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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 33 - Témoignages


OTTAWA, le mercredi 12 mai 1999

Le comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 16 h 18 pour étudier les dimensions de la cohésion sociale au Canada dans le contexte de la mondialisation et des autres éléments économiques et structurels qui influent sur les niveaux de confiance et de réciprocité dans la population canadienne.

Le sénateur Lowell Murray (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président: Chers collègues, nous en revenons aujourd'hui à la question de la cohésion sociale. Je crois que c'est notre vingt-huitième réunion sur ce sujet.

Nous avons le plaisir de recevoir M. Keith Banting, directeur de l'École des études en politique publique de l'université Queen's et titulaire de la chaire Stauffer-Dunning d'études en politique publique. Vous avez la biographie de M. Banting sous les yeux. Je ne vais pas vous la lire. Il est diplômé de l'université Queen's et détient un doctorat d'Oxford. Il a enseigné à l'Université de la Colombie-Britannique ainsi qu'à Queen's et il a été chercheur invité à la London School of Economics, à Harvard et à la Brookings Institution. Il est l'auteur de nombreuses publications sur la politique publique et il a été coordonnateur de recherches pour la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines. Il a été membre du Conseil de recherches en sciences humaines et vice-président de ce conseil. Il a aussi été vice-doyen des Études supérieures et de la recherche à l'université Queen's pendant un certain temps.

Je voudrais vous parler d'un ouvrage intitulé: Degrees of Freedom: Canada and the United States in a Changing World, qui a été édité par M. Banting en collaboration avec George Hoberg et Richard Simeon.

Ce livre traite de certains des problèmes sur lesquels se penchent notre comité. Il examine la façon dont la restructuration de l'économie internationale et l'intensification de la fragmentation sociale ont créé une situation politique déconcertante devant laquelle les dirigeants politiques canadiens et américains doivent réagir. Il demande si l'État moderne est encore capable de trouver des solutions novatrices à ces nouveaux problèmes ou s'il est tellement limité par des contraintes internationales et nationales qu'il ne peut plus être un instrument de changement et de progrès.

Ce livre vaut certainement la peine d'être lu, surtout les chapitres que j'ai signalés et qui ont été écrits par M. Banting et M. Simeon au sujet de l'évolution de l'économie et de la société; il y a aussi le chapitre de M. Banting sur la ligne de partage de la politique sociale, l'État-providence au Canada et aux États-Unis, de même que les conclusions sur la mondialisation, la fragmentation et le contrat social.

Vous pouvez demander cet ouvrage à la bibliothèque ou mieux encore, l'acheter.

Monsieur Banting, êtes-vous un parent, même éloigné, du codécouvreur de l'insuline?

M. Keith Banting, directeur, École des études en politique publique, Université Queen's: Oui, mais j'insiste sur le mot «éloigné». Bien entendu, il est mort dans un écrasement d'avion avant ma naissance et je ne l'ai jamais rencontré, mais notre famille revendique toute la gloire de cette parenté.

Le président: Sénateurs, malgré sa relative jeunesse, M. Banting a déjà une très brillante carrière à son actif. Je suis ravi qu'il ait pu venir ici aujourd'hui. Je l'invite à nous faire une déclaration liminaire, après quoi nous passerons aux questions et aux discussions.

Monsieur Banting, la parole est à vous.

M. Banting: Merci beaucoup, monsieur le président. Je vous remercie également de ce que vous avez dit à propos de mon livre. Si jamais j'ai besoin de publicité, je ferai peut-être appel à vous.

Votre comité a le mandat très ambitieux d'examiner les dimensions de la cohésion sociale dans le contexte contemporain. Je me suis dit que ma déclaration liminaire devrait porter sur deux des questions que vous étudiez, après quoi nous pourrons couvrir un domaine plus vaste.

J'ai préparé un texte. J'ai également apporté trois ou quatre diagrammes auxquels je voudrais me référer. La première question dont je parlerai occupe, je crois, une place assez centrale dans votre mandat. Il s'agit de l'évolution du rôle de la politique sociale canadienne, de l'évolution du rôle de l'État-providence canadien et des répercussions de ces changements sur notre conception de la sécurité, notre façon de concevoir la redistribution et le degré de cohésion sociale dans notre société.

La deuxième question dont je parlerai vient d'être mentionnée par le président. Dans quelle mesure sommes-nous limités par les forces économiques internationales et plus particulièrement par nos relations avec les États-Unis pour élaborer notre contrat social et nous attaquer au problème de la cohésion sociale? Pourrons-nous conserver un contrat social distinctif, un ensemble de contrats sociaux distinct dans la moitié septentrionale du continent nord-américain?

Telles sont les deux questions sur lesquelles je voudrais centrer mon attention. Je parlerai surtout des programmes sociaux, mais en les rattachant à la cohésion sociale.

Pour ce qui est des changements dans la nature de l'État-providence canadien et de leurs répercussions sur la cohésion sociale, l'État-providence canadien est soumis à de fortes pressions, de la même façon que les autres pays de l'OCDE, des pressions qui émanent des changements économiques, de la restructuration de l'économie, des changements technologiques, de la mondialisation et de l'évolution de la conception politique des rôles que doit jouer le gouvernement. Le système est donc certainement soumis à des tensions. Pour bien comprendre la nature des répercussions du contexte actuel, il est utile de prendre un repère. Le repère que je prendrai est la façon dont nous concevions la politique sociale au cours de la période qui a suivi la guerre. Je ferai ensuite la comparaison avec le genre de contrat social ou d'État-providence qui semble émerger aujourd'hui.

Je dirais que l'État-providence de l'après-guerre reposait sur un équilibre très particulier, soit l'équilibre entre la sécurité, une redistribution des riches vers les pauvres et la cohésion sociale. Il y avait un équilibre très évident entre ces trois objectifs et cet équilibre se trouve totalement compromis aujourd'hui.

Au cours des années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, lorsque nous avons jeté les bases de l'État-providence au Canada, l'objectif premier était la sécurité. C'est la dépression des années 30 qui a donné naissance à l'État-providence au cours de cette période. On a voulu édifier un système de protection sociale pour se protéger contre les risques de la vie moderne soit les risques associés au chômage, à l'invalidité, à la maladie, à la pauvreté et à la vieillesse.

L'important pour la génération de l'après-guerre était que tous les Canadiens étaient exposés à ces risques et pas seulement un petit groupe baptisé «les pauvres». Par conséquent, on voulait bâtir un système qui protégerait et augmenterait la sécurité de l'ensemble de la population. Au cours de cette période, les programmes sociaux ont donc été associés aux concepts de l'universalité, de l'assurance sociale et des droits sociaux.

Je qualifierais l'État-providence de l'après-guerre d'État-providence axé sur la sécurité. L'objectif premier de ces trois dimensions était la sécurité. Par contre, l'État-providence de l'après-guerre s'éloignait de la redistribution des riches vers les pauvres. La redistribution était surtout horizontale; autrement dit, l'argent circulait des travailleurs vers les chômeurs, des bien portants vers les malades, des personnes d'âge mûr vers les personnes âgées. C'était avant tout une redistribution transversale plutôt que verticale, des riches vers les pauvres.

Les programmes universels accompagnés d'un régime fiscal relativement progressif redistribuaient la richesse dans une certaine mesure, mais le but premier était d'assurer la sécurité de l'ensemble de la population et s'il y a eu une redistribution des riches vers les pauvres, il s'agissait seulement d'un effet secondaire.

Si l'objectif premier était la sécurité et l'objectif secondaire, la redistribution verticale des riches vers les pauvres, l'État-providence de l'après-guerre accordait également de l'importance à la cohésion sociale. Depuis que Bismarck avait instauré l'assurance sociale au XIXe siècle, l'État-providence en général avait été considéré comme un instrument pour bâtir des ponts entre les diverses classes de la société. Il avait été considéré comme un instrument de cohésion sociale, confirmant que nous étions une communauté au sein de laquelle les gens partageaient les mêmes avantages et assumaient les mêmes obligations.

C'est un sociologue britannique, T.H. Marshall, qui a le mieux décrit ce concept dans ses écrits sur la citoyenneté sociale, à la fin des années 40. Il a fait valoir que le concept de la citoyenneté, le fait d'être citoyen d'un pays, était au départ largement associé aux droits civils et politiques. Aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, c'est ce que signifiait le concept de citoyenneté: la citoyenneté vous conférait les mêmes droits civils et politiques. Néanmoins, cet auteur faisait valoir qu'au milieu du XXe siècle nous avions ajouté une nouvelle série de droits sociaux ou une nouvelle dimension sociale à la citoyenneté en renforçant l'idée que nous étions membres d'une même communauté, que les citoyens possédaient des avantages du fait non pas de leur appartenance à un groupe ou de leur lieu de résidence, mais parce qu'ils partageaient la citoyenneté d'un pays et que cette citoyenneté commune créait des liens et conférait un sentiment d'appartenance dans des sociétés qui, autrement, étaient divisées.

