Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne
Fascicule 29 - Témoignages du 25 juin 2013
OTTAWA, le mardi 25 juin 2013
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui, à 10 heures, pour étudier le projet de loi C-304, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne (protection des libertés).
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.
[Français]
La présidente : Honorables sénateurs, je vous souhaite la bienvenue à cette 39e réunion du Comité sénatorial permanent des droits de la personne.
Notre comité a reçu du Sénat le mandat d'examiner des questions ayant trait aux droits de la personne au Canada comme à l'étranger.
[Traduction]
Je veux rappeler aux gens qui nous regardent que les séances du comité sont publiques et qu'elles sont aussi diffusées sur le Web, à www.parl.gc.ca. Vous pouvez également obtenir d'autres renseignements et l'horaire de comparution des témoins sur le site web en cliquant sur « Accueil des comités du Sénat ».
Honorables sénateurs, nous étudions le projet de loi C-304, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne (protection des libertés), et abrogeant l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui prévoit que constitue un acte discriminatoire le fait d'utiliser un téléphone, de recourir aux services d'une entreprise de télécommunication ou à une méthode informatique, comme Internet, pour aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable pour des motifs de discrimination illicite; par exemple, la race, l'origine ethnique, le sexe ou l'orientation sexuelle.
L'article a été invoqué principalement par des personnes ayant porté plainte au Tribunal canadien des droits de la personne pour des actes de propagande haineuse et raciste dont elles auraient été victimes sur l'Internet. Des sanctions criminelles pour la propagande haineuse sont également prévues aux articles 318 et 320.1 du Code criminel.
En abrogeant l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, le projet de loi C-304 ferait en sorte qu'aucun cas concernant des messages haineux ne pourrait être traité par la commission ou le tribunal fédéral des droits de la personne. Cependant, le projet de loi ne toucherait pas aux interdictions contenues dans le Code criminel concernant la propagande haineuse.
Je m'appelle Mobina Jaffer, et, en tant que présidente du comité, je suis ravie de vous souhaiter la bienvenue à la séance. Avant de poursuivre, j'aimerais demander à mes collègues de se présenter. C'est la vice-présidente qui commencera. Un certain nombre de nos collègues qui ne sont pas membres du comité sont présents aujourd'hui. Je vous remercie de l'intérêt que vous portez à cette question.
La sénatrice Ataullahjan : Je m'appelle Selma Ataullahjan, et je représente Toronto, en Ontario.
Le sénateur Ngo : Sénateur Ngo, Ontario.
Le sénateur Oh : Sénateur Victor Oh, Ontario.
Le sénateur Oliver : Don Oliver, Nouvelle-Écosse.
Le sénateur Eggleton : Art Eggleton, Toronto.
Le sénateur Baker : George Baker, Terre-Neuve-et-Labrador.
La sénatrice Hubley : Sénatrice Elizabeth Hubley, Île-du-Prince-Édouard.
Le sénateur Munson : Jim Munson, Ontario.
La présidente : Nous accueillons tout d'abord le député de la Chambre des communes et parrain du projet de loi, M. Brian Storseth.
Monsieur Storseth, je crois comprendre que vous présenterez un exposé. Les membres du comité pourront ensuite vous poser des questions. Allez-y, s'il vous plaît.
Brian Storseth, député, parrain du projet de loi : Premièrement, j'aimerais remercier le personnel de la St. Paul Education Regional Division qui me permet d'utiliser sa technologie de vidéoconférence et ainsi de participer à votre séance à partir de ma circonscription et de ne pas avoir à retourner à Ottawa.
Madame la présidente, je voudrais d'abord remercier le comité de l'occasion qu'il me donne de discuter de mon projet de loi d'initiative parlementaire, le projet de loi C-304, Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne (protection des libertés). C'est un sujet qui me tient à cœur depuis un certain nombre d'années, et je suis ravi d'avoir reçu l'appui d'une bonne partie de mes collègues et de nombreux médias et citoyens pour cette question importante et souvent négligée.
Le projet de loi contribuera à protéger et à accroître notre liberté la plus fondamentale, la liberté d'expression. Sans cette liberté, quelle valeur ont la liberté de religion ou la liberté de réunion dans notre démocratie? La liberté d'expression est vraiment le fondement même de toutes les autres libertés, et l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne réduit cette liberté fondamentale. Cela fait des années que l'article 13 suscite la controverse. Il a été largement reconnu qu'il va à l'encontre de l'alinéa 2b) de la Charte des droits et libertés, qui énonce que chacun a les libertés fondamentales suivantes : liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication.
Le conflit entre l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et l'alinéa 2b) de la Charte a été confirmé en 2008 par M. Richard Moon, qui a été choisi par la Commission canadienne des droits de la personne pour examiner la loi. La principale recommandation formulée à la page 34 de son rapport consiste à abroger l'article 13 pour que la censure visant le discours haineux relève exclusivement du droit pénal. Le conflit a été réaffirmé en 2009 par le Tribunal canadien des droits de la personne lui-même, qui a déclaré que l'article 13 était inconstitutionnel.
