui est intitulé: «Progrès». Je crois que nous sommes tous d'accord pour dire que le progrès est un mouvement vers le haut de la courbe de gauche, c'est-à-dire que nous avons des avantages plus grands pour ceux qui sont à l'intérieur des réseaux et des coûts inférieurs pour ceux qui sont à l'extérieur, et il y a en fait moins de gens qui sont à l'extérieur des réseaux -- autrement dit, il y a une réduction du nombre des exclus.

Pour venir vous parler de ce sujet et en étudiant la documentation existante, j'ai trouvé intéressant que les Européens semblent tous s'attacher à la réduction de l'exclusion sociale. Cela semble être l'élément principal auquel on s'attache actuellement au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en France et en Allemagne. En Amérique du Nord, on semble insister beaucoup plus sur la cohésion sociale.

Comment peut-on améliorer les avantages pour ceux qui sont à l'intérieur? Cette dichotomie bien sûr peut dépendre beaucoup de l'importance relative de chacun de ces deux groupes. C'est l'idée du progrès ou du moins de ce que nous pensons du progrès.

La notion de confiance est l'un des éléments clés de la cohésion sociale. Les individus constatent de façon empirique qu'ils sont importants. La polarisation sociale a un effet négatif sur la confiance et donc sur la cohésion sociale. L'inégalité du revenu est un exemple de polarisation qui fonctionne de façon plus positive. On pourrait aussi citer l'importance de l'homogénéité ethnique d'un pays. Les pays plus homogènes ont tendance à avoir une plus grande confiance au sein de leurs groupes.

Les pays qui ont des institutions qui empêchent les gouvernements de se comporter de façon arbitraire semblent connaître une plus grande confiance. Le fait que les citoyens votent davantage, qu'ils participent de façon plus active à la vie politique et que les médias soient plus ouverts constituent des éléments positifs pour instaurer cette confiance.

La confiance semble augmenter avec le niveau d'alphabétisation et d'instruction. Pour la variante religieuse, nous avons étudié les protestants, les catholiques et les musulmans. Plus le pourcentage de protestants est élevé, plus grands sont les effets positifs apparents et plus grands sont les effets négatifs avec les catholiques et les musulmans. Cela est valable pour un sous-ensemble de pays qui ont été analysés -- et cela peut varier avec un groupe différent de pays ou si l'on tient compte de la tolérance religieuse dans chacun.

Un résultat qui va sans doute vous fasciner, c'est que le nombre des avocats a un rapport négatif avec la confiance. Plus il y a d'avocats, moins il y a de confiance. On peut dire qu'on a peut-être besoin de davantage d'avocats dans une société où il y a une moins grande confiance, mais ça me rappelle toujours la vieille histoire de l'avocat unique dans une ville qui meurt de faim alors que lorsqu'il y en a deux, ils s'enrichissent tous les deux. Cela a peut-être aussi à voir avec ce phénomène.

On a un peu parlé du compact social. Poussons cette idée un peu plus loin. Le compact qui existait au Canada entre les principaux groupes voulait que les entreprises partagent les bénéfices avec leurs travailleurs, y compris la stabilité de l'emploi. Les intéressés profitaient du progrès réalisé dans la société. Le système d'assurance sociale, comme l'assurance-chômage, la sécurité sociale, l'assistance sociale et les soins de santé ont été conçus pour protéger la population. L'accès à une éducation de qualité et la redistribution régionale faisaient partie du compact social au Canada jusqu'en 1975 au moins.

Après cela, nous avons vraiment vu une disparition de la confiance avec les réductions de personnel, la diminution des salaires réels, la perte des avantages, la polarisation des salaires, les compressions gouvernementales sur certaines parties du système d'assurance sociale, les réductions d'effectif des gouvernements, l'augmentation des frais de scolarité, l'abandon du développement régional, le déchargement du gouvernement fédéral sur les provinces et des gouvernements provinciaux sur les municipalités. Tous ces facteurs ont créé un climat qui a fait s'écrouler d'une certaine façon le compact social.

Le compact social peut influer sur l'économie. M. Osberg a parlé du coût social inférieur sur le plan des soins de santé et des services de police. Il est prouvé qu'il y a moins de transactions et d'autres coûts pour l'économie lorsque la cohésion sociale et les compacts sociaux sont meilleurs. Il y a une amélioration du climat pour l'investissement tant pour l'investissement du capital humain que pour les taux d'investissement et une meilleure formation concernant les questions de politique lorsqu'il est possible de discuter des options et de résoudre les différends.

Pour ce qui est d'essayer de quantifier ce qui se passe, selon des évaluations faites en 1997 dans une étude importante -- qu'il faudrait faire à nouveau -- une augmentation de la confiance d'environ 10 p. 100 permettrait de hausser de façon permanente le taux de croissance de l'économie d'environ 0,8 p. 100 par année.

Chaque fois que quelqu'un vous offre une affaire de ce genre, il faudrait la saisir, mais il faudrait sans doute aussi se montrer un peu suspicieux. À la longue, cela donne des avantages assez importants pour la société.

De même, lorsque la confiance augmente, le taux d'investissement peut augmenter nettement aussi: 1 p. 100 pour 7 p. 100 d'augmentation de la confiance. Lorsqu'on regarde les différences d'évaluation de la confiance dans divers pays, il semble réaliste de penser à une évolution de 5 à 10 p. 100 de ces évaluations.

Les avantages pourraient être un taux plus rapide de croissance et une amélioration du coefficient d'investissement, ce qui peut augmenter la hausse de la productivité et réduire les tensions sociales.

Le professeur Osberg a dit que nous voulions aussi une meilleure cohésion sociale et un meilleur compact social pour ce qu'il vaut. Ce n'est pas simplement une question de PIB; il s'agit aussi de créer une société plus civile.

Que faire si l'on veut réaliser des progrès au chapitre de la confiance et de l'amélioration de la cohésion sociale? Les listes sont longues. Je peux vous donner quelques évidences comme le fait de s'attacher au plein emploi, d'augmenter la progressivité, mais j'insisterais surtout sur les tentatives pour créer des institutions de concertation plus grande. Dans vos délibérations, c'est un domaine que vous pourrez envisager utilement et auquel vous pourrez vous attacher.

Il est beaucoup plus facile pour les gouvernements de dilapider le capital social ou la cohésion sociale que de la reconstruire. Il y a certaines choses qui pourraient nous être très utiles, c'est de reconstituer les institutions, en y apportant certains changements, qui fonctionnaient efficacement au Canada jusque vers 1975 -- et un peu moins efficacement jusqu'en 1991 -- je veux parler du Conseil économique du Canada et du Conseil des sciences du Canada. Je suggère un conseil économique et social avec une large participation des provinces, des entreprises, des syndicats, des ONG -- contrairement au Conseil économique, qui n'avait pas de représentation provinciale -- mais aussi du gouvernement fédéral. Il n'était pas officiellement à la table du Conseil économique. Je donne en effet des précisions ici et je suggère de faire également participer le ministère des Finances et la Banque du Canada. Ce cadre correspond en gros à celui du Conseil économique et social des Pays-Bas.

Le mandat de ce groupe serait d'arriver à un consensus sur les objectifs sociaux et économiques, de proposer des options politiques et d'inclure non seulement des économistes mais également un grand nombre de représentants d'autres disciplines.

