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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule 20 - Témoignages du 7 février 2013


OTTAWA, le jeudi 7 février 2013

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international, auquel a été renvoyée l'étude sur l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes, se réunit aujourd'hui, à 10 h 30, pour examiner l'étude.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international poursuit son étude sur l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.

À cette occasion, nous sommes très heureux d'accueillir M. Ahmet Kuru, professeur agrégé en science politique à l'Université de San Diego State et actuellement chercheur invité au Brookings Doha Centre, qui témoignera par vidéoconférence depuis Doha.

Monsieur Kuru, je crois comprendre que notre liaison télévisuelle n'est pas optimale en ce moment, mais nous espérons pouvoir entendre votre voix et que vous puissiez nous entendre de votre côté.

Bienvenue à Ottawa par vidéoconférence. Nous vous invitons à faire votre déclaration liminaire, après quoi les sénateurs auront des questions à vous poser. Bienvenue au comité.

Ahmet T. Kuru, professeur agrégé en science politique, Université de San Diego State et chercheur invité, Brookings Doha Centre, à titre personnel : Merci de me donner l'occasion de vous donner mon point de vue concernant la politique et l'économie turques. J'aimerais d'abord parler des événements survenus récemment au Moyen-Orient, qui ont encore rehaussé l'importance de la Turquie.

J'ai passé 11 jours au Caire récemment pour y faire de la recherche et j'ai pris conscience du désordre politique qui y régnait. Lorsque l'on se tourne vers les pays qui ont vécu le soi-disant printemps arabe, l'on constate que la Turquie a le potentiel de jouer un rôle de premier plan à bien des égards.

Une question sur laquelle je me suis penché est celle de l'islam et du laïcisme. Dans un ouvrage que j'ai publié et dans lequel je compare la Turquie, la France et les États-Unis, j'ai traité de deux types de laïcisme. Le premier est le laïcisme passif que l'on voit aux États-Unis, au Canada, aux Pays-Bas et en Inde, où l'État est censé être passif et neutre face aux activités et aux discours religieux et laïcs. Le second est un type de laïcisme que je qualifie d'« affirmé », qui dominait en Turquie et dans d'autres pays comme la France et le Mexique. Dernièrement, la Turquie est passée du laïcisme affirmé de type français au laïcisme passif de type américain.

Cette transformation a fait en sorte que la Turquie devienne plus pertinente pour les autres pays musulmans, notamment les pays arabes au Moyen-Orient, car ils percevaient jusque-là qu'elle n'avait rien à voir avec l'islam, qu'elle était trop radicale et laïque. En ce moment, avec le Parti pour la justice et le développement pro-islam au pouvoir, les Arabes et même les islamistes arabes prennent la Turquie plus au sérieux.

La question que le printemps arabe a soulevée est en fait celle de savoir si les pays arabes suivront le modèle semi théocrate iranien dans lequel les organes religieux sont investis de pouvoirs supérieurs à ceux des organes élus, ou s'ils opteront pour un modèle turc, conception plus passive, tolérante et libérale du laïcisme, dans lequel les musulmans peuvent faire valoir leurs idées et leurs valeurs religieuses dans un État qui garderait sa neutralité. Telle est la question dont l'on débat actuellement au Moyen-Orient et en Turquie.

Il est clair que la Turquie a, elle-même, de nombreux problèmes qui font en sorte qu'il lui est difficile de servir de modèle aux pays arabes. Par exemple, au cours des 10 dernières années, elle a enregistré des progrès importants au plan démocratique, car il y avait deux principaux obstacles à sa démocratisation. L'un était les relations civilo-militaires. Comme vous le savez très bien, l'armée turque a monté des coups d'état en 1960, 1971, 1980 et récemment en 1997. Cependant, une transformation majeure s'est récemment opérée en Turquie. Les généraux militaires sont maintenant persécutés. De nombreuses actions en justice ont été intentées contre eux pour avoir ourdi des coups d'état. En ce moment, environ 10 p. 100 des quelque 300 généraux et amiraux en Turquie se trouvent en prison pour avoir ourdi de présumés coups d'état contre le régime politique. Ces affaires judiciaires font l'objet de critiques, mais elles ont fini par fracasser l'image de l'armée comme organe intouchable. Elle n'est donc plus intouchable. Le régime démocratique de la Turquie n'est plus sous tutelle militaire.

Le second problème était la question kurde. Quinze pour cent de la population turque sont kurdes et, pendant longtemps, les droits culturels de cette population n'ont pas été respectés, mais un nouveau processus est maintenant en cours. La loi martiale a été abolie il y a 10 ans et l'interdiction d'utiliser la langue kurde a été levée, et il y a maintenant une chaîne de télévision qui diffuse une programmation en kurde 24 heures sur 24. Le gouvernement turc négocie actuellement avec Abdullah Öcalan, dirigeant du PKK, le Parti travailliste kurde, avec l'espoir que ces négociations débouchent sur une Turquie beaucoup plus pacifique au régime politique et à la société pluraliste. Si la Turquie arrive à résoudre le problème kurde — alors qu'elle a déjà presque réglé le problème militaire —, elle pourra servir de modèle aux autres pays à majorité musulmane du Moyen-Orient.

En outre, les progrès économiques récents en Turquie ont réussi à en faire un modèle plus intéressant pour les pays du Moyen-Orient. Au cours de la dernière décennie, son PIB par habitant est passé de 4 000 à environ 12 000 $. Depuis une dizaine d'années, le taux de croissance annuelle se situe à 5,1 p. 100 malgré la crise économique mondiale. C'est une réussite importante, car sans crise financière mondiale, il aurait pu s'élever à environ 8 p. 100 en moyenne.

L'exportation, surtout vers les pays du Moyen-Orient, constitue un autre changement important dans l'économie turque. Les exportations turques ont augmenté de 600 p. 100 au cours de la dernière décennie. La bourgeoisie conservatrice, les tigres anatoliens, sont à l'origine de cette entreprise économique florissante. Il s'agit de musulmans sociaux, de conservateurs musulmans pratiquants, mais à la perspective économique très ouverte à la mondialisation et à l'idée de l'occidentalisation. Le mouvement Gülen, mouvement mené par Fethullah Gülen, est l'un des symboles de cette nouvelle bourgeoisie. Il est ouvert aux chrétiens, aux juifs et aux membres de toutes les autres religions et croyances. Ils ont ouvert des écoles, d'abord en Asie centrale, ensuite en Europe et, maintenant, aux États-Unis, et ils participent à diverses activités qui montrent une notion plus modérée de l'islam. Cette version turque de l'islam moderne diffère grandement des interprétations radicales de l'islam.

Permettez-moi de conclure en disant que la relation entre le Canada et la Turquie est aussi très importante pour la Turquie au plan des relations commerciales et de la société civile, car les deux pays sont membres de l'OTAN et il y a entre eux une certaine coopération au plan militaire. Cependant, la relation est parfois dans l'ombre de la relation turco-étatsunienne.

La Turquie essaie de multiplier son réseau d'amitiés et de relations. En conséquence, je pense que les futures relations entre la Turquie et le Canada prendront de l'importance. Si le Canada tient à jouer un rôle plus actif au Moyen-Orient, la Turquie peut l'aider, ou le Canada peut aider la Turquie dans ses relations avec les pays occidentaux.

Je serai ravi de répondre à vos questions.

La présidente : Merci, monsieur Kuru. J'ai une liste de personnes qui aimeraient vous poser des questions, à commencer par la sénatrice Johnson.

La sénatrice Johnson : Bonjour. J'aimerais vous parler des élections de 2014 et, notamment, de l'attention particulière que l'on attache à remplacer le système parlementaire par un système présidentiel. Croyez-vous qu'ils sont d'accord avec l'ampleur des préoccupations exprimées quant à la situation politique turque? Quels sont les développements potentiels s'agissant de la situation politique et de la réforme constitutionnelle turques qui méritent une attention particulière?

M. Kuru : Merci pour cette question importante. La perception du système présidentiel change constamment en Turquie. Il y a cinq ans, de nombreux groupes étaient favorables à l'idée d'un système présidentiel, car ils voulaient que l'armée soit contrôlée et pensaient que le régime parlementaire n'arrivait pas à exercer pareil contrôle, mais en ce moment, cette préoccupation n'existe pas. L'armée est presque dépolitisée dans une certaine mesure. Par conséquent, bien des gens s'opposent au système présidentiel parce qu'ils s'inquiètent du leadership personnel du charismatique premier ministre Erdogan, du fait qu'il soit un peu trop dominant.

