Délibérations du comité sénatorial permanent
des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie
Fascicule 28 - Témoignages
OTTAWA, le mercredi 3 mars 1999
Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 15 h 45 pour étudier les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.
Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président: Mme Johannson est présidente de la Canadian Association of the Non-Employed. Nous avons reçu l'énoncé de mission de cette association dans les deux langues officielles. Je suppose que dans sa brève allocution liminaire, Mme Johannson nous dira quelques mots au sujet de son organisme et traitera de la question à l'étude, à savoir la cohésion sociale.
Soyez la bienvenue, madame Johannson. Nous vous écoutons.
Mme Joan Johannson, présidente, Canadian Association of the Non-Employed (CANE): Je ne dirai rien au sujet de notre organisme. J'entrerai directement dans le vif du sujet.
La cohésion sociale au sein d'un groupe de personnes n'est possible que si certains critères sont respectés. Les particuliers deviennent une collectivité lorsqu'ils partagent les mêmes croyances, les mêmes valeurs et les mêmes ressources auxquelles tous ont accès. Cela ne veut pas dire que nous sommes tous identiques, mais plutôt que nous avons suffisamment de choses en commun pour pouvoir nous identifier les uns aux autres. L'autre personne habite dans le même monde que moi et vit les mêmes expériences que moi. Le Canadien moyen qui appartient à la classe moyenne n'a pas la moindre idée de ce que signifie vivre en dehors du courant principal, d'être marginalisé ou de vivre dans la pauvreté.
À une époque au Canada, 90 p. 100 de la population se disait appartenir à la classe moyenne. Nous étions un pays où la cohésion sociale était une réalité. Nous sommes devenus un pays où les gens regardent leurs voisins avec crainte et méfiance. Les riches construisent des maisons dans des quartiers protégés par des murs, et certaines personnes au bas de l'échelle n'ont même pas d'endroit où dormir. Certaines personnes ont accès au monde entier grâce à l'Internet et d'autres ne peuvent même pas se payer le téléphone.
Comment en sommes-nous arrivés là? Une société complaisante qui s'était dotée de programmes sociaux universels s'est endormie. Après des années de lutte pour une société juste, nous pensions avoir réussi et nous nous sommes endormis sur nos lauriers. Or, enfin, nous commençons à peine à chercher de nouvelles façons de nous ressaisir et de faire renaître la confiance et le respect parmi tous les Canadiens. La première étape consiste à cerner les facteurs qui influent sur le changement.
La mondialisation n'est pas un concept nouveau. Toutefois, ce qui est nouveau, c'est le genre de mondialisation qu'on connaît aujourd'hui. À l'heure actuelle, la mondialisation signifie que les fonds circulent librement d'un bout à l'autre du monde à la vitesse de la lumière, et ce, grâce à la technologie. Cela signifie aussi des transactions commerciales destructrices qui prévoient de moins en moins de restrictions à l'égard des grandes sociétés et de leur façon de fonctionner. Il y a peu de normes concernant l'hygiène, la sécurité et le salaire des travailleurs, ou encore l'environnement. Il s'agit là d'une politique gouvernementale délibérée, planifiée et mise en oeuvre pour laisser libre cours au capitalisme mondial.
Certains définissent ce système économique comme une économie de percolateur. Ils réussissent à nous convaincre que cette politique sera avantageuse pour tous. On partait du principe que tous auraient droit à une part du gâteau, les miettes qui tombent de la table des riches. En fait, il vaudrait mieux définir le capitalisme mondial comme une économie d'aspirateur, puisque tout se fait aspirer par le haut.
Parallèlement, nous connaissons une révolution technologique aussi importante que l'a été la révolution industrielle. La société a besoin de moins en moins de travailleurs pour produire des biens et des services. Le travail manuel est fait par des machines. Le travail de bureau est fait par des ordinateurs.
Nous avions le choix. Lorsque nous avons pris conscience de ce qui se passait, nous aurions pu déclarer que tout le monde assumerait moins de tâches rémunérées et que tout le monde profiterait de la nouvelle technologie. Au lieu de cela, nous avons condamné des millions d'hommes et de femmes au chômage, supprimé leurs prestations d'assurance-emploi et diminué les taux d'aide sociale. Qui plus est, nous avons justifié cette attitude mesquine et ingrate en soutenant que c'est le travailleur lui-même qui est responsable de son état de chômeur. Nous avons fini par croire que c'est le travailleur qui est responsable de son sort. De nombreux responsables politiques ont délibérément et systématiquement expliqué cette théorie, comme Margaret Thatcher et sa phrase célèbre: «Il n'existe pas de société, mais seulement des particuliers qui coexistent.»
En outre, on a dépensé des millions de dollars pour une campagne de propagande menée par des établissements comme la Fondation Donner, l'Institut Fraser, et cetera, pour nous convaincre que le capitalisme mondial profite à tous. Si vous n'en profitez pas, c'est que vous avez quelque chose qui cloche.
Enfin, non seulement on a manipulé nos convictions quant à la façon dont le monde fonctionne, mais en outre nos systèmes de valeurs ont changé. On accorde maintenant plus de valeur à l'individu indépendant, isolé, qui n'a besoin de personne. Les personnes isolées ne font pas partie de collectivités. En revanche, elles sont reliées à d'énormes bureaucraties qui se moquent bien de savoir qui elles sont. Les gens sont considérés comme des machines que l'on peut manipuler et contrôler.
La pire institution que nous ayons créée, c'est le système de sécurité sociale. Les gens sont tout à fait impuissants à se procurer les biens de première nécessité, et jour après jour, on les harcèle pour qu'ils continuent de chercher un emploi, n'importe lequel. L'homme de la rue au Canada est considéré comme un perdant incompétent. Le seul espoir que j'entrevois pour un système de sécurité du revenu humain, c'est une forme de revenu annuel garanti ou d'impôt négatif sur le revenu. L'an dernier, l'entrée en vigueur de la nouvelle prestation fiscale pour enfants, mesure destructrice et punitive, a étouffé dans l'oeuf cet espoir.
Les groupes de notre société qui auraient dû protester contre ce qui se passait n'ont pas dit mot, de façon curieuse. Toutefois, j'ai l'impression que les choses changent. Le Syndicat des postiers du Canada a ouvert un centre de ressources pour les travailleurs à Winnipeg, où les syndicats et les groupes communautaires ont fait le premier pas en vue de joindre leurs efforts. Les modérateurs de l'Église unie ont tenu des consultations sur l'économie morale. Bien des gens aujourd'hui écrivent des articles sur les nouvelles écoles de pensée fondées sur la théorie des systèmes, laquelle traite les gens comme des éléments organiques d'un tout organique. Cela nous pousse à bâtir des institutions en procédant de façon tout à fait différente. Au lieu de critiquer et de contrôler les institutions actuelles, les gens commencent à envisager des solutions de rechange et à y donner suite, comme la déjudiciarisation.
Pour certains d'entre nous, il faut se débattre pour constituer sa propre collectivité. Nous continuons d'avoir de l'espoir et de nous aider mutuellement. Je suis Canadienne, et ce que j'espère, c'est d'être en mesure de le dire encore une fois avec fierté, et non pas avec peine.
Le président: Merci, madame Johannson.
Le sénateur Lavoie-Roux: Je dois dire que je trouve ces remarques très sévères.
Le président: Oui, elles sont très sévères, mais c'est aussi un exposé très complet et très clair.
Vous représentez la Canadian Association of the Non-Employed, qui regroupe des gens au chômage ou sous-employés, des travailleurs non rémunérés, des travailleurs à temps partiel, des travailleurs indépendants, et cetera. Est-ce une association de personnes?
Mme Johannson: Oui.
Le président: Ou est-ce une fédération de groupes?
Mme Johannson: Non.
Le président: Combien de personnes font partie de l'association? Est-ce un organisme national? Comment est-il financé?
Mme Johannson: L'association a vu le jour il y a six ans. À l'époque des gens manifestaient parce qu'ils s'inquiétaient au sujet de questions comme les coupures dans l'aide sociale et l'assurance-chômage. Il y avait un groupe dans la collectivité appelé Church and Community Inquiry into Unemployment, dont certains d'entre nous faisaient partie.
Le président: Était-ce à Winnipeg?
