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ILLE - Comité spécial

Drogues illicites (spécial)

 

Délibérations du comité spécial sur les
drogues illicites

Fascicule 13 - Témoignages pour la séance de l'après-midi


OTTAWA, le lundi 4 février 2002

Le Comité sénatorial spécial sur les drogues illicites se réunit aujourd'hui à 13 h 30 pour réexaminer les lois et les politiques antidrogue canadiennes.

Le sénateur Pierre Claude Nolin (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président: Je déclare réouvertes les délibérations sur les drogues illicites. Cet après-midi, nous recevons monsieur George Dulex, qui est chef en service de la police criminelle du canton de Zurich. Vous avez entendu les remarques préliminaires que j'ai faites auprès des témoins précédents. Vous avez une période de présentation, c'est libre à vous car nous avons une heure trente minutes. Votre présentation sera suivi d'une période de questions et si, à la toute fin, des questions restent en suspens ou de nouvelles questions surgissent à la vue de votre témoignage, je vous écrirai et attendrai vos réponses. Vous avez la parole.

M. Georges Dulex, chef en service, Départment de la police criminel, Canton de Zürich: Monsieur le président, permettez-moi de me présenter en quelques petits mots. Je suis chef de la police criminelle de Zurich. C'est un canton représentant un 1 200 000 habitants sur 7 200 000 en Suisse. Du point de vue urbanisation et ville, la ville de Zurich est la seule vraiment grande ville de la Suisse. Ce n'est pas que pour cela que nous parlons de drogues à Zurich.

Parlant de politiques en matière de drogue, je voudrais faire une remarque d'entrée. La police a dû, dans le cadre des expériences faites dans les décennies passées, reconnaître qu'elle n'est pas seule ou, en d'autres termes, qu'elle ne peut pas résoudre les problèmes qu'avec ses propres moyens lorsqu'il s'agit de maintenir l'ordre public ou de faire face à la criminalité. Nous avons littéralement fait le pas de la politique des actions isolées et des disciplines, des pouvoirs à l'opération coordonnée interdisciplinaire.

Le chemin a été long, vous le savez. Rappelons les faits: vous en avez vu et lu dans tous les médias. Vous venez d'en entendre sous l'optique des autorités fédérales, cantonales, si bien législatives que de santé. En ce qui me concerne, je vous donne maintenant un aperçu un peu plus pratique du front, moins scientifique, c'est-à-dire la vue d'un policier concerné.

Mon point de vue ne représente que l'esprit de ma région, du canton de Zurich. C'est la Suisse alémanique. Vous savez que nous avons des cultures qui vivent ensemble en Suisse. Les francophones, un peu plus traditionalistes, les Alémaniques donc, qui dans les décennies passées ont montré un peu plus de générosité et d'esprit ainsi que le caractère latin.

Je vous donne un point de vue primaire de Zurich parce que la ville de Zurich était vraiment concernée dans le passé. Nous le savons tous, jusqu'en février 1995, la réputation de notre ville était celle du fléau de la drogue. En fait, elle était envahie du fléau. Nous avions une des scènes ouvertes de drogue les plus graves, une des plus grandes d'Europe, avec toutes ses répercussions négatives. Des journalistes et des équipes de télévision du monde entier se rendaient chez nous régulièrement pour faire des reportages dans ce qui est, dans la mémoire de tous, le Needle Park.

Aujourd'hui, 10 ans exactement après la fermeture du Needle Park et sept ans après la clôture définitive de la scène ouverte, Zurich se présente sous toute sa beauté, si je puis dire ainsi. Le parc à proximité de la gare principale et du musée national a retrouvé son caractère d'origine. Ceci reflète, pour moi, manifestement le pas que nous avons fait, si bien la société que la police.

Si à la suite de ces évolutions on devait avoir l'impression que nous aurions changé de façon radicale la politique dans le sens d'une libéralisation totale, ce que nous entendons dans nos milieux des fois, ce serait à mon avis faux. Par principe, nous autres, policiers, tenons toujours à une position absolument répressive et rigide envers toute sorte de trafic, de contrebande, de commerce de stupéfiants illicites, envers la consommation illégale également, tant que la loi le prévoit et le prescrit ainsi.

Toujours est-il que nous avons appris, dans le passé, que les mesures répressives elles seules ne peuvent pas mener au but. C'est un défi à la société concernant toutes les disciplines. Toutes les autorités, tout le pouvoir, je l'ai dit. C'est pourquoi nous poursuivons ce que nous appelons, chez nous, la troisième voie, dans le cadre de laquelle nous accordons aux toxicomanes, malgré la répression, les soins médicaux et sociaux nécessaires.

Notre voie choisie signifie que le policier doit être capable de naviguer entre la force et le dialogue, entre la répression et l'aide, ce qui, d'ailleurs, est propre au métier du policier. Dans les circonstances spéciales accompagnant le problème de la drogue, le policier a dû apprendre, dans sa manière de penser, si bien que dans ses actions, ce qui n'était et n'est pas facile.

D'autre part, les autorités et les organisations sociales ont également dû apprendre à accepter la force ou le muscle du pouvoir. Voyons, par exemple, la ville de Zurich.

Comment cela s'est-il développé? En quelque sorte, nous pouvons observer les racines, ici, de la politique suisse actuelle, si je peux me permettre de le dire ainsi. Pendant 15 ans, la ville de Zurich était marquée de scènes ouvertes. Au début, c'était sur les bords de la rivière Limmat que les toxicomanes se retrouvaient. La police libérait les promenades avec une tactique de «hit and run» qui, à la longue, ne servait pratiquement à personne car l'ordre n'était toujours que de courte durée. Cette période était également marquée de méfiance. Les éléments d'aide sociale existant à l'école, les travailleurs de rue également, étaient toujours en mouvement. Ils se tenaient à distance de la police et étaient, de façon générale, contre toute mesure répressive.

Ainsi, et surtout parce qu'un réseau suffisant de récupérage des naufragés sociaux manquait, personne ne retrouvait le souffle dans ces conditions. La violence était en croissance permanente. Rien n'étonne devant ces faits, que par la suite, la scène disloquait vers le nord et vers le centre de la ville pour s'installer dans le parc à proximité de la gare. Celui-ci était bien délimité, ayant deux rivières, la Limmat et la Sils d'une part et le musée national faisant barrière et isolant la scène du reste de la ville. La première opinion d'avoir ainsi un meilleur contrôle de la situation s'avérait trompeuse, car si bien la misère sociale que la violence augmentaient.

Par la suite, la nature extrêmement dure et outrageante de la criminalité liée à l'acquisition de drogues renforçait le sentiment d'insécurité des habitants. Les quartiers des villes à proximité étaient de plus en plus affectés par cette évolution. Des vols en tous genres étaient à l'ordre du jour: vol à l'étalage, vol à l'arraché, vol à main armée dans la rue et brigandage. La scène ouverte se développait successivement en un centre d'échange et de commerce avec des objets de délit.

Au début de l'année 1992, les autorités de la ville ne pouvaient plus tolérer cette situation. Needle Park fut donc fermé le 4 février 1992. La suite des événements démontre que la coordination de toutes les disciplines concernées et leur concertation étaient à l'époque insuffisantes.

La misère ne fut que déplacée. Les toxicomanes erraient aux abords de la rivière et dans les quartiers avoisinants la ville. La situation devenait alors insupportable pour tout le monde: les habitants, les commerces et les autorités.

Le second refoulement mena alors à une nouvelle scène misérable sur les voies d'une gare ferroviaire abandonnée et mise hors-service depuis des années. Ce lieu devint littéralement le terminus pour quantité de toxicomanes, de malades et de truands de Suisse et des pays avoisinants.

L'abondance en stupéfiants de toutes sortes attirait le monde de très loin, même outre-frontières. Ce fut la pire époque pour la police: des attaques à main armée aux armes blanches ou à feu étaient à l'ordre du jour. En quelques semaines seulement, à l'été 1994, nous constations cinq meurtres dans ce milieu de la drogue.

C'est en février 1995 que la décision politique de dissoudre la scène ouverte et de ne plus tolérer de rechutes fut prise. À la lumière des expériences passées, toutes les autorités concernées s'entendirent pour agir en commun.

Cette grande opération tenait compte des aspects policiers, sociaux et médicaux. Cette opération peut aujourd'hui être vue comme le coup d'envoi décisif de la politique actuelle — la politique des quatre piliers — qui vous a déjà été présentée.

Je ne vais pas répéter ce que vous avez déjà entendu à propos de la politique des quatre piliers. Il est crucial que chaque pilier soit de même importance. Un bon fonctionnement du tout n'est assuré que si les responsables, y compris ceux chargés de chaque discipline au niveau local, se connaissent, acceptent et soutiennent les devoirs et intérêts des différents partenaires.

À Zurich, par exemple, les autorités favorisent un développement dans ce sens par des manifestations et selon des instructions interdisciplinaires régulières. D'autre part, le chef de la division responsable de la police est membre de ce que nous appelons la «Commission cantonale en matière de drogues», qui sert d'organe consultatif du gouvernement cantonal. Les chefs de brigade, quant à eux, agissent dans le cadre de groupes de travail interdisciplinaires.

Nous chaperonnons également des programmes spéciaux comme par exemple celui de la prescription d'héroïne. Nous avons intérêt à suivre ces programmes de près si nous voulons être capables de discerner le bon du mal et la vérité du mensonge. En ce qui concerne les offres à bas seuil, nos policiers doivent être en contact régulier avec les responsables afin de discerner les actions incorrectes et correctes.

Dans ce contexte, la police a constaté que l'abus de drogue dans le cadre d'une prescription d'un programme reste rare. Par contre, l'acquisition additionnelle de drogues illicites dans la rue à cause de la polytoxicomanie paraît fréquente.

À titre d'information, la sécurité des institutions sociales et médicales et des locaux d'injection n'est pas du ressort de la police. Elle est confiée à des entreprises de sécurité privées. Pour ce qui est des mesures prises de concert avec d'autres autorités, je vous souligne que depuis la dissolution de la scène ouverte, nous ne tolérons plus aucun rassemblement de toxicomanes ou de personnes douteuses dans la rue. Cela fait partie de la stratégie commune. Même les locaux d'injection et leurs alentours ne posent pratiquement plus de problèmes aujourd'hui.

Pour assurer ce bon fonctionnement, la police signale aux services sociaux les individus domiciliés à Zurich qui sont susceptibles de mettre leur vie en danger lors de dénonciations pour infractions à la Loi sur les stupéfiants. Par contre, toute personne domiciliée à l'extérieur est arrêtée et refoulée dans la commune où elle réside. Un centre spécial de refoulement a été implanté à cet effet. Cette mesure s'avéra nécessaire du fait qu'un nombre de communes et de cantons ne voyaient pas l'obligation de prendre les moyens requis pour contrer le problème de la drogue tant que leurs toxicomanes, ressortissants de leur communauté, tombaient à la charge de la ville de Zurich.

Pour la police, ce centre revêt une grande importance, puirsque c'est grâce à lui que les buts suivants peuvent être atteints. Ainsi la ville et le canton de Zurich n'ont plus à leur charge des individus incorrigibles flânant et errant dans les quartiers. Les communes et les cantons concernés sont impliqués et sont ainsi sensibilisés au fait de prendre des mesures. Si des mesures ne sont pas prises dès le départ par le refoulement répété, la communauté concernée est obligée de réagir. Elle agit par l'intermédiaire du Centre de refoulement. Plus de 6 500 personnes ont été évacuées en 1995 lors de la dissolution de la scène. Depuis, leur nombre a diminué régulièrement. L'année dernière, 1 700 individus ont été refoulés.