Le débat se poursuit. Personnellement, je prédis qu'un système présidentiel ne pourra pas devenir le nouveau régime en Turquie, parce que le premier ministre Erdogan et les partisans du Parti pour la justice et le développement sont les seuls à appuyer cette cause. Cependant, aucune crise importante ne justifie la nécessité du changement, car le régime parlementaire actuel fonctionne. Pour un changement important, cela me rappelle la France, par exemple. Les Français sont passés d'un système parlementaire à un système semi-présidentiel pendant la guerre d'Algérie et le débat connexe. Certains officiers ourdissaient un coup d'état. Il y avait une crise, et les changements importants au régime ont surtout été apportés en temps de crise. La situation actuelle est différente en Turquie.

Je prédis que la Turquie restera parlementaire. Si je me trompe, et que l'on opte pour un régime présidentiel, je ne m'inquiéterais pas trop parce que, en ce moment, le premier ministre est très puissant. Un régime présidentiel pourrait mieux équilibrer le pouvoir. Personne n'est certain à ce stade.

La sénatrice Johnson : Dans quelle mesure pensez-vous que l'on parlera de la situation économique en Turquie pendant la campagne électorale? Il y a tant de choses qui se passent, mais qu'en est-il de celle-là?

M. Kuru : La longévité du gouvernement au pouvoir et du Parti pour la justice et le développement dépend de sa réussite économique, comme j'ai essayé de le faire valoir. Ce faisant, ils ont aussi essayé de mettre en balance les politiques de libre marché et les politiques en matière d'aide sociale. La Turquie a un système de santé universel, et les personnes défavorisées sont particulièrement satisfaites du nouveau système de soins de santé qui est en place depuis les 10 dernières années. On offre aussi un soutien éducatif, et le gouvernement a réussi à garder les politiques de privatisation du libre marché. Dans le domaine universitaire, certains de mes amis ont qualifié le parti au pouvoir de parti de gauche. Je ne suis pas d'accord, mais cela montre quelque chose. Cela dit, si l'économie se porte mal, nous verrons assurément une baisse des votes en faveur du parti au pouvoir. C'est une chose.

L'autre chose est celle de savoir si les politiques influeront ou non sur l'économie. Le système économique turc a été très stabilisé, car la Turquie a connu des crises financières importantes en 2000 et en 2001. Ensuite, Kemal Dervis est arrivé des États-Unis, de la Banque mondiale, pour être le ministre coordonnateur, et il a vraiment conçu les nouvelles lois. À l'heure actuelle, le système bancaire fonctionne très bien et est très stable. Même s'il y a un nouveau gouvernement, même si le parti au pouvoir perd les élections, je ne m'attends pas à ce que cela bouleverse l'économie. L'économie restera stable même sous la direction d'autres premiers ministres, et cetera.

Le sénateur Downe : Le témoin pourrait-il se prononcer sur les priorités commerciales de la Turquie et nous dire dans quels secteurs elles se situent?

M. Kuru : Pour ce qui est de l'Amérique du Nord, les textiles étaient un problème de taille. Il serait plus juste de dire pour ce qui est des États-Unis, car je ne connais pas la relation canado-turque au plan des textiles. S'agissant des relations avec les États-Unis, un quota limite les exportations de produits textiles manufacturés de la Turquie vers ce pays, et elle a essayé de le faire lever.

Il y a des questions particulières en ce qui touche d'autres technologies industrielles, comme la production des téléviseurs. Les exportations turques vers l'Europe sont très fructueuses.

Le gouvernement actuel est très ambitieux. Il veut avoir une industrie lourde, comme celle de l'automobile, et même essayer de réussir dans les industries militaires.

Un problème important fait surface parce que l'énergie est très coûteuse en Turquie. Elle importe du gaz naturel de Russie et d'Iran et dépend presque de ces deux pays pour cette ressource. Ses réserves de pétrole sont limitées et insuffisantes, si bien qu'elle en importe aussi. En conséquence, la production coûte cher en énergie.

Pour ce qui est de la main-d'œuvre, elle est toujours meilleur marché qu'en Europe — je parle de la moyenne en générale — et la Turquie a une jeune génération de personnes hautement qualifiées. Certaines viennent actuellement de l'Allemagne. Avant, les Turcs allaient en Europe, mais maintenant, certains d'entre eux reviennent et apportent une nouvelle main-d'œuvre qualifiée en Turquie, car l'économie turque se porte mieux que bien des économies européennes.

Voilà les points de base actuellement au programme.

Le sénateur Downe : Pourriez-vous donner plus de détails et nous dire ce que fait la Turquie pour diversifier sa dépendance énergétique? Fait-elle affaire avec des pays comme l'Azerbaïdjan, par exemple? Produit-elle de l'énergie solaire ou éolienne chez elle?

M. Kuru : Il est difficile de parler d'énergie solaire ou d'autres énergies vertes, mais il y a la question de l'énergie nucléaire. Le gouvernement au pouvoir est très déterminé à en avoir, car c'est une technologie très nouvelle. La Turquie part de zéro. Elle a conclu un accord avec la Russie pour construire un réacteur nucléaire chez elle. Certains intellectuels de gauche s'y opposent. Ils ne veulent pas que la Turquie produise de l'énergie nucléaire, mais le gouvernement semble être déterminé à le faire.

Par le passé, les tribunaux ont annulé des soumissions concernant l'énergie nucléaire ou d'autres types de projets gouvernementaux, mais en ce moment, la plupart des tribunaux sont les alliés du gouvernement au plan des politiques; par conséquent, je n'entrevois pas de problèmes judiciaires qui empêcheraient la Turquie d'être une puissance nucléaire au plan énergétique, et non militaire.

Un autre projet important est celui d'avoir des oléoducs. Comme vous l'avez mentionné, de l'Azerbaïdjan, il y a maintenant l'oléoduc Bakou-Ceyhan qui transporte le pétrole azéri jusqu'à la Méditerranée. La Turquie a essayé d'ajouter un nouvel oléoduc pour aussi transporter le pétrole kazakh et le gaz naturel azéri. On avait aussi fait le projet de transporter le gaz naturel turkmène du Turkménistan, mais on ne connaît pas le statut de la mer Caspienne; en conséquence, l'oléoduc qui doit traverser la mer Caspienne ne semble pas réalisable en ce moment.

La Turquie a également des projets d'oléoducs importants avec la Russie pour transporter le gaz russe vers l'Europe; ces projets aideront aussi la Turquie à obtenir du gaz meilleur marché.

Le sénateur Dawson : L'un des sujets que vous n'avez pas mentionnés est le tourisme. La Turquie a connu un succès extraordinaire comme destination touristique en passant de la quinzième à la septième ou sixième place dans le palmarès des pays les plus visités au monde. En une dizaine d'années, le nombre de touristes en Turquie est passé de quelque 6 millions à 33 millions.

Du point de vue politique, la stabilité et la sécurité favorisent assurément le tourisme, mais le gouvernement a fait des investissements importants pour tenter de créer cette industrie touristique. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Kuru : Vous avez tout à fait raison, et merci de me rappeler cette question importante.

Au cours, notamment, de la dernière décennie, le nombre de touristes qui viennent en Turquie a augmenté. Ils arrivent en autres du Moyen-Orient. Au départ, il y avait une certaine tension entre la Turquie et les pays arabes. Le dirigeant de la Turquie, Süleyman Demirel, avait dû quitter l'Organisation de la coopération islamique en 1997, car les Arabes critiquaient la Turquie pour son alliance avec Israël au Moyen-Orient. En ce moment, le président de l'Organisation de la coopération islamique est un citoyen turc, Ekmeleddin Ihsanoglu.

La Turquie tisse des liens avec les pays arabes et d'autres pays semblables, et bien des touristes viennent de ces endroits, mais pas seulement de là, bien entendu. Les Européens vont aussi en Turquie, tout comme les Américains et les Canadiens. Et pourquoi donc?

Une raison en ce moment est qu'il est possible pour les étrangers d'acheter de la propriété. Le gouvernement et le Parlement ont adopté de nombreuses lois pour faire en sorte qu'il soit possible d'acheter des terres, des maisons et autres en Turquie. Une autre raison est la technologie du transport. Le nombre de personnes qui prennent l'avion en Turquie a augmenté considérablement, tout comme le nombre d'aéroports. En plus de ce projet gouvernemental, bien des sociétés privées aident à construire de nouvelles entreprises, comme des centres de location de voiture. Vous avez raison; l'industrie du tourisme est florissante.

Il y a également les lignes aériennes de la Turquie. Vous avez peut-être vu la publicité télévisée dans laquelle on réunit le joueur de soccer Lionel Messi et le joueur de basketball Kobe Bryant. C'est une bonne publicité qui montre à quel point les lignes aériennes turques sont ambitieuses.