Mme Johannson: Oui, à Winnipeg. Nous nous sommes rendu compte que, à long terme, les manifestations et les discussions avec les groupes communautaires ne seraient pas suffisantes. Nous avons compris que nous devions joindre nos efforts et nous entraider si nous voulions susciter des changements.
À nos débuts, je dirais que la plupart des membres du groupe touchaient l'assurance-emploi à l'époque. Je pense qu'à l'heure actuelle la plupart d'entre eux sont assistés sociaux. Rares sont ceux de notre groupe qui touchent encore des prestations d'assurance-emploi. Les prestations sont épuisées depuis longtemps pour la plupart d'entre eux. C'est un groupe nomade à cause de la population active. Beaucoup travaillent à contrat. Les gens arrivent, trouvent un emploi pendant quelques mois et repartent, mais ils reviennent ensuite. Nous leur disons toujours: «N'ayez pas peur de revenir, nous vous accueillerons. Nous comprenons que vous pouvez avoir du travail aujourd'hui et peut-être pas demain.»
Nous devons constamment nous battre contre le désespoir, mais comme nos ressources sont maigres, il nous est extrêmement difficile de faire quoi que ce soit. Mais, comme je l'ai déjà dit, il existe un nouveau projet pilote du SPC, intitulé: le Centre de ressources d'organisation des travailleurs, centre où nous avons installé notre bureau. Nos gens trouvent merveilleux d'avoir de l'espace, une machine à photocopier et une machine à télécopier, pour pouvoir enfin agir.
Grâce à des gens et à certains groupes communautaires, nous pouvons organiser tous les ans une conférence. L'année dernière, notre conférence s'intitulait: «Comment créer un emploi?» Nous avons colligé les résultats de notre réflexion et distribué toute l'information dans la collectivité. Je ne cesse de rassurer ceux qui viennent chez nous et de leur dire que ce n'est pas leur faute s'ils sont dans la situation dans laquelle ils se trouvent, et qu'ils peuvent être fiers de ce qu'ils sont et des talents qui sont les leurs et qu'ils ne doivent surtout pas désespérer. Je dois constamment me battre contre les grands courants de la société, contre les médias, contre les politiciens et, au fond, contre tous ceux qui affirment que les sans-emploi ou les pauvres sont sûrement à l'origine de la situation dans laquelle ils se trouvent.
Le président: Votre association est essentiellement une association de Winnipeg, n'est-ce pas?
Mme Johannson: Oui.
Le président: Êtes-vous assez à l'aise pour nous parler de votre propre expérience et de vos antécédents?
Mme Johannson: J'ai une maîtrise en travail social. Mon dernier emploi remonte à il y a six ans, et c'était lorsque j'ai fait un contrat de recherche de cinq mois sur le bien-être des enfants pour le Centre des sciences de la santé de Winnipeg. Mon domaine de spécialisation, c'est le bien-être de l'enfant, la prévention des abus et l'habilitation. Or, il n'y a pas d'argent pour payer ceux qui s'intéressent à cette question. Comme partout ailleurs, les organismes de protection de la jeunesse vivotent, et l'argent alloué est consacré aux cas les plus désespérés. Par conséquent, mon domaine à moi n'est pas subventionné.
Je dois avouer que je vois la vie tout à fait autrement, depuis que je vis dans la pauvreté, que lorsque j'étais professionnelle, que j'avais un bon salaire et que ma tâche était d'aider les pauvres. Ces mêmes pauvres ne sont plus mes clients aujourd'hui, et sont plutôt devenus mes amis. Malgré toutes ces années de lutte, je considère ma situation actuelle comme étant un cadeau.
Le président: Au cours des quelques derniers jours, nous avons entendu des gens dire à peu près la même chose que vous au sujet de la prestation fiscale pour enfants, c'est-à-dire le programme fédéral de prestation fiscale pour enfants.
Mme Johannson: Oui, et je peux vous en parler.
Le président: Oui, j'aimerais bien. J'ai l'impression qu'au départ il s'agissait d'une bonne politique sociale qui donnait lieu à de bonnes relations fédérales-provinciales. Or, on entend dire aujourd'hui que les provinces récupèrent une partie de cet argent. Est-ce bien là le problème que vous vouliez signaler?
Mme Johannson: Oui.
Le président: Veuillez nous en parler.
Mme Johannson: Mon souvenir le plus vivace est celui d'une jeune maman qui était venue me voir à mon bureau pour discuter d'autre chose: nous nous sommes mises à parler de cette prestation. Je lui ai offert une tasse de café, et j'avais également sur mon bureau quelques biscuits, qui sont un don de la banque d'alimentation Winnipeg Harvest. Elle avait visiblement faim, puisqu'elle m'a demandé si elle pouvait prendre un biscuit.
Elle m'a ensuite expliqué qu'elle avait reçu un chèque du gouvernement qui représentait la nouvelle prestation pour enfants et à quel point elle avait été ravie de pouvoir enfin acheter à son enfant certains produits de première nécessité. Or, lorsqu'elle a reçu quelques jours plus tard son chèque mensuel de bien-être social, elle a découvert que la somme habituelle avait été amputée d'un montant correspondant à la prestation pour enfants. Elle en avait été catastrophée, car elle ignorait que cela se passerait ainsi. En effet, personne ne s'était donné la peine d'expliquer aux bénéficiaires que la prestation fiscale qu'ils recevraient serait déduite de leur chèque de bien-être social. Autrement dit, cette jeune maman ne se trouvait pas dans une situation plus avantageuse qu'avant. J'ai imaginé, sans le lui avoir demandé directement, qu'elle était catastrophée parce qu'elle avait déjà dépensé tout l'argent, croyant à tort qu'elle venait de recevoir une petite somme supplémentaire.
Le président: Si j'ai bien compris l'esprit du programme, cela ne devait justement pas se passer ainsi. Je croyais que le gouvernement fédéral avait négocié avec les provinces un régime en vertu duquel les assistés sociaux resteraient à peu près au même niveau, et ne devaient certainement pas être dans une situation plus désavantageuse qu'avant. Le gouvernement fédéral était censé verser l'argent en trois tranches de 800 millions de dollars environ chacune, pour un total de quelque 2 milliards de dollars. En ayant une marge de manoeuvre plus grande, les provinces devaient retirer les obstacles qui empêchent les assistés sociaux d'aller sur le marché du travail.
Mais ce n'est pas à moi de vous l'expliquer; vous en savez plus que moi là-dessus. En entrant sur le marché du travail, les assistés sociaux perdent plusieurs prestations qu'ils reçoivent au titre du bien-être social. Cela devait permettre aux provinces d'offrir programmes et avantages à ceux qui choisissent de quitter l'assistance sociale pour trouver un emploi. C'est à tout le moins ce qui avait été prévu. Mais vous -- et un autre témoin nous l'a dit aussi l'autre jour -- vous dites que ce n'est pas ce qui se passe en réalité et que les provinces récupèrent l'argent.
Mme Johannson: C'est une vraie farce. Les provinces récupèrent l'argent en affirmant mettre sur pied des classes de nutrition pour enseigner aux gens comment préparer des repas nutritifs. Imaginez: beaucoup de ces gens n'ont même pas assez d'argent pour aller faire l'épicerie. Je suis convaincue qu'ils préféreraient avoir l'argent pour acheter à manger plutôt que de se faire dire comment préparer des plats. On semble toujours croire que les pauvres sont des gens ignorants qui ne savent pas comment manger de façon nutritive. On a toutes sortes de préjugés à leur égard.
Les pauvres sont censés être illettrés, paresseux, ignorants, et on les accuse de toutes sortes d'autres choses, qu'ils aient un diplôme universitaire ou pas. Beaucoup de gens appartenant à notre organisation ont des diplômes universitaires, mais cela n'a aucune importance si on vit de l'assistance sociale.
Le sénateur Butts: Cela m'embête d'entendre des critiques aussi sévères de votre part. J'ai entendu pour ma part des choses bien différentes.
Revenons à la prestation fiscale pour enfants. Si le régime est tel qu'il est actuellement, c'est parce que le gouvernement fédéral n'a pas d'autres choix. Si votre province malmène le programme, c'est à votre province qu'il vous faut vous en prendre. Certaines provinces respectent bien l'esprit du programme.