Cette mesure fonctionne très bien. Zurich compte aujourd'hui nettement moins de toxicomanes venant de l'extérieur. Le tourisme de drogues a diminué. Les toxicomanes qui ont connu les ennuis d'une arrestation et d'un refoulement ont plutôt tendance à éviter Zurich aujourd'hui; ou alors ils se comportent d'une manière plus discrète et ne gênent pas ou presque.

Je ferai quelques remarques sur la répression qui est, bien entendu, notre travail primaire. Nous avons deux buts principaux, ils sont connus: la réduction de l'offre et de la disponibilité de drogues illégales, ainsi que le maintien de l'ordre et de la sécurité publique. En ce qui concerne l'ordre public, il est aujourd'hui assuré par une présence visible de la police beaucoup plus concentrée que dans le passé. Des forces et patrouilles spéciales ont été formées. Leur mission est d'empêcher toute formation de nouvelles scènes en public. Dans ce contexte, j'ai souligné le rôle et l'importance du centre de refoulement ou de rapatriement.

La présence et les activités en public de la police dans l'intérêt de l'ordre sont également visibles dans cette statistique de la criminalité que je vous présente. Nous le voyons spécialement par cet exemple, l'exemple des dénonciations sous le titre de la consommation. Seule la consommation en public nous occupe. Ce qui se passe dans le cadre privé est secondaire et ne nous intéresse guère vu les circonstances, les possibilités, mais aussi l'opinion générale.

L'effort principal a naturellement lieu dans le domaine du trafic de la contrebande et du blanchiment d'argent. Il va de soi qu'ici les opérations de toute autre envergure sont nécessaires. Des observations et surveillances à long terme, appuyées de mesures techniques et électroniques, sont d'ordre pour déceler les organisations et appréhender les responsables. L'entraide judiciaire internationale en matière de finance joue un grand rôle dans ce contexte. Si le trafic de drogue enregistré dans le canton de Zurich représente le quart du total du pays, les affaires financières se concentrent beaucoup plus sur Zurich, mais aussi en partie sur Genève et le Tessin.

Les trafiquants repérés et arrêtés sont en majorité des étrangers. Ils représentent aujourd'hui 54 p. 100 du total, alors que nous comptions entre 60 et 80 p. 100 en temps de scènes ouvertes. Ceci est à voir devant le fait que la population suisse elle-même compte environ 20 p. 100 aujourd'hui d'étrangers domiciliés dans le pays, alors qu'à l'époque ce n'était que 16 p. 100.

Les nationalités qui préoccupent la police sont en majorité de provenance des Balkans. L'Albanie et la Yougoslavie sont au premier plan. À Zurich, ces personnes trafiquent surtout l'héroïne. Par contre, la cocaïne est entre les mains de ressortissants de la République Dominicaine, de la Nouvelle-Guinée, de Guinée et des pays d'Afrique.

Ce n'est pas, de ce fait, une surprise que les saisies d'héroïne soient effectuées en premier lieu à la frontière terrestre ou sur le marché même, car la contrebande est pratiquée ici par l'intermédiaire de camions, de bus, de voitures et de trains. Les axes de l'Est et des Balkans sont de tradition.

Les saisies de cocaïne, par contre, sont faites en grande partie dans les aéroports internationaux de Suisse, c'est-à- dire Zurich et Genève. Nous connaissons ici également des routines traditionnelles ou typiques. Quelle importance ces portes d'entrée ont-elles? Vous le voyez à la statistique, la barre bleue représentant ce qui se passe à Zurich et le rouge étant le total de la Suisse.

Vous voyez qu'en majorité les saisies sont faites chez nous à Zurich. Jetons un coup d'œil sur le trafic et la disponibilité de drogues. Nous constatons à Zurich qu'il y a de la drogue en abondance. Ceci est aussi valable pour l'héroïne et la cocaïne que pour toute autre drogue, synthétique ou autre. La suite en est un prix excessivement bas aujourd'hui, pour l'héroïne par exemple, qui se situe de 40 à 50 francs suisses le gramme actuellement, alors qu'il fallait payer encore autour de 500 francs suisses quelques années en arrière. Preuve de l'abondance.

Ma dernière remarque sur la statistique concerne les décès à la suite de surdoses. Nous constatons ici que nous avions à déplorer le plus grand nombre de pertes — je parle toujours de Zurich — pendant les années de scènes ouvertes. En 1993, une première baisse a pu être observée à la suite de la fermeture du Needle Park. Celle-ci n'était que de courte durée puisqu'une nouvelle scène se forma.

Depuis, les autorités ayant pris une décision ferme de ne plus tolérer de scènes du tout et d'agir d'une manière interdisciplinaire, le nombre de morts par surdoses est en baisse continue. Vous remarquerez que pour l'année 2000 nous avions une légère augmentation à nouveau; nous n'avons pas de raison pour ce développement, pas d'explications actuellement.

Parmi les décès par surdose, la moyenne d'âge des victimes est située au-dessus de 30 ans. Nous constatons là qu'entre 26 et 32 ans, la consommation de drogues dites dures est particulièrement haute. Les jeunes, par contre, consomment proportionnellement beaucoup plus de cannabis et de produits de cannabis, semble-t-il. Cela m'amène à mes remarque finales, celles sur la libéralisation du cannabis ou l'idée de libéralisation du cannabis ou, comme vous le disiez, décriminalisation.

Je comprends que la décriminalisation, le fait qu'on ne poursuit plus, c'est une action permise. Alors que si l'usage était dépénalisé, ce serait une question à savoir punir ou ne pas punir.

Le président: La décision revient au policier ou au juge.

M. Dulex: Une décision du juge, pas du policier.

Le président: C'est cela la distinction entre les deux.

M. Dulex: Qu'on le veuille ou pas, à notre avis c'est un fait que tout toxicomane est passé par là. C'est là une raison pourquoi, parmi la police, les avis sont très partagés, mais il est évident, d'autre part, que la police joue le jeu si la société veut de cette libéralisation. La police a appris qu'elle est là pour défendre les intérêts de la société et non pas des intérêts politiques particuliers ou les siens. Je disais que les avis sont partagés.

Ils le sont d'autant plus lorsqu'il s'agit de libéralisation non seulement de la consommation mais aussi des actes préparatoires à la consommation.

Nous avons du mal à nous imaginer comment il serait possible de contrôler le trafic de drogues dans la rue ou dans le petit commerce, dans l'intérêt de l'ordre et de la sécurité publique. Il y a là aussi, pour nous, des problèmes de sécurité routière ainsi que de sécurité de travail, laquelle nous intéresse beaucoup et nous préoccupe en tant que police.

Alors que nous avons des règles de jeu bien définies concernant la consommation d'alcool, et qu'une pratique de justice nous conseille et nous guide, il n'en est pas ainsi pour la consommation de drogues.

Autre chose. La Suisse serait une île en Europe. Être pionniers, nous le voulons bien, mais il serait mieux d'agir suite à des ententes avec les pays et les sociétés entourant la Suisse, car nous avons bien peur qu'une fois de plus, nous pourrions être la source d'un nouveau tourisme de drogues. Nous avons des doutes que les règles d'opportunisme prévues — à établir par le Conseil fédéral — pourraient être une aide efficace pour la police, mais nous n'en savons rien de concret pour l'instant.

Au sein de la police, on se demande s'il est déjà temps de faire le pas. Je vous disais que les avis sont très partagés. Cela ne change rien au fait que, tôt ou tard, la libéralisation deviendra réalité. L'évolution de l'histoire de Zurich nous l'apprend.

Le président: Votre témoignage est fort intéressant.

[Traduction]

Le sénateur Christensen: Comme je n'ai pu malheureusement pas assister à la séance de ce matin, certaines de mes questions pourront vous sembler redondantes.

Ai-je raison de croire que la fermeture du Needle Park a simplement déplacé le problème sans le résoudre? Autrement dit, que le problème est passé de ce parc zurichois à un autre endroit? Ai-je raison de croire que l'on ne s'attaque vraiment pas au problème de l'utilisation d'héroïne et d'autres drogues, au problème de la toxicomanie?

[Français]

M. Dulex: Il semble que je me suis mal exprimé. Nous avons la solution et nous n'avons pas de déplacement de scène parce qu'aujourd'hui, nous n'avons plus de scène. La première intervention concernant Needle Park n'était pas une intervention interdisciplinaire, et donc les soins médicaux et sociaux nécessaires n'étaient pas là et les toxicomanes chassés de la scène ouverte se retrouvaient au bord des rivières et erraient dans les quartiers.

La police a refait pression et cette pression a reformé une deuxième scène ouverte dénommé Letton. Je vous montre la gare de Letton. C'est là que nous avons réalisé que nous devions agir en commun et de manière interdisciplinaire. Depuis, nous n'avons plus de scène.

Si vous regardez la carte, vers le sommet de votre carte, sur le bord nord-est de la rivière, où nous avions cette gare de Letton, ceci fut la dernière scène ouverte que nous avions. Depuis, nous n'en avons plus. Il est clair qu'au début, après cette grande opération, nous avions encore des problèmes dans la ville, ayant beaucoup de toxicomanes prenant la fuite et errant jusqu'à ce qu'ils aient tous été récupérés. Et les quartiers avoisinants étaient un peu les victimes, mais aujourd'hui, nous n'avons à Zurich plus de scènes ouvertes comme nous en avions dans le passé.

Évidemment, l'oeil attentif peut encore déceler dans les quartiers, sauf dans les quartiers où vous avez le grand commerce, les finances ou le tourisme, mais dans les quartiers industriels, vous pouvez encore constater qu'il y a des trafiquants et des consommateurs à la recherche de drogues. Toutefois même le trafic ou le commerce de drogues dans la ville ne nous préoccupe plus. Ceci a été un tournant décisif pour la police. Dans le passé, alors que nous avions une scène ouverte, la police pouvait se concentrer sur cette scène, et la criminalité, c'est-à-dire les vols se faisaient dans les alentours. On pouvait observer et agir dans le centre et autour du centre.

La suite de ne plus avoir de scènes ouvertes était une conséquence de décentralisation totale. Aujourd'hui, le marché ne se fait pas que dans la ville. Le marché se fait aussi à la campagne, en dehors de la ville. Il s'avère que trafiquants et consommateurs se connaissent quelque peu et nous voyons, par exemple, des origines de Suisse occidentale, de Suisse romande et de Suisse française par l'identification des plaques de voiture. Nous identifions des plaques soleuroises et vaudoises dans tel et tel quartier ou dans telle et telle agglomération. Nous suivons ceci et la police, aujourd'hui, a un travail plus difficile dans ce sens parce qu'il faut déceler d'abord où a lieu le trafic. C'est pour cela qu'on a passé d'abord à une observation, une surveillance des toxicomanes ou des consommateurs ou ceux qui étaient présumés l'être, et nous en retenons quelques-uns jusqu'à ce que nous sachions où est le trafiquant. Ensuite, nous approchons les trafiquants et les mettons un envers l'autre et ainsi, vous êtes plus vite à la fin.

[Traduction]

Le sénateur Christensen: Cette fragmentation a-t-elle nui à ceux qui appliquent la loi?