Au cours des derniers mois, j'ai eu l'occasion d'assister à un certain nombre de conférences, d'assemblées générales, et de discuter de mon projet de loi d'initiative parlementaire avec la population. La plupart des gens étaient abasourdis d'apprendre que nos libertés fondamentales peuvent être écartées par un tribunal quasi judiciaire s'il estime que quelqu'un a dit quelque chose « susceptible » — c'est le terme qui figure à l'article 13 — d'exposer un groupe ou une personne à la haine ou au mépris. Les Canadiens ont du mal à croire qu'une disposition législative si vague et mal définie puisse porter atteinte aux droits fondamentaux sur lesquels ils fondent leur démocratie, droits que des hommes et des femmes ont défendus pendant des années au prix de leur vie.
L'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne a sûrement été rédigé de bonne foi afin de combattre la discrimination et les discours haineux, mais ses éventuelles répercussions sont tout autres. Il entre en conflit avec nos libertés fondamentales et les droits de la personne.
Madame la présidente, je suis fier que mon projet de loi d'initiative parlementaire soit appuyé par toutes sortes de groupes religieux et même des publications, le B'nai Brith Canada, le Congrès musulman, des journaux catholiques, le Toronto Star et le National Post. Ils ont tous dit que l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne devait être abrogé.
Ce ne sont pas les émeutes ni les révoltes qui nous permettent de changer les gouvernements, mais la liberté d'expression. Grâce à elle, nous pouvons mettre à l'épreuve les normes sociales et faire progresser notre démocratie. C'est la liberté d'expression qui nous a permis, et qui nous permettra encore, de bâtir notre merveilleuse nation.
J'invite tous les membres du comité à évaluer la portée de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, à examiner vraiment sa structure et ses conséquences et à tenir compte du fait que le Canada, un pays libre et démocratique, souhaite l'abolir.
Je vais conclure en citant Voltaire : « Je combattrai toujours vos idées, monsieur, mais je me ferais tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer ».
Merci. Je suis impatient de répondre à vos questions et d'entendre vos commentaires.
La présidente : Merci, monsieur Storseth.
Le sénateur Munson : En ce qui concerne la liberté d'expression, il y a différents points de vue. Je suis d'avis que la liberté d'expression s'accompagne d'une responsabilité. Vous avez parlé du B'nai Brith Canada. Dans le cadre d'une étude, il a également dit qu'on « utilise toutes les nouvelles technologies web ou mobiles pour répandre la haine, quoique de tels incidents soient désormais si courants qu'il est peu probable que le nombre de cas signalés reflète l'augmentation réelle du phénomène en ligne ».
Je suppose que ma question est la suivante : pourquoi? Vous voulez éliminer l'article 13, mais ne s'agit-il pas d'une garantie pour les gens qui pensent que des groupes qui prônent la suprématie blanche et d'autres groupes peuvent utiliser Internet pour répandre plus de haine dans le monde et dans notre pays?
M. Storseth : Tout d'abord, l'abrogation de l'article 13 ne se traduira pas par une augmentation de la propagande haineuse au Canada. En fait, depuis son adoption par la Chambre des communes — et d'ailleurs depuis bien avant —, l'article n'a pas vraiment été utilisé par la Commission canadienne des droits de la personne, et je ne crois pas que les Canadiens aient fait un plus grand nombre de plaintes liées à de la propagande haineuse.
Surtout, pour les cas de propagande haineuse, de haine et de préjudice qu'elle cause, il est important que les affaires soient entendues par de vrais juges et avocats dans un vrai tribunal, dans le cadre d'un système transparent, comme le prévoient les articles 318 et 320 du Code criminel du Canada, plutôt que par un tribunal quasi judiciaire que personne ne voit et qui met souvent de côté de nombreuses libertés civiles que les Canadiens tiennent pour acquises, comme l'application régulière de la loi, le droit de confronter son accusateur et le droit à la présomption d'innocence jusqu'à preuve du contraire. Tous ces droits sont écartés par les tribunaux des droits de la personne.
L'article 13 et le passage « susceptible d'exposer » laissent des brèches. D'ailleurs, c'est un député libéral, Keith Martin, qui a soulevé la question au cours de la législature précédente. Il disait qu'il était temps d'abroger l'article 13.
Le sénateur Munson : Je vous remercie de m'avoir donné votre point de vue.
Vous avez parlé du Code criminel. Cependant, l'Association du Barreau canadien doit se baser sur le Code criminel, et elle a décrit l'article 13 comme un outil dont elle dispose et qui sert à lutter contre l'intolérance. Il est rare que ces affaires se rendent devant un tribunal judiciaire.
De plus, que dites-vous à l'Association du Barreau canadien? Dans un article, elle a dit ce qui suit :
[...] le débat sur le caractère sommaire de l'article 13 [est] devenu prétexte à une attaque en règle contre l'existence même d'un cadre administratif protégeant les droits de la personne dans ce pays.
Je reviens donc à l'impression que les gens qui se frotteront les mains de contentement sont les groupes militants pour la suprématie blanche, qui feront tout en leur pouvoir pour propager la haine.