De même, un conseil des sciences et de l'environnement composé de la même façon pourrait être un groupe utile qui aurait pour principale tâche d'élaborer des principes de réglementation et de politique s'appuyant sur des données scientifiques, et qui aurait aussi un rôle d'éducation de la population sur certains des sujets sur lesquels la divulgation de l'information n'est pas très généralisée comme les gaz à effet de serre, la sécurité biotechnologique, et cetera.

Je ne vous lirai pas toute la citation de la déclaration faite par le sénateur Forsey en 1991 que j'ai placée à la fin de mon document, mais elle m'a certainement inspiré. Le sénateur voulait avant tout que l'on fasse quelque chose que l'on ait un Canada qui puisse faire quelque chose pour le reste du monde.

Le président: Vous avez tous deux parlé d'un compact économique et social, ou d'un consensus, et je crois que vous envisagiez la possibilité d'un compact explicite plutôt qu'implicite.

Voilà bien longtemps que nous en parlons ici et là. Lorsque le premier ministre Pearson a créé le Conseil économique du Canada dans les années 60, il n'avait pas le mandat de constituer un compact social entre les divers acteurs de l'économie canadienne. Mais la constitution du Conseil était telle que dans ses premiers rapports, il y avait un véritable consensus pour certains objectifs économiques auxquels il s'est attaché. Vous vous souvenez sans doute du professeur Deutsch, qui était président du conseil à l'époque. Je crois que cela a vraiment été utile pendant quelques années. Je ne sais ce qui s'est produit ensuite. Ce n'est sans doute pas important pour ce qui nous intéresse aujourd'hui. Il y a eu notamment une période d'inflation très élevée et de chômage important dans notre pays, il y a eu ensuite la stagflation et tout le reste. Quoi qu'il en soit, le Conseil n'a jamais joué le rôle auquel il semblait être promis à ses débuts. Notre amie de longue date, Sylvia Ostry, lorsqu'elle avait un poste important dans la fonction publique, s'est beaucoup intéressée à ce domaine et a énormément écrit et enseigné sur le sujet.

Je connais suffisamment la plupart des arguments retenus pour vous dire que ce dont vous parlez est impossible en raison de la nature fédérale du pays, parce que nous n'avons pas la structure syndicale centralisée et forte qui existe en Europe, par exemple, et tout le reste. Je ne sais si ces arguments sont concluants. J'imagine que vous pensez que non, mais j'aimerais savoir ce que vous en pensez.

En 1985, je crois, au début du dernier mandat du gouvernement Mulroney, le premier ministre a décidé de tenir un sommet économique. Tous les acteurs ont été invités et Stanley Hartt, qui exerçait la profession d'avocat à Montréal, a été invité à venir l'organiser. Tous les acteurs se sont trouvés réunis dans la même salle et ce fut pour finir une grande réunion sociale autour d'une tasse de thé. Je crois que M. Mulroney et M. Hartt en sont sortis en se disant que ce ne serait pas demain la veille que tous ces acteurs seraient réunis à nouveau dans la même salle.

Je vous prie de m'excuser d'avoir parlé si longtemps. C'est un domaine de la politique publique qui est en grande partie inexploré et qui m'intéresse beaucoup. Pendant toutes les années que j'ai passées ici, je n'ai jamais décelé le moindre intérêt de la part de ceux qui font la politique économique ou du gouvernement du Canada pour ce que vous proposez.

Qu'en savez-vous l'un ou l'autre ou les deux?

M. McCracken: J'ai eu le plaisir de travailler au Conseil économique avec John Deutsch au cours de la période de 1965 à 1967, et à nouveau de 1970 à 1972 avec Arthur Smith et André Raynauld. J'ai bien sûr continué à travailler avec eux ici à Ottawa jusqu'à leur disparition. J'estime que le conseil a très bien fonctionné tout au long de cette période et jusqu'en 1974-1975. Il y a deux choses qui lui ont été fatales cependant.

D'une part, les gouvernements provinciaux et les ministères fédéraux, notamment la Banque du Canada et le ministère des Finances, n'en faisaient pas partie. Il n'a donc pas pu contribuer à résoudre les problèmes qui apparaissaient à l'époque, notamment celui de l'inflation et de la manière de la combattre, celui des prix du pétrole qui avaient commencé à grimper après la crise de l'OPEP. Cette lacune nous montre clairement qu'il est nécessaire d'avoir davantage de groupes autour de la table. Dans une société fédérale, la présence des représentants des gouvernements provinciaux aussi bien que fédéral est nécessaire. Les principaux groupes politiques du gouvernement fédéral devraient être contraints de venir à la table plutôt que de rester à l'extérieur et de contester ensuite les conclusions de l'institution.

Le deuxième problème est apparu après 1975. Quelques jours après l'introduction, le 14 octobre, du contrôle des prix et des salaires, tous les groupes syndicaux sauf un ont quitté le Conseil économique, ainsi d'ailleurs que de nombreuses autres institutions chargées de constituer un consensus au sein du gouvernement fédéral. Ils ne sont jamais revenus.

À l'époque, le conseil a perdu sa capacité d'obtenir un consensus. Il a dû le faire de façon indirecte en essayant de publier des rapports équilibrés et de continuer son excellent travail de recherche. Mais il a été handicapé à partir de ce moment-là. L'expérience prouve qu'il faut que le groupe soit complet.

L'expérience du sommet économique de 1985 et de celui que les libéraux ont tenté en 1993 montrent que les rencontres de groupes constitués de gens de la rue ne donnent pas de résultats. La télévision ne facilite pas les choses; les prises de position non plus. Il n'y a aucune confiance entre les participants. Je suis tout à fait d'accord avec vous pour dire que ce n'est pas une solution pour remplacer le conseil. Les délibérations et le regroupement des acteurs de la société n'en restent pas moins nécessaires.

Aucun groupe ne tente ce genre de choses à l'heure actuelle au Canada à l'exception de quelques petits secteurs limités. Le Centre canadien du marché du travail et de la productivité et la Commission canadienne de mise en valeur de la main-d'oeuvre tentent de faire quelque chose dans le domaine de la formation et pour certains aspects du marché du travail, mais ces groupes ont déjà vu leurs ressources diminuer grandement au cours des dernières années. Ils ne fonctionnent pas à pleine capacité.

En ce qui concerne l'attitude du gouvernement canadien à cet égard, et étant donné la nature de notre pays, si vous êtes au pouvoir et que vous travaillez au ministère des Finances, la dernière chose que vous voulez c'est que quelqu'un vous dise ce qu'il faut faire et quel genre de politiques il faudrait mettre en oeuvre. La bureaucratie aura toujours tendance à être contre la constitution de tels groupes.

Le Conseil économique a été formé de façon très curieuse, lorsque le gouvernement Diefenbaker l'a proposé.

Le président: On avait lancé ce qu'on appelait un «centre national de productivité».

M. McCracken: Oui, et encore avec un gouvernement minoritaire. Le gouvernement Pearson a voulu le mettre sur pied et tous les partis sont arrivés à un consensus. C'est une coïncidence qui a fait qu'il a pu démarrer. Et une fois lancé, il est apparu qu'il avait les jambes solides, du moins jusqu'en 1975.

Le président: Mais le gouvernement n'en faisait pas partie: la Banque du Canada et le ministère des Finances n'en faisaient pas partie.

M. McCracken: En effet, et les provinces non plus.

Le président: Mais il comptait toutefois les principaux acteurs de l'économie, côté secteur privé.

M. McCracken: Les entreprises, les syndicats et le secteur agricole.

Le président: Ils se sont concentrés sur quelques objectifs et ils sont arrivés à un consensus. C'est ce qui a été le plus important. Je me demande si la présence du gouvernement et de la Banque du Canada est vraiment nécessaire.