[Français]

M. Dulex: Oui. Un énorme avantage est que la sécurité publique est beaucoup plus importante. Le citoyen se sent rassuré et tranquille parce qu'il y a des peurs irrationnelles qui se lèvent. Quand vous voyez des toxicomanes, vous voyez des personnes dans la misère. Aujourd'hui, vous ne les rencontrez pratiquement plus dans la ville et le citoyen est rassuré. C'est l'essentiel.

Le travail de la police par contre est plus difficile, il est devenu plus sophistiqué: vous ne pouvez pas aller simplement au point d'action, regarder et prendre. Vous devez d'abord suivre, rechercher pour en arriver au but. Cela demande beaucoup de personnel.

[Traduction]

Le sénateur Christensen: Se réfugie-t-on davantage dans la clandestinité?

[Français]

M. Dulex: Oui.

Le président: Monsieur Dulex, je voudrais qu'on recule un peu pour comprendre un peu mieux l'environnement des services de police à l'intérieur. Zurich étant l'environnement urbain le plus important du pays, c'est pour cela que nous vous avons invité et c'est pour cela qu'on est bien heureux que vous ayez accepté notre invitation.

Je veux comprendre quelle coopération il existe entre vos services à Zurich et les services similaires, tant au niveau cantonal que dans les autres communes, dans un premier temps, et avec vos collègues des pays avoisinants, dans un deuxième temps. Il doit définitivement y avoir une opération de concertation. Je ne vous demande pas de nous dévoiler vos secrets opérationnels, mais de nous donner une impression quant aux efforts de coordination qui se font au niveau de la répression du commerce et de la consommation.

M. Dulex: Au niveau local, nous avons une loi sur les communes. Le maintien de l'ordre et de la sécurité publique est du devoir des polices de communes. Je ne veux pas entrer trop dans les détails, mais dans tous les cantons, de manière générale, en Suisse, vous avez une police cantonale.

Dans les grandes communes et les grandes villes, en général il y a une police municipale. De façon primaire, cette police municipale a des devoirs de police de sécurité, alors que la police cantonale a des devoirs de police criminelle. En ce qui concerne le canton de Zurich, la police municipale assure le maintien de l'ordre: c'est elle qui est visible dans l'espace public. La police «uniformée», c'est uniquement la police de ville tandis que la police criminelle c'est nous, le canton de Zurich.

Les communes n'ayant pas de police municipale — comme nous, le canton du Zurich — font également les devoirs de police communale. Au niveau national, nous travaillons avec les chefs de ressort. Pour la sécurité et l'ordre public, il y a d'abord la Conférence des ministres de justice et de police cantonaux. Par la suite, il y a la Conférence des commandants de police cantonaux de Suisse qui sont les chefs de police et, à une échelle en-dessous, on retrouve l'Association suisse des chefs de police criminelle. Les 26 cantons de Suisse font partie de cette association, en plus de la principauté du Lichtenstein.

Nous discutons ces problèmes et nous établissons des règles de coopération dans différents domaines. Ces règles de coopération sont établies soit au niveau de l'Association des chefs de sûreté, soit au niveau de la Conférence des commandants. Lorsqu'il s'agit de participation financière qui dépend aussi un peu de la population des cantons, en général les affaires sont portées au niveau des conférences des ministres de justice et de police cantonaux.

Avec l'étranger, nous avons un groupe de travail qui s'appelle «Groupe sud-ouest». Nous rencontrons régulièrement des policiers d'Allemagne, de Suisse et de France. Nous collaborons également avec les autorités autrichiennes, mais ce qui nous intéresse surtout, parce que nous avons la frontière immédiate avec l'Allemagne, c'est l'Allemagne et la France.

Des contrats bilatéraux sont à venir. Maintenant, dans le cadre de toute la politique européenne, étant donné que nous ne faisons pas partie de l'Union européenne, nous avons des contrats bilatéraux. Dans le contrat avec l'Allemagne, la coopération en matière de lutte contre la criminalité dans toutes sortes de domaines est définie dans des détails très méticuleux. Voilà un peu ce que nous faisons.

Le président: Au niveau des coûts investis dans les efforts de vos services, nos recherches nous ont démontré qu'entre 1991 et 1994, en moyenne 50 p. 100 des coûts afférents à la question «drogue» — environ un milliard de francs suisses — étaient dirigés vers les efforts de répression et les autres services similaires. Cette proportion s'est-elle maintenue après 1994?

M. Dulex: Ce sont des chiffres nationaux qui concernent plusieurs activités qui coûtent de l'argent. Je ne dirais pas que c'est représentatif pour le travail de la police et je ne serais pas en mesure de vous dire à quel pourcentage nous nous occupons de la drogue, mais nous ne le faisons pas à 50 p. 100. Le pourcentage est nettement inférieur car nous avons d'autres problèmes.

Le président: Est-ce que cette proportion — 50 p. 100 des coûts reliés à l'effort national de lutte contre la drogue — représentait les coûts des services de police, en moyenne, durant la période 1991-1994? Est-ce que cela s'est maintenu?

Il y a eu une augmentation des dénonciations dans les dernières années. Est-ce parce que vous avez davantage d'effectifs, donc davantage de ressources financières?

M. Dulex: Nous n'avons pas plus d'effectifs. Si les dénonciations augmentent en ce qui concerne la consommation, elles ont tout simplement augmenté parce que nous devons être rigides et très actifs dans l'espace public pour maintenir le calme que nous avons atteint.

Ces activités ne nous prennent pas beaucoup de temps et ne nous coûtent pas très cher. Ce qui nous coûte beaucoup plus cher ce sont les opérations d'enquêtes secrètes. Si dans la statistique nous avons des chiffres nettement inférieurs concernant le trafic, vous pouvez vous imaginer que nous avons beaucoup plus de travail.

Nous engageons beaucoup plus de moyens aujourd'hui dans ce que l'on appelle le «crime organisé», mais ce n'est pas vraiment du crime organisé au sens originaire du terme. C'est du crime en bande, du crime commercial comme on dit chez nous. Si c'était du crime organisé, ce serait quelque chose qui se référerait à des clans, à des organisations mafieuses que nous ne connaissons que très peu chez nous.

Naturellement, nous avons des contacts et des liaisons sur la voie financière. Notre place financière importante est aussi la gare ou l'intersection pour des moyens douteux. Là nous investissons beaucoup plus.

Je dirais que les efforts aujourd'hui sont les mêmes, mais je ne pourrais pas vous dire si le pourcentage est le même. Je ne connais pas ces chiffres.

[Traduction]

Le sénateur Christensen: Dans le même ordre d'idées, après avoir mis fin à la consommation ouverte de drogues, le gouvernement a-t-il introduit de nouvelles mesures législatives qui pourraient vous servir, vous la police, dans vos efforts?

[Français]

M. Dulex: Pour nous, il n'y a pas eu de nouvelle législation concernant le problème de la drogue directement, mais il y a eu une nouvelle législation concernant les cas graves de criminalité. Au niveau fédéral, nous avons depuis le début de cette année une police criminelle pour les cas dits majeurs, les cas de crime organisé. C'est une chose qui doit d'abord être mise en branle et cela ne fait que commencer actuellement, mais cela n'a rien à voir directement avec le problème de la drogue comme nous l'avions à Zurich.

Ce qui était nouveau pour nous était de pouvoir établir ce centre de refoulement. Nous l'avons fait en nous basant sur la législation actuelle et non pas sur une nouvelle législation.

[Traduction]

Le sénateur Christensen: On les obligeait à partir. N'avaient-ils pas le choix?

[Français]

M. Dulex: Les personnes appréhendées, oui. Elles sont arrêtées et lorsque leur identité est établie et confirmée, ces personnes sont refoulées à leur commune respective qui les reprend en charge. Les frais de refoulement, nous les avons repoussés à la commune qui devait les payer. La commune avait quelque chose à faire et devait réagir.

Il s'avérait que pour les uns et les autres les frais de refoulement étaient peut-être plus élevés qu'ils l'auraient été s'ils avaient pris leurs précautions et fait quelque chose pour leurs toxicomanes. Cela n'était toutefois que des difficultés de départ. Nous ne rencontrons plus ces difficultés aujourd'hui.

Au début, lorsque des personnes étaient refoulées dans leur commune, ces communes se retrouvaient devant une situation tout à fait neuve. Il s'agit peut-être d'une caricature, mais elle illustre à quel point tout le monde était affecté, mais à l'époque, les communes étaient tentées de payer à l'individu contrevenant un billet de retour à Zurich, car à Zurich, il y avait des réseaux de récupération. Alors nous les récupérions à nouveau sur l'espace public puis nous les renvoyions.

[Traduction]

Le sénateur Christensen: Les communes ont-elles en place ce qu'il faut pour les aider et les traiter?

[Français]

M. Dulex: De plus en plus les autres villes, les autres cantons et les communes se sentent concernés aussi et font quelque chose.

Le président: Un témoin entendu ce matin nous a expliqué que les efforts entrepris dans votre secteur, ou votre région du pays, sur le plan des mesures non répressives ne se situaient pas au même niveau que celui d'autres régions du pays. Si vous refoulez un toxicomane dans une région où les services sont moins nombreux que ceux de votre canton, la prise en charge d'un individu revient au canton d'origine et non à celui du canton qui refoule?

M. Dulex: C'est très juste.

Le président: La pression populaire que vous avez subie au début des années 1990 ne devrait-elle pas faire son oeuvre dans les autres cantons pour forcer les autorités locales à agir?

M. Dulex: Oui. Dix ans se sont écoulés depuis la dissolution de la scène ouverte. Depuis, les autres communautés ont été affectées de façon répétée. Pour ce qui est de notre région aujourd'hui, le problème n'a plus l'ampleur qu'il avait il y a 10 ans.

Le président: La dissolution de la scène ouverte provoque-t-elle encore aujourd'hui des répercussions dans les autres régions?

M. Dulex: Elles préféreraient ne pas avoir de problèmes de drogues. Cependant, elles ont compris — et le milieu politique aussi — que la drogue faisait partie de leur société, un peu comme la maladie, qu'on ne pouvait pas l'effacer et qu'il fallait apprendre à vivre avec. C'est ce que nous avons fait chez nous. Cette prise de conscience a amené un changement d'attitude face à cette problématique, même dans le corps policier.

Le président: Vous portez beaucoup d'intérêt à l'identité des usagers et des cliniques d'injections et de traitements qui utilisent l'héroïne comme mesures de traitement. Comment articulez-vous cette préoccupation?

M. Dulex: Nous voulions au départ connaître l'efficacité des méthodes mises de l'avant et tout simplement aider les intervenants des diverses disciplines. Nous avons alors offert d'accompagner les toxicomanes. Malgré tous les programmes offerts, personne n'était capable de garder sous observation des toxicomanes 24 heures sur 24. C'était un problème. Dans le cadre d'un programme, le patient arrive le matin. Il reçoit ses drogues. Puis il repart et revient à midi. Il repart encore et revient le soir. Que fait-il entre-temps?

On ne nous a pas donné l'identité exacte des patients ou des personnes en traitement, et c'est ce que nous demandions au départ. L'idée était de simplement les aider et non de les embêter ou d'utiliser les données récoltées dans un but répressif.

Étant donné que cela n'était pas possible, nous avons demandé au moins à ce que les personnes qui étaient à l'intérieur d'un programme de ce genre reçoivent une carte d'identité certifiant qu'ils faisaient partie du programme. Ainsi, s'ils étaient appréhendés dans la rue, on savait qu'ils faisaient partie d'un programme.

