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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule 17 - Témoignages du 8 novembre 2012


OTTAWA, le jeudi 8 novembre 2012

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui à 10 h 30 pour étudier l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.

Le sénateur A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, je constate que nous avons le quorum. Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international entreprend d'examiner l'évolution de la situation économique et politique en Turquie ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.

Nous sommes chanceux d'avoir pu rassembler assez rapidement le groupe de témoins que nous accueillons aujourd'hui pour commencer cette étude. Il s'agit de représentants du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international : le directeur général de l'Europe et de l'Eurasie, M. John Kur; la directrice générale, Groupe de travail pour la stabilisation et la reconstruction, Mme Marie Gervais-Vidricaire; et le directeur général du Moyen- Orient et du Maghreb, M. Mark Bailey.

D'autres personnes vous accompagnent. Monsieur Kur, comme vous êtes censé commencer, vous pourrez nous les présenter, en précisant les postes qu'elles occupent. Comme je vous l'ai dit, immédiatement avant de commencer, nous nous intéressons à la République de Turquie et à ses rapports avec le Canada dans le domaine des affaires étrangères. Nous voulons examiner notre politique étrangère et son exécution actuelle.

Faites le point sur nos relations avec ce pays dans le domaine des affaires étrangères et dites-nous tout ce qui pourrait être utile à notre étude. Bienvenue au comité.

John Kur, directeur général, Direction générale de l'Europe et de l'Eurasie, Affaires étrangères et Commerce international Canada : Merci beaucoup, madame la présidente, et mesdames et messieurs les membres du comité.

Je suis ravi de venir vous parler de la Turquie. Avant de commencer, j'aimerais me présenter ainsi que mes collègues du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international. Je suis le directeur général de l'Europe et de l'Eurasie. Mme Gervais-Vidricaire est la directrice générale du Groupe de travail pour la stabilisation et la reconstruction; M. Mark Bailey est le directeur général du Moyen-Orient et du Maghreb. Nous sommes accompagnés de Mme Jennifer May, directrice des relations commerciales et bilatérales au ministère avec le Sud-Est et l'Est de l'Europe. Enfin, nous avons également avec nous nos collègues qui ont travaillé fort à la préparation de notre comparution de ce matin, MM. Bernard McPhail et Patricia Ockwell.

Après un résumé des faits nouveaux concernant les relations bilatérales entre le Canada et la Turquie, je donnerai un aperçu de l'environnement extérieur, intérieur et économique de la Turquie, puis je conclurai par une explication des raisons pour lesquelles le Canada doit maintenir la solidité de son engagement avec la Turquie.

De récentes réunions et visites à de hauts niveaux nous ont permis de cibler l'attention accordée par le Canada et la Turquie à la nécessité de développer davantage notre relation bilatérale. D'autres partenaires, notamment les États- Unis, le Royaume-Uni et l'Allemagne, ont également fait du renforcement des relations avec la Turquie une priorité. Sur le plan stratégique, la Turquie jouit d'une influence politique et économique croissante en Asie centrale et au Moyen-Orient, étant considérée comme un modèle pour les démocraties arabes émergentes.

La Turquie est un partenaire du Canada dans des enceintes multilatérales comme les Nations Unies et l'OTAN. Depuis longtemps et aujourd'hui encore, les deux pays conjuguent leurs efforts dans le cadre de diverses missions, notamment celle menée en Afghanistan.

Par ailleurs, le Canada et la Turquie ont des intérêts communs au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Afrique, particulièrement en ce qui touche la promotion de la paix, de la stabilité, de la démocratie et du développement. L'engagement du Canada en Turquie permettra aux deux pays de promouvoir ensemble les droits de la personne et la primauté du droit dans la région.

Comme vous savez, la Turquie est également membre du G20 et elle assumera la présidence du groupe en 2015. Le resserrement des liens économiques avec la Turquie est un élément clé de nos relations bilatérales. Nous sommes particulièrement heureux de la récente ouverture du consulat général de la Turquie à Toronto et de celle, qui l'a précédée, du consulat du Canada à Istanbul, le centre commercial de la Turquie. Cela permettra d'accroître le nombre de débouchés pour le commerce et les investissements.

Depuis ses débuts, la politique étrangère de la Turquie vise à maintenir d'étroites relations avec l'Occident. La Turquie a joint les rangs de l'OTAN en 1952 et elle figure parmi les premiers pays ayant cherché, en 1959, à établir une étroite collaboration avec la jeune Communauté économique européenne.

En 1996, la Turquie et l'Union européenne ont conclu un accord douanier pour faciliter l'harmonisation des échanges et le développement économique des deux parties. En 2005, la Turquie a lancé des négociations officielles en vue de son adhésion à l'Union européenne. À l'heure actuelle, 12 des 35 chapitres relatifs à l'adhésion font l'objet de négociations entre ce pays et l'Union européenne, et un chapitre est provisoirement clôturé.

La politique « zéro problème avec les pays voisins » a été formulée, puis introduite, par M. Ahmet Davutoglu, conseiller en politique étrangère du premier ministre Erdogan, de 2002 à 2009, puis elle est devenue l'élément central de la politique étrangère turque lors de la nomination de M. Davutoglu au poste de ministre des Affaires étrangères, en 2009.

Au début, cette politique a permis d'améliorer les relations entre la Turquie et ses principaux partenaires, notamment la Grèce, la Russie, l'Iran et la Syrie. À l'époque, la Turquie misait sur sa réputation et ses antécédents d'État modéré et laïque pour améliorer la stabilité dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Elle a également cherché à accroître sa présence diplomatique en Afrique et en Amérique latine. Mais le « Printemps arabe » s'est révélé un défi de taille pour elle : ses bonnes relations avec la Libye et la Syrie se sont dégradées, tandis que ses relations avec l'Iran, l'Irak, et la Russie sont devenues plus difficiles. À l'heure actuelle, les relations avec Israël sont tendues, et les pourparlers de réconciliation avec l'Arménie avancent lentement.

À l'égard de la crise syrienne, le Canada et la Turquie ont adopté des positions générales similaires. Ils ont tous les deux demandé au président Assad de démissionner et ils ont imposé des sanctions économiques contre son pays. Enfin, ils participent aux efforts déployés à l'échelon multilatéral pour résoudre la crise, tant par l'intermédiaire d'organismes reconnus, comme les Nations Unies, qu'au sein du Groupe des amis du peuple syrien. La Turquie abrite également plusieurs groupes d'opposition syriens, dont le Conseil national syrien, dans la formation duquel elle a joué un rôle de premier plan et qu'elle continue d'appuyer fermement, en dépit des critiques croissantes sur l'inclusion insuffisante d'autres éléments de l'opposition dans le groupe.

En outre, contrairement au Canada, la Turquie abrite et soutient des éléments de l'opposition armée, notamment l'Armée syrienne libre. Le conflit en Syrie a déclenché un afflux de réfugiés en Turquie. On estime qu'il y en a plus de 100 000, installés dans des camps le long de la frontière, et que de 50 000 à 70 000 autres vivent chez des amis et de la famille dans les régions urbaines. Le gouvernement de la Turquie et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés s'attendent à ce que le nombre de réfugiés en Turquie atteigne 280 000 d'ici le milieu de 2013, si la crise ne se résorbe pas.

Outre la crise des réfugiés, les tensions militaires à la frontière sont également fortes, la Turquie ayant annoncé publiquement qu'elle répliquerait à la chute de tout obus syrien sur le territoire turc par une riposte double.

Le Canada a fourni 12 millions de dollars en aide humanitaire pour répondre aux besoins des personnes touchées par la crise en Syrie. L'aide a été fournie par l'intermédiaire d'organismes des Nations Unies et du Mouvement international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Jusqu'à récemment, la Turquie préférait gérer seule la situation des réfugiés syriens à l'intérieur de ses frontières. Elle vient toutefois d'indiquer qu'elle serait ouverte à l'idée de partager le fardeau avec ses proches alliés. La Turquie n'a pas eu recours au système humanitaire international pour faire appel à l'aide internationale, à l'exception du soutien technique et du soutien en nature limités qu'elle a reçus du Haut Commissariat et du Programme alimentaire mondial. Le 20 septembre, à Ottawa, le ministre Baird a rencontré M. Davutoglu, des Affaires étrangères. Pendant l'entretien, il a offert, au nom du Canada, d'aider la Turquie à gérer l'afflux de réfugiés, et son offre a été acceptée. Le gouvernement du Canada envisage actuellement la meilleure façon de venir en aide à la Turquie; les efforts déployés à cette fin seront fournis par le biais de l'ambassade du Canada à Ankara.

Sur le plan intérieur, le Parti pour la justice et le développement, actuellement au pouvoir, a obtenu pour la troisième fois de suite la majorité des sièges lors des élections nationales du 21 juin 2011. Depuis son arrivée au pouvoir il y a 10 ans, le parti a su stabiliser l'économie de la Turquie et il a fait de la création d'emplois une priorité. La Turquie a connu une croissance économique vigoureuse : le PIB par habitant a été multiplié par 2,5 en 10 ans, il a augmenté de 9 p. 100 en 2010 et de 8,5 p. 100 en 2011. La Turquie possède une classe moyenne dynamique et une population jeune, férue de technologie. Il importe de mentionner que près de la moitié de la population turque est âgée de moins de 30 ans.