J'ai pris part à la réflexion sur l'aide à apporter aux enfants, et je peux affirmer que le programme est le meilleur qui soit. L'objectif, c'était d'aider les gens à faible revenu pour les empêcher de dépendre de l'assistance sociale. Dans ma propre province, la Nouvelle-Écosse, une mère de famille de deux enfants reçoit exactement la moitié de l'aide sociale que recevrait la même famille en Ontario. On ne peut pas tout faire de la façon dont vous le proposez. On ne peut pas forcer les provinces à quoi que ce soit, à moins de modifier la Constitution.
Mme Johannson: Je ne suis pas d'accord, avec tout le respect que je vous dois.
Le sénateur Butts: Certaines provinces adhèrent au programme parce qu'elles ont accepté d'y adhérer, mais d'autres n'y adhèrent pas. On ne peut, à partir d'Ottawa, forcer les provinces à y adhérer, car tout le domaine relève de la compétence provinciale.
Mme Johannson: Permettez-moi de différer d'avis. Les provinces qui versent la prestation à tous les parents ne le font que parce que les groupes anti-pauvreté se sont rebellés et se sont organisés de façon suffisamment musclée pour obliger le gouvernement provincial à le faire. La grande difficulté, pour le mouvement anti-pauvreté, c'est qu'il n'a aucun moyen financier et très peu de ressources. Mais le gouvernement fédéral peut toujours fixer des normes.
Lorsque le gouvernement fédéral transfère de l'argent aux provinces, il peut aisément insister pour que cet argent soit versé à toutes les familles pauvres, peu importe la source de revenu. Cessez d'affirmer que le gouvernement fédéral ne peut agir, car il le peut, bien évidemment. Il peut donner de l'argent aux provinces en obligeant celles-ci à le verser à leur tour à toutes les familles. Il n'y a pas si longtemps, c'est ainsi que cela se passait au Canada.
Le sénateur Butts: Vous ne comprenez pas.
Mme Johannson: Le système d'allocation familiale fonctionnait parfaitement, car toutes les familles et tous les enfants canadiens recevaient de l'argent.
Le sénateur Butts: Mais le gouvernement fédéral continue à verser de l'argent aux familles. Ce n'est pas le gouvernement provincial qui reçoit l'argent: ce sont les familles. Mais les provinces estiment que si vous vivez de l'aide sociale et que la prestation fiscale pour enfants que vous recevez vous fait passer au-delà d'un certain seuil, elles peuvent déduire de votre chèque de bien-être social un montant équivalent, de sorte que vous vous retrouvez dans la même situation qu'avant. C'est justement là l'objectif du programme de prestation fiscale pour enfants.
Lors de mon étude de la question, j'ai parlé avec plusieurs provinces, et je continue à croire que le programme est bon. Les pauvres qui affirmaient naguère qu'ils recevaient un plus gros chèque de bien-être social ne peuvent plus l'affirmer, puisqu'ils gardent aujourd'hui tous les autres chèques qu'ils reçoivent s'ils ne vivent plus du bien-être social.
Dans ma propre province, j'ai tenté de convaincre le premier ministre d'injecter cet argent dans les garderies. En effet, il y a dans ma province 6 000 jeunes enfants de familles monoparentales, mais il n'y a que 2 000 places de garderie, car c'est la province qui les achète. Si vous avez des suggestions à faire, allez les faire au ministre Pettigrew, car j'ai passé moi-même plusieurs heures à essayer de le convaincre.
Mme Johannson: Je serais très heureuse de lui parler.
Le sénateur Butts: Tentez votre chance. Dans certaines provinces le programme fonctionne rondement, mais il est impossible, à partir d'Ottawa, d'imposer aux provinces quoi que ce soit au sujet de l'assistance sociale.
Le président: Madame Johannson, vous affirmez simplement que le programme national de prestation pour enfants est mal conçu. Vous êtes contre.
Mme Johannson: C'est exact.
Le président: Pensez-vous que l'allocation familiale universelle constituait un meilleur programme?
Mme Johannson: Tout à fait. Comment peut-on dire à un enfant qu'il n'aura pas assez à manger, qu'il n'aura ni bottes d'hiver ni gants parce que sa mère vit du bien-être social? Dans le cas du Manitoba, j'ajouterais que si vous travaillez à temps partiel et que vous vivez tout de même de l'aide sociale, votre chèque d'aide social est amputé dans ce cas-là aussi. Autrement dit, si vous travaillez le moindrement, on peut vous retirer complètement votre aide sociale. C'est scandaleux.
J'ai honte de mon pays. Je suis suffisamment vieille pour me rappeler qu'à une certaine époque on s'occupait bien au Canada de nos familles et de nos enfants.
Le sénateur Butts: À cause de qui la situation a-t-elle changé?
Mme Johannson: Vous voulez vraiment que je le dise?
Le sénateur Butts: Oui, dites-le pour que cela soit consigné au compte rendu.
Mme Johannson: Ce sont les gouvernements fédéraux libéraux et conservateurs.
Le sénateur Butts: Passons à quelque chose de plus théorique. Vous dites que la cohésion n'est possible que si l'on partage croyances, valeurs et ressources. Jusqu'où iriez-vous pour mettre les ressources en commun?
Mme Johannson: Je veux qu'il y ait un revenu annuel garanti. J'ai d'ailleurs un document ici qui explique l'historique du programme.
Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais lorsque le gouvernement Schreyer était au pouvoir au Manitoba, il a lancé un programme expérimental triennal de revenu minimal garanti, le «mincome». Ce projet fédéral-provincial faisait en sorte qu'aucun Canadien ne se trouve en deçà d'un minimum raisonnable de revenu et que chacun ait suffisamment d'argent pour pouvoir se procurer les produits de première nécessité.
Le sénateur Butts: Autrement dit, vous parlez de ressources minimales communes, et non pas de ressources communes.
Mme Johannson: Cela dépend de ce que vous entendez par «minimum». Je dirais qu'il faut avoir suffisamment de ressources pour pouvoir vivre et pour pouvoir faire sa place dans la société. Il faut assez d'argent pour pouvoir se payer un téléphone et un laissez-passer d'autobus, pour ne pas être obligé de passer votre journée seul dans une chambre, sans pouvoir avoir accès à tout ce qui vous entoure.
Le président: Quels programmes fédéraux et provinciaux le revenu annuel garanti remplacerait-il?
Mme Johannson: Il remplacerait tous les programmes de sécurité du revenu. Le Manitoba offre une bouillabaisse de tous ces programmes. Non seulement il y a l'aide sociale de base, mais il y a aussi le programme de prestation pour enfants, un programme de logement modique appelé «Safer», et un programme destiné aux gens de plus de 55 ans. Ce sont tous de petits programmes; il vous faut remplir toutes sortes de paperasses pour pouvoir recevoir un montant dérisoire. Cela constitue un méli-mélo de toutes sortes de programmes de sécurité du revenu.
Le président: Ce que vous proposez remplacerait-il toute la gamme des programmes de soutien du revenu des provinces et du gouvernement fédéral?
Mme Johannson: Non seulement cela servirait à remplacer les programmes en donnant aux gens assez d'argent pour vivre, mais cela leur éviterait d'avoir à aller quémander à un commis -- c'était autrefois un travailleur social -- de l'argent pour acheter des bottes d'hiver en étant obligés de prouver qu'on a besoin de nouvelles bottes à Winnipeg.
Certaines gens dans notre association sont obligés de se battre pour avoir un lit, et on leur ment au sujet de ce à quoi ils ont droit. Le mensonge est endémique dans l'aide sociale. Il vous faut quémander, plaider et vous battre pour la plupart de vos besoins fondamentaux. Naguère, si vous aviez un impôt négatif, l'argent vous parvenait dans le courrier, et c'était à vous de décider comment l'utiliser, que ce soit pour acheter un nouveau manteau, pour de la literie, ou peu importe. Vous n'aviez pas besoin de vous humilier, de vous sentir diminué et traité d'une façon aussi inconcevable.
Le président: Comment établiriez-vous le revenu?
Mme Johannson: Vous voulez dire quel serait le seuil?
Le président: Oui.