Nous connaissions la raison pour laquelle le patient gardait toujours des médicaments, de la méthadone ou quelqu'autre substance en sa possession. Si on avait retrouvé ce genre de substance sur un autre individu, on n'aurait pas pu le laisser passer.

Le président: Avez-vous noté une réduction de la criminalité induite par la consommation de drogues ou par les besoins financiers générés par la dépendance aux drogues?

M. Dulex: Nous devons dire que la réduction est très nette. Dans le passé, des quartiers à proximité de la scène ouverte vivaient carrément dans la peur. Les citoyens étaient inquiets. Aujourd'hui, ils peuvent sortir et se sentir plus sûrs. Les vols dont je parlais, tel le brigandage, surviennent nettement moins dans ces quartiers que par le passé.

Le président: Cela existe encore, mais la réduction est appréciable?

M. Dulex: Oui, tout à fait.

Le président: Vous accordez beaucoup d'importance à la perception de sécurité qu'entretient la population. Nous y accordons également beaucoup d'importance. Dans les quartiers où ces cliniques se sont installées vous avez noté une diminution appréciable des méfaits induits par la consommation abusive des substances. Cependant, en ce qui concerne les toxicomanes, leur allure a-t-elle changé? Sont-ils mieux vêtus? Se moulent-ils plus dans la foule ou vivent- ils plus en marge de la société?

M. Dulex: Je ne crois pas qu'extérieurement le toxicomane au sommet de sa carrière ou au bas de son existence ait changé. Néanmoins, il trouve davantage d'aide aujourd'hui et nous le voyons plus rarement que par le passé. Étant refoulés dans toutes les communes et dans tous les autres cantons, leur nombre est beaucoup plus petit. Vous ne les voyez que rarement. Ils sont récupérés par la société.

Si vous observez le va-et-vient d'un local d'injections, vous voyez qui vient et qui repart, et vous reconnaissez, aujourd'hui comme dans le passé, qui est toxicomane et qui est malade peut-être. Mais il semble qu'ils sont moins bas qu'ils l'étaient. Ils ne sont pas aussi assommés. Ils ont beaucoup plus d'aide tant médicale que sociale. On leur donne même des possibilités d'emplois et, de ce fait, cela se voit moins.

Le président: En Suisse comme en Amérique du Nord une nouvelle drogue, l'Ecstasy, a surgi depuis quelques années. Vous devez aussi avoir des «parties rave» où des jeunes consomment cette substance. Quelle est votre approche face à cette situation?

M. Dulex: Il est un fait que nous l'avons aussi dans des cercles de jeunes. C'est un peu une mode. Je dirais, pour ce que je vois moi-même, je ne sais pas à quel point je suis exact ou pas, mais à Zurich c'est un problème qui, à présent, nous préoccupe moins qu'il y a cinq ans.

Bien que nous avons aussi les pilules thaïes — nous avons tout cela — mais cela nous préoccupait plus au départ, peut-être parce que c'était nouveau. Ce qui me préoccupe davantage, c'est que nous avons aujourd'hui un changement d'attitude. Il me semble observer un changement d'attitude parmi les toxicomanes, les drogues dures que ce soit l'héroïne, mais surtout la cocaïne, ou alors les amphétamines et les pilules.

Par le passé, les toxicomanes prenaient la drogue pour s'envoler, pour quitter la scène, pour avoir leur flash, alors qu'aujourd'hui ce n'est semble-t-il plus cela qui est devant. C'est plutôt d'être sur l'axe à 100 p. 100. Et dans les jeunes professions dynamiques, j'ai fait une petite expérience personnelle en famille ayant un fils qui a fait un apprentissage banque et, par lui, j'ai beaucoup entendu ce qui se passe parmi les jeunes. Ceux étant toujours sous pression dans ces métiers très dynamiques — je pense à la bourse — c'est presque un peu leur drogue quotidienne, leur alimentation quotidienne.

Il y a des lieux où ils se rencontrent. Nous avons des locaux à Zurich que nous connaissons très bien. Dans les parages, vous avez nombre de restaurants très jolis et très agréables alors qu'il y a un lieu où ces jeunes se rencontrent. Il font la queue dehors à -10 degrés et cela ne les empêche pas, pourvu qu'ils puissent entrer. C'est une culture qui ne se manifeste plus chez les toxicomanes à l'extérieur. On ne les reconnaissait pas. Ils sont absolument dans l'affaire. Ils sont dans le boulot, dans le métier, le social, tout est là. Ce n'est plus le toxicomane du passé. J'ignore si cela est une évolution que nous ne remarquons pas jusqu'au dernier point, mais actuellement c'est quelque chose qui est assez préoccupant.

Le président: Vous nous décrivez finalement les effets des opiacés versus les effets de la cocaïne et des dérivés de la cocaïne et des amphétamines qui sont beaucoup plus des stimulants que des calmants.

Par contre, en Amérique du Nord, la cocaïne ne semble avoir atteint qu'un segment bien précis de la population, un segment qui a les moyens de sa dépendance. En Amérique du Nord, c'est différent. Il y a des usagers de cocaïne qui n'ont pas les moyens de leur dépendance et c'est la raison pour laquelle vous avez des quartiers affectés par ce fléau.

Vous nous avez parlé de votre opinion sur la question du cannabis. Avant de toucher la question du cannabis, je veux revenir sur les efforts des services de police. Vous nous avez présenté deux tableaux et je fais référence à un tableau qui examine sur une période de 15 ans les dénonciations pour toute consommation et un autre sur les dénonciations ou les affaires criminelles qui découlent du trafic des drogues.

Lorsqu'on examine les deux, on s'aperçoit qu'il y a une nette augmentation des dénonciations pour consommation de drogues, alors qu'au niveau du trafic, les modifications sont beaucoup moins marquantes. À quoi attribuez-vous cette différence?

M. Dulex: Concernant les consommations de drogue, je vous disais que des forces spéciales avaient été mises sur pied pour le maintien de l'ordre à Zurich spécialement. Des patrouilles permanentes en uniformes sont dans la rue pour le maintien de l'ordre et pour éviter qu'il y ait de nouvelles scènes. C'est par là que s'explique l'augmentation dans le canton de Zurich. Nous avons une certaine influence aussi sur les autres cantons, servant un peu de précurseur. Nous sommes un peu les pionniers.

Concernant les trafics de drogues, il ne faut pas se fier aux chiffres. Les opérations sont devenues pour nous beaucoup plus difficiles. Ce qui se passe aujourd'hui est plus organisé, plus clandestin et plus secret. Nous avons affaire à des ethnies qui nous rendent la tâche encore plus difficile. Les provenances des Balkans, les Albanais, les Yougoslaves, jusqu'en Roumanie, ont le trafic des héroïnomanes chez nous. Ce sont des clans, des groupes ethniques constitués de manière telle que nous ne pouvons plus infiltrer comme c'était dans le passé. Vous ne pourriez le faire qu'avec des ressortissants de même nationalité que nous n'avons pas chez nous.

Nous sommes en débat en Suisse quant à une législation spéciale pour cela. Une loi fédérale est en préparation pour les enquêtes secrètes où nous aurions encore plus une législation adaptée à la pratique policière d'aujourd'hui en grande partie, mais qui nous donnerait aussi plus de moyens. Nous avons un besoin d'interprète aujourd'hui que nous n'avions pas dans le passé. Nous avions affaire à des trafiquants de notre société. Aujourd'hui, ce sont des étrangers.

Dans le cas de l'héroïne ou de la cocaïne, ce sont tout simplement d'autres nationalités. Rien ne va sans beaucoup d'opérations accompagnant pour arriver au but. Et une enquête aujourd'hui est beaucoup plus complexe et beaucoup plus dispendieuse qu'elle l'était dans le passé. Je donnerai là une explication pourquoi le nombre ne va pas en augmentant.

Le président: Pouvez-vous me répéter les dates importantes? En 1992, c'est la fermeture de la scène ouverte?

M. Dulex: Le 4 février 1992, fermeture de Needle Park.

Le président: Cela fait 10 ans aujourd'hui.

M. Dulex: Cela fait 10 ans aujourd'hui. Et ensuite, définitivement, 1995, la deuxième flèche rouge en haut: Letton. C'est également en février, mais en 1995.

Le président: Je vais tenter de donner une perspective aux courbes des dénonciations.

M. Dulex: Je ne suis pas en mesure de vous montrer cela ici parce que je ne pensais pas arriver à ces faits, mais si nous prenions la courbe de la statistique générale de la criminalité, non seulement la drogue mais toute la criminalité contre les biens matériels et les attaques contre l'intégrité personnelle des individus, vous verriez que la criminalité est en croissance jusqu'en 1992.

À la suite de la fermeture du Needle Park, en 1993, vous avez une nette diminution. Cela remonte en 1994, et nous en arrivons à un point culminant en 1995 alors que Letton se passe. Nous avons une diminution continuelle par la suite qui montre un peu l'efficacité des opérations entreprises dans ce contexte. Il faut voir qu'il y a d'autres raisons pour la diminution: nous avions la guerre aux Balkans avec une émigration énorme de ressortissants des pays du Balkans. Nous avons beaucoup des gens dit réfugiés chez nous qui n'étaient, en grande partie, pas des réfugiés. Ils viennent pour requérir l'asile et cela en était une suite. Nous le remarquons. La diminution actuelle que nous avions, jusqu'à il y a une année, en criminalité totale était aussi pour nous en relation avec le retour de soit-disant réfugiés.

Le président: Dans vos services de police à Zurich, la répression c'est la répression de toute la criminalité. Si on tente de diviser l'effort drogue des autres secteurs d'activités criminelles dont vous avez la responsabilité, quelle est la proportion?

M. Dulex: Pour vous donner un aperçu, l'organisation de la police criminelle dit qu'il y a cinq divisions spécialisées dans la lutte contre la criminalité complexe: le crime économique, le crime contre les individus, le crime contre la propriété, la drogue, et cetera. La drogue représente trois brigades sur un total de 25 brigades ayant un effectif d'environ 20 personnes chacune, soutenues de brigades d'observation, de surveillance, d'appui tactique sur le terrain. Après des enquêtes préliminaires, vous avez des observations à faire. Nous avons des divisions spécialisées pour cela sur le terrain, mais les enquêteurs sont de l'ordre de 60.

Le président: Quel est le pourcentage d'un budget X total, de la proportion allouée à la répression de toutes les drogues et de toutes les actions de la consommation à la répression du trafic, est-ce 20 p. 100, 50 p. 100 de l'effort policier?

M. Dulex: Sur 600 personnes, 60 personnes plus les opérations le supportant, entre 15 à 20 p. 100. Je l'estime d'une manière imprécise.

Le président: Si toutefois vous vouliez nous envoyer des informations par la suite pour approfondir une affirmation, vous êtes le bienvenu.

M. Dulex: Nos efforts financiers sont en général des efforts de salaires.

Le président: Pour quelques instants, je vais tenter de comparer l'efficacité de la répression sur l'ensemble de la consommation. Je vais commencer par vous donner des chiffres approximatifs canadiens.

Au Canada, moins de 2 p. 100 des consommateurs de toutes drogues confondues sont criminalisés; leurs actions génèrent une action policière et se rend jusque devant les tribunaux. C'est très minime, 2 p. 100. Qu'en est-il chez vous?

M. Dulex: Je ne peux pas vous donner de chiffres, mais je présume que c'est très minime aussi parce que vous avez de la consommation clandestine sur les niveaux privés en masse qui ne fait pas partie de la statistique. C'est un chiffre noir.