M. Storseth : Je comprends votre point de vue, mais à mon avis, d'après les discussions que j'ai eues avec des Canadiens, les gens qui se frottent les mains actuellement sont ceux qui encouragent les débats animés dans notre pays. L'une des choses qu'il faut dire à cet égard, c'est que l'article restreint la liberté d'expression, surtout en ligne, où les jeunes de notre pays vont de nos jours et où les générations à venir iront pour débattre.
Comme je l'ai dit, les acteurs qui appuient fortement le projet de loi sont par exemple le Toronto Star, le Globe and Mail et le National Post, qui ne prônent pas la suprématie blanche.
Le sénateur Oliver : Monsieur Storseth, je vous remercie d'avoir présenté le projet de loi. Je sais que la liberté d'expression vous tient à cœur et que ce qui vous préoccupe principalement, c'est que l'article va à l'encontre de l'alinéa 2b) de la Charte. Deux sénateurs de longue date, le Président du Sénat et Pierre Claude Nolin, un avocat qui s'intéresse beaucoup aux questions constitutionnelles, ont parlé de votre projet de loi au Sénat. Je vais vous lire des passages de leurs exposés et j'aimerais que vous nous disiez ce que vous en pensez.
Je vais commencer par le sénateur Kinsella qui, comme vous le savez, a créé la Commission des droits de la personne du Nouveau-Brunswick et en a été le président pendant plus de 20 ans. Il jouit d'une réputation internationale en tant que défenseur et spécialiste des droits de la personne. Voici ce qu'il a dit au Sénat :
Au Canada, les commissions des droits de la personne provinciales, territoriales et fédérale ne sont pas responsables des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Elles s'occupent plus directement de ce que les étudiants dans le domaine des droits de la personne qualifieraient de « droits à l'égalité ». La meilleure façon de promouvoir et de protéger les droits à l'égalité, c'est de promulguer des mesures législatives antidiscriminatoires.
Il a terminé son exposé au Sénat en posant la question suivante :
Voulons-nous réellement nous priver d'une disposition législative portant sur la discrimination sur Internet?
Ce sont les propos du sénateur Kinsella. J'aimerais connaître votre point de vue à ce sujet.
Pendant que j'y suis, j'aimerais vous lire ce que le sénateur Nolin avait à dire à ce sujet. Il a parlé de la décision que la Cour suprême a rendue en 1998 et de ce qu'elle a dit au sujet de la protection de la liberté d'expression. Voici ce qu'il a dit :
La Cour suprême a reconnu que cela brimait effectivement la liberté d'expression, mais elle a aussi dit que le respect de la dignité et de l'égalité des personnes, surtout en tant que membres d'un groupe particulier...
Il fait référence aux groupes minoritaires.
... justifie la restriction de cette liberté d'expression.
La Cour suprême a jugé que dans certains cas, il est justifié de la restreindre.
J'aimerais entendre votre point de vue sur ce que les deux sénateurs de longue date avaient à dire au Sénat.
M. Storseth : J'ai beaucoup de respect pour les sénateurs Kinsella et Nolin.
Pour retourner en arrière, j'ai pu lire les deux exposés. J'étais très heureux que le Président du Sénat ait pris le temps de parler de mon projet de loi d'initiative parlementaire.
En ce qui concerne le respect dans notre société et les propos du sénateur Nolin, je dirais qu'il est difficile, voire impossible, de légiférer au sujet du respect. Je pense que c'est quelque chose qu'il faut nous assurer de favoriser dans notre société en gagnant le cœur et l'âme des gens. C'est comme si nous disions que nous allons surveiller leurs pensées et leurs propos. Nous devons nous en assurer, comme le prévoit la Charte — et je suis d'accord avec la Cour suprême lorsqu'elle dit qu'il doit y avoir des limites. D'ailleurs, dans notre pays, il y a des limites à ce qu'on peut dire. Lorsque les propos d'une personne deviennent néfastes et qu'ils sont vraiment haineux, ce n'est pas acceptable. Ce sont des attaques très graves qui ne devraient pas être étouffées ni étudiées par un tribunal quasi judiciaire.
Lorsque des gens le font dans notre pays, nous devons prendre le temps de nous assurer qu'ils sont jugés dans un tribunal judiciaire, par un vrai juge et de vrais avocats. Nous ne pouvons pas avoir un tribunal quasi judiciaire dont personne n'entend jamais parler et des causes dont on n'entend jamais parler, qu'il s'agisse des résultats ou du processus suivi. La meilleure façon de régler les problèmes, c'est de faire toute la lumière à leur sujet. C'est la meilleure façon de procéder et il en a toujours été ainsi dans notre société.
Je pense que nous devons continuer à le faire au moyen du Code criminel du Canada. Notre Code criminel offre des moyens qui ont fait leurs preuves au fil du temps en permettant de redresser les torts causés aux Canadiens. Je dirais que les tribunaux quasi judiciaires dont il est question à l'article 13 briment vraiment nos libertés civiles. Je ne crois pas qu'on puisse dire que c'est de cette façon que nous devrions juger ces affaires.