Le sénateur Dawson : Je suis également président du Comité des transports, qui se penche actuellement sur l'industrie aérienne et le transport. Nous retirerions beaucoup de l'échange de pratiques exemplaires entre la Turquie et le Canada. Pendant que vous passiez de la quinzième à la sixième position, nous sommes passés de la neuvième à la dix- huitième position dans le secteur touristique; nous aurions donc beaucoup à apprendre et nous sommes favorables à un plus grand nombre d'échanges commerciaux entre la Turquie et le Canada. Nous aurons peut-être l'occasion de parler aux ministres qui se rendent en Turquie de la manière efficace dont ce pays gère ses compagnies aériennes et en fait la promotion. Le Canada devrait prendre exemple sur la Turquie pour la façon dont elle attire les touristes.

Le sénateur Finley : Votre déclaration préliminaire m'a intrigué; elle était très intéressante, mais extrêmement condensée. J'aimerais vous poser quelques questions afin d'obtenir plus de précisions sur ce que vous avez dit au début.

Pourriez-vous me parler brièvement de la puissance militaire de la Turquie? Quelle est l'origine de sa montée et de ce qui semble, du moins à mon sens, être considéré comme son déclin? Pourquoi les forces militaires perdent-elles de leur puissance? Est-ce parce que d'autres factions entrent en jeu? Est-ce à cause des craintes associées à d'autres communautés? Pourriez-vous nous donner quelques explications là-dessus?

M. Kuru : Je suis très heureux que vous me posiez la question, car j'ai publié un article dont le titre était justement The Rise and Fall of Military Tutelage in Turkey. Permettez-moi d'en souligner les points importants.

J'estime que l'armée turque était très puissante sur le plan politique parce qu'elle recevait l'appui de certains groupes civils. En ce qui concerne les partis politiques, il y avait le Parti républicain du peuple, qui se présentait sous le nom de Parti kémaliste, en référence au dirigeant Kemal Atatürk. Il y avait aussi des juges et des procureurs importants de la Cour suprême qui dépendaient du rôle de l'armée dans la politique; et enfin, il y avait les médias. Les principaux canaux de télévision et principaux journaux voulaient intégrer le volet militaire à la politique.

On peut se demander pourquoi. Pourquoi les politiciens, les juges et les médias veulent-ils que le système soit sous tutelle militaire? En bref, la réponse, c'est qu'ils craignent trois choses : l'islamisme, le kurdisme et le communisme. La crainte de l'islamisme et du kurdisme remonte à la création de la république, dans les années 1920 et 1930, à l'époque des réformes kémalistes en Turquie. Les deux piliers des réformes étaient le nationalisme et la laïcité résolue, car la nouvelle république était censée être différente du vieil Empire ottoman, plus religieux et multiethnique. La nouvelle république est devenue laïque et nationaliste. Par conséquent, elle considérait les musulmans pratiquants comme une menace, comme des islamistes potentiels; et les Kurdes, comme des séparatistes potentiels et des nationaux. Dans les années 1970, une nouvelle menace s'est ajoutée à la liste : le communisme. L'armée insistait parfois sur ces menaces afin que ses partisans restent vigilants.

Quoi qu'il en soit, pourquoi l'armée a-t-elle connu un déclin? Les groupes islamiques, les Kurdes et gauchistes se sont unis. Ils ont formé une coalition, que j'appelle coalition conservatrice libérale, et ont obtenu du succès et du pouvoir dans les médias, dans le système judiciaire et sur la scène politique. Ils ont également du pouvoir grâce au processus d'adhésion à l'Union européenne. Ils disent que si la Turquie veut devenir membre de l'Union européenne, elle ne peut avoir ce régime politique semi-militaire.

En 2007, 2008 et 2009, cette coalition de conservateurs et de libéraux qui en ont assez des interventions militaires a critiqué certains officiers, mais pas l'armée en général, dans les médias; des causes ont été portées devant les tribunaux et ont mené à l'arrestation et à l'emprisonnement de certains officiers, ce qui a contribué à changer l'image de l'armée en Turquie.

J'ai fait une comparaison avec l'Amérique latine. Comme vous le savez, en 1979, les trois quarts des pays d'Amérique latine étaient des régimes militaires, et les forces militaires étaient justifiées et appuyées par des civils de droite en raison de la menace communiste. Si l'armée n'est pas là, les communistes viendront. Toutefois, en 1990, tous les régimes militaires d'Amérique latine sont disparus lorsque la menace communiste s'est dissipée.

La même chose s'est produite en Turquie. Le communisme est chose du passé. Les islamistes sont peu nombreux en Turquie. Le pays est un État laïc à 92 p. 100. La question est de savoir s'il s'agira de laïcité ferme de type français ou de laïcité passive de type américain. La plupart des gens préfèrent cette dernière; ils ne veulent donc pas d'armée ni de menace islamique en Turquie.

La seule chose qui justifie la présence des forces militaires est la question kurde, mais étant donné les nouvelles négociations et la nouvelle ouverture relativement aux droits des Kurdes, l'armée perd également du terrain en ce qui concerne cette question. Il y a déjà plus de 40 000 morts, et la plupart des Turcs en ont assez de l'assimilation imposée aux Kurdes; en plus d'être inhumaine et non démocratique, elle est techniquement impossible. Par conséquent, la Turquie se rapproche d'une solution plus démocratique au problème kurde en éliminant le rôle politique de l'armée.

Pour revenir à la question de tout à l'heure concernant le tourisme, si on trouve une solution au problème kurde, le pays sera plus sécuritaire pour accueillir les étrangers et visiteurs, plus de gens viendront, et la démocratie s'épanouira en Turquie. Le déclin de la tutelle militaire est fortement lié à la montée de la démocratisation.

Le sénateur Finley : Ce que vous dites est très encourageant. Il est vrai que nous, les Occidentaux, avons en général beaucoup d'idées et d'opinions, probablement non fondées, au sujet de l'islam. Au fil du temps, dans quelle mesure l'islam jouera-t-il un rôle important et coopératif dans la démocratie turque? Jouera-t-il un rôle de premier plan? Il suffit simplement de changer et de s'adapter. Quelqu'un d'autre doit peut-être le faire. J'aimerais que vous m'en parliez, car ce sera toujours un enjeu. Lorsque les Canadiens discuteront d'une partie de cette région, par exemple, ils mentionneront toujours l'islam. Selon vos prévisions, comment l'islam pourra-t-il s'adapter ou amener les autres à s'adapter afin de jouer un rôle clé dans la démocratisation de la Turquie?

M. Kuru : C'est la question qui fait actuellement l'objet d'un débat dans l'ensemble du monde musulman, car il n'y a pas qu'un seul islam. De même que pour le christianisme, le judaïsme et toutes les autres religions, il y a différentes interprétations, et les interprétations politiques de l'islam sont à l'image de ce qu'en font les gens. Ils interprètent le livre. Le livre lui-même ne donne pas d'idée précise. Tout est fondé sur la perception des gens.

En Turquie, à l'heure actuelle, les principaux groupes islamiques, comme le Parti pro-islamique de la justice et du développement — le parti du premier ministre Erdogan — et le groupe Gülen, qui est aussi un vaste mouvement social très solide, s'opposent à l'idée d'un État islamique et s'entendent sur les principes d'un régime démocratique où les musulmans pourront exprimer leurs idées au Parlement. Que l'on soit musulman, conservateur, ou peu importe, on peut être parlementaire et participer au processus législatif. Ce processus, s'il est ouvert au dialogue, à la discussion, au débat et à la critique, finit par changer tous ceux qui y participent.

Je pense que le problème, dans le monde musulman, c'est qu'il y a un cercle vicieux de pauvreté, de sous- développement économique et de problèmes politiques. Je dis toujours à mes étudiants, aux États-Unis, que si l'Afghanistan avait été un pays athée, il n'y aurait pas eu moins d'attentats-suicide à la bombe, mais probablement davantage. Pourquoi? Peut-être que dans ces circonstances, peu importe l'idéologie ou la religion que l'on présente, elle sera interprétée de façon radicale. Cependant, si la Turquie connaît la prospérité économique et se rapproche de l'Ouest, et si la démocratie suit sa propre trajectoire, alors la conception de l'islam sera très modérée, et la Turquie transmettra ses idées aux autres parties du monde musulman.

Le sénateur Finley : C'est très encourageant. Je vous remercie beaucoup.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : Professeur Kuru, je tiens à vous féliciter pour toutes vos publications; vous êtes le premier à nous parler de sécularisme, mais ce n'est pas sur ce sujet que portera ma question.

Certains des analystes ayant comparu devant notre comité nous ont mentionné que la minorité kurde n'avait pas bénéficié de l'essor économique de la Turquie dans la même mesure que la population turque majoritaire.