Le président: Il y a eu 37 000 dénonciations en l'an 2000, c'est énorme sur une population de 7 millions d'habitants, compte tenu de ce qu'on sait des niveaux de consommation en Suisse qui sont plus bas qu'en Amérique du Nord, ce chiffre est relativement élevé. C'est pour cette raison que j'apprécierais que vous examiniez vos informations et que vous nous en fassiez part.

M. Dulex: Je veux bien que la Suisse ait 7 millions d'habitants, mais la Suisse est une petite plaque tournante au centre de l'Europe où nous avons un mouvement énorme, jour après jour. Nous avons ce que nous appelons des ressortissants Français, Allemands, Autrichiens en masse qui viennent travailler en Suisse et qui ressortent. Nous ne sommes qu'une surface de passage en Europe. C'est pour cette raison que les 7 millions ne sont pas représentatifs du pourcentage que vous donnez.

Le président: Il y a une population flottante qui se retrouve dans les 37 000 dénonciations reçues en l'an 2000.

M. Dulex: Il y a une très forte participation étrangère.

Le président: Nous l'avons vu dans les données.

M. Dulex: Je n'ai pu le donner que pour les trafiquants parce que nous le contrôlons.

Le président: C'est intéressant. Nous vous écrirons pour avoir plus de précisions sur ce domaine. J'aimerais en revenir à la question du cannabis. Vous avez émis une opinion tout à l'heure sur les nouvelles mesures proposées. Vous semblez très affirmatif sur la question de la théorie qui veut que le cannabis soit la drogue d'entrée dans une trajectoire qui mène à des drogues plus dures.

Avez-vous des données scientifiques qui vous amènent à arriver à cette conclusion?

M. Dulex: Non. C'est un fait pour nous. Cela est dû à ce que nous connaissons et ceux à qui nous avons affaires régulièrement ont fait ce chemin. C'est notre expérience et c'est pour cela que je le dis. Cela n'a rien de scientifique et je ne me mets pas en bagarre avec des études. Dans le champ, ceux que vous rencontrez, arrêtez ou appréhendez, ont fait ce chemin.

Le président: Le cannabis ou les produits similaires étant pour ces gens des drogues d'entrée, le parcours commence là. Nous n'avons aucune donnée scientifique qui nous amène à soutenir cette théorie. On a entendu des experts de plusieurs pays et on ne peut pas soutenir cette théorie. Au contraire, on peut conclure qu'il ne s'agit pas d'une drogue d'entrée. Par contre, comme vous le soulignez, la très grande majorité des consommateurs d'héroïne ont consommé du cannabis à un moment donné dans leur vie.

M. Dulex: Il faut cependant constater que parmi les jeunes, nous avons une moyenne assez élevée de décès par surdose.

Le président: Qui tend à diminuer?

M. Dulex: Il faut dire que les personnes d'âge supérieur sont surreprésentés dans la drogue dure. Nous le voyons moins chez les jeunes âges auxquels nous avons affaires.

Le président: La diminution notable pour toute la Suisse l'est moins pour Zurich. Y a-t-il une explication à cela? Disons que vous avez eu un point culminant en 1991 avec 116 décès liés à la drogue. Aujourd'hui, il y en a 50. Il y a une diminution de 50 p. 100. Alors que lorsqu'on regarde la diminution de 1992 à 419 pour toute la Suisse et on descend à 181 en 1999 et qu'il y a une remontée à 205 en l'an 2000, pourquoi la ville de Zurich aurait une statistique différente? Peut-être est-ce que je comprends mal cette information.

M. Dulex: C'est peut-être un peu aléatoire de juger de ces chiffres lorsqu'on voit Zurich avec les petits chiffres que nous avons. Je n'ai pas d'explication beaucoup plus précise, mais voyant la diminution de 116 à 82 de 1991 à 1992, je constate quand même que nous fermions la scène du Needle Park en février 1992 et qu'à la suite de cela, il y a quand même quelques mois.

Le président: Si on regarde le nombre de saisies d'héroïne dans votre canton à Zurich, la présence d'héroïne est énorme. C'est peut-être ce qui explique la différence.

Ce fut fort intéressant de dialoguer avec vous et d'apprendre de votre expérience. Nous vous remercions encore de vous être déplacé et d'avoir accepté notre invitation.

Notre dernier témoin cet après-midi est le docteur Ambrose Uchtenhagen, professeur à l'Institut de recherche sur les addictions.

Docteur Uchtenhagen, vous avez entendu les remarques préliminaires que j'ai faites à tous les autres témoins. Nous tentons de contenir, dans une durée d'une heure trente minutes, la présentation et les questions. Si, à la fin, nous avons des questions additionnelles, je vous écrirai. Nos questions et vos réponses seront inscrites au site Internet du comité.

[Traduction]

M. Ambros Uchtenhagen, professeur (retraité), Institut de recherche sur les addictions: En 1970, dans le cadre des services universitaires psychiatriques, j'ai mis sur pied les premiers services spécialisés pour toxicomanes dans notre pays. J'ai présidé pendant plusieurs années le Comité cantonal sur les drogues de même que le réseau de recherche européen, financé par la Commission européenne, et appelé «Évaluation du plan d'action antidrogue de l'UE». Depuis que j'ai quitté mon poste de directeur à l'hôpital universitaire psychiatrique, je préside l'Institut de recherche sur les addictions, fondation rattachée à l'université. Je ne reçois aucune subvention et je vis uniquement de contrats de recherche. C'est pourquoi je suis tout à fait libre de choisir mes projets de recherche.

On m'a demandé de vous résumer le projet qui a remis à nouveau sur la scène internationale le programme de traitement des toxicomanes offert en Suisse, et je parle évidemment du traitement d'assistance à l'héroïne destiné aux héroïnomanes réfractaires, projet démarré en 1994 après plusieurs années de préparation. Je veux me concentrer sur les points les plus importants, sans pour autant vous donner trop de chiffres, et je répondrai volontiers à toutes vos questions.

Je vous parlerai brièvement de l'épidémie d'héroïne qui a démarré vers 1971 et qui a touché environ 0,5 p. 100 de la population. Comme le disait le président tout à l'heure, notre pays souffre d'une prévalence assez élevée d'héroïnomanes, à l'image de la toxicomanie élevée à l'égard d'autres substances dans la population suisse, telles que l'alcool, le tabac et les médicaments d'ordonnance.

Les organisations non gouvernementales s'occupaient traditionnellement de dispenser des soins aux toxicomanes, mais à l'arrivée de l'épidémie d'héroïne, les organismes publics et les médecins privés se sont également engagés dans la lutte. Les premiers à s'engager furent les milieux thérapeutiques de type désintoxication, version américaine. Puis, il y a eu le programme d'entretien à la méthadone à partir de 1975, qui a suivi une révision de fond en comble de nos lois sur les stupéfiants. Depuis 1988, nous avons introduit des mesures de réduction des méfaits et, comme on vous l'a déjà expliqué, des mesures de répression. Puis on a mis fin à la consommation ouverte et au traitement d'assistance à l'héroïne, un des éléments principaux de la nouvelle politique nationale.

Vous pouvez constater qu'au départ, on a mis tous les efforts dans l'éducation de la population afin de l'inciter à s'éloigner de la drogue, mais il est ensuite devenu évident que l'abstinence n'était pas possible pour tous. Par conséquent, à partir de 1975, on a décidé de s'occuper de ceux qui étaient incapables de s'éloigner complètement de la drogue.

Ce sont les toxicomanes pour qui les autres traitements ne cessent d'échouer qui constituent la population cible des traitements assistés à l'héroïne. Un des objectifs du programme, c'était justement d'éviter que ces gens décrochent de façon prématurée des programmes de traitement. En effet, il était illogique d'inviter des toxicomanes à s'inscrire à un nouveau programme thérapeutique, puis de les voir reprendre leurs anciennes habitudes, c'est-à-dire décrocher avant que le traitement ne fasse effet.

Parmi nos autres objectifs, nous avons voulu réduire l'utilisation de substances illégales et non prescrites chez ceux qui prennent part au programme; améliorer leur santé et leur intégration sociale; et surtout réduire la délinquance due à la drogue et à d'autres facteurs. Nous voulions comparer la prescription d'héroïne avec la prescription de morphine et de méthadone en nous fondant sur l'expérience internationale dont vous avez entendu parler, et nous nous sommes donc sentis obligés de comparer notre méthode aux traitements à la morphine et à la méthadone, étant donné que ceux- ci suscitaient beaucoup moins de controverse que les traitements de prescription d'héroïne.

Nous avions aussi comme objectif qu'une fois stabilisés, nos clients soient renvoyés aux programmes de traitement courants pour qu'ils puissent trouver leur place dans le système thérapeutique offert à l'ensemble de la population.

L'objectif de l'étude principale — c'est-à-dire l'étude longitudinale et prospective des cohortes ainsi que l'étude d'observation — était de suivre ce qu'il advient de ceux qui prennent part à un programme de ce genre et de documenter leur situation. Ces études portaient sur la comparaison aux programmes de morphine ou de méthadone par voie intraveineuse, selon la méthode des études secondaires dites aléatoires contrôlées ou à double insu. Les conditions d'admission au programme étaient très restrictives. Il ne s'agissait pas d'un programme à seuil bas: il fallait avoir un certain âge, avoir été héroïnomane pendant un certain temps et présenter des déficits de santé et sociaux documentés. Le programme n'était ouvert à aucun héroïnomane ne présentant aucun problème ou n'ayant jamais auparavant échoué à des traitements. Autrement dit, ce programme ne devait pas être considéré comme un premier traitement.

Quant aux sources de données pour l'étude, il s'agissait des données déclarées par les intéressés, de données de laboratoire, notamment l'analyse d'urine et les observations du personnel, ainsi que les données policières destinées à corroborer les dires des intéressés.

Voici maintenant les principaux résultats des études secondaires aléatoires et à double insu. La méthadone et la morphine par voie intraveineuse ont un taux d'acceptation faible dans les échantillons aléatoires. La rétention était plus faible dans les programmes de traitement de méthadone et de morphine par intraveineuse, c'est-à-dire que les taux de décrochage étaient plus élevés si on les comparait au traitement à l'héroïne par voie intraveineuse, et il en allait de même pour les traitements à double insu au cours desquels les patients ne savaient pas ce qu'ils recevaient. Quant aux traitements à la morphine, le taux de décrochage était encore plus élevé, en raison principalement des effets secondaires.

En ce qui concerne le respect des règles du programme, les groupes de traitement à la méthadone et à la morphine démontraient des taux plus élevés de recours illégal à l'héroïne et à la cocaïne par rapport au groupe de patients traités à l'héroïne.

Nous avons dû documenter avec soin les effets secondaires de la diamorphine, terme pharmaceutique de l'héroïne, lors des traitements assistés à l'héroïne, étant donné que l'un des objectifs principaux du traitement c'est d'éviter de nuire aux patients. Nous avons donc documenté les effets secondaires, étant donné que les effets secondaires de l'héroïne consommée illégalement dans la rue ne sont pas comparables à ceux de l'héroïne dite pharmaceutique. Les réactions allergiques suivant l'injection constituaient les effets secondaires principaux, particulièrement dans le cas de consommation par voie intraveineuse. Dans le cas des injections intramusculaires faites aux patients dont les veines sont à ce point détruites qu'elles ne peuvent plus supporter d'injections, on constate les mêmes réactions allergiques, mais moins fréquemment. Comme deuxième effet secondaire, on a constaté l'intoxication à la suite de l'injection, mais je précise qu'il n'y a eu aucun cas de surdose fatale chez les milliers de patients traités à l'héroïne qui ont suivi le programme jusqu'ici.