M. McCracken: Oui, si vous voulez recommander des politiques. Si vous voulez résoudre des problèmes auxquels le gouvernement est partie, il faut qu'il soit aussi représenté à la table. Cela fait toute la différence.

Il est bon d'avoir l'opinion d'autrui sur la question. Je me suis récemment rendu aux Pays-Bas et j'ai rencontré des gens du Conseil économique et social. J'ai été assez surpris de voir son utilité et le rôle important qu'il a joué pour permettre la concertation dans ce pays. Il a contribué, du moins dans l'esprit de certains, à ce que l'on appelle «le miracle hollandais», même si nombreux sont ceux qui disent qu'il ne faut pas parler de miracle car c'est simplement une gestion avisée.

M. Osberg: Il est certainement vrai que les obstacles que constituent le système constitutionnel fédéral, la plus grande régionalisation et la diversité du Canada font qu'il n'est pas possible d'adopter un modèle semblable à celui de la Suède ou de la Norvège. Il faudrait qu'il soit différent chez nous. Mais il est bon de se rappeler aussi que ces sociétés n'ont pas toujours connu un tel consensus. Elles n'ont pas toujours été dotées de ces institutions. Elles existent depuis pas mal de temps, mais elles ont été créées après des périodes de conflits sociaux importants, lorsqu'on a compris que si l'on continuait sur cette voie, on courait sans doute au désastre.

Ces institutions ne sont pas sorties du néant. Elles viennent de décisions conscientes et de la réalisation que la voie suivie n'était pas la bonne et qu'il valait mieux penser à une autre solution.

Nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les principaux décideurs actuels du ministère des Finances ou de la Banque du Canada acceptent une telle chose parce que qui dit consultation, dit partage du pouvoir. Lorsqu'on possède le pouvoir, pourquoi voudrait-on le partager?

La consultation concerne aussi l'option non étudiée; la question qui n'a pas été posée. Ce sont des choses peu agréables. Les arguments en faveur d'une institution comme le conseil économique et social sont l'équilibre, les poids et contrepoids, la diversité des opinions et des études et la circulation véritable de l'information. Si l'on détient déjà tout le pouvoir, pourquoi voudrait-on des poids et des contrepoids?

Le sénateur Butts: Je vous ai tous les deux entendu parler à plusieurs reprises du compact social. Est-ce que cela revient à ce que l'on appelait le «contrat social»? Dans les siècles précédents, Hobbes, Locke et Rousseau ont traité de ces questions. Bob Rae a essayé de le faire, mais je me souviens qu'il a dit dans sa biographie que personne ne comprenait de quoi il parlait. Cela ne l'a mené nulle part. Ainsi, si l'on dit que c'est la même chose que la cohésion sociale, cela veut-il dire que cela ne nous mènera nulle part aussi?

M. McCracken: Je suis à peu près sûr que c'est lié à l'idée du contrat social de Rousseau, par exemple. S'il y a maintenant une différence, c'est que les institutions de la société -- surtout lorsqu'on parle de compact social ou de contrat social -- sont un élément essentiel de l'activité générale. Nous ne voulons pas parler simplement, au sens courant, de ceux qui s'occupent de l'économie générale. Il s'agit d'une notion récente, qui a été créée parce que nos sociétés sont devenues plus complexes et que nous essayons de faire davantage de choses qu'il y a 100 ou 200 ans.

Il est utile de commencer avec Rousseau et son contrat social. La population n'est pas simplement constituée d'individus distincts, et il y a un certain avantage à être ancré dans la société. Mais il nous faut nous occuper de ce que l'on appelle le problème des passagers clandestins. Ce n'est pas du tout ce que nous faisons. Nous nous disons en général: «Je vais me comporter conformément aux attentes de la société parce que j'en tire un avantage», et bien sûr: «La société va me punir si je ne me comporte pas bien.» La question est de savoir comment on fait comprendre cela à un groupe beaucoup plus large de personnes; comment constituer des institutions gouvernementales en qui la population a foi, qui pourront respecter leurs engagements et fournir les biens et les services prévus.

J'utiliserais les expressions «compact social» et «contrat social» de façon interchangeable pour n'importe quel pays sauf le Canada, ou pour n'importe quelle province sauf l'Ontario. Je crois que si M. Rae avait été un peu plus patient, on pourrait peut-être dire aujourd'hui combien cela a bien marché. Il s'est avéré impatient pour finir et il a laissé bon nombre de gens le bec dans l'eau.

M. Osberg: On peut envisager ces expressions de façon très générale pour décrire tout un ensemble d'institutions. D'une certaine façon, le contrat social doit être réinventé à chaque génération. D'énormes changements technologiques et économiques et d'incroyables bouleversements sociaux se produisent à chaque génération. À un moment donné, les Canadiens partaient en guerre pour défendre l'Empire.

C'était une époque où la monarchie était un symbole d'unification très important, mais la signification de cette institution sociale a énormément changé au cours des générations qui ont suivi. Avec les télécommunications, nous vivons dans un monde où on peut ressentir instantanément les catastrophes naturelles qui se produisent ailleurs et avoir le sentiment d'appartenir à une même communauté lorsque survient un désastre comme les inondations de la rivière Rouge, ce qui était tout à fait inconcevable il y a 20 ou 40 ans. Tout à coup, la notion de communauté change pour des raisons technologiques aussi bien qu'économiques et pour des raisons sociales profondes. D'une certaine façon, nous devons réinventer ce contrat social à chaque génération. Si vous n'y réfléchissez pas et si vous ne vous impliquez pas dans ce contrat, il n'est pas certain qu'il survive. Nous avons essayé de montrer qu'il est important en soi et qu'il a également des répercussions très importantes.

Le sénateur Butts: Il me semble que le terme «contrat» a une connotation supplémentaire d'obligation qui ne figure pas dans les autres expressions; l'obligation du citoyen envers son pays et celle du pays envers ses citoyens. C'est ainsi que je l'expliquais lorsque j'enseignais cette matière. Il suffit de parler des prêts aux étudiants et de l'obligation de les rembourser; cela constitue un excellent exemple de contrat social.

M. McCracken: C'est utile. Cela permet de l'expliquer.

Le sénateur Johnstone: Je tiens à m'associer aux mots de bienvenue qui vous ont été adressés aujourd'hui, messieurs. Je veux aussi vous dire que je m'inquiète, étant donné que nous avons de si nombreux avocats au Sénat à l'heure actuelle, de votre remarque voulant que s'il y a trois avocats en ville, deux vont prospérer et le troisième va mourir de faim.

M. McCracken: Ce n'est pas ça. S'il n'y en a qu'un en ville, il va mourir de faim, mais s'il y en a deux, ils vont réussir. C'était une plaisanterie. Si j'ai pris l'exemple des avocats, c'est parce qu'il existe dans les livres et que cela illustre bien comment on peut avoir souvent un indicateur qui est en fait un indice d'autre chose. En effet, tous ceux qui ont eu recours aux services d'un avocat les ont sans doute jugés très utiles pour résoudre des conflits et des différends qui sans cela auraient pu être très préjudiciables.

Le sénateur Johnstone: Tout en pensant à cette situation plutôt inhabituelle, je vais vous poser une question: quel est le rapport entre la distribution du revenu et la cohésion sociale?

M. Osberg: Ce n'est certainement pas la même chose. Il est important de prendre en considération non seulement la distribution actuelle du revenu, mais aussi la mobilité de cette distribution et l'importance de ce que l'on pourrait appeler l'instabilité ou l'insécurité à laquelle seront confrontées les industries à l'avenir, et non pas seulement actuellement.