Mme Johannson: On se demande beaucoup quel doit être le seuil de pauvreté. Certains prétendent que le seuil de faible revenu est trop élevé. Un groupe de Winnipeg est allé d'ailleurs se plaindre à la province du seuil de faible revenu qui sert à fixer le seuil de pauvreté. Les politiciens provinciaux affirmaient qu'il était beaucoup trop élevé et que ce serait impossible à mettre en pratique. Avec l'aide du conseil de planification sociale, le groupe en question a mis au point une allocation de subsistance adéquate. Pour ce faire, le groupe est allé dans les magasins et a noté le prix de toutes sortes de produits, à partir du papier hygiénique jusqu'à la boîte de thon, pour essayer de déterminer combien cela coûte de vivre avec un strict minimum. Or, le montant établi dans le cas d'une mère de famille avec deux enfants se rapprochait énormément, à 100 $ ou 200 $ près, du seuil SFR.
Personnellement, ce modèle de panier d'épicerie me semble le meilleur pour établir le seuil. Il faut bien que les gens aient suffisamment à manger, et aient assez de savon et de papier hygiénique, par exemple. Ils ont aussi besoin de pouvoir acheter des billets d'autobus et d'avoir une ligne téléphonique. Ils ont besoin de pouvoir répondre aux urgences. C'est un seuil qui n'est pas aussi difficile que cela à établir.
Le sénateur Butts: Dans votre liste des gens non employés, vous incluez les travailleurs bénévoles. Entendez-vous par là que les millions de Canadiens qui font toutes sortes de choses bénévolement devraient être payés?
Mme Johannson: S'ils en ont besoin, faute d'avoir un autre revenu. C'est cela que j'entends par revenu annuel garanti. Puis, si l'on parvient à trouver du travail, l'argent reçu sera réduit du montant équivalent. Après tout, on a bien un supplément de revenu garanti pour les personnes âgées. Le principe n'est pas nouveau, et on a tout ce qu'il faut pour l'instaurer. Il suffit d'avoir des ordinateurs et un système d'imposition, ce que nous avons. Rien de cela n'est difficile à faire. Mais il faut d'abord se demander si on veut que notre population soit en santé et si on veut que nos enfants aient suffisamment à manger. Si la réponse est affirmative, on peut ensuite se demander comment faire pour y parvenir. Cela ne devrait pas être trop difficile, étant donné toute la technologie qui est à notre disposition.
Le sénateur Butts: Si vous vous mettez à payer les bénévoles, vous allez miner le bénévolat, qui est une activité magnifique.
Mme Johannson: Je suis moi-même bénévole, mais j'aimerais avoir un peu d'argent pour vivre.
Le sénateur Butts: Dans ce cas, cessez d'être bénévole et trouvez-vous un emploi.
Mme Johannson: Voilà justement le genre de mentalité contre laquelle nous devons nous battre tous les jours. On ne cesse de nous conseiller d'aller nous trouver un emploi. Savez-vous combien il peut être douloureux pour quelqu'un de se faire dire exactement la même chose par ses parents et par ses amis? Pourtant, dans la société canadienne, on sait que les emplois sont en nombre décroissant. Jeremy Rifkin a justement écrit un livre intitulé: La fin du travail. Un Canadien, Bruce O'Hara, a expliqué dans un livre que le temps de travail raccourcit, puisque la technologie actuelle a pour conséquence qu'on a besoin de la moitié moins de gens pour produire les biens et services qu'on produisait dans les années 50.
Le président: Quel est le taux de chômage à Winnipeg? Le savez-vous?
Mme Johannson: C'est une question intéressante, et il ne faut pas se contenter d'un seul chiffre. Actuellement, le taux de chômage est faible à Winnipeg par rapport au reste du pays. Je devrais vous expliquer comment on calcule le taux de chômage, ou le savez-vous déjà?
Le président: Je crois que nous le savons déjà.
Mme Johannson: J'ai entendu dire l'autre jour qu'au moins 3 000 personnes avaient quitté Winnipeg: il s'agit là de jeunes qu'on ne compte plus lorsqu'on établit le taux de chômage, tout simplement parce qu'ils sont allés s'établir à Calgary, à Edmonton, ou ailleurs. Ma propre fille est allée s'établir à Edmonton pour chercher du travail. Vous voyez que le simple taux de chômage ne vous donne pas un aperçu réel de la situation. Il faut regarder la main-d'oeuvre active et voir combien de gens l'ont quittée, et ajouter tous les chômeurs découragés qui ne se cherchent plus un emploi, et y ajouter aussi tous les Indiens visés par un traité qui ne sont pas représentés dans le taux de chômage. Ne croyez pas que ce seul chiffre vous donne une idée réelle de la situation.
Le sénateur Lavoie-Roux: Vous semblez blâmer les marchés qui se sont mondialisés et leur imputer la situation actuelle. Vous dites que nous aurions dû combattre cette mondialisation, ce qui nous aurait évité ce grave problème. Vous êtes travailleuse sociale, comme moi. Il n'y a pas si longtemps, nous n'avions jamais entendu parler de mondialisation. Cette notion remonte à deux ou trois ans à peine. Or, autrefois, les problèmes étaient les mêmes que ceux qui existent aujourd'hui. Lorsque j'étais petite, les parents de certains de nos camarades d'école étaient sans emploi.
Donc, vous blâmez en grande partie la mondialisation. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi? Après tout, c'est ainsi que les marchés ont évolué, et c'est ainsi que fonctionne le monde d'aujourd'hui. Avant même que l'on parle de mondialisation, le Canada comptait déjà beaucoup de pauvres. La pauvreté ne remonte pas à 10 ans. Elle était bien pire lorsque j'étais petite, mais vous êtes plus jeune que je ne le suis. Mais les gens réussissaient à passer au travers.
Qu'entendez-vous par mondialisation, et pourquoi la mondialisation entraîne-t-elle ces conditions sociales si dures?
Mme Johannson: Il est vrai que le Canada comptait déjà beaucoup de pauvres il y a de cela plusieurs années. Nous avons connu une dépression. Toutefois, beaucoup de gens se sont regroupés au Canada pour dire que cela n'avait pas de sens. Ils ont décidé de se battre pour que les Canadiens aient un niveau de vie convenable au Canada, pays de richesse. Ce sont les Canadiens qui se sont battus pour avoir chacun des programmes qui existent. Ces programmes ne sont pas apparus par magie.
J'ai moi-même pris part à Winnipeg aux pressions qui se sont exercées pour instaurer le régime d'assurance-soins médicaux au Manitoba, car le gouvernement conservateur n'en voulait pas. Des milliers de gens ont manifesté jusqu'à l'Assemblée législative et ont exigé l'instauration d'un programme social que l'on appellerait l'assurance-soins médicaux. Et cela s'est reproduit dans tout le Canada. Syndicats, Églises et représentants de la société civile ont tous affirmé qu'ils voulaient avoir un pays dont les citoyens pourraient vivre convenablement et avoir assez d'argent pour élever leurs enfants; et ils se sont battus pour l'avoir. Nous avions un bon pays à la fin des années 60.
Mais cela ne s'est pas produit par magie. Malheureusement, au cours des 20 dernières années, on n'a pas arrêté de sabrer ces programmes sociaux. Le gouvernement a commencé par retirer le Régime d'assistance publique du Canada pour le remplacer par le Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux; il a même retiré 7 milliards de dollars des sommes qu'il envoyait aux provinces. Le gouvernement fédéral a décidé d'agir ainsi sans consulter qui que ce soit, ni moi ni personne d'autre, ce qui explique la situation catastrophique d'aujourd'hui. Autre fait intéressant: non seulement le gouvernement a sabré dans le budget lorsqu'il a détruit le Régime d'assistance publique du Canada, mais il a retiré tous les droits qui existaient. En effet, en vertu du RAPC, les Canadiens avaient le droit de recevoir un revenu adéquat. Mais dès l'instauration du transfert social canadien, ce droit disparaissait. La loi ne nous donne plus aujourd'hui le droit à un revenu adéquat.