Le troisième effet secondaire en importance que nous avons constaté, ce sont des crises d'épilepsie suivant l'injection, dues principalement à un déficit temporaire d'oxygène dans le cerveau. En prévenant bien les patients de ne pas s'étendre ni de dormir après l'injection, on peut minimiser cet effet.

Quelles sont les principales conclusions de l'étude des cohortes par opposition aux études principalement pharmaceutiques? Nous ne savions pas d'entrée de jeu si notre programme serait accepté du point de vue politique et s'il serait financé. Seule une partie de notre budget nous provenait du gouvernement central. Il faut noter que les autorités cantonales et municipales ont dû nous financer et, en cours de route, que nous avons pu profiter de contributions volontaires d'assurance-santé.

Nous avons réussi à assurer la sécurité des patients — je répète qu'il n'y a eu aucun décès dû à une surdose —, celle de notre personnel, en le protégeant d'agressions éventuelles, et celle du milieu. En effet, grâce à notre programme, le milieu environnant était plus sûr pour nos patients que les salles d'injection, où il pouvait y avoir du trafic de drogues.

Quant à la réduction de l'utilisation de ces substances, on a constaté que le recours illégal à l'héroïne avait chuté considérablement, ce qui ne doit pas surprendre puisque le patient se voit donner de l'héroïne. Il en va de même pour l'utilisation de la cocaïne, ce qui explique que nous ayons interrompu l'étude préliminaire d'ordonnance de cocaïne qui faisait partie de l'étude globale. Nous n'avons constaté aucune diminution dans l'usage de cannabis chez nos patients, mais cela n'avait aucune incidence sur les résultats de santé et d'intégration sociale.

Nous avons noté des améliorations marquées en santé mentale, une réduction d'épisodes de dépression et de paranoïa de même que de tentatives de suicide qui sont fréquentes dans cette population, et aussi une amélioration de la santé physique. Quant à l'intégration sociale, nous avons constaté une réduction marquée de la délinquance, selon les dires des intéressés et les données policières et selon le registre central des tribunaux.

Il y a eu réduction des crimes chez les participants, en particulier des crimes typiques chez les toxicomanes.

La majorité de ceux qui ont laissé notre programme dans les trois premières années de l'étude sont ensuite passé à la post-cure, au traitement sans drogue ou au traitement à la méthadone. Une des grandes questions que se posait l'étude de suivi, c'était s'ils avaient eu de meilleurs résultats cette fois-ci qu'avant de suivre un traitement d'assistance à l'héroïne. Or, l'étude de suivi a pu confirmer que les améliorations sont stables lors de la post-cure, y compris pour les patients sortants.

Quant aux taux de mortalité, l'un des grands objectifs, c'était de protéger contre une mort prématurée. Lors de la deuxième année de l'étude, en 1995, nous avons eu un taux élevé de mortalité, dû principalement à la prévalence élevée des infections au VIH, au sida et à une incidence élevée d'hépatites dans cette population. Or, le taux de mortalité a diminué au cours des années suivantes, jusqu'à l'an dernier. Nous sommes actuellement en train de nous demander comment interpréter ce taux de décès élevé. Il s'agit de décès survenus en cours de traitement ou dans les 30 jours avant la fin du programme. Toutefois, le taux de décès dans l'ensemble de la cohorte chez ceux qui avaient leur congé depuis plus de 30 jours est plus élevé.

Nous passons ensuite à la stabilité du changement après le congé, et nous donnons un bref aperçu des taux de rechute chez ceux qui ont obtenu leur congé. Chez ceux avec qui nous avons pu communiquer dans le cadre de notre étude complémentaire, nous avons constaté un recours quotidien à la cocaïne chez environ 12 p. 100 d'entre ceux qui représentaient la grande majorité des probants. On constate toute une différence dans les taux de rechute entre ceux qui suivaient toujours un traitement, ceux qui avaient suivi une post-cure et ceux qui n'en avaient pas suivi. Le taux de rechute plus faible chez ceux qui suivaient la post-cure est dû non seulement à la volonté de se faire traiter et de perdre cette habitude, mais aussi à l'influence du traitement choisi.

Les chiffres restent les mêmes chez les cocaïnomanes qui sont retombés dans la délinquance. Les taux de rechute étaient faibles particulièrement chez ceux qui suivaient une post-cure, mais les chiffres étaient un peu plus élevés chez ceux qui n'avaient pas suivi de post-cure. L'un dans l'autre, seuls 11 p. 100 d'entre eux, ce qui est assez faible, sont retombés dans leurs vieilles habitudes de comportement délinquant. Par «scene contact», nous entendons ceux qui ont principalement eu des contacts avec d'autres toxicomanes actifs et dont les taux de rechute sont similaires aux autres.

En bons Suisses, nous avons voulu savoir si le programme utilisait vraiment de façon rentable nos ressources. Comme vous le montre la diapositive, le programme coûtait environ 50 francs suisse par jour/patient, et les bénéfices calculés représentaient quelque 95 francs suisse par jour/patient, surtout à cause de la diminution de la délinquance. Cela représentait un gain important que nous pouvions documenter et qui était attribuable au programme. Même si toutes les sommes ne provenaient des mêmes budgets, l'effet global était manifeste.

Abordons maintenant l'état actuel du traitement. Après avoir évalué les trois premières années du programme, le gouvernement a décidé de le maintenir, en se basant sur les résultats que je viens de vous montrer. Comme on vous l'a expliqué ce matin, le décret gouvernemental, accepté par le Parlement et le référendum national, met fin à la mesure législative en 2004, lorsqu'elle sera remplacée par une nouvelle loi. Aujourd'hui, le programme peut être maintenu dans 22 cliniques autorisées du pays qui prescrivent de l'héroïne par intraveineuse à une population actuelle de 1 100 patients — c'était le chiffre exact de l'an dernier — dont la moyenne d'âge est la plus élevée de tous les programmes de traitement dans notre pays, dont la durée moyenne de séjour est de 3,6 ans et dont la proportion entre hommes et femmes est conforme à celle que l'on remarque dans d'autres programmes de traitement. Il y a eu l'an dernier 282 nouveaux patients. Le départ de patients se fait en moins grand nombre, ce qui implique qu'un plus grand nombre de patients tendent à rester.

Le programme actuel de recherche permet de vérifier qui s'inscrit au programme, quelles sont les caractéristiques du patient, ses antécédents, le type de problème auquel il fait face, qui quitte le programme et quel type de services doivent être offerts au patient en cours de traitement.

Le moniteur clinique est un moniteur spécial qui se penche sur les effets secondaires du programme, y compris les effets contraires désirés, et qui se penche aussi sur une étude spéciale traitant de la comorbidité psychiatrique. En effet, le taux de patients psychiatriques chez les héroïnomanes est élevé, et c'est pourquoi nous parlons de «comorbidité». Il représente un fardeau particulier pour le personnel traitant, et c'est pourquoi nous avons dû lancer une étude spéciale portant sur leurs besoins spécifiques et sur la façon optimale de les aider.

En janvier dernier, la diamorphine a été inscrite à titre de médicament de traitement d'entretien pour héroïnomanes sous le nom de Diaphine. La Suisse est le premier pays européen à l'avoir fait. D'autres pays ont déjà inscrit la diamorphine comme médicament à des fins thérapeutiques, mais sans qu'il soit destiné aux héroïnomanes comme traitement d'entretien. Il est utilisé comme analgésique.

Pour que le traitement à l'héroïne fonctionne, il faut que certaines conditions s'appliquent: il ne doit être utilisé que dans les cliniques autorisées; il ne peut être donné par des médecins dans le privé; et il faut la volonté politique de maintenir le programme.

J'ai déjà parlé des critères de participation qui sont restrictifs. On stipule, notamment, que le patient doit avoir suivi déjà plusieurs autres traitements. Pour pouvoir participer au programme, le patient doit obtenir l'autorisation de l'administration fédérale et celle du canton.

Un programme de diagnostic thérapeutique global n'implique pas uniquement de prescrire de l'héroïne, mais doit aussi être prêt à tenir compte de tous les problèmes d'ordre physique et médical, psychiatrique et social que rencontre le patient.

Nos injections sous supervision et notre politique interdisant d'utiliser les drogues à domicile contrastent nettement avec la pratique en Grande-Bretagne.

Nous ne limitons pas la durée du traitement, car il a été démontré que toute limite administrative de la durée du traitement est improductive et mène aux rechutes. C'est individuellement que l'on décide combien de temps les patients recevront la méthadone ou suivront d'autres programmes de substitution. La participation au programme thérapeutique et au programme de recherche est obligatoire. Il est également interdit d'utiliser son permis de conduire pendant la période de traitement. Vous ne pouvez donc conduire ni auto ni motocyclette, et cette interdiction se fonde sur la volonté de bien faire: on ne devrait pas conduire sous l'influence de drogues prises par injection.

Nous venons de terminer notre deuxième étude de suivi, six ans après, mais les données n'ont pas encore été publiées. Tous nos patients — c'est-à-dire la cohorte au grand complet jusqu'en mars 1995 — inscrits dans huit cliniques et au nombre de 366, font partie de ce suivi. Depuis le début de l'étude, 43 d'entre eux sont morts. Le suivi s'est effectué dans le cadre d'entrevues effectuées en vis-à-vis avec des interviewers indépendants plutôt qu'avec le personnel des cliniques. Le taux d'attrition ayant été de 25 p. 100, cela signifie que nous avons pu communiquer en vue des entrevues en vis-à-vis avec 75 p. 100 de tous les participants, y compris ceux qui avaient eu leur congé, ce qui est assez élevé et assez représentatif. En effet, la participation dans les postes-cures était à peine la moitié de ce que nous avons eu pour cette cohorte-ci.

Vingt-quatre pour cent de ceux qui avaient eu leur congé ont été aiguillés vers un traitement d'abstinence hors résidence et 22 p. 100 d'entre eux ont été aiguillés vers un programme d'entretien à la méthadone. Autrement dit, le total des renvois vers d'autres traitements était un peu plus faible qu'au début, un peu moins de 50 p. 100.

Quelles sont les constations à propos de la consommation quotidienne des drogues illicites par des patients toujours en traitement et par ceux qui ont reçu leur congé et que nous appelons ici nos ex-patients? Après avoir vérifié la consommation d'héroïne, de cocaïne, de tranquillisants, de benzodiazépines et de cannabis, qu'avons-nous constaté? Regardez les barres rouges qui représentent le recours à l'héroïne. «T0» représente la consommation quotidienne d'héroïne à l'admission au programme de ceux qui sont toujours en traitement. «T6» représente la consommation quotidienne d'héroïne six ans plus tard, au moment des suivis, chez ceux qui sont toujours traités. C'est tout à fait minime. Quant au «A6», cette barre représente ceux qui ont reçu leur congé et dont la consommation quotidienne d'héroïne a diminué considérablement. Au moment de l'admission, les proportions sont les mêmes que pour ceux qui sont toujours traités, et au moment du suivi, environ 20 p. 100 de ceux qui ont reçu leur congé ont recommencé à consommer quotidiennement de l'héroïne.