Certaines des questions les plus délicates que doit gérer le gouvernement de la Turquie concernent la minorité kurde. On compte entre 15 et 20 millions de Kurdes en Turquie, soit un peu moins du cinquième de la population totale du pays, ce qui fait d'eux le plus important groupe minoritaire de ce pays. Bien que la situation des droits de la personne des citoyens turcs d'origine kurde se soit améliorée au cours des dernières années, les Kurdes n'ont pas autant bénéficié de la croissance économique rapide de la Turquie que les autres citoyens turcs. De plus, le Parti des travailleurs du Kurdistan (le PKK) mène une campagne terroriste au pays depuis 1984. Depuis l'été 2011, on constate une recrudescence spectaculaire de la violence entre le PKK et les forces de sécurité de la Turquie, alors que le PKK cherche à profiter de l'instabilité qui existe à la frontière turco-syrienne. Le PKK figure sur la liste des organisations terroristes du Canada, des États-Unis et de l'Union européenne.

La Turquie offre énormément de possibilités aux entreprises canadiennes. Les échanges bilatéraux de marchandises entre le Canada et la Turquie ont atteint 2,4 milliards de dollars en 2011. Un très grand nombre d'entreprises canadiennes sont déjà actives en Turquie, et il est possible d'élargir encore la collaboration économique dans notre intérêt mutuel.

La taille et la stabilité politique relative de la Turquie font de ce pays un marché de choix pour le Canada. Le premier ministre Erdogan s'est fixé comme objectif de renforcer l'économie de la Turquie, de sorte qu'elle figurera parmi les 10 principales économies mondiales d'ici 2023, année du centenaire de la république.

La Turquie déploie beaucoup d'efforts à cet égard, ayant annoncé des plans de développement en éducation, dans les technologies des communications, les infrastructures et l'énergie. Ces initiatives constituent d'excellentes occasions pour le Canada, étant donné que ces secteurs correspondent bien aux capacités des sociétés canadiennes. D'autres secteurs susceptibles d'intéresser le Canada sont, bien sûr, l'aérospatiale et les ressources naturelles.

En plus d'être un marché important en soi, la Turquie présente un fort potentiel en tant que tremplin vers d'autres marchés. Les entreprises turques ont établi une présence commerciale dans bien des pays de l'ancienne Union soviétique, du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, tandis qu'en Asie centrale, cette présence était particulièrement favorisée par des liens linguistiques et culturels. Tous ces facteurs montrent que la Turquie a beaucoup à offrir à un partenariat stratégique avec le Canada.

Mes collègues et moi serons heureux de répondre à vos questions. En terminant, je tiens à vous remercier, madame la présidente ainsi que le comité, de votre invitation.

La présidente : Merci, monsieur Kur. Je suppose que les autres témoins répondront au fur et à mesure aux questions touchant leurs compétences particulières.

Le sénateur Downe : Merci de votre exposé. Quel est le principal point épineux entre la Turquie et le Canada, actuellement?

M. Kur : Madame la présidente, est-ce que nous répondons individuellement aux questions ou est-ce que vous préférez que nous groupions nos réponses?

La présidente : D'habitude, on procède individuellement. Si le temps commence à manquer, on peut les grouper.

M. Kur : Je vous remercie beaucoup pour cette question importante. Comme vous le savez probablement, depuis que le gouvernement du Canada a décidé, en 2006, de reconnaître la réalité du génocide arménien, ses relations avec la Turquie sont tendues. Depuis sa nomination, le ministre Baird s'est efforcé, de façon très concertée et très formelle, de remettre le train de nos relations avec la Turquie sur les rails. Il a fallu, bien sûr, multiplier les visites à haut niveau dans les deux pays et relancer le dialogue sur les priorités bilatérales et commerciales. C'est ce qu'a mis en valeur la visite du ministre des Affaires étrangères de la Turquie à Ottawa, en septembre.

Si, ces dernières années, il y a eu une certaine tension dans les relations entre les deux pays, je dirais que, grâce aux efforts du ministre et du gouvernement, dans son ensemble, nous avons pu donner le signal que nous voulions ouvrir un chapitre nouveau.

Le sénateur Downe : Est-ce que le gouvernement canadien a exprimé ses inquiétudes à la Turquie pour la liberté de presse? Il paraît que beaucoup de journalistes sont emprisonnés dans ce pays. C'est comme si on voulait bâillonner la presse. Le sujet a-t-il été abordé pendant nos discussions avec la Turquie?

M. Kur : Par l'entremise de notre ambassade, à Ankara, et à la faveur de contacts ministériels à haut niveau, nous relançons souvent nos homologues turcs sur les questions générales des droits de la personne en Turquie, y compris sur la liberté d'expression et l'emprisonnement de journalistes, d'universitaires et de défenseurs des droits de la personne.

Notre ambassade à Ankara a tissé des liens très étroits avec la société civile turque pour s'assurer que les initiatives que nous finançons et les activités que nous entreprenons favorisent les droits de la personne et la primauté du droit. Nous continuons de revenir à la charge dans nos rapports bilatéraux de même que par les canaux multilatéraux appropriés.

Le sénateur Downe : Vous avez noté, dans votre exposé, la dégradation considérable des rapports entre la Turquie et Israël. Je pense que la Turquie, il y a une semaine environ, a annoncé son intention de poursuivre les militaires et décideurs israéliens qu'elle croyait responsables de l'attaque perpétrée contre un bateau turc, il y a quelques années. Même si l'enquête a donné tort à la Turquie, est-ce que le Canada a exprimé des inquiétudes sur cette rupture si prononcée entre deux anciens et très bons alliés?

M. Kur : Bien sûr, vous avez tout à fait raison de qualifier les relations turco-israéliennes de très tendues depuis 2008 environ. En 2010, l'incident de la flottille qui se dirigeait vers Gaza a ajouté un élément supplémentaire de tension. Comme vous savez, la Turquie a exigé des excuses, mais le froid entre les deux a ensuite empiré. Bien sûr, l'intérêt du Canada est que les deux pays normalisent leurs relations, et nous nous sommes engagés dans des consultations à cette fin. Je pourrais, si cela vous va, demander à Mark Bailey de dire ce qu'il sait des relations canada-israéliennes, qui sont de son ressort.

Mark Bailey, directeur général, Direction générale du Moyen-Orient et du Maghreb, Affaires étrangères et Commerce international Canada : Permettez-moi aussi de dire que je suis heureux de vous rencontrer. Vous avez tout à fait raison quand vous dites que les relations entre la Turquie et Israël ont traversé une période plutôt difficile. Comme M. Kur l'a fait observer, cela a commencé en 2008, lors de l'opération « Plomb durci » contre Gaza et c'est allé en se dégradant sensiblement après l'incident de la flottille, dont faisait partie le Mavi Marmara.

Pour répondre directement à votre question, je peux confirmer que des fonctionnaires canadiens à divers niveaux, y compris très élevés, ont présenté aux porte-parole turcs et israéliens l'avantage, pour les deux pays et leurs amis communs, de se réconcilier et d'en finir avec ce problème, parce que de bonnes relations entre ces deux pays sont très importantes pour les perspectives de paix au Moyen-Orient et la stabilité de la région.

Le sénateur Downe : Est-ce que les fonctionnaires fédéraux canadiens pensent que le gouvernement turc actuel s'éloigne délibérément de ses positions traditionnelles et se rapproche lentement de l'Amérique latine, comme vous l'avez mentionné dans votre exposé, avec l'Afrique aussi, aux dépens de ses relations traditionnelles avec les pays de l'hémisphère occidental? Pense-t-il que son rôle a changé depuis une dizaine d'années et se perçoit-il comme le chef de file, si vous voulez, d'une région du monde différente de celle avec qui nous entretenons des liens réguliers. Est-ce la politique du gouvernement turc? Voit-il dans les problèmes que nous percevons l'occasion de réorienter la politique du pays?

M. Kur : Je crois, monsieur le sénateur, qu'on peut dire que le développement de la Turquie ces dernières années, sur les plans économique et politique, lui confère probablement un rôle élargi et renforcé à l'échelle internationale. C'est attribuable en partie, bien sûr, au travail réalisé au sein de groupes comme le G20, dont la Turquie fait partie. Comme vous l'avez mentionné à juste titre, la Turquie cherche à accroître sa présence diplomatique dans diverses régions du monde.

Je dirais sans hésitation que les liens que la Turquie a établis avec l'Occident, par l'OTAN, par ses pourparlers continus avec l'Union européenne ou même par notre propre dialogue bilatéral Canada-Turquie, témoignent de la forte détermination des autorités turques d'établir des liens transatlantiques, malgré le fait qu'il est pour le moins difficile pour la Turquie, en ce moment, de respecter sa propre politique étrangère régionale « d'aucun conflit avec les voisins », compte tenu des perturbations très complexes qui secouent ses voisins.