Les pays qui sont les mieux placés selon une enquête mondiale sur les valeurs en ce qui concerne l'indicateur de la confiance entre les personnes ou d'autres agrégats qui permettent la comparaison entre les pays, et selon une série d'enquêtes sur la distribution du revenu qui permet également cette comparaison entre les pays, font qu'il est possible de déduire qu'il y a une corrélation entre l'égalité de distribution du revenu et les mesures de cohésion sociale pour diverses dimensions. Ce n'est pas parfait. Il s'agit d'une corrélation. Ce n'est certainement pas une équivalence exacte. Ce qui est important, ce n'est pas simplement le niveau absolu, mais le fait de savoir s'il y a eu un changement récent. Au Royaume-Uni, par exemple, il y a eu une augmentation très grande de l'inégalité dans les années 80 et bien que nous ne sachions pas s'il s'agit vraiment d'une conséquence, nous observons une diminution de la confiance lorsqu'on l'évalue.

Le sénateur Johnstone: Vous dites qu'il y a eu une augmentation des inégalités dans les années 80. Cela a-t-il changé dans les années 90?

M. Osberg: Mais le problème, c'est que les données datent toujours. Lorsqu'on fait une enquête, il faut traiter les données puis les analyser. Les données les plus récentes provenant du Royaume-Uni remontent à 1993, et je crois que les gros changements concernant l'inégalité se sont produits vers la fin des années 70 jusque vers 1987, 1988 peut-être et ensuite la situation s'est plus ou moins stabilisée. D'après les normes internationales, il y a eu une très grosse augmentation de l'inégalité au cours de cette période, surtout du début au milieu des années 80.

M. McCracken: Permettez-moi d'ajouter une précision à ce que vous avez dit. Il y a aussi l'«exclusion sociale» et l'«inclusion sociale» qui sont fortement liées à l'inégalité du revenu. Si vous ne faites pas partie de la population active ou si vous travaillez de façon irrégulière ou temporaire, il est vraisemblable que votre revenu soit inférieur dans ce rapport que si vous faisiez partie d'un réseau d'employeurs stables. On prend généralement le soin de dire que ce n'est pas la même chose que d'être pauvre. On peut être pauvre et faire encore partie de certains réseaux de soutien, dans le cadre familial, avec les amis et dans la collectivité. Vous pouvez être riche et ne pas faire partie de ces communautés, ne pas être aidé par elles. Mais en gros, dans la société dans son ensemble, il y a une assez grande corrélation entre ceux qui sont pauvres, qui n'ont pas de revenu, qui sont démunis, et ceux qui sont socialement exclus, c'est-à-dire qu'ils ne font pas partie d'autant de réseaux générateurs de revenu ou d'autres récompenses.

Nous envisageons quelque chose qui est très semblable. Le gros point d'interrogation est de savoir si c'est suffisamment différent pour justifier le rapport d'un autre comité ou s'il s'agit simplement d'affecter des sommes à ce problème, après quoi il va disparaître. Ce que nous essayons de faire comprendre, c'est qu'il ne s'agit pas uniquement de revenu, mais que c'est le réseau des relations entre les personnes, entre les personnes et les organisations, entre une foule d'organisations, qui est le plus utile pour faire avancer toute la société et pour résoudre les conflits. Cela peut inciter les personnes à s'entraider lorsque les temps sont difficiles. C'est une force distincte, une caractéristique distincte des simples transferts de revenu.

[Français]

Le sénateur Ferretti-Barth: J'ai entendu votre exposé et lu les documents qui sont en anglais. Je préférerais avoir l'information en français. J'ai bien compris que la problématique qui se pose dans cette cohésion sociale est vraiment d'une grande responsabilité pour les citoyens ou pour le gouvernement. Monsieur Osberg, vous en connaissez beaucoup en matière de pauvreté et d'inégalité économique. Est-ce que ces facteurs existaient déjà dans les années 30, 40, 50? Est-ce que la cohésion sociale de ces années est si différente de celle d'aujourd'hui? Comment le gouvernement ou les citoyens pourront-ils affronter les défis pour établir un équilibre de cette cohésion sociale? La cohésion sociale touche plusieurs problèmes sociaux, par exemple, la famille, les enfants, les petits enfants, les jeunes adultes, les adultes et les personnes âgées. Quel est le prix que les citoyens doivent payer pour arriver à une cohésion sociale adéquate qui puisse répondre aux besoins du peuple canadien?

M. Osberg: Pour vous expliquer cela, je vais vous répondre en anglais. Je serais trop inexact si j'essayais de parler en français. Il n'y avait pas de mesures de cohésion sociale durant les années 30 et 40.

[Traduction]

Lorsqu'on parle de mesure de la cohésion sociale, il y a toute une série d'études internationales sur les attitudes envers la confiance et envers la communauté en général qui datent de 1981 et 1991. L'enquête mondiale sur les valeurs date de cette période. Il y a aussi un programme international de sciences sociales qui date à peu près de la même époque. Nous avons donc ces mesures effectives de la cohésion sociale seulement depuis le début des années 80. Nous ne pouvons que faire des déductions indirectes sur l'importance de la cohésion sociale dans les années 30 et 40. Même les chiffres concernant par exemple l'inégalité du revenu sont un peu flous pour cette période.

Le sénateur Ferretti Barth: Comme vous le savez, à cette époque-là, les collectivités ont commencé à se rassembler pour s'entraider et depuis 1960, nous avons créé de nombreux organismes qui s'occupent des problèmes des exclus.

[Français]

Ces gens qui étaient exclus du réseau social ont été pris en main par la communauté qui a aidé ces gens marginalisés et les a fait participer à la vie sociale et leur a donné les outils nécessaires pour se prendre en main. Déjà, au milieu des années 60, nous voyons aussi des organismes tel Centraide. Centraide va dans la communauté pour aider les gens qui sont dans le besoin. C'est ce que vous disiez tantôt, concernant la consultation et la participation du pouvoir. La cohésion sociale existait déjà en ce temps-là.

Est-ce que cette situation est si grave aujourd'hui que tout le monde se plonge dans cette problématique? Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui, la pauvreté, l'inégalité sociale et l'inégalité à l'accès à l'emploi sont si graves que tout le monde se questionne? C'est ce que je veux comprendre.

M. Osberg: Quand on parle d'exclusion sociale, on pense plutôt à un concert de pauvreté relative.

[Traduction]

En ce qui concerne l'exclusion sociale et la cohésion sociale, la question n'est pas de savoir quel est le niveau de vie absolu, mais quel est votre niveau de vie par rapport à celui des autres membres de la société. Si vous vivez dans une société où personne n'a le téléphone, vous n'êtes pas exclu si vous n'en avez pas. Si vous remontez assez loin dans l'histoire canadienne, c'était la norme, de sorte que toutes les conventions sociales, tous les problèmes sociaux, tenaient compte du fait que personne n'avait le téléphone. Mais si la plupart des gens ont le téléphone et que vous ne l'avez pas, vous êtes en dehors. Le problème est donc, pour la cohésion sociale et l'exclusion sociale, la pauvreté par rapport au niveau de vie courant à ce moment-là. Même si le niveau de vie absolu était certainement inférieur dans les années 30 et 40, la question de la pauvreté relative est celle qui importe pour déterminer la cohésion sociale et l'exclusion sociale.