Dans de nombreux pays, ce sentiment d'intégration sociale et d'appartenance à une même communauté qui est renforcé par la politique sociale se reflète en grande partie dans les classes sociale, c'est-à-dire dans les divisions entre riches et pauvres. C'était également vrai au Canada, mais nous avons également eu tendance à considérer nos programmes sociaux comme des instruments de cohésion sociale sur le plan régional et culturel. Au Canada plus que dans bien d'autres pays, nous avons tendance à dire que les programmes sociaux et les transferts entre régions qui permettent aux régions riches et pauvres de bénéficier d'avantages sociaux comparables sont un facteur de cohésion sociale, non seulement entre riches et pauvres, mais également entre les régions riches et les régions pauvres.

Voilà comment je caractérise le compact social de l'après-guerre et le modèle de citoyenneté sociale de l'après-guerre. Ces modèles insistent sur la sécurité, ils mettent moins l'accent sur la redistribution entre riches et pauvres et ils soulignent l'importance de la cohésion sociale. Voilà mon repère.

Ce modèle se trouve très bousculé aujourd'hui pour toutes les raisons que vous avez examinées et je crois qu'un nouvel équilibre apparaît entre les trois objectifs soit la sécurité, la redistribution et la cohésion sociale. Ce rééquilibrage joue un rôle essentiel dans les questions que vous étudiez.

Le principal changement résulte du fléchissement de notre engagement envers le concept de sécurité. Je dirais que nous nous éloignons de l'idée selon laquelle notre structure sociale et nos programmes sociaux devraient assurer la sécurité aux citoyens. Nous nous orientons dans d'autres directions.

C'est peut-être moins évident dans le secteur de la santé, mais vous pouvez le constater, du moins en partie, dans le secteur des pensions et vous pouvez le voir nettement dans le secteur des programmes de soutien au marché du travail soit l'assurance-chômage, l'aide sociale et les programmes d'emploi en général.

Les gouvernements sont sans doute convaincus qu'ils ne peuvent plus protéger les Canadiens contre les bouleversements qui accompagnent l'évolution de l'ordre économique. On insiste aujourd'hui sur la souplesse et l'adaptation de même que sur l'éducation et la formation pour préparer les citoyens à affronter l'économie mondiale. En fait, on considère que nous ne pouvons pas protéger les gens contre le changement. Le mieux que nous puissions faire est de les aider à s'y adapter. Autrement dit, la meilleure et la seule forme de sécurité dans le monde contemporain est le capital humain, l'investissement dans les compétences et la formation.

Pour que cette transition se passe bien, elle ne devrait pas être considérée comme un renoncement à la sécurité. Nous devrions simplement changer l'idée que nous nous faisons de la sécurité, notre conception de la sécurité de même que les instruments nous permettant d'y parvenir.

On pourrait faire valoir que les gouvernements canadiens sont aussi déterminés que par le passé à assurer la sécurité de leurs citoyens et qu'en réalité, au lieu d'assurer la sécurité au moyen de programmes de transfert du revenu, nous le faisons grâce à des programmes éducatifs.

Je voudrais pouvoir le croire. Ce serait rassurant, mais je n'en crois rien. Les gouvernements ont pris des mesures énergiques pour ce qui est du premier volet de ce changement. Nous avons assisté à une réduction des instruments de sécurité traditionnels sur le plan de la sécurité du revenu. L'assurance-chômage et l'aide sociale, par exemple, ont fait l'objet de coupes importantes. Malgré leurs beaux discours, les gouvernements n'investissent pas beaucoup dans les nouveaux instruments de sécurité. Le Canada a toujours eu une main-d'oeuvre très instruite et flexible comparé aux autres nations et nous dépensons plus par étudiant que de nombreux pays. Seuls les États-Unis dépensent davantage. Néanmoins, j'ai la nette impression que cet engagement s'affaiblit au lieu de se raffermir. Bon nombre de provinces ont réduit le budget de l'éducation, les frais de scolarité des universités ont largement augmenté et de nombreux étudiants terminent leurs études avec une lourde dette. Cette situation fait sérieusement douter de l'égalité d'accès aux nouveaux instruments de sécurité pour les jeunes issus de milieux pauvres.

Nous avons également constaté de graves faiblesses dans le domaine de la formation. Je vous demanderais de vous reporter à l'enquête que l'OCDE a réalisée en 1998 au sujet du Canada et qui décrit en détail les faiblesses de notre système de formation.

Cela me porte à croire que le Canada ne s'est pas vraiment attaqué aux répercussions qu'une économie basée sur le savoir auraient sur notre conception de la sécurité. La génération de l'après-guerre voulait la sécurité universelle. Elle voulait établir le droit à une protection contre les risques du monde tels qu'elle les concevait. Notre génération ne s'est pas engagée de façon aussi universelle envers la sécurité telle que nous la concevons. Nous n'avons pas assuré un accès universel aux études supérieures et à la formation et je crois que nos politiques s'orientent dans la direction opposée.

Si la sécurité devient un objectif moins important et si nous ne sommes plus aussi déterminés à l'assurer, où se situe le nouvel équilibre? Je trouve frappant qu'il insiste davantage sur la redistribution verticale qui est devenue plus importante. Je qualifierais le nouveau paradigme «d'État-providence fondé sur la redistribution» et non plus «d'État-providence fondé sur la sécurité».

De plus en plus, nous partons du principe que le but premier de la politique sociale devrait être d'orienter vers les pauvres les ressources limitées dont nous disposons. Les programmes universels comme la Sécurité de la vieillesse et les allocations familiales ont été transformés en programmes subordonnés au revenu et en prestations pour enfants. L'un de ces nouveaux programmes a été constamment enrichi. Le contrôle des revenus a également gagné le régime d'assurance-chômage et l'assurance sociale. Ces prestations sont accordées en fonction des revenus par l'intermédiaire de la fiscalité. Nous comptons de plus en plus sur l'aide sociale comme le principal instrument de stabilisation des revenus au Canada. Si j'ai raison au sujet de cette transition, quelles en sont les conséquences pour la cohésion sociale? Ma réponse à cette question comporte deux éléments.

D'un côté, cette transition a aidé le Canada à maintenir un certain niveau de stabilité sociale et de cohésion sociale malgré l'écart entre riches et pauvres. En dépit de tous les discours quant à l'aggravation des inégalités dans notre pays, en réalité, le système de transferts fiscaux a compensé l'inégalité croissante des Canadiens dans le milieu de travail, surtout parce qu'il insiste davantage sur la redistribution. Je demanderais aux membres du comité de se reporter au premier des tableaux que j'ai fait circuler et qui s'intitule: «Coefficients de Gini, familles, par marché, revenu total et après impôt, 1971-1996».

Le coefficient de Gini sert simplement à mesurer le niveau d'inégalité dans un pays. Plus ce chiffre est élevé, plus la répartition des revenus est inégale, plus il est faible, plus il y a d'égalité.

La ligne supérieure représente le revenu marchand que les Canadiens tirent de leur travail. C'est ce qu'ils gagnent. Comme vous pouvez le voir, avec le temps, ce revenu est devenu plus inégal. Si vous prenez seulement le revenu que les Canadiens tirent de l'économie, ce que bien des gens disent est vrai, à savoir que l'inégalité s'accentue. L'écart entre riches et pauvres s'élargit, si vous considérez seulement le revenu marchand.

Si vous tenez compte des effets des transferts sociaux et des impôts, le revenu des Canadiens se présente sous un jour différent. La ligne médiane, en pointillé, représente le niveau d'inégalité si l'on tient compte de l'argent que les Canadiens gagnent lorsqu'ils travaillent dans l'économie et des paiements de transfert comme l'assurance-chômage et les pensions de retraite. La ligne du bas tient compte également des impôts, surtout de l'impôt sur le revenu.

Ce tableau indique que si l'on tient compte uniquement des salaires et des revenus que les Canadiens tirent du marché du travail, le fait est que l'inégalité s'accentue. L'écart entre riches et pauvres et entre la main-d'oeuvre instruite et peu qualifiée s'élargit. Toutefois, si vous considérez l'argent que les Canadiens ont dans leurs poches une fois qu'ils ont payé leurs impôts et bénéficié des paiements de transfert, l'égalité est la même qu'en 1971.