Tous ceux qui s'étaient battus pour l'obtention de ces programmes au fil des ans ont été pris par surprise. Les Canadiens commencent aujourd'hui à comprendre ce qui leur est arrivé. Nous courons vers la débâcle à un rythme effréné, car il y a beaucoup de souffrance et de pauvreté au Canada, ce que vous savez. Vous savez qu'il existe des banques d'alimentation. Les gens dans notre organisation dépendent des banques d'alimentation. Je crains de dire quoi que ce soit qui offenserait les banques d'alimentation, car la dernière fois que je suis intervenue, on me l'a reproché en me menaçant de cesser de nous approvisionner. Il est scandaleux de voir un pays comme le Canada nourrir ses citoyens à des banques d'alimentation. L'histoire dit bien que nous avons déjà été un grand pays; mais nous ne le sommes plus.
Le problème n'en est pas un de mondialisation, mais de capitalisme mondial. La mondialisation a toujours existé: l'Empire britannique commerçait avec l'ensemble du monde. Lorsque j'étais petite, la moitié de la carte du monde était britannique et formait l'Empire britannique. Le commerce a toujours existé entre les États. Ce n'est pas cela qui a changé.
Mais aujourd'hui on conclut des ententes. Je pourrais vous en parler, mais j'imagine que beaucoup de spécialistes sont venus vous expliquer les ententes commerciales. Voyez ce qui s'est passé avec l'Accord de libre-échange et avec l'ALENA. Même l'AMI, qui aurait été encore plus catastrophique, a dû être abandonné grâce à un réseau mondial de protestataires. Le problème, ce sont ces ententes commerciales qui ne sont pas assorties de normes en matière de santé, de sécurité ou d'environnement.
Vous avez sans doute tous entendu parler des maquiladoras du Mexique et de la situation abjecte dans laquelle on vit là-bas. Cette situation, assortie aux progrès technologiques, représente des billions de dollars qui circulent dans le monde et une poignée de gens qui deviennent millionnaires et milliardaires dès que le taux monétaire chute ou grimpe de un demi pour cent. C'est ce phénomène technologique qui engouffre tout l'argent. Ajoutez à cela la fusion d'un nombre croissant d'entreprises qui deviennent gigantesques. Chaque fois qu'il y a fusion, il y a des mises à pied, et c'est bien connu. Rien de tout cela n'est nouveau ni difficile à comprendre. Nous lisons tous les journaux et nous savons tous ce qui se passe.
L'autre jour, la compagnie Levi expliquait qu'elle allait fermer ses usines nord-américaines et s'installer dans le tiers monde parce que la main-d'oeuvre y coûte moins cher. J'ai lu dans le journal l'autre jour qu'il y avait d'autres entreprises qui allaient fusionner -- et dont j'oublie le nom -- et mettre à pied des milliers de travailleurs. Qu'adviendra-t-il de ces travailleurs? Ils ne peuvent se replacer nulle part.
Le sénateur Gill: En parlant de vos antécédents et de votre organisation, vous avez dit que la situation dans laquelle vous vous trouvez actuellement était un cadeau pour vous. Je crois que vous parliez de votre travail actuel par rapport à votre travail précédent. Pourquoi avez-vous affirmé cela?
Mme Johannson: Avant, je ne savais pas ce que cela signifiait d'être marginalisé. Je savais bien, en théorie, qu'il y avait toutes sortes de gens qui vivaient dans un état désespéré, mais maintenant je le sais par expérience. Ces gens-là sont devenus mes amis, et nous sommes au même niveau, eux et moi. Je fais partie de cette collectivité des pauvres, parce que je n'ai même pas assez d'argent pour aller m'acheter une tasse de café, par exemple. Je sais maintenant personnellement ce que cela signifie que de ne rien avoir, même pas assez pour acheter un journal ou une tasse de café. Or, ce sont ces gens-là qui sont les plus courageux dans notre société, puisqu'ils doivent tenir le coup jour après jour.
Beaucoup d'entre eux prennent des médicaments. En effet, ils sont à ce point déprimés que lorsqu'ils consultent le médecin, celui-ci choisit de leur prescrire des tranquillisants ou des antidépresseurs. Mais ils tiennent bien le coup. Je ne cesse de me surprendre du courage qu'ont ces milliers de gens qui essaient d'élever leurs enfants dans ces circonstances incroyables! Au moins, mes enfants à moi ont plus de 21 ans et peuvent s'occuper d'eux-mêmes. Je me rappelle avoir vu une mère de famille qui m'expliquait qu'elle ne cessait toute la journée de refuser ceci ou cela à ses enfants.
Le sénateur Gill: Vous nous avez montré un document intitulé: «Comment créer un emploi?» Êtes-vous l'auteur de ce document?
Mme Johannson: Il a été rédigé à la suite d'une conférence que nous avions tenue.
Le sénateur Gill: C'est ainsi que vous voyez les choses. Quelle est votre formule magique pour créer des emplois?
Mme Johannson: Il n'y en a pas, mais nous pouvons tout de même agir sur plusieurs fronts. Nous pouvons réduire le nombre d'heures de travail. Depuis des années, nous réduisons progressivement la semaine de travail. Autrefois, les gens travaillaient 12 heures par jour. Ce chiffre a ensuite progressivement diminué. S'il y a eu une grève générale en 1919 à Winnipeg, c'était pour obtenir la journée de huit heures. Or, pour une raison étrange, il semble que nous n'arrivons pas à décoller des 40 heures, comme si c'était un diktat du ciel ou comme si les gens devaient absolument travailler 40 heures par semaine.
Partout en Europe les travailleurs défilent dans la rue et se battent pour obtenir une réduction du temps de travail. Au Canada, le Work Well Network se bat pour obtenir une semaine de travail de 32 heures. Cela permettrait de créer environ un million d'emplois. Les études ne manquent pas sur la façon dont nous pourrions y parvenir, comme nous l'avons fait lorsque nous sommes passés de 12 à 10 heures, puis à huit heures. C'est très simple.
Nous pourrions également redéfinir le travail. Dans certains pays européens, une mère avec un enfant d'âge préscolaire serait considérée comme personne au travail et obtiendrait des prestations de maternité pendant deux ou trois ans pour élever son enfant à ce moment critique jusqu'à ce qu'il puisse aller à l'école. C'est une redéfinition du travail. Si vous donniez suffisamment d'argent aux gens, ils pourraient le faire.
Il y a tant de choses que la société pourrait faire, notamment en matière d'environnement. À Winnipeg, nos égouts sont une véritable honte. Tout le système va sauter un jour s'il n'est pas refait. La ville de Winnipeg pourrait engager des milliers de personnes qui seraient chargées de reconstruire le système d'égouts, mais cette reconstruction est toujours reportée sine die. La société en général pourrait faire beaucoup de choses. Mais il faudrait changer le mode de financement de ce travail.
Nous pourrions en revenir à un régime fiscal équitable. Je ne sais pas si vous voulez aborder ce sujet, mais notre régime fiscal est une honte. Nous pourrions facilement imposer un impôt minime à ceux qui ont de la fortune pour permettre de financer des travaux publics, que ce soit la reconstruction de systèmes d'égouts ou de travaux d'ordre écologique.
Le sénateur Gill: On peut aider les gens de diverses façons positives, et je ne dis pas que vous cherchez les points faibles. Si je vous comprends bien, vous essayez d'aider les gens à trouver un emploi ou à créer leur propre emploi. Ai-je raison?
Mme Johannson: Non. Il existe des centaines de clubs de recherche d'emploi. C'est toute une industrie maintenant. Nous ne voulons pas être un énième club de recherche d'emploi.
Notre action est triple. Premièrement, l'aide. Chaque semaine, je dois rassurer des tas de gens et leur dire qu'ils sont des êtres humains précieux, qu'ils ne sont pas des bons à rien, qu'ils ont des dons et qu'ils sont ici sur terre pour un but et qu'ils peuvent atteindre ce but avec d'autres. J'organise des retraites pour que nous puissions en parler. Nous accordons notre attention à ceux sur lesquels le reste de la société crache.
Deuxièmement, l'éducation. Chaque année nous organisons une conférence. J'ai apporté ce document sur la création d'emplois, document qui est le fruit de notre conférence. Je vais vous en laisser un exemplaire pour que vous puissiez en faire des copies. Vous pouvez lire des tas d'ouvrages pour comprendre ce qui se passe dans notre société. Vous ne trouverez pas ces renseignements dans le Globe and Mail ou dans le Winnipeg Free Press, mais dans des revues comme Briar Patch ou Canadian Forum et des documents publiés par le Conseil des Canadiens. Il faut réfléchir pour comprendre ce qui se passe.