Pouvez-vous nous expliquer la situation de la minorité kurde en Turquie dans le contexte de la croissance économique récente enregistrée dans le pays?

[Traduction]

M. Kuru : Vous avez raison, car les régions principalement habitées par les Kurdes en Turquie sont économiquement sous-développées, mais c'est en grande partie attribuable à la géographie. C'est un peu comme le Sud et le Nord de l'Italie, ou bien les écarts dans n'importe quel autre pays. Les Turcs s'en plaignent encore plus que les Kurdes, car ils disent que nous payons de l'impôt à Istanbul, Ankara et ailleurs en Turquie, mais que le gouvernement dépense l'argent dans le Sud-Est du pays, là où il y a surtout des régions montagneuses et enclavées, où il n'y a pas de port, sauf à l'Ouest, sur la Méditerranée. Depuis toujours, l'économie n'y est pas développée.

Il y a maintenant des Kurdes qui déménagent, qui migrent vers l'ouest de la Turquie; je crois que les chances sont presque égales pour eux, car en Turquie, de nombreux artistes, chanteurs, vedettes de cinéma et politiciens sont kurdes. Un président célèbre de la Turquie, Özal, avait des ancêtres kurdes. Il y a deux choses à retenir. D'une part, il est vrai que l'État turc a longtemps imposé une politique d'assimilation des Kurdes, des années 1920 jusqu'à récemment. C'est un fait. La langue kurde a été interdite, notamment. D'autre part, en ce qui a trait à l'économie, le principal problème est que la région où vivent les Kurdes est défavorisée et désavantagée sur le plan géographique, mais il n'y a pas de discrimination sur le plan économique actuellement.

J'ai beaucoup d'amis kurdes dans le milieu universitaire. Ce sont des professeurs brillants, mais il est très difficile de savoir qu'ils sont kurdes, car en Turquie, il y a toujours des mariages entre Kurdes et Turcs. Le problème, en Turquie, c'est qu'il est difficile pour les Kurdes ou Turcs sunnites de se marier à des Turcs et Kurdes de religion Alevi. C'est une question de religion, mais l'origine ethnique n'est pas un problème pour le mariage. Les mariages entre Turcs et Kurdes sont fréquents, et mis à part les droits culturels, nous n'avons aucune discrimination économique, du moins aucune discrimination apparente.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : La Turquie est en train de passer du statut de bénéficiaire d'aide au statut de donneur d'aide. La Turquie a reçu plus d'un milliard de dollars américains d'aide publique au développement en 2010, mais entre 2001 et 2010, elle a augmenté son aide à l'étranger, laquelle est passée de 64,1 millions de dollars à 967 millions de dollars. Il s'agit d'un montant de presque un milliard de dollars, ce qui représente 0,13 p. 100 de son revenu national brut.

L'agence de développement turque officielle : l'Agence de coopération et de coordination turque, dispose de bureaux en Afrique, en Asie et dans les Balkans. Selon vous, quels sont les pays qui reçoivent de l'aide de la Turquie?

Également, savez-vous si, de l'argent donné par les pays riches qui donnent de l'aide à la Turquie, une partie de cette aide est aussi destinée aux Kurdes?

[Traduction]

M. Kuru : Absolument. L'investissement économique le plus important de l'histoire de la République turque s'appelle GAP en turc, soit le Southeastern Anatolia Project. Il a été mis sur pied dans les années 1980 et il existe toujours aujourd'hui. C'est un grand projet pour construire des barrages dans le Sud de l'Anatolie, pour modifier le climat, rendre les terres cultivables, produire de l'électricité et changer la structure économique des régions où vivent les Kurdes.

Le gouvernement turc y investit régulièrement de l'argent, non seulement pour des raisons économiques, mais aussi pour des raisons idéologiques. Pourquoi? Pendant longtemps — mais pas aujourd'hui —, il a cru que le problème kurde était principalement d'ordre économique et non culturel. Il croyait que si les Kurdes s'enrichissaient, ils n'auraient pas d'exigences culturelles. En conséquence, le gouvernement a investi massivement dans le Sud-Est de l'Anatolie. Mais il comprend maintenant qu'il ne s'agit pas seulement d'une question d'ordre économique, mais aussi d'ordre culturel. En ce sens, l'enrichissement des Kurdes fut pendant longtemps une orientation idéologique de l'État turc.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : Pourquoi la Turquie fournit-elle de l'aide publique au développement à d'autres pays, alors qu'elle continue de recevoir de l'argent des pays donateurs?

[Traduction]

M. Kuru : L'une des raisons, c'est que la Turquie souhaite jouer un rôle sur le plan mondial. Sa politique étrangère est ambitieuse. Elle veut jouer un rôle mondial et veut donc avoir des partisans internationaux. Vous pouvez aussi considérer cela comme une question d'intérêt personnel.

Par exemple, la Turquie donne actuellement un milliard de dollars à l'Égypte. Toutefois, ce n'est pas un simple sacrifice, mais un projet à long terme. Si elle établit une relation d'amitié avec l'Égypte aujourd'hui, un jour, elle recevra quelque chose en retour. Un jour, elles seront de bonnes amies et elles prospéreront ensemble. Je pense que c'est la raison pour laquelle elle donne à d'autres pays.

Le sénateur Wallace : Je me demande ce que vous pensez du contexte actuel en Turquie et de l'attrait qu'elle représente pour les investisseurs étrangers. Il y a de plus en plus d'investissements étrangers en Turquie et, d'après ce que je comprends, on déploie d'importants efforts en ce sens. Compte tenu des changements constants qui surviennent en Turquie, de ce qui se passe dans les pays voisins et de la relation qu'elle entretient avec ses voisins — notamment avec Israël —, que pensez-vous de l'attrait d'Israël comme source d'investissement étranger aujourd'hui, en comparaison à ce qu'il a été au cours des dernières années? Voyez-vous un changement se produire?

M. Kuru : Je vous remercie de cette question importante. D'abord, il y a en Turquie d'importants conglomérats dirigés par des citoyens juifs turcs. Üzeyir Garih était l'un d'eux, et il y en a d'autres. Les juifs ont joué un rôle important dans l'économie turque. Par conséquent, il n'existe pas de barrière culturelle pour un citoyen turc.

En ce qui concerne les étrangers, le gouvernement turc a récemment mis l'accent sur les pétrodollars. Le prix du pétrole est passé d'environ 30 $ le baril, avant l'invasion de l'Irak, à 100 $ le baril aujourd'hui. Je suis actuellement au Qatar et je vois à quel point les profits du pétrole et du gaz ont changé les choses. Il y a beaucoup d'argent, surtout en période de crise financière. L'argent du pétrole a vraiment aidé la Russie et l'Iran également; il a permis à Poutine de mettre en place des mesures plus autoritaires dans son pays, et à l'Iran de faire preuve de plus d'agressivité dans sa politique étrangère.

La Turquie a tenté d'attirer des investissements pétroliers de l'étranger. Toutefois, la perception voulant que la Turquie ne s'intéresse qu'à Israël au Moyen-Orient posait problème, car les Arabes disaient que la Turquie n'était pas un pays ami. En 1997, comme je l'ai mentionné, le président turc a dû quitter le sommet de l'Organisation de la Conférence islamique parce que les Arabes critiquaient vivement son pays.

En réponse à cette relation complexe, la Turquie a répondu qu'elle allait jouer un rôle d'intermédiaire entre Israël et les pays arabes et un rôle de tierce partie entre Israël et la Syrie. Cela a en quelque sorte fonctionné, et la Turquie était satisfaite de ce nouveau rôle. Toutefois, quand Israël a attaqué Gaza en 2007, je crois, sans qu'il en ait été avisé, le premier ministre Erdogan en a fait une affaire personnelle. Il a pensé qu'Israël ne voulait pas que la Turquie serve d'intermédiaire. La Turquie perdait alors du terrain.

La Turquie a également parlé aux pays arabes du processus de paix. Elle leur a dit qu'il existait un processus de paix, qu'il est bon d'être ami avec Israël et qu'elle les aidait dans ce processus. Cependant, depuis une décennie, il n'y a pas de processus de paix. Il est donc devenu très difficile pour la Turquie de défendre ces conditions s'il n'y a pas de processus de paix.

Cela étant dit, il y a bon nombre de controverses et de désaccords en Turquie. Par exemple, lors de l'arraisonnement du Mavi Marmara, certains Turcs ont adopté une ligne dure en affirmant qu'Ankara devrait couper tous liens avec Israël sur le plan militaire et même diplomatique. Cependant, d'autres ont répliqué : « Non. Il faut faire preuve de prudence. Ne soyons pas aussi radicaux. »

Par exemple, comme je l'ai mentionné, un érudit musulman a critiqué le gouvernement, parce qu'il laisse se détériorer ses relations avec Israël. Il a demandé aux gens de se calmer et de maintenir de bonnes relations avec Israël.