Je ne sais pas si M. Bailey veut ajouter quelque chose sur la dynamique régionale avec laquelle doit composer la Turquie dans ses rapports avec ses voisins immédiats.

M. Bailey : Pendant longtemps, la Turquie s'est concentrée très étroitement sur ses relations avec l'Europe, avec Washington en particulier et avec l'Occident en général. Comme M. Kur l'a indiqué, l'actuel ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, a eu beaucoup d'influence pour améliorer les relations et la politique étrangères de la Turquie. En gros, il soutenait que la Turquie devait élargir la vision quasi unidirectionnelle qu'elle suivait depuis des dizaines d'années et s'engager beaucoup plus profondément dans ses relations avec le monde et particulièrement, avec ses propres voisins, avec qui elle partage une histoire commune depuis fort longtemps. Son argument était que le fait d'avoir tourné le dos à la région après la Première Guerre mondiale et l'effondrement de l'Empire ottoman n'était pas dans l'intérêt de la Turquie et que le pays devait se réengager avec ces pays, ne serait-ce que pour sa propre sécurité économique et pour toutes sortes de raisons qu'on peut imaginer. Ainsi, comme M. Kur l'a souligné, c'est ce que la Turquie fait depuis 10 ans.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : Merci beaucoup, madame la présidente. Encore une fois, je vous souhaite la bienvenue à notre comité. Votre présentation a été très intéressante et vous nous avez brossé un portrait important pour nous.

Il y a eu dernièrement, à Ottawa, la visite du ministre des Affaires étrangères de la Turquie. Il était venu pour discuter de la Syrie et d'autres questions régionales et internationales. Principalement, quels sont les objectifs et considérations du Canada en ce qui concerne la politique étrangère de la Turquie?

[Traduction]

M. Kur : Je vous remercie beaucoup, madame la sénatrice. Vous constaterez que la visite récente du ministre des Affaires étrangères de la Turquie à Ottawa a ouvert la porte à un renforcement important de nos rapports bilatéraux, mais aussi de notre coopération en vue de l'établissement de politiques étrangères et d'objectifs de commerce international importants à l'étranger.

Pour revenir à certains éléments que j'ai abordés dans ma déclaration préliminaire, je dirais que la Turquie est un marché commercial dont l'importance pour le Canada ne cesse de croître. Compte tenu des caractéristiques particulières de ce marché, il est très important de favoriser un dialogue bilatéral positif et constructif aux plus hautes instances politiques pour aider les entreprises canadiennes à bien se positionner sur ce marché.

Comme je l'ai déjà mentionné, le marché turc nous offre des occasions d'affaires importantes à l'échelle nationale grâce à ses grands conglomérats familiaux établis et par d'autres types d'entreprises qui existent en Turquie, mais il nous permet de plus, en raison du lien privilégié que la Turquie entretient avec la région, de profiter d'occasions en or d'établir des partenariats et d'étendre nos activités.

Pour ce qui est des objectifs généraux du Canada en matière de politique étrangère, je crois qu'il sera déterminant pour nous à l'avenir d'utiliser notre engagement bilatéral avec la Turquie, pour que les entreprises canadiennes présentes là-bas puissent réaliser leur plein potentiel sur ce marché. Je dirais également que du point de vue de nos relations bilatérales, nous pouvons réfléchir ensemble (à l'instar des deux ministres quand le ministre des Affaires étrangères de la Turquie est venu à Ottawa) aux grands enjeux internationaux et aux défis régionaux auxquels nous sommes tous deux confrontés. Nous avons brièvement abordé la coopération que le Canada souhaiterait établir pour aider la Turquie dans ses efforts pour composer avec l'afflux de réfugiés syriens sur son territoire, mais il y a d'autres enjeux et objectifs de politique étrangère que nous pouvons mettre de l'avant. Pensons aux droits de la personne ou à la promotion de la démocratie et à la valeur de la liberté en Afrique du Nord et dans les pays du Printemps arabe en raison de la contribution unique que la Turquie peut apporter au Canada en tant que partenaire et alliée, compte tenu de sa connaissance et de son expérience de la région.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : Selon vous, pouvezvous élaborer un petit peu plus sur les outils bilatéraux qui pourraient être employés pour consolider les relations entre le Canada et la Turquie et, s'il y a d'autres mécanismes qui pourraient aussi être mis en place? Vous y avez touché un petit peu mais j'aimerais en savoir un peu plus.

[Traduction]

M. Kur : Je crois que grâce au dialogue continu et très constructif que le ministre Baird a établi et qu'il maintient avec son homologue turc, nous pouvons envisager d'utiliser tous les outils diplomatiques utiles pour renforcer les relations entre le Canada et la Turquie. Bien sûr, la diplomatie parlementaire a elle aussi un rôle important à jouer. Cette audience, de même que l'étude que votre comité entreprend jouent un rôle très important pour signaler à nos alliés turcs que nous sommes déterminés à étoffer et à approfondir notre relation. Il sera très important que nos hauts dirigeants se rendent en Turquie, particulièrement les dirigeants politiques et les chefs d'entreprises du Canada, afin de sensibiliser nos partenaires turcs et de les aider à penser au Canada dès qu'ils cherchent de nouvelles occasions d'affaires avec des partenaires nord-américains, par exemple.

Bien sûr, sur le plan commercial, nos amis américains et européens nous livrent une concurrence féroce pour l'accès à ce marché. C'est là où intervient la stratégie d'engagement que nous espérons voir au niveau hiérarchique supérieur, c'est-à-dire que nous devons entretenir un dialogue soutenu de haut niveau avec nos partenaires turcs, multiplier les échanges par notre ambassade à Ankara et maintenant, notre consulat à Istanbul. Il s'agit là d'une présence très robuste sur le terrain pour réaliser les programmes canadiens, comme celui du Fonds canadien d'initiatives locales, qui est destiné à promouvoir les droits de la personne que le Canada souhaite défendre dans ce pays et à envoyer des délégués commerciaux sur le terrain pour faciliter les contacts d'affaires.

Le sénateur D. Smith : Monsieur Kur, je trouve que vous nous avez présenté un excellent aperçu des débouchés économiques qui s'offrent là-bas et de l'incidence de la force émergente de la Turquie pour stabiliser le Moyen-Orient en général. J'aimerais dire en passant que je me suis rendu en Turquie dans le cadre d'un échange il y a trois ou quatre ans et que j'y étais déjà allé auparavant pour découvrir l'histoire de la Turquie, parce que je suis un grand féru d'histoire et que je lis beaucoup sur l'Empire ottoman. Pour ce qui est de la question arménienne, nous avons tenu des réunions à Ankara pendant plusieurs jours, et il suffisait de 10 à 15 minutes pour que la question surgisse, qu'on le veuille ou non. Les Turcs ont déjà reconnu que ce qui s'est passé est très malheureux. Ils ont utilisé le mot « tragédie » et plusieurs autres mots. Il y en a un, toutefois, qu'ils ne peuvent pas tolérer : « génocide ». Je ne sais pas s'il vaut la peine d'entrer dans de vives discussions à ce sujet là-bas; j'aimerais me concentrer sur les questions économiques.

Vous avez fait allusion à la situation des réfugiés, et je crois que c'est très pertinent parce qu'il y a quelques années, le Canada s'est trouvé dans une situation très délicate concernant les réfugiés libanais, qui se comptaient par milliers. J'ai vu dans le New York Times qu'il pourrait y avoir jusqu'à 700 000 réfugiés en tout. Je pense qu'il serait très utile que nous consacrions au moins une journée à recueillir de l'information de qualité à ce sujet. C'est que le Canada peut jouer un rôle dans ce dossier, que nous devons très bien y réfléchir pour que les solutions soient logiques, justes et raisonnables, et nous voulons garder un œil sur la situation. J'espère que ce sera possible parce que si je ne m'abuse, nos collègues devront nous aider dans la coordination de notre horaire, si nous y allons.

La présidente : Oui, je vous remercie de soulever la question, monsieur Smith. Nous devons prendre une décision à ce sujet, et je suis certaine que nos collègues du Sénat ne voudraient pas que nous décidions pour eux d'organiser ou non une visite.

Le sénateur D. Smith : Je n'oserais jamais faire une telle chose. Mais si les étoiles s'alignent et que nous finissons par nous rendre là-bas...

La présidente : Si nous devons nous rendre là-bas, nous allons bien sûr évaluer sur quels sujets nous avons besoin de nous informer davantage. Votre observation est consignée au compte rendu.

Le sénateur D. Smith : Le cas échéant, il serait intéressant que nous nous demandions candidement ce qui a été fait correctement dans le cas du Liban, il y a plusieurs années, où nous sommes passés un peu à côté et quelle leçon nous en retenons pour trouver une solution juste dans ce cas-ci.

La présidente : Je pense que c'est surtout une façon de vous avertir que vous serez peut-être appelé à nous donner plus d'information.

Le sénateur D. Smith : Je ne voulais aborder qu'une des questions, mais je suis d'accord avec vous, madame la présidente, que nous devons d'abord et avant tout mettre l'accent sur l'incidence économique et l'effet stabilisateur.