Le gouvernement de notre pays a continué à compenser l'aggravation des inégalités dans le marché. Je vois là un gros avantage. La stabilité n'est peut-être pas la meilleure chose qui soit, mais en période difficile, elle a son importance.

J'accorderais au système un «A» pour avoir su préserver la cohésion sociale ou au moins rétréci l'écart entre riches et pauvres. Votre comité devrait se garder d'accepter automatiquement tous les arguments selon lesquels notre société est de plus en plus divisée entre riches et pauvres et le gouvernement a abandonné son objectif qui était de compenser cette situation. En effet, nous avons la preuve que, malgré tout, le revenu des Canadiens reste relativement stable lorsqu'on tient compte des effets des mesures gouvernementales.

Il s'agit là de l'aspect positif de cette évaluation de la cohésion sociale. Il y a toutefois un autre aspect, celui de la redistribution verticale. Cette redistribution ne règle pas la question de la sécurité. Je dirais qu'au Canada, il y a eu davantage une redistribution de l'insécurité qu'une redistribution des revenus. Autrement dit, les gouvernements s'étant éloignés de la protection générale qu'ils accordaient par le passé, les citoyens sont plus vulnérables. Même pour les gens à revenu moyen, la protection sociale n'est plus la même qu'avant. Si l'on considère uniquement la répartition du revenu final, on ne tient pas compte du fait que le gouvernement s'est déchargé de ses responsabilités et que les citoyens le ressentent dans leur vie quotidienne. Ils savent que, même si tout va bien pour eux aujourd'hui, s'ils se trouvent en difficulté, ils ne seront plus aussi bien protégés qu'avant.

Ce phénomène est difficile à mesurer, mais il se retrouve dans la psychologie des citoyens. C'est pourquoi il y a ce fossé entre les preuves empiriques qui révèlent qu'en fin de compte l'inégalité n'est pas plus grande qu'avant et la psychologie de notre société où l'anxiété, l'incertitude et l'insécurité quant à l'avenir sont bien réelles.

Les gouvernements se sont protégés en adoptant des programmes qui les exposent moins en cas de marasme économique. Le gouvernement fédéral s'est déchargé de certains risques sur les gouvernements provinciaux tandis que ces derniers s'en sont déchargés sur les citoyens. La sécurité devenant un objectif secondaire, la distribution du revenu n'a peut-être pas changé, mais la distribution du sentiment de sécurité a certainement évolué. C'est un élément fondamental pour nous donner le sentiment d'être une société cohésive et de nous protéger les uns les autres.

Il est difficile, pour un État-providence qui met l'accent sur les transferts verticaux, d'être un instrument de cohésion sociale. En raison de sa nature même, il traite les Canadiens différemment. Sauf dans le domaine de la santé, tous les Canadiens ne partagent pas les mêmes services et les mêmes avantages. En s'éloignant du modèle de citoyenneté sociale, l'État-providence n'est sans doute plus un instrument de cohésion sociale aussi puissant. Il n'est certainement pas aussi solide sur le plan de la cohésion interrégionale, mais je sais que ce n'est pas l'objet principal de votre étude.

La deuxième question que je voudrais aborder est celle de savoir si nous pouvons préserver un régime de politique sociale distinctif dans la moitié septentrionale du continent nord-américain. Au cours de l'après-guerre, les Canadiens se sont dotés d'un système de politique sociale qui est assez différent de celui qui a vu le jour au sud de la frontière. C'est dans le domaine de la santé que cela se manifeste le mieux, mais c'est vrai également pour ce qui est de notre système de sécurité du revenu et de transfert d'impôts, qui assure une meilleure redistribution que le système américain.

Qu'est-il arrivé de ce caractère distinctif avec l'avènement de la mondialisation et d'une intégration économique plus importante avec les États-Unis, et surtout l'avènement du libre-échange et de l'ALENA à la fin des années 80 et dans les années 90? Bien des gens feront valoir qu'il y a eu une convergence, que notre régime de politique sociale s'apparente de plus en plus à celui des États-Unis et que nous nous laissons mener par la dynamique de l'intégration économique qui nous conduit à nous aligner de plus en plus sur le modèle américain. Je dirai simplement que je n'en crois rien. Je crois toujours que, dans l'ensemble, l'État-providence canadien est différent de l'État-providence américain comme il l'était dans les années 70, qui ont été le point marquant de l'activisme dans le domaine de la politique sociale.

Il y a des zones de convergence, des domaines dans lesquels nos deux structures sont devenues plus similaires. Le deuxième graphique montre une dimension de l'accentuation de notre différence avec les États-Unis depuis 1980. Il s'agit simplement de la proportion des dépenses publiques consacrée à la protection sociale, c'est-à-dire aux programmes sociaux largement définis, en tant que pourcentage du PIB. Cela montre simplement quelle est la proportion de toutes les ressources du pays que nous consacrons aux programmes sociaux. On peut voir que nous nous sommes régulièrement éloignés des États-Unis depuis 1980. Pendant cette période d'intégration économique plus accentuée, l'écart entre les deux pays s'est accentué au lieu de diminuer.

Le graphique suivant montre un certain domaine de convergence, celui de l'assurance-chômage. Il s'agit de la proportion de chômeurs qui touchent des prestations d'assurance-chômage dans les deux pays. Comme vous pouvez le voir, ce chiffre avait toujours été beaucoup plus élevé pour le Canada. Une plus forte proportion de chômeurs touchaient des prestations. Nos prestations n'étaient pas particulièrement plus élevées qu'aux États-Unis, mais le programme était plus complet et couvrait un pourcentage plus important de chômeurs tandis qu'aux États-Unis le nombre était plus faible et assez uniforme. Vous pouvez voir que, dans les années 90, notre système s'est davantage aligné sur le modèle américain et que les deux sont maintenant assez semblables en ce qui concerne la proportion de chômeurs qui touchent des prestations.

Il y a donc des secteurs de convergence, mais je dirais qu'il y a aussi des divergences très importantes dans certains domaines où nos différences se sont accentuées. Je dirais qu'en ce qui concerne les systèmes de santé canadien et américain, ils sont beaucoup plus différents aujourd'hui qu'ils ne l'étaient dans les années 70. Nous nous sommes éloignés du modèle américain au lieu de nous en rapprocher, même si j'ai entendu dire le contraire. Je ferais également valoir que pour ce qui est des prestations pour enfants, notre façon de mettre fin à l'aide sociale telle que nous la connaissons, pour reprendre l'expression du président Clinton, est très différente et beaucoup plus humaine que la méthode adoptée aux États-Unis qui limite la durée des prestations.

Le dernier critère est représenté dans le dernier tableau. Il porte sur l'inégalité des revenus dans les deux pays. Encore une fois, il s'agit simplement des coefficients Gini, qui mesurent le niveau d'inégalité des revenus dans une société. Ce tableau mesure les changements dans le niveau d'égalité entre les États-Unis et le Canada entre 1971 et 1996. Comme vous pouvez le voir, les chiffres américains, qui sont restés stables pendant toutes les années 70, ont largement augmenté dans les années 80 et 90, tandis que les chiffres canadiens ont, malgré quelques variations, été relativement uniformes et ont progressé légèrement ces dernières années, mais sans dépasser largement leur niveau de 1971.

Ce tableau permet de tirer de nombreuses conclusions. Je terminerai en disant que, d'après ces données, je crois possible que des pays différents fassent des choix sociaux différents. Un pays peut toujours répartir différemment le fardeau du changement et le coût de la restructuration économique et c'est ce que les gouvernements canadiens ont fait. Ils ont fait des choix différents. Ils ont réduit les programmes sociaux, mais de façon à maintenir un objectif précis et à respecter des valeurs sociales différentes de celles de nos voisins du sud.

Pour conclure, pour répondre à ma deuxième question, je dirais que les États-nations jouissent encore d'une liberté importante à l'ère de la mondialisation. Les politiques nationales jouent toujours un rôle important dans les choix sociaux qui sont faits et les possibilités dont bénéficient les citoyens.

Le sénateur Poy: Monsieur Banting, à propos de votre deuxième tableau, comment mesurez-vous ou calculez-vous la protection sociale? Je pose la question, car je vois que la moyenne européenne est beaucoup plus élevée. Comme procédez-vous?

M. Banting: Les mots «protection sociale» sont trompeurs. Ces données sont tirées des données recueillies par l'OCDE, une organisation de démocraties occidentales. C'est la terminologie qu'elle utilise. En fait, elle veut parler des dépenses sociales. On ne mesure pas la qualité de la protection dont jouissent les citoyens. On mesure seulement le montant d'argent dépensé.