Par conséquent, un débat fait rage en Turquie. Selon moi, à long terme, la Turquie et Israël trouveront une solution au présent problème.

Le sénateur Wallace : Merci de votre réponse, monsieur. En ce qui concerne la relation qui existe entre la Turquie et les États-Unis, la démocratisation de la Turquie et son importance dans sa relation avec les États-Unis, lorsque vous voyez ce qui se passe actuellement en Turquie, entrevoyez-vous des changements importants dans la relation entre les États-Unis et la Turquie sur les plans politique et économique, ou est-ce que tout va bien et est-ce que la relation suivra son cours, à l'instar des dernières années? Selon vous, est-ce que les circonstances que nous connaissons aujourd'hui feront pencher de manière importante la relation d'un côté ou de l'autre?

M. Kuru : Je m'attends à un changement majeur. Pourquoi? Il y a 10 ans la diaspora turque aux États-Unis n'était pas organisée. Dans les années 1970, lorsque le premier ministre turc Ecevit discutait avec Henry Kissinger de la question chypriote, Kissinger lui a demandé d'envoyer d'un à deux millions de Turcs aux États-Unis. L'objectif était que ces gens forment un groupe de pression; ainsi, la Turquie serait en meilleure posture. Ecevit pensait que c'était une farce et a ri. Cependant, je ne crois pas que c'en était une. Je crois que Kissinger faisait valoir un point important, parce que tous aux États-Unis ont des groupes de pression : un lobby grec, un lobby arménien, un lobby juif. Par contre, les Turcs n'en avaient pas. En dépit de la relation avec l'OTAN, il s'agissait d'une relation historique entre les États-Unis et la Turquie.

Il y a actuellement une population émergente de Turcs bien éduqués aux États-Unis, et ils sont de mieux en mieux organisés en vue de contribuer à la société américaine et aux relations américano-turques. Je crois que ce sera certainement efficace à long terme.

La présidente : Je n'ai seulement qu'une question. J'espère que vous serez en mesure d'y répondre rapidement, parce que le temps est écoulé.

Lorsque les coups d'état sont survenus en Turquie, il y a eu une réaction du public et la participation du pouvoir judiciaire et du parlement a écarté certains généraux. N'est-ce pas un fait qu'au début des années 1980 il s'agissait également d'un mouvement orchestré stratégiquement par le gouvernement en place en vue d'intégrer des militaires, qui prenaient bientôt leur retraite ou qui étaient déjà à la retraite, au sein d'un establishment militaire? Est-ce ainsi que la composante militaire très efficace des Turcs, qui contribuent à leur économie, est devenue plus importante et a apporté une certaine stabilité au sein de l'armée? Si vous me le permettez, je dirais qu'ils ont vu une possibilité et qu'ils ont contribué à une grande partie de l'équipement qu'ils produisent actuellement et qui peut rivaliser à l'échelle mondiale.

M. Kuru : Vous avez raison; il y a bien entendu une dimension économique. C'est ce que nous appelons en turc « OYAK ». Il s'agit d'un fonds en fiducie pour l'armée. Par contre, au lieu de contribuer à l'économie turque, je crois que ce fonds en fiducie contribue en grande partie à l'avenir des généraux, parce que la société va à l'encontre du libre marché. OYAK a certains privilèges. La société agit parfois en tant que société publique, ce qui lui vaut des exemptions d'impôt, mais elle se montre très agressive le reste du temps, à l'instar d'une entreprise privée. Par exemple, ce fonds de fiducie a vendu ses banques à ING pour plus de deux milliards de dollars. Pourquoi l'armée fabrique-t-elle du ciment et de la pâte de tomate? Cela ne fait aucun sens.

À long terme, plus la Turquie se démocratisera, et plus les privilèges économiques de l'armée seront éliminés. Ce sera également un modèle pour l'Égypte, parce que plus de 30 p. 100 de l'économie égyptienne est actuellement sous le contrôle de l'armée. Je ne crois pas que ce sera efficace. La privatisation des structures de l'État rend le tout plus efficace, et la privatisation des structures de l'armée rendra évidemment le tout plus efficace.

Si vous me le permettez, j'ai oublié de dire quelque chose au sujet de l'autre question sur les relations américano- turques. Il y a trois enjeux récents qui améliorent les relations entre l'Occident en général, particulièrement les États- Unis, et la Turquie. Il y a le déploiement du système radar. C'est aussi une bonne chose pour Israël que la Turquie ait accepté de déployer le radar contre les missiles iraniens sur son territoire.

Ensuite, lorsque le premier ministre turc Erdogan s'est rendu en Égypte, en Tunisie et en Lybie, il a appelé les pays arabes à adopter un État laïc. C'était un geste audacieux dans un contexte où le terme « laïcisation » est considéré comme très péjoratif. Par contre, lorsqu'il l'a fait, son geste a été accepté et applaudi dans les médias occidentaux.

Enfin, les États-Unis ont vraiment besoin de la Turquie, parce qu'il est impossible de travailler avec l'Égypte au Moyen-Orient; le pays est déjà aux prises avec ses propres problèmes. Israël n'est évidemment pas le bienvenu dans le monde arabe. Bref, la Turquie permet actuellement aux États-Unis d'avoir accès au Moyen-Orient à la suite du printemps arabe.

La présidente : Notre temps est écoulé, monsieur Kuru. Merci de vos réponses sur de vastes questions portant sur tous les aspects de notre politique étrangère en ce qui a trait à la Turquie. Vous nous avez fait part de beaucoup de renseignements; nous vous en sommes très reconnaissants. Cela nous aidera certainement dans notre étude.

Chers collègues, nous sommes maintenant ravis d'accueillir par vidéoconférence, en direct de Canton, à New York, Howard Eissenstat; il est professeur adjoint en histoire du Moyen-Orient à l'Université St. Lawrence.

Monsieur Eissenstat, nous sommes ravis d'entendre votre exposé. En tant que sénateurs, nous aimons procéder par l'entremise de questions et de réponses. Donc, si vous voulez bien y aller de votre exposé, nous vous poserons ensuite des questions. Bienvenue au comité.

Howard Eissenstat, professeur adjoint, histoire du Moyen-Orient, Université St. Lawrence, à titre personnel : Merci beaucoup. Je suis ravi de discuter avec vous de la situation en Turquie, un pays qui se trouvait en périphérie et qui se trouve maintenant au centre de l'actualité mondiale. Le premier ministre Erdogan a déjà dit qu'il voulait que la Turquie devienne une puissance régionale et un joueur à l'échelle mondiale. C'est clairement ce qui s'est produit.

Les transformations radicales sont évidentes dans les politiques étrangères et nationales turques. Sur la scène nationale, elles ont favorisé une libéralisation de l'économie et de la politique et un rôle croissant de l'islam dans le secteur public. Elles ont en fait débuté avant l'AKP, à savoir environ en 1989 sous la direction de Turgut Özal, mais elles ont repris de plus belle depuis 2002.

Je serai ravi de discuter de tout aspect lié aux transformations, mais dans mon exposé j'aimerais mettre l'accent sur la question des droits de la personne en Turquie. J'ai fait ce choix, parce que je soulèverai des enjeux extrêmement sérieux et que je crois que les alliés occidentaux de la Turquie ont un rôle essentiel à jouer en vue de les aborder.

L'AKP a permis des progrès très positifs en ce qui a trait aux droits de la personne, particulièrement pendant ses trois ou quatre premières années au pouvoir. Le parti a complètement assujetti les forces militaires à l'autorité civile. Il a transformé l'opinion publique. Actuellement, la population turque comprend que le pouvoir s'obtient seulement par l'entremise d'élections démocratiques. Dans la région, il importe de souligner que la démocratie en Turquie fait l'objet d'un consensus.

L'AKP a diminué, mais n'a pas nécessairement éliminé les poursuites relativement à la liberté d'expression en vertu des articles 301 et 318, ce qui a permis un élargissement de la vie intellectuelle en Turquie. Par exemple, il y a une décennie, discuter du génocide arménien était souvent passible d'accusations. Cette pratique est pour ainsi dire révolue.

Des biens ont été restitués aux membres de certaines communautés non musulmanes qui ont aussi gagné une plus grande autonomie. L'AKP a diminué les cas de torture et de mauvais traitements, sans toutefois les éliminer totalement. La pratique de la torture n'a pas été éliminée, mais les allégations de torture ont certainement diminué. Il y a eu des mesures timides en vue d'aborder l'impunité; il y a également la question des réfugiés syriens.