Pour ce qui est de la cocaïne, représentée par la barre jaune, on constate également une réduction fort importante chez ceux qui suivent toujours un traitement, mais également chez ceux qui ont reçu leur congé. Il n'y a pas de réduction dans l'usage du cannabis, représenté par les barres grises, mais on constate une grande réduction dans le recours au benzodiazépine, c'est-à-dire aux tranquillisants non prescrits. Ce sont des constatations intéressantes, qui s'expliquent sans doute être par le fait que grâce aux bons soins psychiatriques que nos patients reçoivent, ils ressentent moins le besoin de prendre des tranquillisants non prescrits. Vous connaissez sans doute l'hypothèse dite de l'automédication: celui qui consomme de la drogue pour améliorer son état d'esprit s'autoadministre en quelque sorte un médicament; puis, s'il est bien traité et reçoit les bons médicaments, il ressent moins le besoin d'avoir recours aux drogues.

Pour ce qui est du statut social des patients, vous verrez encore qu'il n'y a presque plus de sans-abri chez ceux qui ont fini leur traitement. Vous constaterez également que les revenus de source illégale — c'est-à-dire les barres rouges — sont bien moindres chez ceux qui ont terminé leur traitement — de A0 à A6 — mais que le taux de chômage n'a pas changé énormément, ce qui est dû principalement aux difficultés qui existent sur le marché du travail lorsqu'on cherche à y réinsérer des patients, même s'ils n'utilisent plus de drogues. Les résultats sont assez mitigés, puisque certains d'entre eux ont trouvé un emploi et d'autres ont perdu le leur. Par «cas en instance», on entend les nouvelles causes en instance: vous pouvez aussi constater la diminution considérable des nouvelles causes en instance chez ces patients.

Que peut-on en conclure? Ce type de traitement permet d'atteindre les héroïnomanes ayant échoué dans les autres traitements et de les retenir suffisamment. La consommation de substances illicites et non prescrites peut être réduite considérablement. Il est possible de soigner avec des doses sûres et stables. Je ne vous ai pas montré de chiffres là- dessus, mais on craignait au début que de prescrire à des patients de l'héroïne les inciterait à en réclamer de plus en plus. Or, ce n'est pas le cas. Au contraire, la dose moyenne diminue au cours de leur participation au programme.

Il est possible de bien circonscrire les effets secondaires en ajustant la dose et en soignant adéquatement. En cours de traitement, la motivation à adhérer à un programme de soins sans drogue augmentait, et il n'y avait pas de perte de motivation à cesser de prendre des drogues. C'était tout le contraire. On a pu documenter pendant les six ans la stabilisation au fil des ans de la santé et des comportements sociaux.

Quelles conséquences peut-on tirer de ces conclusions? Le traitement de maintien à l'héroïne se poursuivra, mais de façon restrictive, à titre de dernier recours. En supposant que le référendum donne le feu vert au programme, il sera disponible uniquement dans les cliniques autorisées; autrement dit, l'autorisation pourra être retirée dès qu'une clinique déroge aux règles. Les traitements autres que le traitement à l'héroïne seront optimisés, et plusieurs mesures importantes ont été prises en ce sens. Le traitement à l'héroïne ne devrait remplacer aucun autre traitement, mais les autres traitements seront mieux soutenus, du point de vue de la qualité des soins et du personnel, qu'ils ne le sont actuellement.

Il y aura surveillance coordonnée de tous les traitements sous la rubrique «statistique nationale des assuétudes», qui permettra d'effectuer une évaluation comparative en continu des résultats, y compris une analyse de rentabilité. J'ai parlé des conséquences que cela pouvait avoir dans notre pays. Je mentionnerais que depuis notre première étude, des projets similaires ont vu le jour dans notre pays. Les Pays-Bas ont lancé un projet de coprescription de l'héroïne en 1998, dont les résultats seront publiés dès qu'ils auront été présentés au Parlement en mars prochain. L'Allemagne veut cette année élargir à huit villes son programme de traitement d'entretien à l'héroïne. La Belgique a préparé un projet qui n'a pas été encore approuvé par son gouvernement. La France a conçu son propre programme de prescription d'héroïne qu'elle cherche à faire autoriser. Le Canada entreprend l'initiative NAOMI, initiative nord-américaine d'entretien aux opiacés. Quant à l'Espagne, elle a formulé deux projets qu'elle a présentés au gouvernement pour approbation. Il est intéressant de constater que les pays aux prises avec un énorme problème d'héroïne se tournent vers le même genre d'options supplémentaires de traitement pour ceux qui n'ont pas réussi à s'en tirer grâce à d'autres traitements. Cela constitue l'un des aspects les plus importants de tous ces projets, d'après ceux qui sont documentés.

Vous savez que l'OMS a déposé un rapport d'expert sur l'expérience de la Suisse et confirme nos conclusions tout en prônant d'autres efforts de recherche, bien nécessaires. Les projets hollandais et allemands ont d'ailleurs tenu compte de ces recommandations. Enfin, le bureau viennois de l'ONU s'est beaucoup inquiété devant nos travaux, mais a toujours donné le feu vert à nos projets.

Le président: Justement, comment réagit-on à Vienne devant les conclusions de vos deux dernières analyses?

M. Uchtenhagen: On n'a pas commenté nos résultats. Ce qui préoccupe beaucoup l'ONU — et je peux comprendre pourquoi — c'est qu'un projet de ce genre peut bien être mené judicieusement dans un pays bien organisé, mais qu'il pourrait donner lieu à des résultats tout autres dans un pays moins bien organisé, sujet au marché noir ou à des données non fiables. Voilà ce qui préoccupe surtout.

Le président: Il n'y a rien de neuf là-dedans, puisque l'on s'est déjà dit préoccupé par cela dans le cas des autres drogues.

[Français]

Le président: Dans les cliniques comment se fait l'approvisionnement en héroïne? Via la diamorphine?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Au départ, c'était un secret d'État. Mais je peux vous le révéler: nous l'importions de France; mais lorsqu'il est devenu de notoriété publique que nous l'importions de la France, le gouvernement français y a mis un frein.

Le président: Je sais que c'était un problème ici au Canada avec le projet NAOMI.

M. Uchtenhagen: Aujourd'hui, la production se fait dans notre propre pays, et d'autres pays qui veulent se lancer dans des projets semblables ont présenté une demande pour s'approvisionner en Suisse.

[Français]

Le président: Pourquoi avoir retiré la cocaïne de votre projet dès le début?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Notre gouvernement a décidé que s'il devait se lancer dans un exercice aussi périlleux, il voulait en profiter de toutes les façons possibles, y compris en prescrivant éventuellement la cocaïne. C'est ce que nous avons fait, en prescrivant des cigarettes sans tabac à la cocaïne à un petit nombre de grands cocaïnomanes pendant trois mois.

En évaluant les résultats, nous avons constaté que certains de ces patients pouvaient fonctionner très bien avec les cigarettes à la cocaïne sans retomber dans l'injection de cocaïne. Voilà pour l'aspect positif. Du côté négatif, nous avons vu que d'autres cocaïnomanes, lorsqu'ils fumaient des cigarettes, ressentaient un besoin encore plus impérieux de s'injecter une dose encore plus forte de cocaïne, ce qui faisait grimper encore plus leur consommation. Les résultats étaient donc mitigés, ce qui nous a rendus très prudents.

La deuxième raison pour laquelle nous avons été très prudents, c'est que les effets de la cocaïne diffèrent grandement de ceux de l'héroïne. La cocaïne peut induire une psychose paranoïaque même chez celui qui n'a jamais souffert auparavant de psychose, ce qui n'est pas le cas de l'héroïne. Nous, médecins, nous ne voulons surtout pas induire une psychose chez l'un ou l'autre de nos patients. Toutefois, si nous avons décidé d'abandonner ce type de traitement, c'est principalement parce que nous avons constaté que l'utilisation de la cocaïne diminuait aussi chez ceux qui n'en recevaient pas. Comme vous avez pu le voir, les chiffres d'utilisation quotidienne de cocaïne ont chuté de façon constante et considérable; dans ce cas, pourquoi prescrire la cocaïne dans le cadre d'un projet si l'utilisation de la cocaïne diminue de façon globale? Voilà pourquoi nous avons mis fin au projet.

Cela n'a pas eu d'incidence sur nous comme chercheurs, mais les dirigeants politiques de notre pays ont été heureux qu'on cesse de prescrire de la cocaïne aux toxicomanes parce que cette pratique aurait suscité une controverse encore plus vive que celle de prescrire de l'héroïne.

[Français]

Le président: Comme vous nous l'avez démontré, 22 cliniques sont en opération dans votre pays. Cela démontre que le traitement n'est pas offert à tous les Suisses qui en auraient besoin. Pourriez-vous nous indiquer l'importance de l'opinion publique?

Les résultats d'un référendum récent démontrent qu'une majorité de Suisses appuient l'application de ce traitement. Racontez-nous comment s'est effectuée cette évolution et quelle en a été votre perception?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Je ne peux pas vous dire précisément ce que pensent les gens, mais j'ai tendance à croire que les résultats du projet — pas seulement les résultats scientifiques, mais le fait qu'ils ont mené à la disparition des lieux de consommation ouverte de drogue dans les villes — expliquent en grande partie ce changement dans l'opinion publique. La tenue de plusieurs référendums sur le sujet a eu notamment pour avantage de susciter un vif débat. Tous les faits et toutes les statistiques ont été débattus, ce qui a amené un changement dans les opinions reçues au sujet de l'héroïne.

La majorité des gens savent maintenant que l'héroïne peut être prescrite sans que cela tue le patient ou lui cause beaucoup de tort même s'il est vrai que l'héroïne est une drogue qui tue lorsqu'elle est consommée dans la rue. Je crois que la population de notre pays comprend maintenant ce paradoxe.

Nous nous inquiétions aussi de la perception que se feraient les jeunes de l'héroïne. Nous craignions que le fait que l'héroïne au lieu d'être perçue comme une drogue pouvant tuer soit maintenant vue comme une drogue pouvant être prescrite amène les jeunes à penser qu'elle n'était pas vraiment nocive et qu'ils pouvaient l'essayer. Nous avons cependant constaté que l'image que se faisaient les jeunes de l'héroïne et des héroïnomanes n'a jamais été moins glorieuse qu'à la fin de ce projet. On peut bien comprendre que les jeunes ne vivent pas la situation dans laquelle se trouve une personne qui doit de trois à quatre fois par jour venir à un centre pour s'injecter sous surveillance de la drogue.

Nous avons aussi découvert que la décision de faire l'essai d'une drogue illicite n'est pas liée au caractère licite ou illicite de la drogue, mais plutôt au risque et au danger qu'elle peut comporter. À cet égard, l'héroïne et le cannabis se situent à deux extrêmes.

Le sénateur Christensen: Il semblerait donc que plus la consommation d'une drogue comporte de risques, plus cette drogue est recherchée.

M. Uchtenhagen: Lorsque les risques étaient plus élevés, bien des gens manifestaient l'intention de l'essayer.

[Français]

Le président: Pourriez-vous nous décrire une journée dans la vie d'un patient à une de vos cliniques?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Lorsqu'il se réveille le matin, il ressent le besoin d'une injection.

Le président: Où vit-il? Le tableau indique qu'il ne s'agit pas d'un sans-abri. Il vit quelque part.