Troisièmement, la défense des droits. C'est précisément ce que je fais lorsque je viens vous parler. D'autres gens s'adressent aux comités pour leur raconter nos vies. Vous êtes les dirigeants respectés de notre société. Le Canadien moyen le voit encore ainsi. Je ne sais pas combien de fois j'ai entendu les gens dire: «Si nous pouvions au moins en parler aux dirigeants de notre société, ils ne nous traiteraient pas ainsi.» Je ne me sens pas le loisir de dire: «Oh certainement, n'ayez crainte.» Je réponds: «Vous avez peut-être raison.» Mais certains pensent que s'ils pouvaient simplement expliquer leur situation désespérée aux autres, s'ils pouvaient leur dire que c'est tout ce qu'ils possèdent, alors les dirigeants de notre société agiraient.
Le sénateur Gill: Êtes-vous d'accord avec eux lorsqu'ils disent ça?
Mme Johannson: Je réponds que nous allons essayer. Nous écrivons aux uns et aux autres et nous demandons des entretiens. La plupart du temps, la classe politique fait la sourde oreille. Mais je dis que nous n'allons pas abandonner la lutte. Nous sommes de plus en plus nombreux.
Un beau jour, cette force se renouvellera. Sera-ce le fait de nos dirigeants politiques? Je ne sais pas. Cette impulsion viendra-t-elle des Églises? Prendront-ils une fois de plus la société en charge, en distinguant le bien du mal? Je ne sais pas. Mais quelqu'un dans notre société se joindra à nous pour dire que c'est répréhensible.
Le sénateur LeBreton: Vous avez peut-être été mal comprise lorsque vous avez parlé des bénévoles. Lorsqu'il est question de bénévoles, il faut reconnaître que certaines personnes ont les ressources nécessaires pour donner gratuitement de leur temps. Alors que vous, vous parlez de gens qui donnent de leur temps, mais qui sont en réalité des travailleurs non rémunérés. Je crois que nous vous comprenons mal lorsque vous dites que tous les bénévoles désirent être rémunérés. Vous dites en fait que les bénévoles comme vous appartiennent en réalité à la catégorie des travailleurs non rémunérés plutôt qu'à celle des gens qui ont les ressources voulues pour donner de leur temps sans être rémunérés.
Mme Johannson: Les gens ont besoin d'une source de revenus. Peu importe qu'ils donnent de leur temps ou non, mais leur revenu ne devrait pas dépendre de leur bénévolat. Si vous êtes une mère avec de jeunes enfants, vous n'avez pas beaucoup de temps à donner, mais vous pouvez tout de même faire un peu de bénévolat. Je suis surprise du temps que donnent les gens. Même s'ils ont très peu de ressources, ils se portent bénévoles pour des tas de choses. Les gens de mon groupe sont bénévoles pour des clubs de loisirs, le Musée de l'aviation, pour tous ces petits groupes communautaires.
Le sénateur LeBreton: Le font-ils pour se donner confiance en eux-mêmes?
Mme Johannson: C'est ce que font les gens. Les gens veulent faire partie de la collectivité et y contribuer. Vous vous sentez effectivement bien dans votre peau si vous avez l'impression de faire partie intégrante de votre collectivité et d'y contribuer.
Le sénateur LeBreton: Absolument. Vous avez dit que votre groupe jouait un rôle triple: aide, éducation et défense des droits. Vous avez dit que vous organisiez une conférence tous les ans, et dans ce cadre-là que faites-vous en matière d'éducation? Quel suivi assurez-vous d'une année à l'autre, côté éducation?
Mme Johannson: Votre question vient à point nommé. Nous nous sommes demandé ce que nous voulions faire qui soit différent. Nous ne sommes pas très expérimentés en la matière, si bien que nous avons décidé de définir notre position. Si nous nous adressons au gouvernement, qu'allons-nous dire? La plupart des gens n'y ont jamais pensé auparavant. Nous sommes donc en train d'examiner toutes les options qui s'offrent à nous et de prendre une décision sur ce que nous voudrions dire au gouvernement. Nous savons à peu près ce que nous voulons. Mais nous ne sommes pas encore sûrs de l'étape suivante à franchir.
Cette conférence permet de toucher l'ensemble de la collectivité. En règle générale, les gens qui n'ont jamais eu affaire à notre association assistent à la conférence pour voir ce qu'il en retourne. Nous établissons de bons contacts avec la communauté de cette façon, et c'est bon pour les gens également. Je sais que certains parlementaires assistent à des conférences, et vous savez par conséquent qu'il est parfois bon de se regrouper, d'examiner les problèmes, de prendre des repas ensemble et d'être tout simplement ensemble.
Le sénateur LeBreton: Avez-vous impliqué des clubs philanthropiques comme le Kiwanis dans votre organisation? Pourriez-vous les impliquer d'une façon quelconque pour essayer de conscientiser une communauté plus large?
Mme Johannson: Vous voulez dire pour la levée de fonds?
Le sénateur LeBreton: Je ne parle pas de levée de fonds. Je parle d'éducation et de conscientisation des gens dans la communauté. Vous avez raison: il y a un fossé qui s'élargit. Nous n'avons qu'à nous promener dans les rues d'Ottawa pour voir les sans-abri, et ce n'est certainement pas beau à voir.
Je parle de l'éducation des gens dans la communauté, pas seulement des gouvernements ni des politiciens. Peut-être pourraient-ils attirer l'attention du gouvernement et des politiciens. Y avez-vous songé, ou avez-vous essayé de le faire?
Mme Johannson: Nous faisons tout ce que nous pouvons. Je parle aux divers groupes de diverses Églises et tout le reste. Ce qu'il faut, c'est des relations. Si vous écrivez une lettre au Kiwanis, il est peu probable qu'on vous réponde, à moins que vous ne connaissiez quelqu'un du Kiwanis et que vous n'ayez parlé à ces gens et qu'ils estiment que le groupe a quelque chose d'intéressant à dire.
Organiser la base est un processus lent parce qu'il faut édifier l'édifice tranquillement, pas vite. Plus vous avez de contacts, plus vous trouvez de gens à qui parler.
Le sénateur LeBreton: Du côté de l'éducation, vous pourriez peut-être amener plus de gens comme vous à parler à ces clubs philanthropiques.
Le président: Madame Johannson, merci beaucoup pour votre contribution.
Notre témoin suivant est arrivé. Monsieur Ross.
[Français]
Nous comptions avoir deux témoins cet après-midi. Il s'agit de M. Denis Ross, président du Réseau des travailleurs autonomes du Grand-plateau centre sud. Il est actuellement en route de Montréal vers Ottawa. Il nous a informés qu'il sera peut-être quelques minutes en retard.
Monsieur Ross, vous avez presque été la victime de la tempête de neige d'aujourd'hui, mais bienvenue quand même. M. Denis Ross est président du Réseau des travailleurs autonomes du Grand-plateau centre sud. Ces travailleurs autonomes sont des gens qui travaillent à leur compte. Sans plus tarder, je vous donne la parole, monsieur Ross.
M. Denis Ross, président, Réseau des travailleurs autonomes, Grand-plateau centre sud: Nous sommes une petite organisation située sur le Plateau Mont-Royal à Montréal. Nous regroupons des travailleurs autonomes qui essayent de s'insérer et qui travaillent actuellement dans différents secteurs.
Le Plateau Mont-Royal regroupe des personnes dans le domaine artistique, des sciences humaines, dans la traduction et ainsi de suite.
Le sénateur Lavoie-Roux: Et la restauration aussi.
M. Ross: Tout à fait. J'aimerais vous entretenir pour mieux définir les travailleurs autonomes, pour constater les difficultés que peuvent rencontrer les travailleurs autonomes dans les différents programmes d'aide à l'emploi. J'aimerais vous parler des mesures de protection sociale pour les travailleurs autonomes et de voir quel est leur fiscalité. C'est plus en termes de questions et d'interrogations. Si j'ai bien compris, je fais une brève présentation et j'espère que les membres du comité auront des questions à me poser par la suite.