La Turquie est l'un des pays qui s'occupent de la charge colossale de nourrir, d'abriter et de protéger des centaines de milliers de réfugiés du conflit syrien. Il importe de reconnaître et de souligner ce que l'AKP a accompli à cet égard, parce qu'il reste encore beaucoup à faire.

En fait, pour une personne qui suit depuis longtemps la Turquie, c'est décevant de constater qu'en dépit d'un départ canon, les conditions en Turquie sont à bien des égards pires depuis environ 2005. Selon moi, les défenseurs des droits de la personne en Turquie se sont rarement sentis plus déprimés par rapport à l'avenir, et c'est en partie un reflet de la réalité sur le terrain et de l'ampleur des espoirs fondés après les premières années.

Certains des problèmes sont des problèmes turcs de longue date; à mon avis, certains problèmes découlent du remarquable succès électoral de l'AKP. Le parti a non seulement remporté des élections consécutives, mais il a également conservé le contrôle du gouvernement à tous les niveaux durant une décennie. À l'instar de tout parti politique sans réelle opposition, il s'est forgé un orgueil démesuré.

Toutefois, le problème fondamental est que la Turquie est une démocratie qui prône l'illibéralisme. Il s'agit d'un pays qui a adopté les institutions démocratiques, en faisant abstraction des valeurs libérales. La force et le ton du nationalisme turc semblent tout droit sortis des années 1930 et non du XXIe siècle.

Les discours et les crimes haineux sont monnaie courante, et le ton global a mené à l'acceptation du recours musclé à la violence étatique et à l'intolérance envers la différence.

Je vais aborder de manière générale deux types d'enjeux relatifs aux droits de la personne : la diversité et la liberté d'expression, d'association et de la presse.

Le problème le plus important de la Turquie est sans conteste la question kurde. L'AKP le sait et s'est affairé à la corriger, mais je crois que le parti est limité par sa propre perception de ce que la Turquie doit être. Le parti s'est laissé tenter par la politique de la carotte et du bâton. D'un côté, il a offert de procéder à d'importantes réformes, mais de l'autre il a opté pour une utilisation accrue et intensive des forces policières et militaires. Une tentative d'accord a échoué en 2009, en grande partie parce que la Turquie n'était pas prête à se dissocier de ses propres traditions relativement au nationalisme turc et des idées préconçues concernant ce dont la Turquie devrait avoir l'air.

La situation des non-musulmans s'est améliorée à bien des égards, mais il demeure que la population non musulmane en Turquie est infiniment petite et est encore largement perçue comme un ennemi de l'intérieur. Il y a constamment des crimes haineux à son endroit. Cette population est régulièrement diffamée dans la presse et devant le Parlement, et la vérité est que les populations non musulmanes ne se rendront probablement pas au prochain siècle.

D'autres types de minorités religieuses ont également fait l'objet d'attaques. Les non-croyants font aussi les frais d'attaques. Prenons par exemple le cas de Fazil Say. Le pianiste de renom a publié un message sur son compte Tweeter qui a été perçu comme méprisant envers l'islam. Il est poursuivi par la justice à ce sujet. Il est en attente de la suite des procédures.

De plus, il y a un important groupe syncrétique musulman appelé les alévis en Turquie. Pour l'AKP, les alévis sont un problème à bien des égards. Premièrement, même si l'AKP arrive à conceptualiser la différence en ce qui a trait aux non-musulmans, les membres du parti n'y arrivent pas lorsqu'il s'agit de musulmans.

Les établissements religieux alévis ne sont pas reconnus comme tels; les représentants de l'État n'assistent pas aux funérailles alévies, y compris les cérémonies pour des soldats alévis tombés au combat. Les croyances alévies ne sont pas abordées dans l'enseignement obligatoire. Il s'agit d'une population très importante d'environ 15 millions de personnes qui sont poussées aux confins de la société et qui sont méprisées.

Enfin, je dois souligner la question LGBT. La communauté LGBT est calomniée, et ses membres font l'objet de poursuites discriminatoires et subissent une pression constante.

L'intolérance en ce qui concerne la différence est en partie ce qui explique les attaques à l'égard de la liberté d'association, d'expression et de la presse. Le récent attentat à la bombe orchestré par le DHKPC contre l'ambassade américaine démontre aux observateurs occidentaux que la terreur est un véritable problème en Turquie. C'est vraiment un aspect dont les Turcs devraient s'inquiéter et qu'ils devraient aborder. Le problème est que les autorités ont accordé une trop grande portée aux mesures antiterroristes. Des ennemis politiques ont été pris pour cible; des gens qui ont exprimé un intérêt à l'égard de l'identité kurde, qui ont exprimé leur soutien à l'égard de l'affirmation de l'identité kurde ont été traités comme des criminels; l'adhésion à des partis kurdes a souvent été considérée comme une preuve d'intentions terroristes.

Plus de 10 000 personnes ont été arrêtées au cours de la dernière décennie pour de telles raisons, et bon nombre de gens ont été détenus durant une période excessivement longue en attendant leur procès. On compte parmi eux des enfants; des étudiants; des professeurs; des centaines de journalistes; des avocats, dont des avocats qui s'occupent de cas de violations des droits de la personne; des défenseurs des droits de la personne; et des politiciens.

Si vous en voulez une preuve, il y a le cas de Pinak Selek. Elle a été reconnue coupable de terrorisme il y a deux ou trois semaines, malgré des preuves extrêmement douteuses, et ce, après avoir été acquittée à plusieurs reprises. Elle a été condamnée à vie, et tous les observateurs s'accordent pour dire que les preuves étaient terriblement faibles.

Je vais essayer d'être bref, mais j'aimerais dire que, même si l'AKP a réalisé des progrès du point de vue des droits de la personne et que le parti se considère comme un mouvement démocratique, la situation des droits de la personne s'empire en Turquie. Je crois que cela devrait être une priorité pour ses alliés occidentaux. Voici trois raisons.

Premièrement, les vérifications internes des pouvoirs de l'AKP sont très limitées, parce que le parti a été une machine politique très efficace. Deuxièmement, on peut faire réagir Ankara de bien des façons au sujet des divers enjeux. L'AKP se voit comme un mouvement démocratique; les membres prennent donc au sérieux les critiques à ces égards, particulièrement lorsque ces critiques proviennent de la presse et de leurs alliés occidentaux. L'AKP fait confiance aux organismes internationaux. Lorsque des cas sont entendus par la Cour européenne des droits de l'homme, par exemple, cela influe véritablement sur la façon d'agir de la Turquie.

J'incite le Canada et les États-Unis à ne pas s'inquiéter d'offenser la Turquie, parce que la Turquie voit ses alliés occidentaux comme des partenaires et non des amis. Elle ne croit pas que ses alliés occidentaux ont nécessairement à coeur l'intérêt supérieur de la Turquie. Elle pense qu'il y a de bonnes raisons pratiques à court et à moyen terme de maintenir des alliances solides. Voilà pourquoi la Turquie s'intéresse à ce que nous pensons.

La Turquie s'inquiète également beaucoup de sa réputation, les critiques publiques la piquent au vif et ont un effet. Nous n'avons qu'à penser à la réduction des poursuites en vertu de l'article 301. C'est particulièrement le raz-de-marée de critiques de la part d'organismes internationaux, de la presse occidentale et des gouvernements occidentaux au sujet de l'article 301 qui a forcé la Turquie à agir, et c'est ce qu'elle a fait.

Je m'arrête ici. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.

Le sénateur D. Smith : Je ne peux pas m'empêcher de souligner qu'un de nos distingués collègues qui a siégé pendant de nombreuses années, le regretté sénateur Pitfield, était diplômé de St. Lawrence. Il a reçu un doctorat honorifique en 1979.

À propos des droits de la personne, je veux revenir sur la question kurde. Je tiens toutefois à souligner une tendance. C'est plutôt frustrant d'une certaine façon parce que si nous remontons à l'époque où Kemal Atatürk a tenté de séculariser le gouvernement, la manière dont il s'y est pris aurait presque pu servir de modèle.

En ce qui a trait aux minorités, il y avait la question des Arméniens. J'étais en Arménie il y a à peu près 10 ans et j'ai visité le musée du génocide. Il y a peu de doutes qui subsistent par rapport aux atrocités perpétrées. Cependant, quand on aborde le sujet, les Turcs admettent que des gestes graves ont été commis, mais ils ne peuvent pas accepter l'emploi du mot « génocide ».

Ce qui est très frustrant, c'est qu'en Turquie, il y a parfois un portrait de Kemal Atatürk dans toutes les pièces d'une maison, comme c'était auparavant le cas avec Mao en Chine; c'était le roi de la sécularisation.