J'aimerais souligner également que dans son exposé, le sénateur Kinsella parle souvent de l'objectif. Comme je l'ai déjà dit, je crois que l'article 13 a été créé pour défendre les droits de la personne. Toutefois, pour ce qui est de son application, il va à l'encontre des droits de la personne des Canadiens, et c'est pourquoi des groupes comme le B'nai Brith Canada, le Congrès musulman canadien et la Catholic Women's League disent qu'ils appuient l'objectif, mais que l'article comporte des lacunes et ne fonctionne pas dans l'intérêt des Canadiens. Plutôt que de protéger les droits de la personne, il les attaque. Je dirais que ce type de questions peut se régler de façon transparente, par le Code criminel et dans le cadre de notre système judiciaire.
Je précise aussi que nous avons notamment différé d'un an, dans le projet de loi, la date d'entrée en vigueur de la loi, pour donner au gouvernement le temps de renforcer les articles 318 à 320 du Code criminel, ce que, à la Chambre des communes, le ministre Nicholson a déjà promis de faire dès l'adoption du projet de loi.
Le sénateur Baker : Vous dites que l'article viole la Charte. Ce n'est pas le seul article de loi à l'avoir fait. C'est un fait assez répandu. Le fait est, cependant, que l'article premier de la Charte vient annuler leur effet, ce que la Cour suprême du Canada a réitéré à maintes reprises.
Permettez-moi de vous la citer, lorsqu'elle affirme que l'article 13 diffère tout à fait du Code criminel et qu'il faudrait éviter de les confondre. La citation remonte à 1990. La Cour suprême du Canada l'a confirmé de nouveau il y a environ trois mois. D'abord, dans l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, que vous connaissez bien, elle dit, au paragraphe 37 :
Il est essentiel toutefois de reconnaître qu'en tant qu'outil expressément conçu pour empêcher la propagation des préjugés et pour favoriser la tolérance et l'égalité au sein de la collectivité, la Loi canadienne sur les droits de la personne diffère nettement du Code criminel. La législation sur les droits de la personne, et en particulier le paragraphe 13(1), n'a pas pour objet de faire exercer contre une personne fautive le plein pouvoir de l'État dans le but de lui infliger un châtiment. Au contraire, les dispositions des lois sur les droits de la personne tendent plutôt, en règle générale, à éviter ce genre d'affrontement en permettant autant que possible un règlement par voie de conciliation et, lorsqu'il y a discrimination, en prévoyant des redressements destinés davantage à indemniser la victime.
Il y a trois mois, dans le paragraphe 105 de l'arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, la Cour suprême du Canada a encore cité, en l'approuvant, cette distinction et la valeur de l'article 13(1) de notre Loi canadienne sur les droits de la personne. Qu'en dites-vous?
M. Storseth : D'abord, je dois dire que je vous suis reconnaissant de l'occasion que vous m'accordez d'en discuter avec vous. Je proposerais que...
La présidente : Monsieur Storseth, je n'avais pas l'intention de vous interrompre. Nous ne disposons que d'environ sept minutes. Je demande qu'on soit bref dans les questions et les réponses pour que d'autres sénateurs puissent vous interroger.
M. Storseth : Merci, madame la présidente. Je serai bref.
En fait, je vous répondrai que M. Richard Moon, que la Commission canadienne des droits de la personne a nommé pour obtenir son avis sur l'article 13, affirme, à la page 31 de son rapport, que :
La principale recommandation de ce rapport est que l'article 13 devrait être abrogé pour que le discours haineux sur Internet soit exclusivement censuré par le droit criminel. Une interdiction étroitement définie de la propagande haineuse axée sur les discours liés à la violence ne cadre pas facilement ni simplement dans une loi sur les droits de la personne qui envisage la discrimination dans une optique large et cherche à promouvoir l'objectif de l'égalité sociale par l'éducation et la conciliation.
J'entrevois ensuite une discussion plus vigoureuse avec le sénateur.
La présidente : Monsieur Storseth, trois sénateurs veulent vous interroger. Je les inviterai à poser leurs questions et, à la fin, peut-être, vous pourrez y répondre globalement, parce que nous disposons de peu de temps en vidéoconférence. Commençons par la sénatrice Ataullahjan.
La sénatrice Ataullahjan : M. Storseth, Isaiah Berlin distinguait, dans son essai de 1958 Two Concepts of Liberty (Deux notions de la liberté), les libertés positives, la capacité d'agir selon ses choix, et les libertés négatives, le fait d'être à l'abri des contraintes ou des influences extérieures. Ayant vécu sous le régime bolchévique, en U.R.S.S., il estimait que la quête des libertés positives pouvait mener à la violation des droits. Il a dit que la liberté du brochet signifiait la mort des petits poisons, que la liberté s'arrête là où commence celle des autres.
Vous insistez sur l'importance de protéger les libertés positives des Canadiens, notamment la liberté d'expression. Leur protection a-t-elle préséance sur celle de leurs libertés négatives?
Le sénateur Eggleton : L'Association du Barreau canadien fait remarquer que l'abrogation de l'article 13 ferait disparaître la norme civile de la prépondérance des probabilités et la saisine des affaires de discours haineux. On ne pourrait plus s'appuyer que sur le Code criminel lequel impose une charge de la preuve plus lourde. Elle laisse entendre que, en fait, beaucoup de ces affaires peuvent être réglées à ce niveau.