M. McCracken: Je vais simplement faire une précision. Ce qui me frappe, c'est que dans les années 60, nous avions des taux de chômage assez bas, même s'ils n'étaient pas aussi bas que les cibles proposées par le Conseil économique à l'époque. Il est clair que par rapport aux normes actuelles ou aux résultats actuels, ils étaient de beaucoup inférieurs. Je crois que lorsque nous avons entamé les années 70, et surtout les années 80, nous avons vécu une récession au cours de laquelle le taux de chômage a dépassé les 10 p. 100 pour la première fois depuis la dernière guerre ou depuis la Grande dépression. Il y a eu une assez bonne reprise, mais nous sommes retombés dans le creux à nouveau. À chacune de ces périodes, nous avons constaté que les gens se mettaient à penser qu'ils n'avaient pas le temps de s'occuper des autres. Les gouvernements ont aussi commencé, à tort ou à raison, à réduire leurs dépenses. Il y a un groupe qui a notamment été visé par ces réductions, c'est celui des associations sans but lucratif qui étaient là pour aider les gens de la collectivité. D'après une étude sur Toronto que j'ai vue il y a quelques années, le nombre des organismes d'aide aux pauvres a été réduit de moitié. L'année suivante, les chercheurs ont constaté que la moitié restante avait subi des compressions budgétaires et vivaient une situation très difficile.

Nous avons pour ainsi dire supprimé les institutions qui contribuaient à une certaine cohésion sociale. Parallèlement, nous avons commencé à penser que, si les gens sont pauvres ou au chômage, c'est de leur faute et que ce n'est pas la responsabilité de la société. Avec une telle attitude, il y a une forte tendance à isoler et à exclure ces gens. Je crois que c'est ce qui a cloché et il est beaucoup plus facile de créer ce genre de situation que d'y remédier. Pour cela, il faut regagner la confiance et dépenser l'argent nécessaire pour reconstituer petit à petit les institutions qui ont été détruites. Il vaut mieux essayer de le faire à un moment où le taux de chômage est relativement faible parce que lorsque davantage de personnes travaillent, elles sont plus prêtes à aider les autres.

Je crois que ce que vous dites des périodes précédentes est exact, que nous avons connu de meilleurs moments pour ce qui est de la cohésion sociale. Nous avons certainement connu de meilleurs moments pour la distribution du revenu. Nous avons des preuves sérieuses qui montrent que la distribution du revenu s'est détériorée et des indicateurs assez probants laissent entendre que la cohésion sociale a maintenant été affaiblie.

Le sénateur Grafstein: Ce que vous venez de dire fait qu'il m'est un peu plus difficile de poser ma question. Je le dis parce que l'on nous dit de façon assez convaincante que nous n'avons pas très bien réussi en ce qui concerne la disparition de la confiance, les réductions d'effectif, la polarisation, les compressions budgétaires, la diminution des prestations d'assurance-chômage, l'augmentation des frais de scolarité, l'abandon du développement régional, le transfert des responsabilités, et cetera.

M. McCracken: Ma liste est encore plus longue.

Le sénateur Grafstein: C'est une liste assez effrayante, mais cela tend à être une valeur commune que toutes les sphères politiques au moins semblent avoir adoptée. Je suis d'accord avec ce qu'a dit M. McCracken, à savoir que ce faisant, nous semblons avoir perdu notre cohésion sociale. En même temps -- et c'est le pire de tous les mondes -- nous avons un problème de chômage difficile à régler et une disparité croissante du revenu réel. Les revenus réels ne sont pas à la hausse. Nous sommes responsables de tout cela, mais en même temps nous n'avons pas très bonne opinion de ce qui nous rend habituellement fiers de nos décisions politiques.

Mais restons-en là et parlons du livre de Reich et de l'expérience américaine. Nous n'aimons pas parler de l'expérience américaine parce que nous sommes différents -- nous sommes Canadiens, nous sommes plus à l'aise, nous sommes meilleurs, et cetera. Mais aux États-Unis, pour reprendre votre modèle, on a fait exactement ce que vous avez dit qu'il ne fallait pas faire. On a réduit davantage les effectifs, la mobilité est plus grande, la protection des syndicats est inférieure, la sécurité sociale est plus limitée.

Mais en même temps, tandis que tous ces facteurs déterminants qui traduisent notre politique sociale ont été battus en brèche, leur taux de chômage est plus bas que jamais. Il est en dessous de 5 p. 100. Il oscille autour de 4 p. 100. C'est peut-être une comparaison injuste parce que je n'ai pas regardé les données précises, mais d'après des informations générales que j'ai vues ces dernières semaines, il semble que le revenu réel baisse au Canada alors qu'il monte aux États-Unis.

Ont-ils mieux agi que nous face à l'évolution de la cohésion sociale? Ils semblent obtenir de meilleurs résultats, du moins à court terme. J'aimerais savoir ce qu'il en sera, selon vous, dans 50 ans, même si je ne serai plus là, pas plus d'ailleurs que la plupart des autres personnes qui sont dans la salle.

Le président: Mais le Sénat sera toujours là.

Le sénateur Grafstein: Oui, il va toujours exister.

Voilà la question que je pose à titre indicatif: comment gérer le changement lorsqu'il est partout autour de nous?

M. Osberg: Il est indubitable que les États-Unis ont des résultats nettement meilleurs que le Canada en ce qui concerne le chômage, et je crois qu'il y a à cela une raison évidente. Ils ont une politique monétaire qui ne fait pas une fixation aussi forte que la Banque du Canada sur l'inflation zéro. Ils n'ont pas eu l'inflation terrible que nous avons connue au début des années 90 parce qu'ils ne sont pas allés aussi loin, il s'en faut, dans leur lutte contre l'inflation. La Banque du Canada nous a placés à l'extrémité inférieure de la fourchette qu'elle s'est donnée comme cible pour l'inflation et a constamment mis un frein dès qu'il y avait le moindre risque d'inflation. Voilà quatre mois de suite que le PIB diminue cette année, avec exactement l'écart attendu de l'augmentation des taux d'intérêt de l'année dernière. Ce n'est un secret pour personne que l'un des déterminants les plus importants du chômage est la politique monétaire.

Quant au revenu réel, cela dépend de la façon dont vous considérez le problème. Il est vrai que le revenu moyen est supérieur aux États-Unis qu'au Canada. Il est aussi vrai que si vous calculez et comparez le revenu des plus pauvres et des plus riches -- sans tenir compte de choses telles que les services de santé mais simplement du revenu pécuniaire -- et si vous procédez à l'ajustement voulu pour la parité du pouvoir d'achat entre le Canada et les États-Unis, vous constatez que les 65 p. 100 des Canadiens les plus pauvres sont dans une situation nettement meilleure que les 65 p. 100 des Américains les plus pauvres.

La différence de revenu moyen entre le Canada et les États-Unis se situe entièrement dans le tiers supérieur de la distribution du revenu parce que deux tiers des Canadiens se trouvent dans une situation nettement meilleure qu'ils ne le seraient s'ils avaient un revenu équivalent aux États-Unis. Il est vrai que les Canadiens qui ont des revenus élevés sont dans une situation nettement moins bonne que leurs homologues américains. C'est parce qu'une si grande partie de la distribution du revenu aux États-Unis va vers le sommet que la moyenne est relevée. Dire que les résultats américains sont meilleurs dépend du fait que vous considérez les deux tiers inférieurs de la distribution du revenu ou le tiers supérieur.