M. Kur : Puis-je répondre aux premières observations du sénateur sur la question du génocide arménien? C'est effectivement une question que nos interlocuteurs turcs gardent toujours en tête. Je crois que vous avez nommé certaines préoccupations des Turcs à ce sujet. Je dirais qu'il a toujours été très clair pour les représentants du gouvernement canadien que nous sommes, dans nos rapports avec nos homologues turcs, que nous devons exprimer très clairement que le Canada reconnaît que le génocide arménien n'a aucune incidence sur l'estime que nous portons à la Turquie moderne.

Vous savez sûrement, sénateur, que les événements de 1915 sont survenus avant l'établissement de la république moderne, en 1923. Par conséquent, nous appuyons très activement... Le Canada appuie très activement les efforts menés par la Suisse pour réconcilier les Arméniens et les Turcs depuis 2009. Nos délégués officiels sont toujours contents d'être consultés sur la façon de parvenir à un règlement.

Le sénateur D. Smith : À ce propos, j'aimerais souligner que c'est assez ironique, mais les deux législatures (je parle du parlement arménien, que je suis allé visiter aussi) entretiennent avec les Turcs un dialogue plus harmonieux que les Arméniens expatriés, dont la plupart sont des descendants d'Arméniens arrivés ici il y a une centaine d'années. Ils avaient toutefois une bonne communication avec le parlement arménien, malgré quelques ratées, mais on peut espérer que les choses vont rentrer dans l'ordre.

Le sénateur Finley : Avant d'aborder les enjeux géopolitiques, j'aimerais comprendre davantage la situation de la Turquie, si vous me le permettez. Mes questions sont probablement très simples, mais elles m'aideraient à mieux situer le contexte.

Je sais qu'il y a trois principaux partis politiques en Turquie. J'aimerais que vous nous décriviez brièvement chacun de ces trois partis et les positions qu'ils défendent en général. Sont-ils plutôt socialistes, plutôt de droite, qu'en est-il? Pouvez-vous me parler brièvement de ces trois partis?

M. Kur : Oui. Les principaux partis politiques en Turquie sont le Parti pour la justice et le développement, le Parti républicain du peuple, le Parti d'action nationaliste et le Parti pour la paix et la démocratie. Comme je l'ai mentionné dans mon exposé, le Parti pour la justice et le développement est au pouvoir depuis 10 ans. Il détient notamment la majorité à la Grande Assemblée nationale avec 326 sièges, contre 135 pour le Parti républicain du peuple, 53 pour le Parti du mouvement national et 36 pour les députés indépendants et ceux du Parti pour la paix et la démocratie. Cependant, si la présidente nous en donne la permission, nous aimerions proposer de vous fournir par écrit ou verbalement d'autres informations sur les plates-formes des différents partis pour que vous puissiez comparer les différentes positions qu'ils défendent en Turquie.

Le sénateur Finley : Cela me semblerait acceptable, si la présidente est d'accord. Est-ce que vous pourriez également préciser qui sont les principaux acteurs de chaque parti politique sur qui nous pourrions vouloir recueillir de l'information ou que nous pourrions vouloir rencontrer un moment donné?

M. Kur : Certainement.

Le sénateur Finley : La Turquie a une histoire mixte, si l'on peut dire, démocratiquement ou politiquement, puisque l'armée a toujours joué un rôle assez important dans son histoire. Comment décririez-vous la situation actuelle? Est- elle assez stable pour qu'on puisse dire qu'il est peu probable que l'armée ait à intervenir directement ou est-ce que cela demeure une possibilité?

M. Kur : Je dirais que sous le règne du parti AKP, l'armée turque a accepté, probablement pour la première fois, de se soumettre aux décisions du gouvernement élu. Comme vous l'avez mentionné, l'armée turque s'est longtemps considérée comme le principal défenseur des droits de la république et de l'ordre séculier. Elle a joué de son pouvoir et de son influence pour forcer des gouvernements à démissionner à quatre reprises par le passé. Depuis qu'il a été porté au pouvoir, l'AKP a dû réagir à des confrontations comparables de l'armée. En fait, les commandants de l'armée ont même contesté la nomination d'Abdullah Gul au poste de président en 2007 parce qu'ils ne le jugeaient pas assez neutre sur le plan religieux. Cependant, l'AKP s'est battu et a gagné les élections de 2007 sur cette question même, ce qui a permis de diminuer le rôle autoproclamé de l'armée de surveillant de l'appareil gouvernemental.

De ce point de vue, je dirais qu'il y a eu beaucoup de progrès sous la direction de l'AKP depuis 10 ans, qui ont changé le paysage politique national, pour ce qui est d'incidents comme ceux dont vous avez parlé dans votre préambule.

Le sénateur Finley : Diriez-vous que le pays est plus stable? Considérez-vous que la démocratie est plus stable?

M. Kur : Dans la région, il est sans équivoque que c'est un acteur politiquement très stable et très important dans ce domaine.

Le sénateur Finley : Puis-je aborder quelques instants la question des affaires et du commerce en Turquie? Comme la plupart des pays sud-méditerranéens, dont elle fait à moitié partie, à mon avis, la Turquie semble avoir un problème chronique de chômage chez les jeunes. Je ne me rappelle pas les chiffres, mais je crois qu'environ 30 p. 100 des jeunes sont sans emploi. Le gouvernement turc prend-il des mesures particulières pour s'attaquer à ce problème?

M. Kur : Je vous remercie de soulever cette question importante. Selon les données officielles de la Turquie, par exemple, le taux de chômage était d'environ 9,8 p. 100 en 2011, ou d'à peu près 10 p. 100. Bien sûr, il s'agit d'une économie dont le taux de croissance a été de 8,5 p. 100 cette année-là. Le gouvernement turc a des défis à relever pour favoriser son développement économique. Il se heurte aux obstacles que crée actuellement la crise financière dans la zone euro, puisque la Turquie est un important partenaire commercial de l'Union européenne. Quoi qu'il en soit, nous nous attendons toujours, comme le FMI, à ce que l'économie turque poursuive sa croissance cette année et la suivante.

Pour répondre aux questions clés que vous posez, compte tenu du pourcentage important de la population qui a moins de 30 ans, le gouvernement turc a annoncé un train de mesures et de nouveaux investissements dans les domaines, entre autres, de l'éducation, des télécommunications et de l'infrastructure, afin de paver la voie à la croissance économique et à la prospérité et de créer les débouchés nécessaires dans une société moderne, mondiale et hautement intégrée.

Le sénateur Finley : Je suis certain que nous allons aborder des thèmes comme l'éducation un peu plus tard dans nos audiences.

J'aurais une dernière question à poser, si vous me le permettez. C'est une question qu'il faut toujours poser assez tôt dans ce genre d'étude. Nous venons de terminer notre étude des pays BRIC et nous amorçons maintenant l'étude d'une autre région du globe. Dans ce contexte, on s'interroge toujours sur l'éthique des affaires d'un pays, notamment le baksheesh, les pots-de-vin, la corruption, peu importe le nom que l'on y donne. Comment se caractérise la Turquie à ce chapitre? Est-ce un pays plutôt ouvert où il est facile de faire des affaires? Y retrouve-t-on une structure byzantine?

M. Kur : C'est une excellente question. Les sociétés canadiennes ont de sérieuses questions à se poser avant de percer un marché ou de former un nouveau partenariat commercial, dans ce cas-ci, avec des sociétés turques. Je vais utiliser des données fournies par Exportation et développement Canada sur le marché turc pour m'expliquer. Je ne peux pas m'exprimer au nom de l'organisme, mais je vais profiter de son excellent travail de recherche.

Selon la plus récente analyse de la Banque mondiale, sur le plan de la complexité du contexte commercial, la Turquie se classe entre l'Allemagne ou Israël, et disons la Russie ou l'Ukraine. Le contexte y est certainement moins complexe que chez certains de ses voisins. Cela dit, la Turquie a adopté un programme de réforme très ambitieux et audacieux. Elle doit réformer plusieurs secteurs de façon à accroître sa stabilité et sa prévisibilité en matière de commerce afin d'attirer des investisseurs étrangers et d'être compétitive par rapport aux pays du G20.

Par exemple, selon les dernières données qu'il a publiées, EDC a soutenu plus de 177 sociétés canadiennes dans leurs transactions avec le marché turc et a aussi ouvert un bureau de représentation au consulat canadien, à Istanbul, afin de faciliter le commerce. À mon avis, cela témoigne de l'attrait grandissant de ce marché pour les entreprises canadiennes. Comme nous le recommandons pour tous les marchés étrangers, il faut analyser attentivement les questions commerciales que vous avez soulevées.

Je ne qualifierais pas le contexte commercial en Turquie de byzantin, car beaucoup de réformes et de progrès ont été accomplis dans ce marché. Toutefois, la structure commerciale émergente est formée de grands conglomérats familiaux, habituellement épaulés par une institution financière, ayant des intérêts dans plusieurs secteurs. Il est important pour les sociétés canadiennes de forger des relations personnelles avec des chefs d'entreprises turques dans les secteurs convoités, d'analyser ce que certaines sociétés turques ont fait pour prospérer dans la région, et de chercher d'autres possibilités — pas seulement en Turquie, mais avec des sociétés turques — dans des marchés tiers où l'on retrouve des entreprises turques bien établies et très développées.