Je sais que vous n'avez pas en haute estime la façon dont ces problèmes sont réglés par les tribunaux ou par la Commission des droits de la personne, mais pour améliorer la Loi canadienne sur les droits de la personne conformément à vos objectifs n'avez-vous pas envisagé d'autres moyens que cette solution qui équivaut à jeter le bébé avec l'eau du bain?
La sénatrice Hubley : Monsieur Storseth, le rapport Moon a présenté d'autres recommandations, notamment la modification du libellé de l'article 13, de manière à tenir compte de l'intention et à préciser que l'interdiction ne s'applique qu'aux cas les plus extrêmes d'expression de la discrimination, c'est-à-dire la menace, la défense ou la justification des membres d'un groupe identifiable. J'aimerais connaître votre opinion sur ces autres recommandations.
La présidente : Monsieur Storseth, je vous serais reconnaissante de répondre en même temps aux trois sénateurs.
M. Storseth : Je me réjouis de la possibilité de discuter avec chacun d'entre vous. J'accepte d'être à votre disposition quand le Parlement sera de nouveau convoqué ou avant, pour approfondir la discussion, comme j'ai fait avec les sénateurs par le passé.
Avant de terminer, je rends hommage au travail que notre feu sénateur Finley a consacré à la promotion de ce projet de loi et, aussi, à l'aide qu'il m'a fournie pour lui faire franchir les étapes de son étude à la Chambre des communes.
J'apprécie beaucoup les observations faites par les sénateurs, particulièrement quelques observations touchant d'éventuels amendements. À la Chambre comme dans le rapport de M. Moon, la principale recommandation est l'abrogation de l'article, parce que sa modification serait particulièrement pénible. Je crois que 12 ou 13 amendements ont été proposés pour ce petit article de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Si on en tenait compte, la révision de l'article le changerait au point que, d'après moi, on ferait beaucoup mieux de l'abroger.
À l'avenir, il pourrait y avoir d'autres façons de procéder pour un gouvernement qui voudrait examiner une autre méthode de protéger ces droits. La plupart des organismes qui ont étudié l'article 13 ont reconnu qu'il était plus facile de l'abroger que d'apporter toutes les modifications de fond nécessaires pour répondre aux motifs de préoccupations qu'il a soulevés.
La question sur les libertés positives et les libertés négatives est excellente. L'une des différences fondamentales entre notre démocratie et certains des pays non démocratiques dont on a parlé réside dans la croyance profonde dans la responsabilité du gouvernement de permettre aux Canadiens d'exprimer leur désaccord avec ses positions et ses actions. C'est, d'après moi, un moyen important qui nous a permis et qui continuera de nous permettre de faire évoluer et d'adapter notre pays de manière pacifique et de renforcer notre société, quand on s'y appliquera.
Je cite souvent Nellie McClung et le mouvement des suffragettes comme exemples de changement provoqué dans la société. D'après le hansard de la Chambre et du Sénat de l'époque, ce n'était pas la norme de parler du droit de vote des femmes. En fait, l'idée était choquante. C'est grâce à la liberté d'expression et à la liberté de pensée que ces femmes ont pu obliger notre société à s'améliorer.
Pour limiter la liberté d'expression, il importe de procéder dans la transparence et le respect des libertés civiles des Canadiens, que ce soit par l'application régulière de la loi, un procès rapide, le droit d'être confronté avec l'accusateur, ou celui de prendre connaissance de la preuve. Rien de cela n'est possible avec l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne ni dans les tribunaux saisis. En fait, il est souvent arrivé que les enquêtes ont duré plusieurs années et que les accusés n'ont jamais su qui alléguait qu'ils brimaient leurs libertés civiles ni qui pouvait le prouver ni quelle était la preuve. Voilà qui peut coûter très cher aux Canadiens et, dans ces circonstances, ils n'ont pas droit à l'aide d'un avocat. Voilà, je pense, des lacunes colossales dans ce processus, ce système. Je suis conservateur et libertaire et je crois profondément que nous devons tous nous débarrasser de ces entraves à un discours de qualité dans notre pays.
Je suis très sensible au fait que le Sénat prolonge sa session pour examiner mon projet de loi. Je l'en remercie. Je vous remercie pour le temps que vous consacrez à cette tâche.
Je tiens aussi à exprimer que, en pensées et en prières, je suis avec les sinistrés des inondations du sud de l'Alberta et je remercie tous ceux qui les encouragent par leur appui et leurs vœux.
La présidente : Merci, monsieur Storseth.
Notre prochain témoin est M. Richard Moon, qui, à ce que je sache, a quelques remarques à livrer avant de répondre aux questions.
Richard Moon, professeur, faculté de droit, Université de Windsor : Merci beaucoup de votre invitation. Permettez- moi de commencer en disant qu'il existe à la fois de bonnes et de mauvaises raisons pour abroger l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Commençons par les mauvaises. Des blogueurs et des chroniqueurs, dans les médias, ont fait des allégations sur la Commission canadienne des droits de la personne et son application de l'article 13, des allégations qui entraînent la confusion et qui, le plus souvent, sont tout simplement des faussetés. Par exemple que, en ce qui concerne les affaires se rattachant à l'article 13, la commission a atteint un taux de condamnations de 100 p. 100 ou, ce qui est plus troublant encore, que ses membres et son personnel sont incompétents et corrompus.