Ce tableau vous indique qu'en ce qui concerne les dépenses sociales exprimées en pourcentage des ressources totales dont dispose un pays, autrement dit de son PIB, la moyenne pour les pays de l'Union européenne est représentée dans la ligne du haut, après quoi vous avez le Canada et ensuite les États-Unis. Cela mesure seulement les dépenses et non pas les effets de ces dépenses sur le sentiment de sécurité des gens.

Le sénateur Poy: Pour chaque pays, le coût est différent. Par conséquent lorsque vous dites, par exemple, que les dépenses sociales par personne coûtent tant, le coût est assez différent en Europe, au Canada ou aux États-Unis. En tenez-vous compte?

M. Banting: Voulez-vous parler du coût de la vie?

Le sénateur Poy: Oui.

M. Banting: Cela tient compte du coût de la vie en ce sens que cela mesure uniquement une relation à l'intérieur de chaque pays. Ces chiffres indiquent, par exemple, que ce pays consacre 20 p. 100 de ses ressources aux dépenses sociales tandis que tel autre pays y consacre 25 p. 100 de ses ressources. Dans ce contexte, vous n'avez pas à vous soucier des différences dans le coût de la vie.

Ces chiffres sont problématiques si les besoins sont différents d'un pays à l'autre. Par exemple, si un pays a une plus grande proportion de citoyens âgés de plus de 65 ans, dans la période de la vie où les soins de santé et les pensions de retraite coûtent plus cher, cela peut expliquer un chiffre plus élevé dans un pays par rapport à un autre. Ces chiffres ne sont pas «corrigés», comme le diraient les statisticiens, pour tenir compte des différences démographiques.

Vous avez mis le doigt sur une question importante à savoir qu'il est difficile de faire des comparaisons. Néanmoins, l'important n'est pas le coût de la vie, mais le niveau de besoin relatif dans les différents pays.

Il faut faire attention à la façon dont on interprète les chiffres.

Le sénateur Butts: Vous dites qu'il y a davantage d'insécurité et de risque à l'heure actuelle et je suppose qu'il y a donc moins de cohésion sociale. Votre tableau montre que la différence est attribuable à l'intervention ou aux impôts du gouvernement. Je me demande si la plupart des gens souffrent d'insécurité parce qu'ils savent que les gouvernements changent et qu'ils modifient leurs politiques et qu'une mesure qui peut exister aujourd'hui risque de disparaître lors du prochain budget.

M. Banting: C'est un facteur. Il y a davantage d'insécurité parce que les choses que les Canadiens tenaient pour acquises ont changé, ce qui veut dire que vous vous demandez si la protection sera là quand vous en aurez besoin. Je crois que c'est largement attribuable à cette réalité.

Il y a deux anomalies qui illustrent ce problème dans le contexte canadien. Comme je l'ai dit, il y a d'abord le fait que, si vous prenez la distribution des revenus une fois que le gouvernement est intervenu, elle a été stable, mais tout le monde est convaincu que l'écart entre riches et pauvres augmente. L'anomalie, c'est-à-dire la différence entre ce que nous disent les données et ce dont les Canadiens sont convaincus, vient du sentiment non pas que les revenus sont différents, mais que les Canadiens ne sont pas sûrs de pouvoir se protéger eux et leur famille. Autrement dit, les systèmes de protection ne fonctionnent plus aussi bien que par le passé. Je crois que c'est un facteur.

L'autre anomalie est que les gens ne sont pas sûrs de conserver leur emploi. Néanmoins, si vous mesurez la probabilité d'être mis à pied, si vous prenez le nombre de travailleurs mis à pied par rapport à l'ensemble de la population active, vous constaterez que les choses n'ont pas beaucoup changé depuis 30 ans. Il y a eu quelques poussées pendant les récessions. Toutefois, à long terme, la probabilité d'être mis à pied n'est pas tellement plus grande qu'autrefois. Toutefois, il est certain que les gens se sentent moins en sécurité. Je crois que ce sentiment est justifié, même si l'économie a toujours évolué et s'il y a toujours eu des mises à pied.

Le recul de la société agricole, qui dominait au Canada des années 30 aux années 50, a déplacé beaucoup de gens. Cette transition a déplacé davantage de Canadiens que la mondialisation ne le fera. Nous avons toujours été une société dans laquelle il y a eu une insécurité économique sur le plan des perspectives d'emploi. Les gens ont déménagé, et cetera. Ce phénomène a toujours existé. Cependant, les gens se sentent aujourd'hui moins en sécurité, même si le nombre de mises à pied n'a pas changé, parce qu'ils n'ont pas confiance dans les systèmes qui ont été conçus pour leur faire traverser des moments difficiles. C'est parce que les gouvernements ont modifié une partie du contrat social.

Ce serait très bien si les gouvernements disaient: «Nous n'assurerons plus la sécurité de cette façon, mais de cette autre façon». Je ne constate pas d'investissement dans les nouveaux instruments de sécurité que sont l'éducation, la formation, la R-D ni dans la mise en place des instruments de sécurité d'une économie basée sur le savoir. Nous faisons de beaux discours, mais je ne suis pas certain que nous joignions le geste à la parole et les Canadiens le savent.

Le président: Quelle en est la raison, selon vous, monsieur Banting? À première vue, on pourrait dire que le gouvernement hésite pour des raisons financières. Je me demande si c'est un manque d'imagination et de politique. Y a-t-il des idées dans lesquelles les décideurs politiques, y compris les fonctionnaires et les élus, peuvent avoir confiance, comme c'était le cas pour le rapport Marsh en 1945-1946?

M. Banting: Mon raisonnement est généralement assez simpliste. Je crois donc que les contraintes financières sont le principal facteur.

Si nous avions de l'argent, et si nous avions de bonnes idées et des méthodes qui ont fait leurs preuves, la réponse à cette question serait probablement oui, nous n'avons pas exploité toutes nos connaissances. Je crois que nous savons comment assurer une meilleure protection aux étudiants que nous ne le faisons actuellement. De nombreux autres pays ont édifié des systèmes de formation plus solides que les nôtres. Ce n'est pas que nous ignorions comment faire. Nous avons des modèles. L'obstacle est surtout d'ordre financier.

Il s'agit de se poser la question suivante. Notre société croit-elle dans la sécurité autant que par le passé? Lorsque les gouvernements réagissent comme ils le font, il se peut que les gens se disent: «La sécurité ne peut pas être assurée, même sous sa nouvelle forme, même au moyen de nouveaux instruments et c'est à chacun de se débrouiller». Je crois beaucoup à la révélation des préférences: il suffit de regarder ce qui se passe pour savoir ce que pensent les gens.

Il se peut que nous renoncions également, dans une certaine mesure, à l'idée voulant que les gouvernements puissent assurer la sécurité des citoyens.

Le président: Vous avez dit que l'on s'éloignait du concept de sécurité auquel certains d'entre nous étaient habitués en ce qui concerne les pensions, l'assurance-chômage et le reste. Le discours insiste maintenant davantage sur la souplesse et l'adaptation, l'éducation et la formation, et cetera, mais sans que cela ne s'accompagne des investissements nécessaires. N'est-il pas vrai que, parmi les pays de l'OCDE, le Canada compte une plus forte proportion de gens possédant un diplôme postsecondaire? Une plus forte proportion de nos jeunes font des études postsecondaires. Pourquoi cela ne donne-t-il pas de bons résultats?

M. Banting: C'est vrai; nous avons d'excellents résultats sur le plan de l'éducation postsecondaire par rapport aux autres pays.

Si vous me demandez si les gens sont sûrs de leur avenir, l'augmentation du coût d'accès à l'enseignement postsecondaire soulève un grand point d'interrogation pour beaucoup de Canadiens. La lourde dette des étudiants et les répercussions que cela a pour la planification financière familiale à long terme amènent bien des gens à se demander s'ils pourront garder leurs enfants à l'école. Cette question soulève beaucoup d'inquiétudes.

Cela veut-il dire que notre société va se désister? Je dirais seulement que nous n'avons pas le même sentiment de sécurité qu'avant. Nous n'avons pas suffisamment investi pour garantir aux gens que s'ils ont les talents voulus nous veillerons à ce que leurs revenus ne les empêchent pas d'avoir accès à l'éducation. Nous n'avons pas donné ces garanties. Nous laissons généralement les gens assumer eux-mêmes ce fardeau. Dans bien des cas, un diplôme s'accompagne d'une lourde dette et cela suscite des inquiétudes.