Le sénateur Johnson : J'aimerais parler de l'accord de libre-échange avec la Turquie. Je sais que les négociations piétinent et je me demande ce qu'il faudrait faire pour qu'elles progressent. Aussi, qu'en est-il des consultations publiques menées dans les provinces et territoires? Pourriez-vous nous donner les résultats de ces consultations?

M. Kur : Pardonnez-moi, mais pourriez-vous préciser à quelles consultations publiques vous faites référence?

Le sénateur Johnson : Des consultations ont été menées, en 2010, auprès des gouvernements provinciaux et territoriaux, de sociétés et du grand public sur l'accord de libre-échange entre le Canada et la Turquie. Quels sont les résultats de ces consultations et où en sont les négociations avec la Turquie?

M. Kur : Je vais vous donner un peu de contexte. Vers la fin de 2009, la Turquie a sondé notre intérêt à négocier avec elle un accord de libre-échange, puis en octobre 2010, des entretiens exploratoires officiels ont eu lieu. À l'époque, les deux pays n'avaient pas suffisamment de points en commun pour conclure un accord ambitieux et intégral. Cependant, nous sommes restés ouverts à cette possibilité.

Le Canada poursuit ses discussions avec la Turquie afin d'établir l'intérêt de ce pays à négocier un tel accord concernant les secteurs importants pour l'industrie canadienne. Comme l'a souligné M. Bailey, les consultations menées par le ministère, par l'entremise des négociateurs commerciaux, l'auraient été dans le cadre de consultations officielles sur la participation d'intervenants nationaux qui permettent à nos partenaires fédéraux et provinciaux ainsi qu'à l'industrie canadienne d'informer les négociateurs de leurs intérêts dans ce marché ou de leurs inquiétudes face à ce marché.

Le sénateur Johnson : Aucune échéance n'a encore été fixée dans ce dossier.

M. Kur : Une réunion devrait avoir lieu plus tard ce mois-ci, à Genève, entre les responsables de niveau supérieur canadiens et turcs afin de discuter de l'approche globale de la Turquie à l'égard des accords de libre-échange. Cela nous donnera l'occasion de rappeler à la Turquie notre approche face à ce genre d'accord et notre intérêt à conclure un accord ambitieux et intégral. Cette réunion permettra également à nos collègues et négociateurs de connaître l'intention et les objectifs de la Turquie.

Le sénateur Johnson : Quels secteurs de l'économie canadienne et turque offrent le meilleur potentiel en matière de commerce bilatéral?

M. Kur : Pour vous répondre, il faudrait regarder la situation des deux parties. Les investissements de la Turquie au cours de la prochaine année dans les secteurs de l'éducation et des technologies des communications, notamment, ouvriront des possibilités d'approvisionnement aux sociétés canadiennes. Bien entendu, les entreprises canadiennes devront définir leurs stratégies internationales. La Turquie est un marché de plus en plus intéressant sur le plan des ressources naturelles, de l'aérospatial et de l'infrastructure. Selon nous, ce sont les secteurs qui offrent le plus de possibilités de partenariats économiques.

Le sénateur Johnson : Quelle est la position officielle du Canada sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne?

M. Kur : J'aurais peut-être besoin de quelques minutes pour mettre ma réponse en contexte. C'est une question brève, mais la réponse, elle, ne l'est pas nécessairement.

La présidente : Nous ne vous demandons pas une réponse politique. Auriez-vous simplement un commentaire à formuler ou est-ce que la situation change continuellement?

M. Kur : Comme je l'ai déjà dit, les négociations entourant l'adhésion de la Turquie à l'UE se sont amorcées en 2005. C'est une question que les deux parties devront régler.

Évidemment, les progrès réalisés à ce chapitre seraient avantageux pour le Canada et nous suivons la situation de près. En mai dernier, la Commission européenne et la Turquie ont adopté un programme pour accompagner les négociations, ce qui représente, à nos yeux, un élément positif.

Le sénateur Hubley : Vous venez de répondre à ma question.

[Français]

Le sénateur Chaput : Quand vous avez parlé d'EDC, monsieur Kur, vous avez mentionné qu'il y avait 177 entreprises canadiennes qui recevaient des services. Je me demandais quel genre de services ou dans quel domaine œuvrent ces entreprises canadiennes qui veulent faire affaire avec la Turquie?

[Traduction]

M. Kur : Je suis désolé, mais je n'ai pas la liste des sociétés qu'EDC a épaulées.

La présidente : Nous allons inviter des représentants de l'organisme à venir témoigner.

Le sénateur Chaput : D'accord. Nous pourrons alors leur poser la question.

[Français]

J'ai une deuxième question. Selon le recensement de 2006 de Statistique Canada, environ 43 000 personnes habitant au Canada sont d'origine ou de descendance turque. Où vivent la plupart des Canadiens d'origine turque?

[Traduction]

M. Kur : Je connais quelques membres de la communauté turque en Saskatchewan, alors je peux vous confirmer qu'il y a des communautés turques ailleurs qu'à Toronto ou Montréal. On pourrait analyser les données de Statistique Canada pour vous donner une meilleure idée.

[Français]

Le sénateur Chaput : Une dernière question. Selon Citoyenneté et Immigration Canada, 1 633 Turcs étudiaient au Canada en 2011, soit presque le double des étudiants turcs recensés en 2002. Avez-vous une idée de ce que font les universités canadiennes pour attirer les étudiants turcs?

[Traduction]

M. Kur : Le comité consultatif sur la stratégie d'éducation internationale du Canada a déterminé que la Turquie est l'un des principaux marchés où faire de la promotion en éducation. Le mandat du comité est d'analyser comment attirer les meilleurs étudiants turcs au Canada. Grâce à ce comité et à nos partenaires du milieu de l'enseignement, nous travaillons à une approche visant à accroître les échanges d'étudiants avec la Turquie.

[Français]

Le sénateur Chaput : Est-ce que ces discussions ou ententes comprennent des bourses d'aide aux études. Savez-vous s'il y a une aide spécifique offerte à ces jeunes personnes pour étudier au Canada?

[Traduction]

M. Kur : Non, pas à ce que je sache. Cependant, on travaille à une stratégie visant à bien placer le Canada et à promouvoir notre milieu de l'enseignement auprès de certains de nos principaux partenaires étrangers, comme la Turquie.

[Français]

Le sénateur Chaput : Savezvous si ces étudiants demeurent au Canada une fois leurs études terminées ou s'ils retournent chez eux?

[Traduction]

M. Kur : Je devrai vous fournir une réponse plus tard à cette question.

[Français]

Le sénateur Rivard : Madame la présidente, je vous remercie beaucoup. Je voudrais continuer, suite à la question du sénateur Johnson, sur la demande d'adhésion à l'Union européenne. À l'heure actuelle, c'est une fin de non-recevoir. Pour que ce soit accepté, est-ce que vous connaissez les règles de l'Union européenne selon lesquelles un vote unanime est requis des 27 pays participants ou si un vote majoritaire est suffisant pour adhérer?

Naturellement, la première question est de savoir s'ils font partie du continent européen, ce qui est le cas de la Turquie qui chevauche l'Asie et l'Europe.

[Traduction]

M. Kur : Vous me donnez l'occasion de répondre plus en détail à la question posée plus tôt sur le sujet.

Dans le cadre du processus d'adhésion à l'UE, la Turquie, comme tout autre pays candidat, doit démontrer qu'elle respecte les lois de la communauté européenne, que l'on appelle l'acquis communautaire, et ce, dans une grande variété de secteurs. Comme je l'ai déjà dit, un pays candidat doit négocier 35 chapitres pour démontrer qu'il respecte l'acquis communautaire. Des progrès ont été réalisés, toutefois, les inquiétudes de certains membres de l'UE face à l'adhésion de la Turquie ou leur opposition à cette adhésion jumelées au fait que le pays hésite à entreprendre certaines réformes et à reconnaître le gouvernement chypriote grec ont entraîné l'arrêt des discussions pour plusieurs chapitres. Sur les 35 nécessaires, seulement 12 font l'objet de négociations et un, celui sur la science et la recherche, a été provisoirement clôturé. Rien n'a été amorcé pour les autres chapitres.

Comme je l'ai dit plus tôt, afin de recentrer les discussions entre l'Union européenne et la Turquie, la Commission européenne et la Turquie ont adopté un programme, en mai 2012, pour accompagner les négociations. Ce programme met l'accent sur la coopération dans plusieurs secteurs communs, dont la réforme politique et les échanges sur les politiques en matière de visas, la mobilité et la migration, le commerce, l'énergie et le contre-terrorisme. Aussi, dans son rapport annuel sur l'élargissement de l'UE publié en octobre dernier, la Commission européenne a dit vouloir reprendre les négociations.