Ce matin, un témoin nous a parlé de récentes initiatives favorables aux Kurdes et concernant par exemple des infrastructures et des barrages, et la lutte contre la pauvreté extrême dans le Sud-Est de la Turquie, là où ils sont le plus nombreux. Sont-elles prises de bonne foi ou seulement pour les apparences? Avez-vous une opinion à ce sujet?

M. Eissenstat : Les efforts économiques en faveur des Kurdes sont très réels et déployés depuis longtemps. Pendant de nombreuses années, en particulier quand des laïcs étaient au pouvoir, on supposait qu'il n'y avait pas de problème national kurde, mais plutôt un manque de développement économique. Le développement était donc considéré comme la solution.

Le Parti de la justice et du développement était tout d'abord plus conciliant par rapport à l'identité kurde et, grâce à son important succès économique, il a aussi été en mesure de favoriser une énorme amélioration des infrastructures dans le Sud-Est et dans l'Est. Tout cela est bien réel.

À bien des égards, je crois que le Parti de la justice et du développement prend plus au sérieux les questions d'identité culturelle kurde que n'importe quel autre parti avant lui. Le problème tient au fait qu'il y a un tabou bien ancré à l'égard de tout ce qui peut porter atteinte au caractère unitaire de la république. Les discussions sur l'autonomie et sur l'usage du kurde à l'école primaire sont absolument hors de question. Je pense que les membres de l'AKP veulent vraiment s'attaquer au problème, et qu'ils aimeraient bien qu'il suffise d'autoriser les postes de radio et les festivals kurdes, ce qui serait un pas en avant.

Je ne suis pas certain qu'ils soient capables de faire preuve de suffisamment d'imagination pour redéfinir ce que « turc » signifie, tout comme le Canada a redéfini au cours du siècle dernier ce que veut dire « canadien ».

La sénatrice Johnson : Pour donner suite à vos commentaires, vous avez récemment écrit qu'en Turquie, les universitaires ne vivent pas dans la crainte de devoir « publier ou périr », mais plutôt de celle de se retrouver en prison. Comme vous l'avez mentionné, on a eu l'impression pendant un certain temps que le gouvernement turc allait revoir sa position, mais il semble maintenant que l'AKP, dont vous avez aussi parlé, a certaines réserves par rapport à la liberté universitaire.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur les contrôles exercés, sur la façon dont les étudiants s'en sortent face à l'intolérance grandissante et, compte tenu de son influence amoindrie auprès du gouvernement dont vous avez parlé, sur les mesures attendues de l'armée?

M. Eissenstat : Je vous remercie beaucoup pour la question; c'est un sujet qui m'intéresse depuis longtemps.

Les universités sont visées de trois façons. La première découle du fait que l'AKP est très puissant. La Turquie est en réalité un État à parti unique élu démocratiquement, ce qui veut dire que l'AKP a pourvu avec ses propres candidats des postes à tous les niveaux de la bureaucratie pendant 10 ans. Ses membres ont peu à peu perdu de vue le précepte selon lequel il faut séparer les intérêts du parti des intérêts institutionnels. Par conséquent, les doyens se voient de plus en plus comme des défenseurs du parti et de ses intérêts. Les universités sont donc touchées sur le plan institutionnel.

La deuxième façon de les cibler a trait à certains enjeux spécialisés. Comme je l'ai laissé entendre, les universités d'élite jouissent d'une plus grande liberté. Il n'est pas du tout inhabituel qu'on y discute sérieusement du génocide arménien, mais dans les établissements moins élitistes, le contrôle politique est plus serré et les discussions sur l'identité et le darwinisme semblent faire l'objet de censure.

Le troisième point que j'aimerais soulever, et le plus important, est que l'activisme politique habituellement associé à la liberté intellectuelle — une sorte d'activisme propre à tous les milieux universitaires — prend place dans un contexte de répression contre l'identité kurde dans lequel sont impliquées les universités. Quand je parle de l'arrestation de 1 000 étudiants, je parle majoritairement d'arrestations pour des questions d'affiliation ou pour avoir défendu les droits des Kurdes.

Le dernier point que vous avez abordé portait sur l'armée, qui relève bien sûr directement du gouvernement civil, comme il se doit. La situation des universités n'était pas forcément préférable quand l'armée avait une plus grande influence sur la société turque. Cela dit, le Parti de la justice et du développement a beaucoup plus librement recours à la police pour exercer un contrôle. Il y a un mois, une manifestation relativement restreinte s'était déroulée à l'université technique la plus élitiste de la Turquie. Le premier ministre Erdogan visitait le campus au sujet d'une question liée à un satellite. La présence policière était non seulement envahissante, avec des transporteurs de troupes blindés et un millier d'agents, mais aussi extrêmement et inutilement agressive. Beaucoup d'étudiants ont été blessés et des dizaines d'autres ont été arrêtés.

La sénatrice Johnson : Je n'en reviens pas. Je ne m'étais pas rendu compte qu'il y avait un important mouvement créationniste en Turquie. Est-ce que le gouvernement exerce maintenant un contrôle sur toutes les facettes de la science? Où en est ce mouvement?

M. Eissenstat : Comme pour tout le reste, les institutions de base passent sous le contrôle du parti, et la science ne fait pas exception. Il y a un fort mouvement créationniste en Turquie qui emboîte le pas à son pendant américain — à vrai dire, des documents produits aux États-Unis sont souvent traduits. Ce n'est pas seulement un mouvement parallèle, car il emprunte en fait des éléments du créationnisme américain, ce qui semble avoir des répercussions. Selon des informations récentes, le gouvernement ne parraine plus la publication de textes consacrés au darwinisme. En 2009, l'éditeur d'un journal scientifique officiel qui avait publié un article-vedette sur le centenaire de Darwin a été renvoyé, et le journal a été retiré des stands. Les faits sont là.

Le sénateur Finley : Monsieur Eissenstat, vous avez principalement parlé des droits de la personne. J'ai beaucoup d'autres collègues probablement plus qualifiés que moi pour poser des questions à ce sujet. J'aimerais donc prendre un instant pour aborder un autre thème.

Dans des articles que vous avez fait paraître précédemment — par exemple, A tale of two flotillas, qui je crois a été traduit —, vous avez largement traité de la fin de l'alliance avec Israël. Vous parlez du resserrement des liens du premier ministre Erdogan avec le Hamas et le Hezbollah. Nous avons été informés d'une aide s'élevant peut-être jusqu'à 300 millions de dollars accordée par le gouvernement turc à ces deux mouvements.

Notre témoin précédent a admis qu'il y avait un problème, mais a parlé d'une vision stratégique générale quant à la façon dont la Turquie pourrait traiter avec Israël. Quel est votre avis sur la situation actuelle et l'avenir des relations entre les deux pays?

M. Eissenstat : Il faut d'abord se rappeler que l'alliance étroite entre Israël et la Turquie a plutôt été de courte durée. Elle a été conclue dans les années 1990 et était influencée tant par la politique nationale turque que par des calculs internationaux. Elle était probablement destinée à s'affaiblir de toute façon au fil du temps.

Il importe également de souligner que bien qu'on puisse qualifier la situation actuelle de paix froide, les relations entre Israël et la Turquie sont beaucoup moins tendues que celles entre l'Égypte et Israël. La Turquie investit toujours en Israël, et vice-versa. Il y a toujours une certaine collaboration diplomatique et militaire. Elle n'a pas disparu.

Cela étant dit, les relations ne sont certainement pas aussi bonnes que le souhaiterait Israël et que devrait le souhaiter la Turquie. Je pense que la Turquie bénéficierait de relations plus étroites.

Je ne crois pas que la situation changera, tant qu'Erdogan et Netanyahou seront les personnages centraux des deux pays. Dans l'intervalle, je crois que nous devrons nous contenter de ces relations de niveau inférieur.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : Professeur, c'est un plaisir de vous entendre. Je vais essayer de poser des questions très brèves. Vous avez mentionné que les conditions concernant les droits de la personne en Turquie ont empiré au lieu de s'améliorer.

Vous qui êtes le spécialiste de la Turquie pour le compte de l'organisme Amnistie internationale, en plus des exemples que vous avez donné d'un parti d'opposition qui s'oppose et d'étudiants qui font des pressions, pouvez-vous élaborer à ce sujet? Prévoyez-vous de l'amélioration pour les prochaines années?

[Traduction]

M. Eissenstat : Je tiens à souligner que bien que je travaille à l'occasion pour Amnistie Internationale, aucun de mes commentaires ne doit être considéré comme étant une déclaration d'Amnistie. Je parle uniquement en mon nom personnel.