Le nouveau contexte d'insertion à l'emploi, vous le connaissez, avec la mondialisation et avec le développement de la sous-traitance. On a un système pyramidal où il y a un petit noyau d'individus au sein de l'entreprise qui ont des emplois permanents. Ces personnes ont une certaine sécurité d'emploi, même si ce n'est pas ce que cela a déjà été. Les emplois à durée déterminée existent toujours, mais on rencontre de plus en plus des personnes qui sont à la périphérie de ces travailleurs au sein des entreprises. On va parler de sous-traitance.
De plus en plus, ce système de sous-traitance se développe et ce sont des individus qui vivent de la sous-traitance que l'on rencontre dans des réseaux comme les nôtres. Ce qui est un peu difficile, c'est que les sous-traitants eux-mêmes vont faire de la sous-traitance. Cela nous conduit vers une escalade non pas à la hausse mais à la baisse.Les travailleurs salariés au sein des entreprises ont des revenus, selon les secteurs bien entendu, nettement supérieurs à ceux du premier niveau de sous-traitance, alors que les premiers niveaux de sous-traitance ont un revenu supérieur à ceux du deuxième niveau de sous-traitance.
On se retrouve avec des conditions où des personnes avec une scolarité supérieure, universitaire et avec plusieurs années d'expérience vont travailler à des salaires assez bas. Ces personnes travaillent pour un contrat spécifique. Ils sont assignés à une tâche. Il est difficile d'évaluer le nombre d'heures nécessaires pour réaliser le temps de travail à accomplir.
On se retrouve avec des travailleurs autonomes qui vont recevoir, si on fait la moyenne à l'heure, souvent moins que le salaire minimum. Au sein du réseau, on a plusieurs de ces personnes. On a fait une étude auprès de ces travailleurs autonomes et on s'aperçoit que le salaire annuel moyen est de 20 000 dollars pour les travailleurs autonomes. Ces personnes ont 15 ans d'expérience et une formation universitaire bien établie.
Cela cause vraiment un problème. La plupart des programmes pour les travailleurs autonomes s'adressent à des entrepreneurs. Ces entrepreneurs ont un profil entrepreneurial. C'est une voie de passage si vous voulez. Ils deviennent consultants. Certains vont s'associer avec d'autres personnes et vont développer leur entreprise. On rencontre beaucoup de travailleurs autonomes qui sont dépendants plutôt qu'indépendants. Ces travailleurs autonomes n'ont pas nécessairement l'énergie nécessaire -- et le terme «énergie» n'est peut-être pas approprié -- ou le profil qui conduit au développement des affaires. Ces travailleurs autonomes périclitent. Ils ne se développent pas vers un statut d'entrepreneur que l'on connaît habituellement.
C'est un problème bien réel. Les programmes fédéraux, par exemple, aident au travail indépendant. Ces programmes ne sont peut-être pas adaptés à ce nouveau type de travailleurs qui vit de précarité d'emploi, mais qui n'est pas nécessairement un entrepreneur dans l'âme. D'une part, les programmes d'emploi que l'on connaît sont axés plus sur la recherche d'emploi et non pas sur la recherche de contrats. Ces programmes ne correspondent pas à la réalité des travailleurs autonomes. Il y a peut-être une lacune à ce niveau.
Concernant les protections sociales, on sait que les travailleurs autonomes n'ont pas droit à l'assurance-emploi, qu'ils n'ont pas de régime enregistré de retraite par l'employeur. Pour l'assurance-médicament, il y a des problèmes. C'est la même chose concernant les mesures fiscales. Il y a des éléments du travail autonome où ils peuvent faire certaines déductions fiscales. Il n'est pas toujours possible de déduire l'ensemble des frais inhérents à leur travail.
Par exemple, les travailleurs autonomes souvent travaillent à leur domicile. Ils ont beaucoup à se déplacer pour rencontrer des clients puisqu'on ne reçoit pas nécessairement les clients à la maison. Ils doivent aller au restaurant.Le gouvernement a réduit les montants admissibles au niveau fiscal pour les repas pris à l'extérieur. Ceci peut pénaliser les travailleurs autonomes.
Ces petits éléments fiscaux et de la protection sociale font en sorte que les régimes ne sont peut-être pas adaptés à cette nouvelle réalité du marché du travail.
[Traduction]
Le sénateur Butts: Comment votre groupe est-il financé?
[Français]
M. Ross: Je dois vous avouer qu'on a très peu de financement. Nous sommes une association qui ne travaille pas directement à l'emploi. Nous ne travaillons pas directement au développement de l'entrepreneurship. Notre financement provient du gouvernement du Québec. Nous avons eu un programme «Concertation pour l'emploi» qui nous a permis d'employer quelqu'un pour faire des démarches de financement auprès d'entreprises afin d'avoir des commandites pour nous permettre de bien fonctionner et pour augmenter notre membership.
[Traduction]
Le sénateur Butts: Vous travaillez seulement dans la province de Québec?
M. Ross: Oui.
Le sénateur Butts: Vous travaillez plus précisément dans la ville de Montréal.
M. Ross: Oui.
Le sénateur Butts: Je m'intéresse à vos statistiques selon lesquelles la moitié des entreprises nouvellement lancées font faillite pendant les cinq premières années. D'après ces statistiques, y a-t-il une différence entre les entrepreneurs et les entrepreneures?
[Français]
M. Ross: Nos statistiques disent, d'une part, qu'il y a sur l'ensemble du Québec plus de travailleurs autonomes hommes que femmes. Sur le territoire, selon nos recherches, c'est sensiblement la même chose en terme du nombre de personnes. Les revenus sont plus difficiles à évaluer. Les femmes gagnent peut-être moins. Est-ce parce qu'elles travaillent moins? Certaines personnes préfèrent réduire leur nombre d'heures de travail pour s'occuper de leur famille. On n'a pas les informations à ce sujet. Il faudrait peut-être pousser davantage pour en savoir plus.
[Traduction]
Le sénateur Butts: Puisqu'il y en a tant qui font faillite, votre groupe a-t-il les moyens nécessaires pour suivre ceux qui se lancent en affaires ou les aider? Nous avons trouvé que si vous vous attaquez au problème dès le début, vous pouvez sauver le système, vous pouvez sauver l'entreprise, et on pourrait améliorer ce chiffre de 50 p. 100.
[Français]
M. Ross: Quand vous dites «au début», est-ce que vous voulez dire prendre le problème au début?
[Traduction]
Le sénateur Butts: Oui. Si vous pouvez aider les gens à résoudre leur problème dès qu'il fait surface, alors vous pouvez sauver l'entreprise.
[Français]
M. Ross: Je suis plus ou moins d'accord avec vous. Il y a beaucoup de programmes pour aider au démarrage des affaires. Par la suite, ils n'ont plus rien alors que l'aide est peut-être plus à long terme. Ce ne sont pas toujours des entrepreneurs qui démarrent ou qui ont un profil entrepreneurial. C'est plutôt la nouvelle dynamique du marché du travail qui amène ces individus à penser que c'est peut-être une façon de s'inscrire sur le marché du travail que de devenir travailleur autonome. Le soutien existe au début mais une fois que les personnes ont démarré leur entreprise, c'est peut-être un peu plus difficile.
[Traduction]
Le sénateur Johnstone: J'ai quelque sympathie pour ce que vous dites à propos des travailleurs autonomes. À mon avis, je suis travailleur autonome depuis l'âge de 20 ans, quand je suis revenu d'outre-mer et que j'ai enlevé mon uniforme. J'ai été surpris aujourd'hui d'entendre dire que ces travailleurs autonomes sont réputés sans emploi.
Que pensez-vous d'un revenu annuel garanti? Pendant toutes ces années que nous avons travaillé pour monter nos entreprises grâce à des emprunts à la banque qui devaient être remboursés, et cetera., est-ce qu'on aurait dû jouir d'un revenu quelconque? Nous nous en sommes passés. Je sais aussi ce que c'est que d'être à la retraite sans avoir de pension. J'essaie de persuader les gens dans la salle ici, avec nous, de partager leurs pensions de retraite avec moi, mais jusqu'ici je n'ai pas trouvé preneurs.
Si vous étiez en faveur d'un revenu annuel garanti, ne pensez-vous pas que cela constituerait un frein pour les gens qui essaient de se trouver un emploi?