Permettez-moi d'affirmer simplement que ces allégations sont fausses, sans fondement et qu'elles diffament la commission.
J'ai écrit sur la question, comme l'autre témoin d'aujourd'hui. Si le comité souhaite en savoir davantage sur ces allégations et sur la réponse à leur donner, je serais ravi de leur indiquer les documents à lire.
Je voudrais maintenant aborder les raisons, selon moi, pertinentes d'envisager l'abrogation de l'article 13.
Comme vous le savez, j'ai rédigé un rapport pour le compte de la Commission canadienne des droits de la personne il y a quelques années. J'y recommandais l'abrogation de l'article 13, afin que la commission et le tribunal ne s'occupent plus de la propagande haineuse, en particulier celle véhiculée sur Internet. Je faisais valoir que le Code criminel canadien devrait continuer d'interdire la propagande haineuse. J'ai exposé trois arguments généraux.
Premièrement, j'ai précisé que l'État devrait continuer de censurer la propagande haineuse qu'il faudrait confiner à une catégorie restreinte d'expression extrême, qui explicitement ou implicitement, véhicule des menaces de recours à la violence contre les membres d'un groupe identifiable ou encore qui prône ou justifie un tel recours, même si cette violence n'est pas imminente.
D'après moi, il est trop risqué de ne pas interdire les formes extrêmes ou radicales de la propagande empreinte de préjugés, particulièrement lorsque cette propagande circule au sein d'une subculture raciste sur Internet. L'auditoire d'Internet étant tellement fragmenté, on peut exploiter un site web qui donne dans la marginalité, tout en évitant un examen crucial du public.
La propagande haineuse sur Internet vise souvent le lot les membres d'une subculture raciste relativement bornée. Elle peut alors renforcer et propager les opinions racistes ainsi que favoriser les gestes extrêmes.
Deuxièmement, j'ai fait valoir que les formes moins extrêmes d'expression discriminatoire, bien qu'elles soient nuisibles, ne peuvent pas être simplement bannies du discours public par la censure. Toute tentative d'exclure du discours public les propos qui stéréotypent ou diffament les membres d'un groupe identifiable exigerait une intervention extraordinaire de la part de l'État et compromettrait gravement l'engagement public à l'égard de la liberté d'expression.
Ces formes moins extrêmes d'expression discriminatoire sont si communes qu'il est impossible d'établir des règles précises et efficaces visant à les identifier et à les exclure. Puisqu'elles sont si envahissantes, il est essentiel de les aborder ou de les confronter, plutôt que de les censurer. Nous devons trouver d'autres moyens que la censure de répondre à l'expression qui stéréotype ou diffame les membres d'un groupe identifiable.
Enfin, j'ai soutenu enfin qu'une interdiction étroitement définie de la propagande haineuse axée sur les discours liés à la violence ne cadre pas facilement ni simplement dans une loi sur les droits de la personne qui envisage la discrimination dans une optique large, qui souligne l'effet de l'acte sur la victime plutôt que l'intention ou la mauvaise conduite de l'auteur, et qui emploie un processus destiné à mettre les parties en présence et à faciliter un règlement à l'amiable de leur conflit.
C'est un processus qui convient tout à fait au traitement des plaintes pour discrimination, de la façon dont nous comprenons cet enjeu. Cependant, il ne convient pas pour la propagande haineuse.
Le problème principal, c'est que les intérêts de la liberté d'expression sont touchés, me semble-t-il, chaque fois qu'une enquête est menée. Même si la commission rejette la plainte, l'enquête nécessite la participation des parties en cause, et peut durer de 8 à 10 mois.
Étant donné qu'elle est tenue de mener une enquête sur les plaintes à moins qu'elles soient frivoles, vexatoires ou entachées de mauvaise foi, la commission doit donc enquêter sur des plaintes qui ne seront probablement pas soumises à l'arbitrage.
De plus, puisque l'article 13 fait partie d'une loi qui cherche à faire avancer l'objectif de l'égalité sociale au moyen de l'éducation et de la conciliation, la commission pourrait avoir tendance à opter excessivement pour l'inclusion au moment de décider si une plainte doit être rejetée pour un motif de frivolité avant la tenue d'une enquête.
Les commissions des droits de la personne peuvent hésiter à exclure une plainte pour un tel motif avant la tenue d'une enquête, car une telle conclusion pourrait sembler minimiser les sentiments sincères de souffrance ou de tort que ressentent les membres d'un groupe minoritaire; de plus, cela exclut la possibilité de faciliter un règlement du « conflit » — entre guillemets — entre les parties. Je le répète : même si la commission rejette la plainte, les intérêts de la liberté d'expression sont déjà compromis.
Ma deuxième préoccupation quant au processus de protection des droits de la personne et à son application aux cas de propagande haineuse, c'est le fait qu'on se fie à de simples citoyens pour déposer une plainte et intenter une poursuite en vertu de l'article 13. Bien que la commission soit habilitée à engager elle-même une plainte, elle n'a généralement pas exercé ce pouvoir.