On peut aller plus loin. Permettez-moi de faire de la réclame pour le Centre d'étude du niveau de vie et la conférence sur le niveau de vie qui a lieu cette fin de semaine à Ottawa, précisément vendredi et samedi. Nous allons présenter une série d'articles sur la mesure du niveau de vie, dont un qui comporte une comparaison directe du niveau de vie canadien et américain. Si on va un peu plus loin que la simple idée du revenu et qu'on regarde les quatre dimensions du bien-être -- pas seulement ce que l'on consomme aujourd'hui mais ce que l'on accumule pour l'avenir, l'importance de l'inégalité, la pauvreté dans la société et le niveau d'insécurité dans la société -- le Canada l'emporte sur les États-Unis pour l'importance de l'inégalité et de la pauvreté, et pour le niveau de sécurité que nous offrons à nos citoyens, mais il n'a pas d'aussi bons résultats pour la consommation moyenne parce qu'une très grande partie de cette consommation est faite par le groupe situé au sommet de la distribution du revenu aux États-Unis.

Nous ne voulons pas seulement prendre en considération les États-Unis pour faire des comparaisons, mais nous voulons nous intéresser au monde entier. Selon le pays, il y a toutes sortes d'expériences différentes. Il n'est tout simplement pas vrai que l'inégalité et la pauvreté ont augmenté dans tous les pays. La pauvreté a augmenté dans environ la moitié des pays et a diminué dans l'autre moitié. L'inégalité a augmenté dans certains pays et a baissé dans d'autres. Chaque pays doit faire des choix sociaux.

Je crois que nous pouvons dire que dans les années 80, l'État providence au Canada a fait ce qu'il avait toujours été prévu qu'il fasse. Il a atténué l'augmentation de l'inégalité du revenu que nous aurions connue autrement et il a maintenu une certaine égalité des chances ainsi que l'égalité d'accès à un système d'enseignement postsecondaire de qualité. Nous avons commencé à changer d'attitude dans les années 90 et nous avons placé d'importants obstacles financiers sous forme de frais de scolarité plus élevés qui ont réduit l'égalité des chances. Nous avons procédé à des compressions importantes de l'assurance-chômage et de l'aide sociale, ce qui a eu des répercussions graves ces dernières années sur l'inégalité et la pauvreté. Nous verrons les répercussions de ces changements de politiques au cours des prochaines décennies.

Pendant les années 80, l'État providence au Canada a fait à peu près ce qu'il était censé faire. Il a ralenti ce qui autrement aurait été une tendance à une inégalité et une pauvreté plus grandes.

M. McCracken: La question de voir où nous nous situons par rapport aux États-Unis dépend de ce que l'on prend en considération. Mais l'une des choses utiles que beaucoup d'entre vous ont citées dans leurs discours, j'en suis certain, c'est l'Indice du développement humain des Nations Unies pour lequel le Canada se situe à la première place. Vous pourrez obtenir pour votre comité le rapport 1998 qui contient, pour la première fois, un indice de la pauvreté humaine, HP12, comme on l'appelle, pour 17 pays développés. Pour l'obtenir, on tient compte de la distribution du revenu, du chômage de longue durée, de l'alphabétisation, de l'espérance de vie ou du pourcentage de la population dont l'expérience de vie est inférieure à 60 ans. Je crois que ce sont les quatre catégories principales. Dans cette liste, le Canada se situe à la dixième place ou il est à égalité avec un autre pays. L'indice est à peu près le même pour le huitième, le neuvième et le dixième. Nous ne sommes plus numéro un. Les États-Unis sont dix-septième sur 17 -- en bas de la liste -- pour ce qui est de leur capacité d'offrir une bonne espérance de vie, l'alphabétisation et la distribution du revenu, et de prendre soin des chômeurs de longue durée.

Le faible taux de chômage est d'une certaine façon une conséquence de la nécessité pour beaucoup d'être sur le marché du travail pour pouvoir survivre, étant donné que nombreux sont ceux qui ne touchent pas d'assurance-chômage ni d'aide sociale. Ce chiffre-là n'est pas nécessairement un bon indicateur des problèmes financiers ou macroéconomiques généraux de cette économie. C'est en effet ce qu'on voit puisque le taux de chômage diminue et qu'il y a très peu de pression sur le taux d'inflation aux États-Unis.

Le sénateur Grafstein: J'espère que nous pouvons continuer cette discussion. Je ne me souviens pas des chiffres, mais j'ai étudié les deux tiers inférieurs. Bien franchement, j'en suis arrivé à une conclusion différente -- à savoir qu'il y avait davantage de revenu disponible en termes réels aux États-Unis, au cours des trois ou quatre dernières années, qu'au Canada pour les deux tiers inférieurs. Je comprends le modèle dont vous parlez, mais il y a eu davantage de mobilité dans le bas également. Le revenu disponible réel est un facteur important. Autrement dit, le revenu disponible réel, compte tenu de l'inflation, dans le percentile du tiers ou du quart inférieur...

Le président: Il y a eu davantage de progrès.

Le sénateur Grafstein: Oui. Il se pourrait fort bien que la base soit en fait inférieure et qu'une augmentation de pourcentage soit plus importante, mais ces chiffres changent très fort simplement parce que l'économie américaine tourne vite. Reste à savoir quels sont les bons éléments que l'on peut retenir de cette expérience et quels sont les éléments négatifs pour la cohésion sociale?

M. Osberg: Nous ne parlons peut-être pas de la même chose car je crois que vous avez mentionné la mobilité du revenu ou l'accroissement du revenu, l'augmentation en pourcentage.

Le sénateur Grafstein: J'ai mentionné l'augmentation du revenu réel.

M. Osberg: Oui. Je parlais du niveau du revenu réel.

Le sénateur Grafstein: Dans ce cas, nous sommes peut-être sur la même longueur d'onde.

M. Osberg: Il y a un point sur lequel on semble fondamentalement d'accord. Si une banque centrale est prête à stimuler l'économie, cela va entraîner une réduction du chômage. Les avantages de cela sont beaucoup plus ressentis par ceux qui autrement seraient au chômage et qui sont en général à l'extrémité inférieure de la distribution. Cela va avoir un effet de compression sur la distribution du revenu et augmenter le bien-être au bas de l'échelle.

J'en resterai à ma déclaration précédente parce qu'il y a des différences importantes si on prend la parité du pouvoir d'achat, qui me semble être une façon plus exacte de mesurer le niveau de vie que l'utilisation du taux de change actuel. Les avantages d'une forte demande globale sont ressentis bien davantage par les pauvres que par ceux qui sont presque pauvres.

Nous parlons du rôle de l'assurance-chômage au Canada et aux États-Unis. Nous avons maintenant des régimes d'assurance-chômage semblables. Les différences concernant le taux des demandeurs et le taux de remplacement des prestations ont disparu. Nous avons procédé à une harmonisation.

Le président: Y a-t-il des différences régionales?

M. Osberg: Je parle de moyennes globales. Au sein des États-Unis, il y a en gros 48 régimes différents. Il y en a qui sont très généreux dans certains États comme le Massachusetts, mais la moyenne canadienne générale, pour ce qui est du pourcentage des chômeurs qui reçoivent des prestations, est maintenant équivalente à celle de l'Alabama, par exemple.

Le président: Quarante pour cent.

M. Osberg: C'est comparable à l'Alabama.

Le sénateur Grafstein: J'aurais été plus à l'aise si nous avions examiné un peu moins les questions de cohésion sociale et davantage les problèmes sociaux qu'il faut régler pour voir un changement social véritable. Autrement dit, on pourrait dire qu'une trop grande cohésion sociale abrutit la société et l'empêche de changer. Les grandes entreprises, les gros syndicats et les importants systèmes d'éducation ont tendance à être des bureaucraties solides et imperméables au changement. Les réseaux plus récents tentent d'y faire des brèches.