M. Uchtenhagen: Certains vivent seuls quelque part et d'autres se sont réintégrés à la famille. La participation au programme mène souvent à une réconciliation avec la famille. Étant donné l'âge des participants, bon nombre d'entre eux décident cependant de vivre seuls. Il est vraiment surprenant de voir combien de ces patients parviennent à trouver un appartement. Nous pensions qu'ils seraient jugés comme des locataires non désirables. Au contraire, bon nombre de propriétaires sont heureux de louer des appartements à ces personnes parce qu'un organisme social garantit le paiement du loyer. Le logement ne constitue donc pas vraiment un problème.

Ceux qui ne peuvent pas vivre seuls vivent à plusieurs dans des appartements protégés, ce qui signifie qu'ils reçoivent la visite régulière d'un travailleur social. La ville loue l'appartement, y installe les patients et un travailleur social leur rend visite régulièrement, c'est-à-dire de deux à trois fois par semaine. Les conditions de vie de ces personnes ne sont pas les mêmes que celles qui vivent dans leur propre appartement, mais presque personne ne vit dans la rue bien qu'il existe des sans-abri dans notre pays.

[Français]

Le président: La personne vit sa vie intime dans un environnement relativement stable et se présente à votre clinique?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Oui. Cela fait partie de l'intégration.

[Français]

Le président: Comment se déroule la journée? On donne plus qu'une injection dans une journée. Vous avez mentionné qu'on leur donne entre trois et quatre injections dans une journée. Comment se déroule la vie de votre patient tout au cours de la journée?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Ceux qui s'inscrivent au programme doivent en apprendre les règles et on leur transmet beaucoup d'information. Ils viennent au centre de trois à quatre fois par jour et certains y restent même pendant des heures pour discuter avec un travailleur social du programme. La première étape consiste à trouver la dose quotidienne qui convient à chaque personne. Cette décision appartient au particulier et à son médecin. Nous augmentons progressivement la dose chaque jour de façon à éviter l'intoxication.

Une fois qu'on a établi la dose qui convient à chaque personne, on peut s'occuper d'autres questions comme sa santé physique. Un patient peut avoir besoin de soins médicaux ou psychiatriques divers. Il faut aussi lui trouver un logement stable parce que sans cela, il est très difficile de l'aider dans d'autres domaines, et notamment dans le domaine de la santé. Il est donc essentiel de trouver un logement stable au patient.

Une fois que la dose quotidienne du patient a été établie et qu'il a un endroit où vivre, d'autres questions se posent. Ainsi, il faut occuper le patient qui passait autrefois la majorité de son temps à chercher des drogues ou à en faire le trafic. Comme il n'a plus à faire cela, sa vie est ennuyante. Bon nombre de patients deviennent d'abord déprimés, mais il s'agit d'un autre type de dépression. Ils ne savent pas à quoi employer leur temps. On doit donc leur enseigner comment le faire. Il faut donc les aider à trouver un emploi, à s'inscrire à un cours de formation ou à un autre programme et à établir des rapports avec des gens soit au sein du programme de traitement, soit à l'extérieur de celui- ci.

Une fois qu'un patient a trouvé un emploi, qu'il est retourné aux études ou qu'il participe à un autre programme quotidien, il préfère se contenter d'une ou deux injections par jour au lieu de trois ou quatre, ce qui est possible en s'injectant de l'héroïne et en consommant de la méthadone par voie orale. Avec une injection d'héroïne par jour et la dose adéquate de méthadone par voie orale, le patient peut satisfaire à ses besoins en opiacés pendant 24 heures. Il peut donc organiser comme bon lui semble sa journée. La majorité des patients du programme choisissent cette formule.

[Français]

Le président: C'est très impressionnant. Vous avez mentionné tout à l'heure que la perception face à l'héroïne avait évolué dans la population. L'héroïne était beaucoup moins perçue comme étant un tueur et beaucoup plus comme une drogue obtenue sur prescription. Avez-vous craint une augmentation de la consommation de l'héroïne sur le marché noir?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Cela soulève deux questions. Si nous nous inquiétions que l'héroïne prescrite se retrouve sur le marché noir...

Le président: Non, non.

M. Uchtenhagen: Nous ne le savions pas et nous ne pouvions pas le prévoir. Nous nous sommes simplement assurés que l'héroïne prescrite ne se retrouve pas sur le marché noir. La police nous signale que cela n'a pas été le cas.

Le président: Est-ce ce que vous voulez?

M. Uchtenhagen: Oui, parce que l'injection de l'héroïne est contrôlée de façon visuelle. Il est impossible de sortir l'héroïne des cliniques. Des malfaiteurs ont à deux reprises cherché à voler l'héroïne dans nos cliniques, mais ils n'y sont pas parvenus.

L'autre question qui se posait était de savoir si la consommation générale d'héroïne augmenterait. Comme je l'ai mentionné, l'héroïne continue d'être perçue comme une drogue comportant de grands risques. Cela n'a pas changé. Toutes les enquêtes menées montrent aussi que la consommation d'héroïne n'a pas augmenté. On a cependant constaté un certain changement dans cette consommation. La consommation d'héroïne par voie intraveineuse a diminué, pas autant que dans les Pays-Bas où seulement de 10 à 20 p. 100 des héroïnomanes s'injectent actuellement l'héroïne, mais le taux d'injection est passé de 100 p. 100 à 80 p. 100. Environ 20 p. 100 de ceux qui consomment maintenant de l'héroïne ne le font pas par voie intraveineuse. Les très jeunes consommateurs surtout fument l'héroïne. Certaines études montrent que pour des raisons financières, un petit pourcentage de ces consommateurs se mettent ensuite à s'injecter l'héroïne. Il faut une quantité beaucoup plus grande d'héroïne pour produire le même effet lorsqu'on l'inhale au lieu de se l'injecter. C'est donc une question de sous. Seule une petite proportion de consommateurs se trouvent cependant dans cette situation. Certains continuent d'inhaler la drogue, ce qui crée un problème pour les cliniques.

Comment aider une personne qui a une profonde dépendance envers l'héroïne, qui a déjà participé en vain à des programmes de traitement et qui ne s'est jamais injecté la drogue? Si une personne n'a jamais consommé d'héroïne par voie intraveineuse, nous ne pourrons pas lui offrir de le faire à la clinique. Nous offrons maintenant avec de bons résultats des tablettes d'héroïne à résorption lente à ces patients. Nous sommes ainsi parvenus à conserver au sein du programme un bon nombre de ces patients. Cette expérience est cependant récente. Par opposition à ce qui se passe aux Pays-Bas, nous n'offrons pas d'héroïne inhalable.

Le sénateur Christensen: Avez-vous dit que six cliniques ont participé à cette étude?

M. Uchtenhagen: Des patients provenant de huit cliniques ont participé à l'étude de suivi. Les renseignements que je vous ai donnés portaient sur les huit cliniques qui ont participé à la phase initiale du projet. Le nombre de ces cliniques s'élève maintenant à 22.

Le sénateur Christensen: Où se trouvent ces huit cliniques? Sont-elles regroupées dans une même région ou sont-elles réparties dans tout le pays?

M. Uchtenhagen: La majorité des cliniques se trouvent dans la partie alémanique du pays. Les huit cliniques auxquelles je fais allusion se trouvent dans différentes villes dans la partie alémanique du pays.

Le sénateur Christensen: Comment fait-on pour participer à ces programmes? Quel est le processus qu'il faut suivre?

M. Uchtenhagen: Presque tout le monde connaît maintenant l'existence de ces cliniques. Ceux qui ont besoin de nos services savent où présenter leurs demandes, ou ils peuvent obtenir cette information auprès d'un travailleur social. Le toxicomane présente directement sa demande à la clinique. La clinique doit obtenir de sa part des renseignements complets au sujet de sa dépendance et de sa participation antérieure à d'autres programmes de traitement afin d'établir s'il répond aux critères d'admission. Si c'est le cas, l'information concernant cette personne est ensuite transmise au bureau fédéral de la santé publique et au médecin en chef du canton. Le médecin en chef établit si cette personne participe déjà à un programme de méthadone et dans ce cas, le patient doit décider s'il veut continuer de participer à ce programme ou s'il veut s'inscrire à la clinique de traitement des héroïnomanes. Il ne peut pas participer aux deux programmes à la fois.

Le sénateur Christensen: Vous avez aussi dit que la durée moyenne du traitement est de 3,6 années. Que se passe-t-il si un patient abandonne le programme? Un suivi est-il assuré? Retourne-t-il à la rue?

M. Uchtenhagen: Les cliniques doivent proposer un traitement de suivi à ceux qui abandonnent le programme. Le patient peut accepter ou refuser ce traitement, mais le personnel de la clinique est tenu de lui proposer. Comme vous l'avez vu, environ la moitié de ceux qui abandonnent le programme s'inscrivent à un traitement de suivi. Certains retournent à la rue alors que d'autres cessent complètement de consommer de l'héroïne, ce qui signifie que ce programme constituait le dernier effort thérapeutique dont ils avaient besoin pour cesser de consommer de la drogue. Certains de ces patients sont morts.

[Français]

Le président: La question du cannabis est au centre des travaux de notre comité pour le moment. Dans votre présentation on voit que la consommation de cannabis chez les patients des cliniques n'a pas varié sur la période de six ans. Vous avez dit aussi dans votre présentation que le cannabis avait peu d'importance dans l'historique ou de l'histoire-drogue de vos patients.

M. Uchtenhagen: Non.

Le président: Non, alors pouvez-vous commenter s'il vous plaît?

[Traduction]

M. Uchtenhagen: Non, j'ai mentionné que la consommation du cannabis n'avait aucune incidence majeure sur les résultats de la participation au programme de traitement des héroïnomanes. C'est une autre affaire. Ces personnes ont évidemment déjà consommé du cannabis, et comme M. Dulex l'a déjà expliqué, la plupart de ceux qui ont développé une dépendance à l'égard de l'héroïne avaient d'abord développé une dépendance envers le cannabis. La grande majorité de ceux qui consomment du cannabis n'ont cependant jamais consommé d'héroïne. C'est l'envers de la médaille.

[Français]

Le président: La théorie voulant que le cannabis soit le début d'une trajectoire n'a jamais été démontrée lors des témoignages des témoins à notre comité ni dans les études sérieuses que nous avons consultées. Je voulais confirmer le constat que le comité a fait avec vos travaux.

Monsieur Uchtenhagen, cela nous a fait plaisir que vous acceptiez notre invitation et je vous remercie de l'intérêt que vous portez à nos travaux. Si dans les semaines qui viennent vous jugez à propos de nous transmettre des informations additionnelles, s'il vous plaît ne réfrénez pas cette envie que vous pourriez avoir de nous informer encore plus.

Avant de clore les travaux de cette séance de comité, je tiens à rappeler à tous ceux et celles qui s'intéressent aux travaux du comité, qu'ils peuvent lire et s'informer sur le sujet des drogues illicites en rejoignant notre site Internet à l'adresse suivante: www.parl.gc.ca.

Vous y retrouverez les exposés de tous les témoins, leur biographie, toute la documentation argumentaire qu'ils auront jugé nécessaire de nous remettre, ainsi que plus de 150 liens Internet relatifs aux drogues illicites. Vous pouvez aussi utiliser cette adresse pour nous transmettre vos courriels.

Au nom du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites, je désire vous remercier pour l'intérêt que vous portez à notre importante recherche.

Les travaux sont maintenant ajournés jusqu'à la prochaine séance du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites qui aura lieu le 11 mars 2002. Lors de cette rencontre, nous recevrons différentes organisations non gouvernementales nationales canadiennes.

La séance est levée.


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