[Français]
M. Ross: C'est une question importante. Si je parle des travailleurs autonomes, on a deux catégories. Ceci a aussi de l'effet sur la question que vous m'avez posée. Certains travailleurs autonomes trouvent que l'État doit se retirer le plus possible de toute aide aux travailleurs autonomes pour laisser la libre entreprise se manifester d'elle-même. Là on retrouve plus des travailleurs autonomes qui ont vraiment le profil entrepreneurial. Parmi les travailleurs autonomes, on a une autre catégorie d'individus qui considèrent qu'ils sont victimes de la nouvelle dynamique de marché du travail. On est en train de créer -- c'est peut-être exagéré parce que la réalité n'est peut-être pas aussi pénible -- un sous-prolétariat qui met à la disponibilité des entreprises une masse de travailleurs potentiels qui vivent de la précarité d'emploi. Ces travailleurs sont isolés et ne profitent pas du statut de regroupement que permet le syndicat. La façon dont l'organisation du travail se fait actuellement rend difficiles les alliances. Ceci fait que beaucoup de ces travailleurs ne se considèrent pas comme des travailleurs autonomes ou des entrepreneurs. Pour eux, il devrait y avoir un revenu minimum d'insertion au revenu minimum garanti. Cela existe et cela fait partie des possibilités pour ces travailleurs. Les travailleurs autonomes sont divisés, si vous voulez mon avis, sur cette question.
[Traduction]
Le sénateur Johnstone: D'après vous, il y a deux sortes de travailleurs autonomes. Moi, je songe à l'entrepreneur. Dites-vous que l'entrepreneur, par opposition à l'autre genre de travailleur autonome, ne devrait pas toucher un revenu supplémentaire ou d'appoint en provenance de l'État?
[Français]
M. Ross: Il faut faire une distinction entre entrepreneur et travailleur autonome. Je crois que c'est très important. Le travailleur autonome qui vit une situation d'emploi précaire a décidément besoin d'un soutien de l'État. Par contre, pour des personnes qui veulent incorporer des entreprises, partir en affaires et augmenter leur chiffre d'affaires, cela prend un soutien de l'État pour pouvoir démarrer son entreprise et maintenir un rythme de croissance. Que ce soit la grande entreprise ou la moyenne entreprise, ils ont un certain soutien de l'État.
Le message est qu'on a tendance à confondre les travailleurs autonomes. Lorsque l'État vient pour les aider, on leur propose trop souvent des mesures de développement d'entreprise alors que ces personnes ont peut-être besoin de mesures de développement de l'emploi. Cela ne veut pas dire que c'est exactement la même chose que les programmes actuels. Il faut développer autre chose. Il faut innover. Il faut créer de nouveaux programmes qui permettent à cette nouvelle catégorie de travailleurs de pouvoir offrir leurs services et pas nécessairement faire connaître leur compétence à des employeurs ou à des clients potentiels. Il y a un travail à faire.
Il faut apprendre aux personnes à repérer leurs besoins au sein des entreprises pour être en mesure de bien formuler une demande. En termes de programme, si on regarde les mesures autant des gouvernements provinciaux que du gouvernement fédéral, les mesures actuelles sont peut-être inadaptés. Il y a un travail à faire par l'État et par les professionnels. Je ne sais pas si je réponds bien à la question.
Le sénateur Lavoie-Roux: Je suis de Montréal et je connais bien le Plateau Mont-Royal. C'est la première fois que j'entends parler de votre association, et je m'en excuse. Les travailleurs autonomes occupent quel type de travail?
M. Ross: Je ne sais pas si cela vous a été remis. J'ai fait parvenir une recherche.
Le sénateur Lavoie-Roux: Oui, la fiche de développement 1998-99; est-ce cela?
M. Ross: Non. Il y a une recherche qui est peut-être plus volumineuse et qui peut-être n'a pas été traduite. Dans notre association, ce sont surtout des gens du domaine des arts, des lettres, des sciences humaines, de l'informatique et du multimédia. Ce sont ces personnes que l'on retrouve dans ces catégories de travail.
Le sénateur Lavoie-Roux: Entre autres activités pour eux, vous avez des rencontres, des cinq à sept, des déjeuners ou des choses comme cela. Quelle est la fidélité de ces travailleurs à votre organisme? Est-ce qu'il y vont une fois ou deux? Est-ce qu'il y a une continuité entre votre organisation et ces travailleurs?
M. Ross: Il y a un noyau dur et des personnes qui viennent et qui ne reviennent pas nécessairement. Certaines personnes vont devenir salariées, d'autres vont aller vers autre chose. Leur entreprise fonctionne bien, donc ils sont moins intéressés à maintenir des relations sociales. Une des missions que l'on s'est fixées est de briser l'isolement des travailleurs autonomes. Il y a une dimension sociale. Un autre volet favorise le «networking». En français, on l'a traduit par réseautage.
Il s'agit de favoriser des relations d'affaires entre travailleurs autonomes. Il y a des activités et des rencontres. Au départ, ceux qui sont plus en démarrage sont intéressés et ceux dont les entreprises roulent bien participent peut-être un peu moins à ce type d'associations.
Notre dernier volet à l'association concerne la défense des droits des travailleurs autonomes.
Le sénateur Lavoie-Roux: Par rapport à d'autres travailleurs qui ont un salaire ou qui travaillent pour un employeur, ces travailleurs autonomes n'ont aucune espèce de protection?
M. Ross: Non.
Le sénateur Lavoie-Roux: À l'assurance-emploi, ils ne relèvent de personne?
M. Ross: C'est le problème. Vous avez vu juste, oui.
Le sénateur Lavoie-Roux: Par l'entremise de votre organisme, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de les inclure pour qu'ils puissent justement recevoir des compensations, en cas d'arrêt d'emploi, quitte à ce qu'ils contribuent aussi?
M. Ross:Il y a peut-être un travail à faire là-dessus. En France, certaines choses se font. On crée, en fin de compte, des sociétés qui ne sont pas fictives mais qui regroupent des individus qui n'ont pas de mission particulière. À l'intérieur de ces sociétés, on va demander une cotisation via l'employeur. À ce moment, ces personnes acceptent de devenir salariés pour ce type d'entreprises. Ils ne travaillent pas nécessairement à des contrats de durée indéterminée mais ils ont des périodes de contrats. Cela pourrait être observé. Au Québec, la FTQ essaye de regrouper des travailleurs autonomes. Les chambres de commerce essayent de regrouper les travailleurs autonomes. Un travail peut se faire, effectivement, mais il faut voir légalement, par rapport à l'assurance-emploi, si c'est possible.
Le sénateur Lavoie-Roux: Comparativement aux autres provinces qui ont des organisations similaires à la vôtre pour les travailleurs autonomes?
M. Ross: Je vous avoue que je suis intéressé à développer des relations avec les autres provinces. On a déjà eu une association des travailleurs autonomes pour la province de Québec. C'est très difficile parce que cela se fait beaucoup par bénévolat. Étant donné que ce ne sont pas des institutions avec des structures très anciennes, le financement est difficile. C'est difficile à mettre en place.
[Traduction]
Le sénateur LeBreton: Monsieur Ross, le problème que vous exposez aujourd'hui n'est-il pas exacerbé par le fait qu'à cause de la technologie les gens travaillent à domicile et sont plus isolés? Est-ce que cela ne rend pas la tâche de votre organisme encore plus difficile?
[Français]
M. Ross: Effectivement, les travailleurs autonomes sont des travailleurs à domicile. Étant seuls sur leur lieu de travail, les regroupements sont plus difficiles. C'est un problème. Je vous avoue qu'à notre association, ce n'est pas toujours facile de réussir à regrouper les travailleurs autonomes. Souvent, ces personnes se plaisent à travailler chez eux et à vivre sans nécessairement être en relation continuelle avec d'autres travailleurs. On a plus de difficulté à rejoindre ces personnes. Ceci a un effet négatif sur les revendications des droits des travailleurs autonomes. Ces personnes sont plus difficilement mobilisables.
Le président: Monsieur Ross, je regrette que nous n'ayons plus de temps pour traiter plus longuement de cette question. Nous avons beaucoup apprécié votre témoignage aujourd'hui.
La séance est levée.