Dans les années 30, 40 et 50, nous avons dit que nous garantirions ce sentiment de sécurité. Nous ne disons plus la même chose. Il se peut que nous assurions la sécurité des citoyens, mais nous ne la garantissons plus.

Le président: Les gens des finances et les spécialistes de la politique macro-économique se demandent en quoi c'est rentable. Si nous réussissons aussi bien sur le plan de l'éducation postsecondaire, pourquoi avons-nous un problème de productivité? J'ignore si cela s'inscrit dans le mandat de votre comité, mais c'est ce qui les préoccupe.

M. Banting: Cela soulève deux questions. Nos mesures de la productivité sont-elles bonnes? C'est une question importante à se poser et qui a fait l'objet de sérieuses études. Deuxièmement, quelles sont les sources de nos problèmes de productivité?

Quels que soient les sources de nos problèmes de productivité et le taux de croissance de l'économie, je ne commencerais pas par accuser le système d'éducation ou de formation. Je crois que notre système de formation, plus que notre système d'enseignement postsecondaire, présente des faiblesses par rapport à de nombreux pays européens. Si je cherche la cause de notre problème de productivité, je chercherais davantage de ce côté-là que du côté de l'enseignement postsecondaire. Les problèmes de productivité résident ailleurs dans notre économie.

Il faudrait regarder du côté de la fiscalité. Nos impôts, qui sont justifiés par le désir de maintenir l'effet de redistribution des programmes sociaux dont j'ai parlé, sont-ils la source de nos problèmes de productivité? Je suis assez sceptique à ce propos, mais je ne suis pas non plus suffisamment expert en la matière pour pouvoir vraiment répondre à cette question. Je ne me prononcerai pas.

Le sénateur Butts: Dans vos études, à mon avis, vous présentez surtout le gouvernement comme une institution responsable de la cohésion sociale. Avez-vous réfléchi sérieusement à d'autres institutions de notre société qui sont susceptibles de retarder ou de favoriser cette cohésion?

M. Banting: C'est une excellente question, sénateur. Il importe de faire la distinction entre la cohésion sociale d'une part et ce que l'on appelle le capital social aux États-Unis.

Je suppose que le comité a entendu un certain nombre de témoignages à ce sujet, mais aux États-Unis, les gens qui parlent de capital social accordent beaucoup de poids aux organisations non gouvernementales, aux institutions locales, bénévoles et communautaires. Selon eux, le vrai danger qui existe dans notre société vient de ce que ces institutions sont en perte de vitesse pour diverses raisons, et c'est peut-être pourquoi les gens se font de moins en moins confiance. C'est peut-être pour cette raison qu'ils sont moins prêts à collaborer, qu'ils ont moins confiance en leurs gouvernements ou en leurs voisins, et qu'ils n'unissent plus leurs efforts pour mener conjointement certaines activités.

À mon sens, le débat sur le capital social est une réalité. D'après moi, si l'on s'intéresse au capital social et à la confiance, ce débat a une certaine raison d'être. Toutefois, je pense que c'est très différent de la cohésion sociale qui fait l'objet des délibérations de votre comité. À mon avis, la cohésion sociale consiste bien davantage à bâtir des ponts entre les principaux secteurs distincts d'une société ou d'essayer de combler les larges fractures sociales qui existent entre les riches et les pauvres, entre les différentes régions du pays, entre les groupes linguistiques ou entre les nouveaux Canadiens et ceux qui sont établis depuis longtemps. Je ne suis pas convaincu que l'action communautaire locale ou l'intervention d'organismes bénévoles réussira à combler ces écarts éventuellement importants dans notre société.

L'initiative locale est importante en ce qu'elle permet de se donner un but sur le plan civique et de favoriser la confiance dans les autres, mais je ne compterais pas sur ces organismes pour combler les énormes fractures qui risquent de diviser une société.

Je fais toujours une distinction très nette entre la cohésion sociale et le capital social, lorsque les gens m'en parlent.

Le sénateur Butts: C'est une distinction qui nous est utile.

Avez-vous pris connaissance de la dernière étude de l'Institut Fraser? Ce dernier soutient, preuves à l'appui, que ce n'est pas la pauvreté, mais bien l'inégalité qui est à la hausse au Canada. Il fait une distinction en disant que bon nombre d'assistés sociaux ou de personnes à faible revenu ne vivent pas vraiment dans la pauvreté, mais que c'est l'écart entre ces gens-là et les riches qui se creuse continuellement.

M. Banting: Je ne sais pas exactement de quelle étude vous parlez.

Le sénateur Butts: Elle a été publiée il y a quelques jours à peine.

M. Banting: J'ai suivi le débat au sujet du seuil de la pauvreté, et c'est un débat qui dure depuis longtemps. De toute évidence, la définition de la «pauvreté» est au coeur du problème. Si nous modifions la définition, les chiffres et la répartition régionale vont changer considérablement. Si l'on adopte de nouveaux seuils de la pauvreté, les pourcentages diminueront davantage dans certaines régions que dans d'autres.

À mon avis, les arguments de l'Institut Fraser sont davantage enracinés dans la définition de la pauvreté proprement dite que dans le changement du nombre de personnes qui se trouvent dans des situations économiques bien réelles.

Il faut adopter un meilleur seuil de la pauvreté que celui qui était en vigueur par le passé car il est presque impossible de l'expliquer à quiconque. S'il nous est impossible d'expliquer ce qu'est un seuil de faible revenu en une phrase et de façon convaincante pour des étudiants ou l'homme de la rue, ce n'est pas une notion utile.

Le président: Comme on dit, nous devrions pouvoir l'expliquer sur une affichette qu'on colle à l'arrière des voitures.

Le sénateur Butts: Le problème, c'est qu'il est impossible d'avoir une seule et même définition pour tout le Canada.

M. Banting: C'est pourquoi certaines nouvelles définitions tiennent compte des écarts régionaux. Celle qui a été élaborée par Statistique Canada et DRHC se fonde sur le principe du panier de biens et tient compte des écarts dans le prix des loyers, ce qui est un facteur important. À Montréal, Toronto, Calgary et Vancouver, les loyers sont tellement différents que lorsqu'on les intègre dans le calcul, comme le font les nouvelles définitions, on obtient un résultat différent. Le nombre de personnes considérées comme étant pauvres à Montréal est inférieur à celui qu'on obtenait en vertu de l'ancien seuil de la pauvreté, car le principe tient compte des écarts régionaux dans le prix des loyers.

Une personne qui vit au-dessus du seuil de la pauvreté devrait au moins être à même d'acquérir ce panier de biens. C'est un principe bien plus pertinent car je peux réellement l'expliquer à une personne. Si on peut transmettre une idée simple -- et panier de biens ne tiendra peut-être pas nécessairement sur une affichette -- c'est que le principe est sans doute meilleur.

Reste alors à définir ce qui se trouve dans ce panier de provisions. C'est là que l'Institut Fraser adopte une approche très différente de celle d'autres personnes.

Le Conseil canadien de développement social estime également que l'approche du panier de biens est la bonne, mais il inclut plus d'articles dans ce panier. C'est inévitablement une question de valeurs; c'est un choix politique que font les décideurs quant à ce qu'ils considèrent comme un minimum pour une société qui se veut humanitaire. J'ai mon idée sur la question, mais elle ne vaut pas mieux que celle des autres.

Le sénateur LeBreton: Vous avez parlé de l'après-guerre et de l'objectif de la sécurité. Puis vous avez ajouté que les Canadiens considèrent également les programmes sociaux comme des instruments du point de vue régional et culturel. À votre avis, faudrait-il au Canada s'éloigner un peu du principe des programmes sociaux universels pour adopter une approche plus ciblée? Dans l'affirmative, comment procéder?

M. Banting: C'est une vaste question, mais je vais essayer d'être précis. Il est vrai, à mon avis, que le cadre des programmes sociaux que nous avons élaboré pendant l'après-guerre a été un instrument de cohésion sociale dans tout le pays, non seulement entre riches et pauvres, mais aussi entre les différentes régions du pays et les divers groupes linguistiques et culturels. Il y avait une série de choses que les Canadiens avaient en commun du simple fait qu'ils étaient des citoyens de notre pays. Quels que soient l'endroit où ils demeuraient, leur langue ou leur patrimoine culturel, ces éléments communs les unissaient.

Le fait que nous ayons des identités multiples, que nous habitions dans des collectivités diverses mais que la communauté qui importe soit celle des citoyens canadiens me paraît être un constat symbolique important.