Par rapport à la liberté d'expression et aux arrestations, la situation en Turquie s'est beaucoup détériorée depuis 2009. Il y a toutefois des possibilités d'amélioration, notamment en raison des pressions exercées par la communauté internationale. Je ne crois pas que nous retournerons à l'époque grisante de 2005, mais le travail en matière de droits de la personne vise des améliorations graduelles, à long terme.

Plus particulièrement, la Turquie a admis que son recours fréquent aux arrestations avait donné lieu à de nombreuses revendications et créé de grands remous dans l'Ouest. Je crois qu'au cours de la prochaine année, des lois seront mises en oeuvre pour réduire ce type d'arrestations; ce qui nous renvoie au dernier point de mon exposé préliminaire, c'est-à-dire que la pression a un effet positif sur la Turquie. Pour certains pays, nous évoquons les droits de la personne et espérons qu'un jour, ils seront pris en compte. Dans le cas de la Turquie, on peut s'attendre à ce qu'à court ou moyen terme, nos gestes puissent faire changer les choses. Voilà une autre bonne raison de persévérer.

[Français]

Le sénateur Fortin-Duplessis : J'ai une question concernant le volet économique. Puisque l'Union européenne constitue le premier partenaire commercial de la Turquie, dans quelle mesure la crise de l'euro influence-t-elle la situation économique en Turquie et dans quelle mesure les manquements aux droits de la personne influencent-ils cette situation économique? Est-ce davantage les manquements aux droits de la personne ou bien la situation économique de l'Union européenne?

[Traduction]

M. Eissenstat : Je ne crois pas qu'il y ait un lien direct entre l'économie et les droits de la personne à cet égard. Toutefois, je crois que la situation fait en sorte que les défenseurs des droits de la personne en Europe ont une moins grande influence sur la Turquie que ceux de l'Amérique du Nord, par exemple.

La crise de l'euro est associée à deux grands enjeux en Turquie. D'abord, elle a prouvé au pays qu'il devait élargir ses horizons, au-delà de l'Europe. Ensuite, elle a donné lieu à une diminution des investissements européens en Turquie. On peut voir l'économie turque comme un interprète, qui prend les investissements de l'Ouest et du Golfe, les reproduit puis investit dans les pays en développement pour établir une industrie et offrir des services.

Le sénateur Wallace : Monsieur, vous avez parlé longuement, et avec passion, de la situation relative aux droits de la personne en Turquie. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser, en vous écoutant, que dans le monde occidental, ici au Canada et certainement aux États-Unis, nous n'avons pas à nous soucier de nos droits et libertés; ils font partie de la loi. Ils sont clairement établis et permettent d'éviter le traitement arbitraire.

Comment ces droits et libertés sont-ils définis au Canada et aux États-Unis par rapport à la Turquie?

M. Eissenstat : Il y a deux grandes différences. Je tiens à m'excuser; je vis à une vingtaine de kilomètres de la frontière canadienne, je devrais mieux connaître le système canadien. Toutefois, le système constitutionnel aux États- Unis met d'abord l'accent sur les droits, et traite les intérêts de l'État de manière subsidiaire. C'est tout le contraire en Turquie. Les intérêts et la survie de l'État sont au coeur de la loi. Les droits de la personne ne sont pas aussi bien protégés.

De plus, le système judiciaire turc n'a pas de longue tradition d'indépendance. Ce n'était pas le cas avant l'AKP, et la situation ne s'est certainement pas améliorée depuis son arrivée au pouvoir. Les juges se soucient souvent davantage de ce que l'État veut. Lorsqu'un juge ne rend pas la bonne décision, le procureur interjette appel après appel jusqu'à ce qu'il obtienne le jugement souhaité.

Le sénateur Wallace : J'allais vous poser une question au sujet de votre commentaire sur l'indépendance du système judiciaire turc. Vous avez dit que les droits de l'État semblaient l'emporter sur les droits et libertés individuels des citoyens. Ces droits et libertés sont-ils définis dans la loi turque? Est-il possible de déterminer quels sont les droits individuels, sans égard à la façon dont le système judiciaire les applique?

M. Eissenstat : Oui. Ils sont définis en vertu de la loi turque et des ententes internationales entre la Turquie et les grandes organisations internationales. Leurs règles ont une incidence sur la façon dont sont appliquées les lois turques.

La présidente : J'aimerais poser une question au sujet de la situation des femmes en Turquie. Le pays compte des femmes éduquées et éloquentes, qui occupent une place importante au sein de la société. Toutefois, si l'on étudie la situation générale en Turquie, les femmes sont confrontées à de nombreux enjeux, comme le mariage, les crimes d'honneur, et cetera. Pouvez-vous nous parler des mesures prises par le gouvernement pour régler ces problèmes?

M. Eissenstat : Bien sûr. La Turquie a été le premier pays signataire de la Convention européenne pour prévenir et combattre la violence envers les femmes et la violence familiale du Conseil de l'Europe. Elle reconnaît donc qu'il y a un problème, et reconnaît les responsabilités de l'État à cet égard. Toutefois, en théorie comme en pratique, elle n'a pas pris les mesures nécessaires. Après tout, la Turquie est une société très patriarcale.

Les discours sur ce thème sont très populaires en politique; Erdogan a adopté un rôle de grand patriarche. Certains de ses discours au sujet de la place de l'homme dans la famille et au travail sont épouvantables.

En ce qui a trait à la violence, on se demande si les crimes d'honneur sont jugés aussi sévèrement que les autres types de meurtres. Les refuges pour femmes posent également un réel problème. Le gouvernement est tenu de les offrir en vertu d'ententes internationales. Or, il y en a beaucoup trop peu pour répondre à la demande. Le gouvernement n'en fait tout simplement pas assez.

La présidente : Vous avez dit que l'Europe investissait moins en Turquie en raison de la situation relative aux droits de la personne. Ce ne serait pas plutôt à cause de la situation économique en Europe et de la crise de l'euro?

De plus, lorsqu'on parle de la Chine et d'autres pays semblables, on dit que les investissements et le commerce donneront lieu à l'amélioration des droits de la personne, que ces pays s'intégreront mieux à la communauté internationale. Croyez-vous qu'il en va de même pour la Turquie? Qu'en investissant dans le pays, nous contribuerons aux changements progressifs nécessaires afin que le pays respecte mieux les droits de la personne?

M. Eissenstat : Pour répondre à la première question, si j'ai dit que les investissements européens en Turquie avaient diminué en raison de la situation des droits de la personne, alors je me suis mal exprimé. J'espère que ce n'est pas ce que j'ai dit, mais si c'est le cas, je vous prie de m'en excuser. Ce que j'ai voulu dire, c'est qu'en raison de la diminution des investissements de l'Europe en Turquie, ses préoccupations relatives aux droits de la personne étaient moins importantes aux yeux du gouvernement turc, qui se soucie davantage de ce que pensent les pays nord-américains.

Il y a de bonnes raisons d'investir à l'échelle internationale, et je crois qu'il y a de bonnes raisons d'investir en Turquie. Son peuple est éduqué. Le pays offre certaines possibilités, et je présume que les investissements visent principalement des fins économiques.

Il se peut que, progressivement, les investissements économiques améliorent le niveau de vie et les droits de la population.

Dans une perspective plus large, les pays avec lesquels la Turquie fait régulièrement affaire — pour des raisons politiques, militaires ou économiques — influencent la façon dont elle traite des droits de la personne. C'est là où se fait sentir la pression sur la Turquie en la matière.

La présidente : Vous n'avez pas parlé de la corruption. Occupe-t-elle une place importante en Turquie, ou est-ce que le pays a pris des mesures raisonnables pour aborder ce problème, comparativement aux pays voisins?

M. Eissenstat : La corruption est toujours présente au pays. On utilise notamment les investissements comme moyen de récompenser les amis politiques et de punir les ennemis, particulièrement dans le domaine de la presse. Cela étant dit, la petite corruption à l'échelle municipale a plus ou moins été éliminée. L'AKP aura au moins fait cela de bien : la petite corruption est beaucoup moins importante en Turquie.

La présidente : Monsieur Eissenstat, vous avez brossé un portrait différent de la situation actuelle en Turquie, ce que nous apprécions. Nous espérons que vos commentaires trouveront écho auprès de certains intervenants. Je vous remercie des explications que vous avez fournies au sujet des droits de la personne et de l'Europe, et d'avoir témoigné devant nous.

Mesdames et messieurs les sénateurs, le comité s'ajourne jusqu'à la semaine prochaine. J'attends la réponse d'un whip. L'autre a accepté notre visite, et nous vous aviserons de votre participation. Nous vous transmettrons l'heure de la visite, et vous devrez confirmer votre présence rapidement.

(La séance est levée.)


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