Quels sont les facteurs déterminants pour le changement qui sont en même temps sans effet négatif sur la cohésion sociale? Nous changeons beaucoup plus rapidement à tous égards qu'auparavant. Il est plus difficile de cerner les facteurs du changement que les facteurs de la continuité. La continuité a tendance à être plus facile pour nous et le changement est plus complexe.

M. Osberg: Il y a un argument très solide que l'on peut présenter, à savoir que les sociétés qui ont une très grande cohésion, comme les équipes efficaces, peuvent faire face de façon beaucoup plus efficace aux exigences du changement, surtout parce que le changement est si rapide, se produit dans de si nombreuses directions, et exige tellement de compromis différents dont les implications complètes sont difficiles à calculer à l'avance. Mais dans un milieu où l'on a très peu confiance, les bureaucraties enracinées risquent de s'attaquer immédiatement à tout avantage marginal minime.

Si nous regardons les sociétés qui sont haut placées sur l'échelle de la confiance, ce sont des sociétés très dynamiques, sur le plan technologique, qui ont souvent des bases de ressources relativement pauvres et qui ont produit des revenus assez élevés.

[Français]

Le sénateur Lavoie-Roux: C'est dommage que le sénateur Ferretti Barth soit partie. Elle a parlé de la la cohésion sociale des années 30 et 40. La cohésion sociale existait, mais les valeurs étaient différentes.

[Traduction]

Les familles étaient nombreuses et elles se chargeaient de ce que le gouvernement n'avait pas pensé à faire. Lorsqu'une femme mourait en couches, il y avait toujours une tante ou quelqu'un d'autre pour adopter l'enfant. On se soutenait beaucoup à l'intérieur des familles et cela faisait partie de la cohésion sociale. À l'heure actuelle, les familles sont de moins en moins nombreuses. Mais là n'est pas le but de ma question.

Nous entendons beaucoup parler de mondialisation. Il ne semble pas qu'il y ait de ralentissement, au contraire, il semble qu'elle ait pris un certain élan. Je suis sûre que cela affecte la cohésion sociale. Je ne fais pas de recherche, mais j'ai l'impression que cela va augmenter le problème de cohésion sociale.

Pouvez-vous suggérer quelque chose au gouvernement pour atténuer le mal?

M. McCracken: Permettez-moi de répondre à votre remarque sur les familles nombreuses et restreintes. C'est une observation très intéressante. Elle confirme ce que M. Osberg a dit, à savoir que tandis que le monde change, il nous faut mettre à jour nos institutions et nos façons de réagir aux chocs. Une famille nombreuse, élargie, comme il en existe encore aujourd'hui dans certains pays, fonctionne différemment d'une famille restreinte parce que les parents et les enfants habitent souvent dans des villes différentes, peut-être même dans des pays différents. Cela devient un monde tout à fait autre.

Je suis frappé par le débat sur la mondialisation qui a eu lieu au Canada et en Europe et sur les divergences d'opinions. Ici nous semblons la voir comme une grosse vague qui va nous frapper de plein fouet. Nous avons très peur d'être seuls et de nous noyer. En Europe, le débat semble être quelque peu différent. On dit, oui, la vague arrive, mais les institutions, en offrant une sécurité de base au travailleur, au retraité et aux autres membres de la société, vont les aider à suivre la vague. Elles vont les aider à survivre à ces vagues.

Lors des négociations pour l'Accord de libre-échange, il y a eu un gros débat au Canada pour savoir si nos systèmes sociaux étaient suffisants pour le processus d'adaptation. La commission de Granpré a conclu que nous devrions envisager de constituer de nouvelles institutions, mais les gouvernements ont décidé que non, notre régime d'assurance-chômage était tout à fait suffisant à l'époque pour faire face au problème.

Actuellement, ce régime d'assurance-chômage n'est plus ce qu'il était. Nous sommes toujours menacés par la même vague, elle sera peut-être même plus forte que celle qui va frapper les autres pays. Il nous faut nous redemander si nos filets de sécurité sociale sont suffisants pour faire face aux pressions qui sont exercées. Si nous pouvons faire fonctionner le système, ce pourrait être une chose très positive car ces vagues amènent avec elles une amélioration de la productivité, de nouveaux produits et de nouvelles idées. Elles peuvent contribuer à relever le niveau de la société, les revenus des particuliers et leur plaisir de vivre. Reste à voir si nous allons conserver la structure de base.

Nous insistons trop peu sur la structure sociale qui va nous aider à faire face à cette situation. Cela rentre dans le cadre de la discussion sur la dimension du compact social, du contrat social ou de la cohésion sociale. Nous devrions attendre avec impatience ces vagues et essayer de les chevaucher plutôt que d'avoir peur d'être noyés.

Le sénateur Lavoie-Roux: Pensez-vous que la bureaucratie grandissante à tous les paliers de gouvernement, que ce soit au niveau municipal, provincial ou fédéral, soit un facteur important de la fracture sociale? Admettez-vous en outre que les gouvernements devraient prendre garde à ne pas essayer de résoudre un problème en créant une nouvelle entité et en augmentant ainsi cette bureaucratie, simplement pour que les citoyens ordinaires disent en définitive: «Quelqu'un va régler le problème»? J'aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Osberg: Je voudrais revenir au premier point que vous avez soulevé concernant le rôle de la famille. On peut la considérer comme l'institution sociale fondamentale, qui a des fonctions de socialisation diverses comme la mise en commun des risques, la sécurité de la vieillesse, la sécurité face à toutes sortes d'éventualités. Vous avez dit combien elle avait changé avec le temps. Bien que nous la voyions changer de façon si importante, il y a encore des besoins sociaux qui perdurent. Les gens ont encore besoin d'un sentiment de sécurité face à l'avenir. Ils ont encore besoin de se lier à d'autres personnes de la collectivité. La question est de savoir quelle sorte de nouvelles institutions sociales nous allons proposer lorsque les anciennes s'avèrent incapables d'assumer leurs fonctions antérieures? Il est inévitable, tandis que le nombre des enfants diminuent dans les familles, que les gens aient moins de frères et soeurs et donc moins de personnes qui pourront les aider lorsque les choses iront mal.

Le sénateur Lavoie-Roux: Lorsqu'ils seront vieux, ils se retrouveront tout seuls.

M. Osberg: C'est exact. Nous devons penser à de nouvelles institutions pour répondre à ces besoins sociaux qui perdurent.

Vous parlez de l'effet de la mondialisation. Il y a une chose qui est de toute évidence à l'ordre du jour, et c'est que cette tendance à la mondialisation a créé de nouveaux risques importants dans l'économie mondiale.

J'étais à Kuala Lumpur en juin et il était facile de voir comment l'économie s'est complètement écroulée après un rythme de croissance très rapide. Lorsque le pays connaissait cette croissance, on ne s'inquiétait pas de choses comme la cohésion sociale ou la protection sociale. Lorsque les revenus moyens augmentent de 8 p. 100 plusieurs années de suite, on ne pense pas avoir besoin de telles choses. Lorsque la musique s'arrête et que tout s'écroule, c'est alors que l'on commence vraiment à s'inquiéter de la stabilité sociale.