S'agissant de la «citoyenneté sociale», l'expression que j'utilise pour expliquer ce genre de choses, elle pose un problème tout particulier dans un État fédéral car ce dernier doit inévitablement réaliser un équilibre entre la communauté de tous les citoyens et les collectivités régionales, ou les diverses collectivités qui constituent le pays. Si l'on pousse le principe de la citoyenneté sociale jusqu'à l'extrême, c'est un concept très unitaire. Cela signifie en un mot qu'un enfant né à Chicoutimi devrait avoir exactement les mêmes chances, exactement le même panier de biens publics, que celui qui est né à l'île de Vancouver. Si l'on pousse un peu trop loin ce raisonnement, on s'enferme dans un modèle unitaire rigide de citoyenneté sociale, ce qui n'est pas applicable à notre pays. Cela n'a jamais été le cas et cela ne le sera jamais.

Il nous faut un cadre de programmes de base commun. Les régimes de pensions du Canada et du Québec représentent un système qui fonctionne, même s'ils ne sont pas identiques. Je suis un fervent partisan des programmes de transfert de revenus fédéraux. Le gouvernement fédéral n'a aucune difficulté à transférer les revenus et à émettre des chèques, mais il n'en va pas de même sur le plan des services.

J'ai toujours cru qu'il nous fallait un cadre qui permette de jouir d'avantages sociaux comparables d'un bout à l'autre du pays pour éviter qu'il existe un écart trop radical, même si les citoyens canadiens des diverses régions jouissent d'un ensemble légèrement différent d'avantages sociaux.

Quant à la façon d'atteindre cet objectif, je suis un fervent partisan de l'entente sur l'union sociale conclue récemment et ce, pour deux raisons. Tout d'abord, elle permet au gouvernement fédéral de continuer d'effectuer des transferts directs aux citoyens sans obtenir le consentement des provinces. Je pense à la prestation pour enfant. Le gouvernement fédéral n'a pas toujours invoqué ce pouvoir de façon judicieuse ces dernières années, mais il importe de le préserver car il permet à certains programmes d'offrir une base commune de services dans toutes les régions du pays. La communauté des citoyens en est le reflet.

J'aime également l'entente sur l'union sociale dans le domaine des programmes fédéraux provinciaux parce qu'elle signifie fondamentalement que nous croyons que la fourniture des programmes sociaux sera inévitablement interdépendante entre les gouvernements, que nous ne chercherons pas à séparer le gouvernement fédéral et les provinces dans des compartiments étanches en essayant d'appliquer un modèle fédéral classique où chaque palier de gouvernement fonctionne indépendamment des autres. Cette entente revient fondamentalement à dire que dans le domaine des services sociaux, nous croyons, même si cela manque un peu de clarté, qu'il doit exister un certain degré de processus décisionnel conjoint et de cogestion des programmes fédéraux et provinciaux, et qu'il nous faut adopter un certain code de la route pour régir ce processus, pour qu'il soit moins conflictuel et plus transparent que par le passé, pour que l'interaction entre les gouvernements soit plus harmonieuse.

J'aime cette entente parce qu'elle garantit cela au niveau des relations fédérales-provinciales, et pourtant, les règles qu'elle met en place ne sont ni trop exigeantes ni trop exécutoires pour risquer de dissuader un gouvernement fédéral de conclure une telle entente.

Le président: Il reste encore beaucoup de détails à régler pour que cela se concrétise sur le plan de la transparence et même de la cogestion. Toutefois, les principes sont établis.

M. Banting: Oui. J'ai participé à une discussion de ces questions pour la revue Options politiques de l'IRPP. Claude Ryan était l'un des participants à notre table ronde. Il a émis des critiques en disant que, en fait, il est impossible de dire de quoi il s'agit; il s'agit d'une série de principes, d'une série de normes, d'une série de règles, mais nul ne sait ce qu'il en ressortira. Je pense qu'il a tout à fait raison. C'est la façon dont les gouvernements l'utilisent, la façon dont ils donnent vie à ces principes, qui sera importante. Rien n'empêche les gouvernements d'interpréter cette entente de façon minimaliste. S'ils le font, cela ne servira pas à grand-chose. Si, en revanche, ils essaient d'en tirer le maximum, s'ils respectent l'esprit autant que la lettre de l'entente, et s'ils la prennent au sérieux et réfrènent véritablement leur instinct d'agir d'une certaine façon, cette entente risque de prendre de l'importance au fil du temps.

Le président: Même sous sa forme actuelle, ne modifie-t-elle pas, selon vous, la dynamique d'une négociation au sujet d'un programme de partage des frais? Les provinces auront beaucoup plus de poids que par le passé.

M. Banting: C'est exact. Cela codifie sans doute un usage historique, mais il y a eu suffisamment d'exceptions pour qu'il soit confirmé. Les provinces jouiront d'une plus grande influence dans la conception des nouveaux programmes de partage des frais. En conséquence, la Stratégie nationale pour les enfants sera plus vraisemblablement l'exemple type de programmes où l'on obtient plus de ce que j'appelle des avantages comparables plutôt qu'identiques. Les négociations de demain déboucheront vraisemblablement sur des trains de mesures ou des menus d'options plutôt que sur des résultats identiques.

Le sénateur Butts: Je pense que vous avez raison de dire cela, monsieur Banting. Je fais partie du comité du plan d'action pour les enfants et nous avons eu des rencontres à ce sujet avec le ministre du Développement des ressources humaines. Je crois savoir que les choses avancent et le ministre met cela sur le compte de l'union sociale.

Comme vous le savez, lorsque les assistés sociaux reçoivent la prestation fiscale pour enfant, ils perdent une partie de leurs prestations d'aide sociale. Leur situation financière n'est pas pire, mais elle n'est pas meilleure non plus. Le ministre des Ressources humaines a collaboré avec ses homologues provinciaux. Les échanges d'idées entre eux ont été très fructueux. Ils essaient de trouver un moyen d'échanger des idées sur la façon d'utiliser les fonds économisés au titre de l'aide sociale dans l'intérêt des enfants. Le ministre s'est dit très optimiste sur ce point.

Je crois que vous avez raison de dire qu'ils ont une bonne chance de trouver une solution. Il est possible que certains ministères s'en tirent mieux que d'autres, mais les ministres provinciaux pertinents se réunissent pour en discuter.

Le président: Cela dit, l'absence du Québec lors de ces discussions pose-t-elle véritablement un problème à bien des égards? Nous pourrions aborder cette question, mais nous nous en abstiendrons. Il s'agit de voir l'incidence que cela a sur la situation du Québec.

M. Banting: Très brièvement, je pense que vous avez raison. L'une des questions au coeur de la cohésion sociale est la confiance. Il ne fait aucun doute que l'histoire des relations fédérales-provinciales ces dernières années a sapé la confiance entre les paliers de gouvernement. L'entente sur l'union sociale s'est révélée utile. Elle permet de freiner les poussées de colère et de manque de confiance entre les gouvernements des neuf provinces, des territoires et du gouvernement fédéral. Elle offre la possibilité de mettre fin à des litiges qui devenaient de plus en plus amers.

Sur le plan de la confiance, cela n'a rien changé pour le Québec. Tout ce qu'on peut dire, c'est que c'est un exemple de plus, de l'avis de nombreux Québécois, d'entente conclue par le reste du pays en l'absence du Québec.

À mon avis, cela signifie que la façon dont cette entente sera utilisée devra être très importante. Lorsqu'on met en oeuvre de nouveaux programmes, il faut s'assurer d'être en tête de file, surtout au cours des premières années et dans les domaines où le Québec a une présence bien établie. En vertu des règles de l'union sociale, si une province affirme déjà sa présence dans un domaine, elle reçoit des fonds, mais elle peut les détourner vers d'autres initiatives dans le même domaine.

Si les quelques prochaines initiatives qui seront prises dans le cadre de l'entente sur l'union sociale touchent des domaines où le Québec est un chef de file et non un émule, il y aura moins de motifs de litige avec le Québec au sujet de l'entente.

Le président: Nous adaptons nos programmes nationaux au modèle québécois. Je n'ai rien à y redire.

M. Banting: Ce qui est extrêmement paradoxal, c'est que si l'on applique cette logique jusqu'au bout, le Québec deviendra le chef de file dans l'ensemble du système.

Le président: Vous voulez dire depuis sa place en dehors de l'union sociale, en fait.

Le sénateur Wilson: Les femmes avec lesquelles je travaille ne considèrent pas l'entente sur l'union sociale comme un important pas en avant, surtout pour l'égalité des sexes au Canada. C'est dû en partie au fait que les femmes seront à la merci des provinces. J'habite en Ontario, tout comme vous. Nous ne sommes pas très optimistes quant à l'avenir. Pour ce qui est de l'égalité entre les sexes, que pensez-vous des questions qui tiennent à coeur aux femmes, comme les services de garde d'enfants et autres choses du même genre?