Le processus d'adhésion est long et peut avoir une incidence sur le pays candidat. J'imagine que le gouvernement turc analyse attentivement son contexte politique ainsi que les développements en Europe, notamment en ce qui concerne la crise financière et les problèmes financiers. C'est un très long processus qui risque de prendre encore un certain temps. Selon nous, ces discussions et les efforts de la Turquie en matière de réformes nationales visant à lui permettre de respecter l'acquis communautaire soutiendront les réformes déjà entreprises.

[Français]

Le sénateur Rivard : J'ai une dernière petite question. Je suis pas mal persuadé que M. Kur ne pourra pas y répondre. C'est une question politique. Au fil des années, notre pays reconnaît des génocides qui ont pu arriver partout dans le monde; des fois, cela fait près de 100 ans et parfois, c'est plus récent. Quel est l'avantage pour notre pays de reconnaître un génocide? On comprend que la demande est toujours faite par des survivants du génocide, des gens qui sont rendus au Canada et bien heureux d'avoir pu y échapper. Le fait de prendre position sur un génocide, cela apporte quoi au Canada?

[Traduction]

M. Kur : En 2000 et 2004, le Sénat et la Chambre des communes ont adopté des motions reconnaissant le génocide arménien. En 2006, le gouvernement fédéral l'a également reconnu. Les faits parlent d'eux-mêmes.

La présidente : On pourrait en débattre. D'ailleurs, j'ai participé au débat sur la motion au Sénat. Bien que ce soit les descendants des victimes qui poussent pour que soient reconnues ces injustices, la communauté internationale, qui respecte les droits de la personne et entretient certaines valeurs, est d'avis que l'histoire nous dicte la marche à suivre. Il peut être aussi difficile de rejeter les faits que de les ignorer. Tout parlement et tout gouvernement doit chercher à atteindre cet équilibre, et c'est toujours difficile. M. Kur a plutôt bien répondu. La prochaine fois, je reprendrai ces propos.

Le génocide de 1915 est un moment qui a marqué l'histoire et que l'on devrait tous reconnaître. Cela ne nous empêche pas de comprendre et d'accepter la Turquie d'aujourd'hui. Nous acceptons de ne pas être d'accord. J'ai dit devant mes collègues que le Canada a dû reconnaître certains de ses défauts et certaines de ses erreurs, mais cela ne nous empêche pas d'être qui nous sommes aujourd'hui. Au contraire, nous nous en portons mieux. Nous continuons à discuter et à encourager les autres parlements à faire comme nous. C'est un débat politique et un débat sur les droits de la personne.

Vous saviez que M. Kur allait vous répondre, mais j'ai décidé d'intervenir. J'espère que cela vous a été utile.

[Français]

Le sénateur Rivard : Je voudrais préciser que l'intervention que j'ai faite n'était pas contre l'idée du Canada. Je comprends que la demande est toujours faite et prise en considération et étudiée, mais je ne voulais pas dire que j'étais contre. Je me questionnais sur ses impacts.

[Traduction]

La présidente : Je comprends. Je voulais simplement dire que nous savions que cela allait entraîner certains inconvénients, mais nous avions espoir que ce soit de courte durée, que nos collègues allaient accepter notre position, suivre notre exemple et joindre la collectivité et reconnaître notre histoire — notre histoire collective. Nous faisons tous partie de la même équipe.

[Français]

Le sénateur De Bané : La Turquie, membre de l'OTAN, importe le tiers de son énergie de l'Iran. Récemment la Turquie, conjointement avec le Brésil, a essayé de trouver une façon de régler la tension qu'il y a entre l'Iran et le monde sur leur politique nucléaire. Je comprends bien que cela n'a pas réussi. D'autre part, la Turquie musulmane sunnite est en rivalité avec l'Iran pour la domination politique au sujet de ce qui se passe en Irak.

Comment vous expliquez cette dépendance pour l'énergie venant d'un pays qui essaie d'amener une déstabilisation au Moyen-Orient alors que la Turquie est membre de l'OTAN? Comment voyez-vous les défis qui se posent pour ce pays-là dans sa politique étrangère finalement?

[Traduction]

M. Kur : Dans un instant, je demanderai à M. Bailey de vous parler du dossier Iran-Irak. Je dirais, d'abord, que la Turquie utilise une approche très délicate et nuancée avec le gouvernement iranien. Elle dépend de l'Iran pour environ 30 p. 100 de ses besoins en pétrole et 17 p. 100 de ses besoins en gaz naturel. Comme vous le savez, des responsables de haut niveau des deux pays se rencontrent régulièrement.

Par l'entremise de ces rencontres, la Turquie tente de comprendre les intentions de l'Iran et de lui transmettre son point de vue sur certaines questions qui la préoccupent. Vous savez également que la Turquie s'est opposée aux sanctions proposées par le Conseil de sécurité de l'ONU contre l'Iran relativement à son programme nucléaire, mais elle les a appliquées. Même si elle n'a pas l'intention de proposer des sanctions bilatérales contre l'Iran, la Turquie l'encourage à coopérer avec la communauté internationale afin de calmer les inquiétudes au sujet de son programme nucléaire.

M. Bailey : La Russie est l'autre principal fournisseur de la Turquie en matière d'énergie, ce qui équilibre la situation.

[Français]

Les efforts de la Turquie pour développer ses relations avec l'Iran et l'Irak font partie de la politique dont a parlé M. Kur tout à l'heure, à savoir zéro problème avec les voisins.

Évidemment, l'Iran et l'Irak sont des voisins immédiats. Ils ont des frontières avec la Turquie. La Turquie a jugé bon d'essayer de mettre ses relations avec ces deux payslà sur une base beaucoup plus productive et servant les intérêts des uns et des autres à un moment donné.

Cela dit, on peut dire que l'idée de ne plus avoir de problèmes avec ces pays, malheureusement, n'a pas été acquise. Évidemment, les relations avec l'Iran sont un peu tendues parce que la Turquie, même si on n'a pas voté les sanctions contre l'Iran lorsqu'il était sur le Conseil de sécurité des Nations Unies, cela ne veut pas dire qu'il ne partage pas les préoccupations de la communauté internationale visàvis le programme nucléaire de l'Iran. Elle tient un dialogue avec les autorités iraniennes làdessus assez intense.

D'ailleurs, c'est cela qui a mené à l'accord, qui n'a pas réussi, que le pays avait négocié avec le Brésil. Malheureusement, cet accord ne respectait pas tout à fait les objectifs et les intérêts de la communauté internationale dans son ensemble, tels qu'ils étaient exprimés par les grandes puissantes du P5, tout cela.

En ce qui concerne l'Irak, le fait que les autorités du Kurdistan n'ont pas jugé bon jusqu'à présent de mettre fin aux activités du PKK, je ne sais pas si c'est bon de dire qu'ils permettent, mais au moins ils n'arrivent pas à empêcher le PKK d'organiser ses activités militaires contre la Turquie à partir des bases en Irak.

Évidemment, pour tout pays, que son voisin permette à des gens d'organiser des attaques militaires à partir de son territoire va poser un énorme problème. La Turquie se trouve dans cette situation. Malgré cela, elle a cherché à développer le commerce et les investissements avec l'Irak dans son ensemble, non seulement le Kurdistan mais aussi les autres parties de l'Irak. Il y a eu des hauts et des bas. Il y a eu des journées bonnes et d'autres journées moins bonnes parce que, comme vous le savez, la situation en Irak n'est pas très simple non plus. Je pense que je vais m'arrêter là.

[Traduction]

Le sénateur De Bané : Lorsque notre comité s'est rendu au Brésil l'année dernière, j'ai demandé à un diplomate canadien très talentueux quels étaient les trois pays prioritaires pour le Brésil. La Turquie en faisait partie. Pourquoi le Brésil et la Turquie font-ils des affaires ensemble? Je pensais qu'on me répondrait que les États-Unis étaient l'un des trois pays prioritaires, mais ce n'était pas le cas, les deux autres étant l'Afrique du Sud et l'Inde.

Je comprends qu'un grand nombre de Brésiliens sont de descendance africaine et que l'Inde est une puissance émergente, mais pourquoi la Turquie fait-elle partie des trois priorités de la politique étrangère du Brésil?

M. Kur : J'aimerais avoir l'occasion de convoquer ce diplomate talentueux pour qu'il réponde à la question, mais nous allons faire de notre mieux. Il faut revenir à certaines de nos discussions précédentes sur la façon dont la Turquie souhaite se développer sur le plan économique et bâtir des relations beaucoup plus étendues avec le reste du monde que dans le passé. Si vous examinez le marché brésilien et certains de ses avantages comparatifs, vous pourrez vous rendre compte que dans certains domaines, notamment le commerce, les finances, et cetera, la Turquie et le Brésil ont beaucoup de points communs et collaborent activement, surtout dans le contexte du G20 et des pays BRIC. Les pays BRIC sont évidemment le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine, auxquels se sont ajoutées, ces dernières années, l'Afrique du Sud et la Turquie.