Cette démarche pose problème pour de multiples raisons, quoique la raison principale soit qu'elle place tout simplement un trop grand fardeau sur le simple plaignant. La plupart du temps, la propagande haineuse vise un groupe réceptif, ou du moins intéressé; le plaignant en prend seulement connaissance par hasard ou parce qu'il la trouve sur Internet. Le plaignant est responsable du traitement de sa plainte tout au long du processus, tant à l'étape de l'enquête qu'à celle de l'audience.
En plus des fardeaux que représentent le temps et l'argent qu'il faut consacrer à la procédure, surtout si la plainte est renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne, certains plaignants ont été la cible de menaces de violence. Nous ne devrions pas nous attendre à ce que les plaignants portent un tel fardeau. Dans ce contexte, il n'est pas surprenant de voir que très peu de plaintes ont été soumises à l'arbitrage du tribunal. D'ailleurs, les plaintes qui ont été accueillies par le tribunal avaient été généralement déposées par une seule personne : le fardeau est énorme et le sacrifice, immense.
J'ajouterais que le fait de chercher de la propagande haineuse sur les sites web de néo-nazis ou de tenants de la suprématie blanche pour ensuite établir des liens avec les personnes qui fréquentent ces sites dans le but de les identifier pose des défis éthiques qui ne devraient pas être assumés par de simples citoyens. La propagande haineuse nuit tant au groupe qu'à la collectivité. C'est une atteinte aux droits de la population. Il incombe à l'État, et non pas au simple citoyen, de veiller au respect de la loi.
Selon moi, tous ces arguments appuient l'abrogation de l'article 13. Toutefois, si nous allons nous en remettre au Code criminel pour lutter contre la propagande haineuse, nous devrons alors nous assurer que la procédure pénale est efficace. Il y a manifestement certaines questions qu'il faudra régler ou prendre en considération au moment d'examiner l'efficacité du Code criminel.
J'aimerais soulever rapidement deux ou trois autres points. Premièrement, pour être en mesure d'intenter une poursuite en vertu du Code criminel, aux termes de la disposition sur la propagande haineuse, il faut d'abord obtenir le consentement du procureur général provincial. Nous en savons très peu au sujet de ce recours, ou du moins des critères qui déterminent s'il faut donner ou non un consentement. Dans le passé, certains procureurs généraux ont refusé d'accorder leur consentement, peu importe la poursuite, ce qui a suscité certaines inquiétudes. Or, comme je l'ai dit, nous n'en savons tout simplement pas beaucoup à ce sujet.
Deuxièmement, il est vrai que certains services de police ont acquis beaucoup d'expérience en matière d'enquêtes liées aux plaintes de propagande haineuse ou de questions connexes, mais on ne peut certainement pas affirmer que tous les services de police — ou la plupart d'entre eux — ont la capacité et le savoir-faire nécessaires pour enquêter sur ces plaintes.
Permettez-moi d'ajouter rapidement que le Code criminel comprend un article qui passe souvent inaperçu, mais qui pourrait être d'une certaine utilité pour empêcher les formes extrêmes de propagande haineuse. Il s'agit de l'article 320.1 du Code criminel, qui permet de retirer les propos haineux affichés sur Internet lorsqu'il n'est pas nécessaire d'établir l'existence d'une intention délictueuse ou même l'identité de la personne pouvant être à l'origine de la publication du contenu.
Enfin, permettez-moi de dire qu'il est important de tenir un débat sérieux sur la question de la réglementation de propagande haineuse en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne. C'est un débat difficile et complexe, et nombreuses sont les positions raisonnables qu'on peut prendre sur la question. Je ne suis pas d'accord avec ceux qui affirment que la commission et le tribunal canadiens des droits de la personne devraient continuer de s'occuper de cette question, mais je ne doute pas qu'ils adoptent cette position de bonne foi.
Selon moi, l'article 13 devrait être abrogé. Cependant, peu importe ce que le comité décide de faire, il est important que sa décision soit fondée sur une évaluation des avantages et des coûts réels des différentes options stratégiques, sans tenir compte des attaques injustes et injustifiées portées contre les commissions des droits de la personne qui masquent les vraies questions d'importance.
La présidente : Merci, monsieur Moon.
Chers collègues, nous essayons toujours d'établir la connexion avec Mme Eliadis. En attendant, passons à la période des questions.
Monsieur Moon, les gens affirment que cette question peut faire l'objet de mesures législatives contre les comportements haineux aux termes du Code criminel du Canada, mais les facteurs liés au sexe, à l'âge ou à un handicap ne sont pas prévus dans le code. À l'heure actuelle, ces critères ne sont pas inclus dans le code, alors qu'ils le sont dans la Loi canadienne sur les droits de la personne. Êtes-vous d'accord?
M. Moon : Oui. Je crois bien que c'est le cas. Je ne veux pas laisser entendre que le Code criminel, tel qu'il est écrit actuellement, constitue la réponse la plus efficace. Je crois qu'il faut réfléchir sérieusement aux améliorations à apporter au code, au processus, à l'expertise de la police, et cetera, si nous voulons que ce soit une option efficace.