M. Banting: Je comprends que les femmes qui s'inquiètent des questions de rapport entre les sexes d'une province donnée, comme l'Ontario, ne trouvent guère de consolation dans l'entente sur l'union sociale. Je comprends pourquoi elles adoptent cette position. Tout ce que je veux dire, c'est qu'elle n'affaiblit pas la protection éventuelle. Je soutiens qu'elle la renforce modérément dans la mesure où il est dit implicitement que les gouvernements devraient se réunir plus souvent autour d'une table de concertation et qu'il faudrait discuter de cette question entre homologues des divers paliers de gouvernement. Vous avez raison de dire que rien dans cette entente n'oblige le gouvernement à faire quoi que ce soit contre son gré.

La seule chose que je dirais à la défense de l'entente sur l'union sociale, c'est qu'elle ne représente pas un recul par rapport à la situation antérieure.

Le sénateur Wilson: Pas encore, en tout cas. Notre province n'est pas connue pour sa façon de consultater.

M. Banting: Rien n'obligeait M. Harris à tenir des consultations avant l'entente sur l'union sociale. Le véritable problème n'est pas cette entente sur l'union sociale, mais plutôt le Transfert social canadien en matière de santé et de programmes sociaux. C'est parce qu'une ou deux exigences de l'ancien Régime d'assistance publique du Canada ont été supprimées lorsqu'on a adopté le TCSPS. Si quelqu'un a des reproches à faire, c'est à ce sujet et non à l'union sociale, qui a en quelque sorte découlé de cette décision antérieure.

Le sénateur Wilson: Le T suscite effectivement de nombreuses plaintes.

[Français]

Le sénateur Ferretti Barth: Est-ce que vous croyez à la cohésion sociale?

[Traduction]

M. Banting: Je crois en la cohésion sociale en tant que valeur, une chose que nous devrions nous efforcer d'améliorer ou de protéger, en effet.

[Français]

Le sénateur Ferretti Barth: Selon vous, combien de temps faudra-t-il pour que la cohésion sociale soit acceptée par les citoyens canadiens? Aurons-nous une cohésion sociale globale ou chaque communauté aura-t-elle sa propre cohésion sociale pour mieux diriger les services? Vous avez parlé d'incertitudes, des faiblesses du capital social. Ce sont des choses très importantes. Comment faire pour en arriver à un consensus général de toute la population dans les différents domaines de notre société pour organiser une cohésion sociale qui soit la meilleure possible pour tout le monde?

[Traduction]

M. Banting: Vous me posez une question très difficile. La réponse en bref est que dans n'importe quel pays, mais en tout cas au Canada, nous ne trouverons pas de réponse globale au défi de la cohésion sociale. Nous aurons de nombreuses options. Celles-ci varieront d'une région à l'autre et d'une communauté à l'autre.

Ma façon de concevoir la cohésion sociale dans un pays comme le nôtre est un système de strates. Il y aura une strate commune, même si elle est incomplète, pour l'ensemble du pays.

Le sénateur LeBreton: Pour la communauté des citoyens.

M. Banting: Oui. Certains programmes seront appliqués par le gouvernement fédéral ou en vertu d'ententes fédérales- provinciales, ce qui établit un certain cadre, comme la Loi canadienne sur la santé, où il existe une sorte de strate de cohésion sociale. Puis il y aura les strates de cohésion sociale ou des politiques en rapport avec celle-ci qui seront régionales ou provinciales. Il y aura ensuite des éléments de la cohésion sociale qui seront tout à fait communautaires. C'est là que la question soulevée par l'autre sénateur au sujet des organisations non gouvernementales prend toute son importance. Le dynamisme des organismes communautaires sera tout particulièrement important dans la collectivité locale. C'est dans ces cas-là que les formes d'appui supplémentaires pour ceux en difficulté seront importantes et varieront énormément. Certaines régions du pays auront des collectivités plus riches que d'autres, pas sur le plan économique mais sur le plan de l'engagement dynamique. Je m'inquiète parfois à l'idée que certaines de nos collectivités n'aient pas de réseaux communautaires bien établis. Dans certaines collectivités, il est plus difficile d'organiser les gens au niveau local.

Tous les pays adopteront une approche par strates à cette question. Plus que tout autre, le Canada aura différents strates d'initiatives en rapport avec la cohésion. Nous avons besoin d'une strate commune. Il nous faut une strate commune parce que nous devons faire en sorte de préserver l'impression qu'il existe une communauté de tous les citoyens, ne serait-ce que pour garantir le maintien du transfert des ressources afin que la seconde strate ne soit pas identique mais comparable dans les régions pauvres et riches.

Le sénateur Ferretti Barth: Combien de temps faudra-t-il pour faire tout cela?

[Français]

Dans notre société diversifiée, il est normal de nous préoccuper de tant de choses qui deviennent de plus en plus compliquées. Avec tous les problèmes qui surviennent, par exemple, avec les nouveaux réfugiés, en raison de la complexité de la Loi sur l'immigration et de la Loi sur la citoyenneté -- ces lois seront revues et amendées -- je pense que j'ai le temps de mourir et de laisser mes successeurs poursuivre cette étude.

[Traduction]

M. Banting: Je répondrais deux choses, sénateur.

Cela va vous paraître futile, et je m'en excuse, mais l'organisation de la cohésion sociale est une tâche permanente. Toutes les générations doivent bâtir ou renforcer la cohésion sociale pour s'attaquer aux problèmes, mais c'est une tâche qui ne sera jamais achevée complètement. Elle évoluera continuellement. Toutes les générations devront décider de la façon d'aborder la question. Il nous faut apprendre à cohabiter, et c'est un facteur constant. Ce sera toujours un problème. Nous parlons de cohésion sociale aujourd'hui et nous désignons le problème différemment que par le passé, mais la série de questions reste la même. C'est une constante dans notre vie et jamais nous ne pourrons dire que nous avons réalisé notre objectif.

J'aimerais ajouter quelque chose. Je veux éviter tout malentendu car je ne prétends pas qu'il n'existe aucun problème.

En tant que Canadiens, il n'y a pas lieu de nous affoler. Bon nombre d'instruments sont en place, mais ils évoluent. Ils ne sont pas aussi forts que par le passé et nous pouvons faire certaines choses pour les renforcer, mais nous ne repartons pas à zéro. Une partie de ces strates sont déjà là. Nous parlons de les préserver, de les adapter à l'évolution de la situation et de les renforcer, mais il ne s'agit pas de recommencer à zéro, et il est difficile de s'attendre à plus de nos jours.

Le président: Je me reporte à votre deuxième graphique qui présente les dépenses publiques liées à la protection sociale. Nous avons consacré une plus forte proportion de notre PIB à la protection sociale que les États-Unis. Cette différence s'explique-t-elle par nos dépenses publiques en matière de soins de santé, ou y a-t-il d'autres éléments qui entrent en ligne de compte?

M. Banting: Il y a d'autres éléments également. Les services de santé en font partie, mais il ne faut jamais oublier que les gouvernements américains consacrent énormément d'argent à la santé. Nous avons tendance à croire que le système américain est essentiellement privé.

Le budget de la santé aux États-Unis est très important par rapport à la plupart des pays. La partie de ce budget assumée par le secteur public est équivalente, en pourcentage du PIB, à celle de la Grande-Bretagne. Autrement dit, les gouvernements britannique et américain consacrent la même partie de leur PIB à la santé publique. Il ne faut pas l'oublier.

En outre, il y a des différences dans nos programmes de transfert des revenus.

Le président: Dans le même tableau, on peut voir que les pays de l'Union européenne sont nettement en avance sur les États-Unis et sur le Canada quant à la proportion du PIB qu'ils consacrent à la protection sociale.

Lorsque Ed Broadbent a témoigné devant notre comité, il a dit qu'il préférait être chômeur en Europe de l'Ouest que gagne-petit aux États-Unis. Nous savons tous ce que cela veut dire. C'est une question intéressante, même si je ne partage pas nécessairement son avis.

Convenez-vous que les Européens ne se sont jamais écartés de ce que l'on peut considérer comme leur engagement traditionnel à l'égard du concept de la sécurité?

M. Banting: Oui.

Le président: Combien cela leur a-t-il coûté?

M. Banting: On peut tenir compte des dépenses proprement dites, mais là n'est pas le vrai débat.

Le président: Ce n'est pas ma question.