Je pense que les autorités turques souhaitent engager les pays BRIC dans leur ensemble. Comme M. Bailey l'a mentionné, la Russie est non seulement un pays voisin, mais également un important partenaire commercial, avec lequel la Turquie a des liens commerciaux très bien établis. Pour le Brésil, cela représente un nouveau marché très important. Un engagement bilatéral entre des pays comme le Brésil et la Turquie s'inscrit bien dans une vision plus globale de la position recherchée par la Turquie sur la scène mondiale.

Le sénateur Wallace : Monsieur Kur, lorsque vous avez parlé d'occasions futures pour accroître les activités commerciales entre les entreprises canadiennes et les intérêts de la Turquie, vous avez parlé de l'exploitation des ressources naturelles. La Turquie a-t-elle des restrictions sur la propriété directe étrangère de ses ressources naturelles? La propriété d'entreprises turques qui possèdent ces ressources naturelles — qu'on retrouve toutes également au Canada, dans une certaine mesure — est-elle visée par des restrictions? Ces types de restrictions sont-ils en vigueur en Turquie?

M. Kur : Les sociétés canadiennes s'intéressent de plus en plus aux ressources naturelles, surtout les mines, le pétrole et le gaz. En effet, plusieurs sociétés investissent sur le terrain et les exploitent avec succès en ce moment même. Bien sûr, comme c'est le cas pratiquement partout, il y a toujours des exigences en matière de permis, de normes environnementales, et cetera auxquelles n'importe quel investisseur national ou étranger devra répondre avant de pouvoir entreprendre ses activités. Je pourrais vous faire parvenir des renseignements détaillés sur l'investissement direct étranger dans le secteur des ressources naturelles, que ce soit au sujet des exigences en matière de contenu ou celles en matière de propriété et qui visent des sous-secteurs précis.

J'aimerais souligner qu'à ce jour, si ces types d'exigences existent, elles n'ont pas diminué la capacité des sociétés canadiennes qui font de nouveaux investissements dans le secteur.

Le sénateur Wallace : Nous nous attendons à faire face à des contraintes réglementaires, surtout en ce qui concerne la propriété de sociétés qui possèdent ces ressources en Turquie. Les sociétés canadiennes sont-elles limitées en ce qui concerne l'acquisition directe de ces intérêts? Je vous serais reconnaissant de tous les renseignements que vous pourriez nous fournir à ce sujet.

On souhaite accroître le commerce bilatéral entre la Turquie et le Canada. Comme vous nous l'avez fait remarquer, des négociations sur un accord de libre-échange sont en cours. En ce moment, y a-t-il un ou deux obstacles importants qui empêchent l'exportation de biens du Canada vers la Turquie qu'un accord de libre-échange pourrait éliminer? Je sais que cet accord réglera plusieurs questions, mais y a-t-il un ou deux problèmes importants qui ont donné plus de fil à retordre aux sociétés canadiennes?

M. Kur : Merci, monsieur le sénateur. J'aimerais offrir une perspective légèrement différente. Ces dernières années — et je suis sûr que vous le savez déjà —, le Canada a élaboré une approche très complète en matière d'accords de libre-échange. On peut le constater dans les négociations qui sont en cours entre le Canada et l'Union européenne en vue d'un accord global sur les plans économique et commercial. Cela signifie que lorsque nos spécialistes de la politique commerciale amorcent de nouvelles négociations, que ce soit avec la Turquie ou avec n'importe quel autre pays, ils doivent tenir compte de plusieurs facteurs importants pour déterminer la portée générale d'un accord.

Naturellement, en ce qui concerne nos intérêts offensifs dans n'importe quel marché, l'approvisionnement national canadien apporte de nombreuses données dans cette équation. Je ne veux pas présumer de la réponse de nos négociateurs en politiques commerciales, mais je dirais simplement qu'au cours des discussions que nous avons eues jusqu'ici avec la Turquie, le pays ne s'est pas suffisamment engagé à augmenter la portée de ses activités pour entamer ce qui, selon nous, seraient des négociations très complètes.

Le sénateur Wallace : Au Canada, nous cherchons évidemment à séparer les intérêts privés de ceux d'entre nous qui font partie du gouvernement de nos propres intérêts personnels et privés. Nous devons respecter des exigences très sévères en matière de divulgation. Manifestement, au Sénat et à la Chambre des communes, nous venons de terminer un examen de tout cela. Ce type de divulgation et de distinction entre les intérêts des représentants du gouvernement dans la capacité de leur gouvernement et leurs propres intérêts — surtout leurs intérêts dans des entreprises turques — existe-t-il en Turquie?

M. Kur : Je pense que c'est une question justifiée, monsieur le sénateur. Les types de réformes entreprises par la Turquie, que ce soit en vue d'avoir accès à l'Union européenne, dans le cadre d'un processus de l'OCDE ou pour se conformer à d'autres ententes bilatérales que le pays a signées un peu partout dans le monde, font avancer le pays et son économie dans la direction que vous avez indiquée. Il faudrait vous présenter le contexte du statut actuel de ces types d'exigences. Toutefois, j'aimerais seulement souligner que le processus dans cette direction a été lancé il y a assez longtemps. Je suis certain qu'il va continuer à progresser à mesure que la Turquie mène ses réformes.

Le sénateur Wallace : Je faisais seulement suite au commentaire du sénateur Finley, c'est-à-dire que nous comprenons le milieu actuel, comment il pourrait évoluer et le fait que certaines activités sont entreprises, mais il est important pour nous de tenter de comprendre les circonstances actuelles et les types de domaines auxquels je ne suis pas le seul à avoir fait référence.

M. Kur : Comme je l'ai dit plus tôt, l'une des caractéristiques principales du milieu des entreprises de la Turquie, c'est qu'il est traditionnellement composé d'entreprises familiales qui ont pris de l'expansion et qui sont devenues des moyennes entreprises qui ont tissé des liens étroits avec les institutions financières et d'autres partenaires économiques dans le pays. C'est ce qui est à l'origine d'une série de réseaux d'entreprises qui sont très importants pour les activités commerciales du Canada.

La présidente : J'ai deux ou trois questions, et ensuite nous allons entamer la deuxième série de questions.

J'ai été impressionnée par le fait que la Turquie a pu s'occuper d'un si grand nombre de problèmes à l'intérieur de ses frontières et dans les régions avoisinantes. Nous répétons sans cesse que la Turquie est prête à devenir un partenaire, si elle décide de conclure un accord commercial. Vous avez fait des commentaires au sujet des Européens, et on a fait des commentaires sur l'entrée de la Turquie dans les forums internationaux. Il s'agit d'un pays en mouvement, et il semble se diriger vers l'adoption des normes internationales, une meilleure démocratie et une plus grande ouverture. Étant donné son histoire et ses difficultés, c'est un pays qui mérite notre attention, et c'est pourquoi nous l'étudions.

Il y a un autre point positif : le pays a fait preuve de sens pratique. De temps en temps, ses partis et ses habitants ont des normes et des idées idéalistes, mais ils ont fait preuve de sens pratique pour faire avancer les choses dans leur pays. En raison des enjeux qui ont récemment émergé au Moyen-Orient, il semble que la Turquie est prête à reprendre le rôle que l'Égypte a souvent joué sur les plans politique et économique. De plus en plus de gens considèrent la Turquie comme l'endroit à se rendre pour profiter d'occasions commerciales. À votre avis, le Canada devrait envisager de faire des affaires avec la Turquie si nous souhaitons travailler au Moyen-Orient et dans la région environnante.

Récemment, le premier ministre a parlé de l'engagement de la Turquie en Afrique. S'agit-il seulement d'un pays prêt, ouvert et qui cherche des occasions, ou s'agit-il d'une prise de position stratégique envers les autres partenaires du Moyen-Orient?

M. Kur : Merci d'avoir posé cette excellente question. Je crois qu'on peut affirmer que l'approche de la Turquie est extrêmement stratégique, et à mon avis, celle du Canada doit l'être tout autant. Je comprends votre point selon lequel la Turquie doit assumer un rôle économique plus important dans sa région. J'aimerais entendre les commentaires de M. Bailey sur la dynamique entre l'Égypte et la Turquie. D'après ce que nous avons appris au sujet du développement économique de la Turquie et de ses priorités en matière de commerce extérieur ces 10 dernières années, le pays a adopté une approche très stratégique consistant à s'engager sur les marchés d'Asie centrale et sur les marchés russes et, essentiellement, à en profiter pour lancer des activités là-bas avant de se tourner vers l'Afrique. Sur les 30 nouvelles missions diplomatiques lancées par la Turquie dans le monde, 23 sont en Afrique. C'est le signe d'un engagement plus prononcé envers ce continent.

Comme nous l'avons entendu plus tôt, je crois que cela s'explique par le fait que le pays ne veut pas seulement être présent chez ses voisins immédiats et ses partenaires traditionnels, mais qu'il cherche aussi à engager les économies des pays BRIC. De plus, selon nos discussions avec la Turquie, il y a un grand intérêt à établir de nouveaux liens économiques entre le Canada et la Turquie.

Dans ce contexte, l'occasion stratégique est à notre portée. M. Bailey aimerait peut-être dire quelques mots sur l'Égypte.