Il ne faudrait pas oublier que les origines de l'État-providence avaient moins de rapport avec la redistribution qu'avec le maintien de la stabilité sociale dans un système qui est soumis à des risques et à des fluctuations à la longue et qui impose ses risques aux individus avec les hauts et les bas périodiques des cycles économiques.

Le président: Nous oublions peut-être précisément cela dans certaines de nos décisions politiques.

Le sénateur Lavoie-Roux: Je n'ai pas eu de réponse à ma question.

M. McCracken: Je vais reprendre là où le professeur Osberg s'est arrêté. C'est précisément pour fournir ces services que nous avons une bureaucratie grandissante. La Société d'aide à l'enfance, les soins à domicile, les foyers pour personnes âgées constituent des bureaucraties qui remplacement d'une certaine façon la famille.

Il ne faut pas oublier que nous tentons une expérience contre nature à l'heure actuelle. Au niveau fédéral, le nombre des fonctionnaires diminue vraiment. Dans la dernière déclaration sur l'économie, on nous dit avec fierté qu'on est revenu au niveau des années 50 pour ce qui est de la part du PIB. Nous allons vérifier si le gouvernement constitue un obstacle ou un problème. J'ai tendance à penser que, tout bien considéré, les gouvernements sont utiles et que les bureaucraties sont utiles aux sociétés mais je suis dans la minorité parmi certains penseurs à l'heure actuelle.

On souhaiterait évidemment avoir une bureaucratie qui fasse preuve de compassion, de compétence et d'honnêteté. Cela veut dire qu'elle doit assumer tout un ensemble de rôles. Il faut donc bien la rémunérer.

Le sénateur Lavoie-Roux: Il faut aussi qu'elle fasse son travail.

M. McCracken: Oui.

Le sénateur Poy: Le professeur Osberg tout comme M. McCracken ont dit que l'un des éléments les plus importants de la cohésion sociale était la confiance. Si j'ai bien compris, nous ne pouvons pas compter sur le gouvernement en place pour instaurer cette confiance. Que proposez-vous pour augmenter la confiance dans notre société -- c'est-à-dire, la confiance entre les gens, la confiance entre les gens et le gouvernement, et la confiance entre amis?

Au cours de ces dernières semaines, j'ai assisté à ces audiences. Vous avez parlé d'inégalité du revenu. C'est une chose que je n'ai jamais pu comprendre. Comment pouvez-vous avoir une égalité de revenu lorsque l'on n'est pas nés égaux? Lorsqu'on ne naît pas avec les mêmes cerveaux. Comment pouvez-vous créer cette égalité? C'est une chose très difficile à faire.

J'ai aussi entendu que des pays comme la Hollande et la Suède sont les meilleurs modèles de cohésion sociale. Que font-ils que le Canada ne fait pas? Comment pouvons-nous copier ce qu'ils font? Voilà les questions que je voulais vous poser.

M. Osberg: Pour l'égalité du revenu, il faut bien comprendre que nous ne parlons pas d'égalité absolue. Il n'y a pas un pays dans le monde qui n'ait pas une certaine inégalité dans sa distribution du revenu. Nous parlons simplement de changer l'ampleur de cette inégalité. Il y a une grosse différence d'écart entre les riches et les pauvres, par exemple, si l'on compare le Japon aux États-Unis, ou le Canada aux États-Unis.

Lorsqu'on parle de confiance, on peut notamment l'envisager comme un processus de création d'institutions -- c'est-à-dire, comme quelque chose qui est plus vaste qu'un simple cycle électoral. Il faut qu'il y ait une sorte de consensus entre les principaux acteurs politiques et quelque chose de spécial dans ces pays pour que l'on ait créé des institutions. On a déjà donné l'exemple du conseil économique et social. Il faut qu'un tel organisme survive à des régimes successifs et son rôle doit être de constituer en permanence un lieu de dialogue. Nous savons que les politiques vont changer et que les problèmes vont changer, et nous devons trouver le moyen de nous parler. Nous devons instaurer une base de faits communs, une compréhension commune des événements, voir en quoi nos valeurs diffèrent, mais réduire l'importance du désaccord.

Le sénateur Poy: Vous parlez de confiance entre les gens, entre la population et le gouvernement.

M. Osberg: C'est bien sûr quelque chose qui demande du temps. Ce n'est pas quelque chose qui se produit du jour au lendemain dans aucun pays. À cet égard, c'est un peu comme si on déchirait un tissu au lieu de le tisser. Il est beaucoup plus rapide et facile de détruire la confiance que de l'instaurer.

M. McCracken: Permettez-moi d'ajouter quelque chose. Lorsqu'on s'attache au plein emploi ou à réduire le taux de chômage, cela a un effet positif. Cela permet d'intégrer les gens aux principaux réseaux professionnels et de leur donner un sentiment d'amour-propre ainsi qu'un revenu. Cela peut faire beaucoup pour leur donner confiance dans leurs collègues de travail ou dans le système, car ils savent qu'il fonctionne, qu'il ne les laisse pas de côté et sans protection en permanence.

Nous savons que ceux qui sont plus instruits et mieux formés ont tendance à avoir davantage confiance. Voilà un autre domaine auquel on peut s'attacher. Ceux qui participent davantage aux organisations politiques, que ce soit pour voter ou pour d'autres activités, ont tendance à être aussi plus confiants dans leurs rapports avec les autres. Voilà donc certains des domaines. Nous avons ensuite parlé de ces institutions de concertation comme d'un moyen positif de s'attacher à ce problème.

Je possède un rapport que quelqu'un a publié sur la distribution du revenu et sur d'autres facteurs de l'économie canadienne. On y dit qu'en 1973, les 10 p. 100 supérieurs des familles gagnaient un revenu moyen 21 fois plus élevé que celui des 10 p. 100 inférieurs. En 1996, celui des 10 p. 100 supérieurs est 314 fois plus élevé que celui des familles qui se situent dans les 10 p. 100 inférieurs. Je suis d'accord avec vous pour dire que les différences génétiques nous donnent une distribution différente, de même que les différences d'éducation. Qu'est-ce qui s'est produit dans notre société pour que l'on passe d'un revenu 21 fois plus important pour les 10 p. 100 supérieurs il y a 25 ans à un revenu 314 fois plus important aujourd'hui?

Ce que l'on voit, c'est une mauvaise distribution du revenu liée à des taux d'intérêt élevés; c'est-à-dire qu'il y a ceux qui ont de l'argent en touchent davantage; ceux qui ont beaucoup de mal à entrer sur le marché du travail; les familles qui n'ont qu'une personne qui travaille à plein temps ou à temps partiel deviennent très pauvres; et ceux qui réussissent bien à l'autre bout du spectre.

Nous n'essayons pas de les tirer vers le bas, là n'est pas le problème. Le problème est: comment améliorer le revenu général des Canadiens tout en s'attachant à ceux qui n'ont aucun revenu? Voilà le défi et ce n'est pas quelque chose qui se fait automatiquement. Les gouvernements devront se mouiller, faire quelque chose au lieu de dire: «Nous ne voulons rien toucher parce qu'on pourrait croire qu'on influence les événements.» C'est complètement fou.

Le président: Sur cette note, je vais mettre un terme à la discussion. Nous avons dépassé de beaucoup le temps qui nous était imparti, mais c'est parce que nous avons eu des témoins qui nous ont beaucoup appris et stimulés.

Vous avez considérablement contribué à faire avancer la discussion du comité. Je vous remercie tous deux sincèrement d'être venus et de nous avoir aidés aujourd'hui.

Le comité poursuit la séance à huis clos.


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