M. Banting: En vertu du modèle européen, un gouvernement doit assurer de hauts niveaux de sécurité et les travailleurs ont droit à des salaires élevés et à la sécurité d'emploi. Toutefois, ce modèle ne semble pas réussir à produire suffisamment d'emplois, surtout pour les travailleurs peu qualifiés. En fait, c'est un modèle dont certains sont exclus. Si l'on fait partie des 85 p. 100 qui sont bien placés, au fil du temps, on jouit d'une bonne protection. Si on est à l'extérieur -- c'est-à-dire un travailleur peu qualifié, déplacé par son emploi pour une raison quelconque, ou une jeune personne qui essaie de se faire une place sur le marché du travail, et surtout une jeune personne peu ou non qualifiée -- on se heurte à une tâche beaucoup plus difficile.

Il existe donc en Europe une inégalité, si vous voulez, qui n'est pas la même qu'aux États-Unis. Les coefficients de Gini pour les pays d'Europe sont nettement inférieurs. Ils sont plus faibles qu'au Canada, dans certains, cas, mais il y a une inégalité dans le mode de vie, les possibilités et la satisfaction entre ceux qui sont à l'intérieur du système et les 15 p. 100 qui en sont exclus. C'est ce que cela a coûté à l'Europe.

Le président: C'est un compromis qu'il nous aurait fallu envisager si nous avions conservé les principes traditionnels de sécurité dont vous avez parlé au début de votre exposé.

M. Banting: La question fondamentale est de savoir s'il existe une troisième solution entre le modèle américain et le modèle européen.

Pour en revenir à l'observation de Ed Broadbent, je préférerais être chômeur en Europe que gagne-petit aux États-Unis, mais aucune des deux options ne me plaît vraiment. Nous ne devrions pas nous contenter de ces deux options.

Existe-t-il une troisième façon de garantir une certaine souplesse sur le marché du travail -- peut-être pas autant qu'aux États-Unis -- parallèlement à des systèmes de soutien, de façon à éviter que cette inégalité, cet écart se creuse? Je soutiens que nous nous en sommes mieux tirés que nous voulons bien l'admettre. L'inégalité n'a pas augmenté de façon excessive, du moins d'après les chiffres sur lesquels je me fonde.

Le président: Après les impôts et les transferts.

M. Banting: C'est exact.

Notre taux de chômage est supérieur à celui des États-Unis, mais nous connaissons une tendance à la baisse. À mon avis, nous n'avons pas, inhérent à notre système, le même modèle intégrés/exclus qu'aux États-Unis. J'accepterais mieux le modèle canadien si nous nous engagions avec plus d'enthousiasme à l'égard des instruments de nouvelles formes de sécurité.

Le président: Nous devrions joindre le geste à la parole et affecter les dépenses aux secteurs qui nous paraissent importants.

M. Banting: En effet.

Le président: Vous avez parlé d'une augmentation importante de l'inégalité des revenus marchands. Pouvez-vous nous l'expliquer rapidement?

M. Banting: Je peux résumer les conclusions de ceux qui sont les experts dans ce domaine. Nous n'avons pas de réponse exhaustive pour expliquer cette situation.

Aux États-Unis, et dans une moindre mesure en Grande-Bretagne, c'est l'importance croissante accordée aux compétences qui est à l'origine de ce phénomène. Une économie technologique récompense davantage les groupes très instruits et hautement qualifiés. Par ailleurs, la rémunération des travailleurs peu qualifiés, non qualifiés ou moyennement qualifiés, diminue en chiffres réels. Aux États-Unis, les compétences et une prime supérieure à l'éducation sont à l'origine de cet écart. L'écart entre la personne qui a fait des études universitaires et celle qui n'a pas terminé l'école secondaire se creuse régulièrement aux États-Unis depuis une quinzaine d'années.

Voilà pour les États-Unis. Les analystes canadiens ont fait les mêmes études au Canada mais leurs constatations ne sont pas aussi catégoriques. Selon eux, c'est peut-être simplement un retard qui peut se produire à l'occasion. Toutefois, les choses ne paraissent pas aussi évidentes au Canada.

Jusqu'à présent, le facteur âge a surtout été à l'origine de l'inégalité croissante dans l'accès au marché dans notre pays; autrement dit, il existe un écart croissant entre le revenu des travailleurs d'âge mûr bien établis et celui des jeunes travailleurs. Le problème, c'est que le salaire de départ a diminué à tous les niveaux de compétences au fil des ans, ce qui nous porte à croire que la demande a été insuffisante à tous les niveaux de compétences. Il y a eu un apport important de travailleurs qualifiés sur le marché et nous n'avons pas réussi à l'absorber entièrement.

Cette explication a peut-être été satisfaisante jusqu'à tout dernièrement, mais nous voyons maintenant apparaître des pénuries de main-d'oeuvre qualifiée dans certains domaines. Je suppose que, avec le temps, nous verrons le modèle américain s'affirmer chez nous, mais les données disponibles ne nous permettent pas encore d'en arriver à cette conclusion.

Je ne suis pas un économiste du travail. Ce sont les personnes qui s'inquiètent des conséquences des analyses de régression dans ce domaine. Je ne peux rien affirmer, mais la logique, c'est que de plus en plus il s'agira d'un écart fondé sur les compétences. Les travailleurs spécialisés toucheront des rémunérations plus élevés. Les emplois traditionnels d'ouvriers d'usine qui, auparavant permettaient à certaines personnes de gagner de bons revenus dans les usines organisées, disparaissent pour cette raison, même si les études canadiennes ne nous en ont pas encore vraiment fourni la preuve.

Le président: Vous nous recommandez de joindre le geste à la parole au sujet de l'adaptation, de l'éducation, de la formation et autres choses du même genre. Que pensez-vous du phénomène des emplois à temps partiel, occasionnels, mal rémunérés et sans avantages sociaux qui sont de plus en plus fréquents dans notre pays?

M. Banting: Pour ma part, je ne suis pas contre l'apparition de formes d'emploi plus variées. Ce ne sont pas toujours des formes d'exploitation ou d'injustice. L'augmentation des emplois contractuels et à temps partiel est parfois volontaire. Je soutiens que nous devons faire en sorte d'adopter d'excellentes règles pour protéger ceux qui occupent des emplois non conventionnels et veiller à ce que nos programmes sociaux ne fassent aucune discrimination à leur égard. Je refuse de nous enfermer dans des formes d'emplois traditionnels car c'est justement le genre de souplesse qui est bonne sur notre marché du travail, à mon avis, et les Européens n'ont pas cet avantage.

Le président: Enfin, si la différence entre le vaste écart qui existe dans les revenus marchands et l'inégalité finale des revenus s'explique par le système des transfert fiscaux, ce dernier peut-il continuer de jouer ce rôle, étant donné en particulier que toutes les pressions exercées sont en faveur d'allégements fiscaux?

M. Banting: C'est, à mon avis, l'une des questions vraiment importantes liées à l'avenir au Canada: les Canadiens, et pas simplement leurs gouvernements, continueront-ils d'être déterminés à freiner la croissance des inégalités? Je n'ai pas de réponse à cette question, mais je suis un contribuable et je comprends les pressions qui s'exercent sur les contribuables à notre époque. Même si je ne prétendrai jamais être personnellement menacé du point de vue économique, je peux comprendre la situation dans laquelle se trouvent des familles de la classe moyenne, des familles qui n'ont connu pratiquement aucune croissance de la valeur réelle de leurs revenus. Le revenu de la famille moyenne dans notre pays, une fois l'inflation prise en compte, n'a pas bougé depuis une vingtaine d'années, et il a même diminué si l'on tient compte des impôts et taxes. Rien de surprenant à ce que la famille moyenne se sente menacée, et la fiscalité fait partie intégrante du problème.

Je dirais simplement que les allégements fiscaux sont sans doute inévitables, mais il faut bien réfléchir à la façon de procéder. On peut réduire les impôts de façon à tenir compte des problèmes dont nous parlons aujourd'hui, ou on peut le faire au petit bonheur la chance. On peut réduire les impôts pour protéger les gens en bas de l'échelle plus que ceux qui se trouvent en haut, et on peut résoudre en partie ces problèmes selon la façon dont on réduit les impôts.

Aux États-Unis, le débat qui oppose les démocrates aux républicains porte en partie sur la portée des allégements fiscaux, mais également sur les bénéficiaires de ces mesures. Lorsqu'on commence à accorder des allégements fiscaux, la question de savoir qui va en profiter ne disparaît pas, elle se pose simplement différemment.

Le président: Nous venons de passer une excellente après-midi, chers collègues.

La séance est levée.


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