M. Bailey : En ce qui concerne la concurrence économique entre la Turquie et l'Égypte, elle n'existe tout simplement pas. Je suis sérieux. En effet, l'économie de l'Égypte est loin d'être vigoureuse ces temps-ci. Le pays est sur le point, nous l'espérons, de terminer les négociations au sujet d'une entente de près de 5 milliards de dollars avec le FMI, qui servira à régler le volet le plus pressant de la crise de la balance des paiements qui menace le pays.

Dans la région immédiate, les entreprises et les investisseurs de l'Égypte ne sont pas des joueurs aussi actifs que le sont les entreprises, les entrepreneurs, les exportateurs et les investisseurs de la Turquie. En effet, ces derniers sont en Irak et ils ont participé aux affaires de la Syrie de façon très importante. Ils sont aussi présents en Égypte. Ils étaient très importants en Libye avant que la crise frappe le pays l'année dernière. Je suis certain qu'ils ont fermement l'intention de reprendre leur position lorsque la Libye sera stabilisée et reprendra ses activités économiques.

Sur le plan économique, il n'y a vraiment aucune concurrence. Sur le plan politique, toutefois, il y a une certaine concurrence. Surtout avec la fin de ses élections, l'Égypte montre des signes qu'elle a l'intention de reprendre le rôle de chef de file qu'elle assumait sur le plan politique parmi les pays arabes jusqu'à récemment. En effet, l'Égypte a tendance à voir la Turquie comme étant le petit nouveau qui vient jouer dans ses plates-bandes. De ce côté, les choses sont un peu moins simples et directes.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : Vous avez mentionné que 177 entreprises canadiennes étaient installées en Turquie. Je veux Appartiennent-elles à des Canadiens d'origine turque ou arménienne?

Ma seconde question sera très brève aussi : y at-il eu des missions commerciales canadiennes dans les dernières années?

[Traduction]

M. Kur : J'aimerais seulement préciser que les 177 entreprises canadiennes dont je parlais représentaient le groupe d'entreprises canadiennes qui ont été appuyées par des produits ou des services, par l'entremise d'Exportation et Développement Canada. Il ne s'agit absolument pas du nombre total d'entreprises canadiennes qui sont actives sur le marché. Il s'agit d'un sous-ensemble du marché.

Nous avons constaté un intérêt venant non seulement des entreprises canadiennes dirigées par des intérêts turcs et canadiens — et il y a plusieurs entreprises de l'Ouest canadien dans cette catégorie —, mais venant aussi d'entreprises canadiennes dans une série de secteurs où l'on s'attendrait certainement à percevoir un intérêt envers un marché émergent de cette nature.

Il n'est pas nécessaire de mentionner le nom des dirigeants de certaines de nos plus grandes entreprises canadiennes qui sont actives dans le monde et qui sont aussi actives sur le marché turc, mais que ce soit dans le domaine de l'aérospatiale, des télécommunications ou dans d'autres secteurs, ils sont déjà là, tout comme nos spécialistes en matière d'infrastructures et d'ingénierie. Nous avons une base très étendue à partir de laquelle nous pouvons établir des relations, et il n'est pas nécessaire de dépendre de certaines relations plus personnelles entre les Canadiens et les Turcs.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : Je vous ai demandé dans ma deuxième question s'il y avait eu des missions commerciales canadiennes dans les dernières années.

[Traduction]

M. Kur : Merci beaucoup d'avoir posé cette excellente question. Nous avons eu le plaisir de préparer une mission à Ankara et à Istanbul qui a été menée sous la direction du ministre Van Loan, lorsqu'il était ministre du Commerce international, en décembre 2010. C'est la plus récente mission commerciale en Turquie. Nous avons également ouvert notre consulat à Istanbul au même moment. Peu après, Exportation et développement Canada a ouvert son bureau de représentation dans le consulat.

Le sénateur Finley : J'ai cinq questions, mais elles sont très brèves, je vous le promets. Étant donné que certaines personnes n'ont pas encore pris leur pause, je vais rapidement poser une question.

Le système parlementaire de la Turquie est monocaméral, et non bicaméral, n'est-ce pas? Il n'y a pas de Sénat.

M. Kur : C'est un système monocaméral, composé de la Grande assemblée nationale.

Le sénateur Finley : Dans d'autres pays que nous avons étudiés de cette façon, nous avons trouvé, sous le niveau fédéral ou national, des différences très importantes dans les intérêts des gouvernements en matière d'industrie et d'investissement. Je crois qu'il y a 81 régions administratives en Turquie. Profitent-elles des mêmes pouvoirs que les provinces au Canada ou les États aux États-Unis?

M. Bailey : Comme le système français, il s'agit d'un système unitaire.

M. Kur : C'est un système unitaire. Cela ne signifie pas qu'aucune entité au niveau infranational ne pourrait jouer un rôle dans les processus réglementaires qui pourrait avoir des effets sur les entreprises canadiennes, mais il s'agit d'un système unitaire.

Le sénateur Finley : La concentration réelle des pouvoirs est au niveau fédéral. Je ne vais pas plonger dans le sujet de l'éducation, mais nous avons appris qu'au Brésil, il faut payer pour fréquenter l'école secondaire, mais pas pour fréquenter l'université, ce qui nous semble être contraire à la logique. En Turquie, est-ce qu'on retrouve le système traditionnel de l'école primaire, de l'école secondaire, et du collège ou de l'université, et qui paie pour ce système? La Turquie consacre un très faible pourcentage de son PIB à l'éducation. D'ailleurs, je pense qu'elle occupe le 130e rang dans le monde à ce chapitre.

M. Kur : Si je me souviens bien, il y a un système d'éducation classique financé par les fonds publics. Nous allons vérifier.

Le gouvernement de la Turquie a fait une série d'annonces concernant des investissements — qui pourraient atteindre 7 milliards de dollars — pour favoriser l'utilisation des nouvelles technologies dans les salles de classe. Ces annonces démontrent que les autorités turques sont prêtes à faire des efforts pour améliorer, dans la mesure du possible, l'éducation offerte aux élèves.

Le sénateur Finley : Avez-vous accès à de l'information sur les taux de scolarisation et de diplomation que vous pourriez nous acheminer après la réunion?

Ma question en lien avec cette demande est la suivante : quel est le taux global de pénétration de l'Internet à l'échelle nationale et régionale en Turquie? Diriez-vous qu'il est faible, moyen ou élevé? Vous pouvez encore une fois nous répondre plus tard au besoin.

Enfin, je sais que le Canada et la Turquie sont tous les deux membres de diverses organisations de haut niveau. En ce qui concerne nos accords bilatéraux, nous en avions un — je ne sais pas s'il est encore en vigueur —, appelé programme Maple Leaf qui portait sur les achats militaires. Quels accords avons-nous conclus jusqu'ici avec la Turquie?

M. Kur : Je peux prendre quelques minutes pour passer en revue les accords que le Canada a avec la Turquie en ce moment : un accord dans le domaine du transport aérien, qui a donné lieu à des vols directs entre Toronto et Istanbul; un accord pour éviter la double imposition; un accord sur la sécurité sociale; et un accord sur l'utilisation pacifique de l'énergie nucléaire. Voilà les traités bilatéraux que nous avons actuellement en place. Il se peut aussi que d'autres organismes gouvernementaux canadiens, comme la Corporation commerciale canadienne ou Exportation et développement Canada, aient conclu leurs propres accords. En ce qui a trait au secteur de la défense, à l'approvisionnement par exemple, nous pouvons certainement nous renseigner sur les accords qui existent — il s'agit sans doute de PE ou d'accords de ce genre — entre des organismes canadiens et leurs homologues turcs et vous acheminer l'information.

Le sénateur Finley : Cela me serait utile, tout comme aux autres membres du comité j'en suis certain.

Le sénateur Downe : En plus de ces accords, je sais que nous formions aussi une partie de leurs militaires, en particulier la force aérienne. Je ne sais pas si c'est encore le cas aujourd'hui. Pourriez-vous vérifier cela? Si cela ne vous est pas possible, nous nous informerons auprès du MDN pour savoir si nous avons encore des accords de formation avec eux.

La présidente : M. Kur, comme vous voyez, nous voulons en savoir plus sur nos liens avec la Turquie. Vous et vos collaborateurs très compétents nous avez grandement aidés à mettre notre étude sur les rails. Nous allons avoir des questions à vous poser, j'en suis certaine, sur les détails, mais vous nous avez brossé un tableau qui pourrait nous mener vers des témoins précis. Il se pourrait bien que nous vous invitions à nouveau un peu plus tard. Merci de l'information que vous nous avez fournie et de votre présence, même si le préavis n'a pas été aussi long que nous aurions aimé. Merci beaucoup.

Chers collègues, j'ai deux messages pour vous. Premièrement, si vous avez des témoins à proposer pour notre étude sur la Turquie, veuillez en informer le greffier. Deuxièmement, je crois savoir que nous recevrons bientôt l'accord de libre-échange avec le Panama. Je ne sais pas exactement quand, mais il faudra combiner le tout avec notre étude sur la Turquie.

(La séance est levée.)


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