La présidente : À la page 2 du rapport que vous avez présenté à la Commission canadienne des droits de la personne, vous dites que si nous devions opter pour l'abrogation, chaque province devrait mettre sur pied une « équipe anti-haine » composée de policiers et de procureurs généreux expérimentés pour s'occuper des enquêtes et des poursuites relatives aux crimes haineux. Vous ajoutez que les poursuivants devraient recourir au code plus souvent qu'ils ne le font maintenant. Êtes-vous toujours de cet avis?
M. Moon : Oui, nous devons certainement réfléchir aux moyens de s'assurer que la police dispose du savoir-faire nécessaire et qu'elle prend l'initiative d'entamer des poursuites, dans les cas pertinents. Voilà le premier point à soulever.
Je crois comprendre que la Colombie-Britannique, il y a un certain temps, avait établi une telle équipe composée de représentants du processus de justice pénale. À mon avis, il s'agit d'une option très utile que d'autres provinces devraient envisager d'adopter.
En ce qui concerne le consentement du procureur général, je ne crois pas que cette exigence soit nécessairement inappropriée : on ne devrait pas intenter des poursuites si on estime que les chances de gain de cause sont peu élevées. Toutefois, je crois qu'il vaudrait la peine d'examiner comment ce consentement a été utilisé dans le passé — c'est-à-dire dans quelles circonstances on a accordé ou refusé le consentement — parce que, comme je l'ai dit, nous n'en savons tout simplement pas beaucoup sur l'utilisation et les circonstances propices au consentement.
Certains craignent que l'exigence de consentement soit utilisée — ou risque d'être utilisée — pour annuler les effets de la loi : par exemple, un procureur général pourrait simplement refuser d'accorder son consentement, peu importe le cas. C'est un aspect dont on ne connaît pas grand-chose et qui mérite d'être examiné.
La présidente : Monsieur, il y a beaucoup de sénateurs qui veulent vous poser des questions. Je vous prie donc de répondre brièvement, dans la mesure du possible.
La sénatrice Andreychuk : Monsieur Moon, j'ai beaucoup de questions, mais je vais me contenter de vous en poser une seule.
Dans le cadre de notre examen de la loi antiterroriste, nous nous sommes également penchés sur la question de la propagande haineuse. Vos observations ont surtout porté sur l'autre volet de la propagande haineuse. L'ajout de l'article 13 à la Loi canadienne sur les droits de la personne remonte à la fin des années 1970, si je me souviens bien. On y a ajouté des dispositions concernant d'abord le téléphone, puis Internet et, enfin, la lutte contre le terrorisme. Pouvez- vous nous parler de cette approche fragmentaire et nous dire dans quelle mesure l'article 13 s'est avéré efficace à la suite de la loi antiterroriste, qui était censée protéger les groupes pouvant être indûment visés?
M. Moon : Je regrette, mais je crains ne pas pouvoir répondre à la question. Je n'ai pas suivi l'évolution de la situation depuis la publication de mon rapport et je ne suis pas suffisamment au courant de cet aspect pour être en mesure de fournir une réponse éclairée. C'est ce que je vous répondrai simplement. D'autres témoins seraient mieux placés pour répondre à la question. Je suis désolé.
Le sénateur Baker : Monsieur, merci pour votre comparution devant nous aujourd'hui et pour le travail considérable que vous avez accompli dans le domaine. En février dernier, dans l'arrêt Whatcott c. Saskatchewan, la Cour suprême du Canada a fait référence à votre rapport. Je vous cite la phrase en question : « D'autres font valoir que, pour porter une atteinte minimale à la liberté d'expression, le discours haineux devrait relever de dispositions, criminelles ou autres, limitant uniquement le discours qui menace de violence, préconise la violence ou la justifie : voir R. Moon (...) », et c'est suivi du titre de votre rapport.
Voici donc la grande question que j'ai à vous poser, et c'est une question que toute personne raisonnable ne manquerait pas de vous poser, étant donné que vous préconisez l'assujettissement de ces questions au Code criminel du Canada. Tous les Canadiens se souviennent de l'affaire R. c. Ahenakew, ce chef qui avait prononcé un discours sur les Juifs au Canada. Tout le monde au Canada avait regardé le bulletin de nouvelles du soir pour entendre le discours en question, suivi de l'entrevue durant laquelle cet homme avait dit des choses épouvantables au sujet des Juifs. Par conséquent, il a été accusé en vertu de l'article que vous préconisez — à savoir l'article 319 du Code criminel —, plutôt qu'en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Au bout du compte, on l'a déclaré innocent, et il a été acquitté. Pourquoi? Parce que le juge a affirmé qu'à cause des exigences en matière d'intention et des éléments constitutifs de l'infraction aux termes du Code criminel, il n'y avait pas moyen de prouver qu'il s'agissait d'un discours haineux.
Êtes-vous en train de dire qu'une personne peut tenir de tels propos comme bon lui semble — sur Internet, au téléphone, par appel automatisé — pour autant que ces propos ne remplissent pas les critères rigoureux de l'article 319 du Code criminel?
M. Moon : Je suppose que je répondrais simplement oui. Toutefois, comme vous l'avez souligné, il s'agit d'une décision très compliquée, fondée sur une série complexe de faits.
Cette affaire a soulevé deux questions. La première était de savoir s'il s'agissait d'une conversation privée, et on a jugé que ce n'était pas le cas.
L'autre question était de savoir si l'accusé avait l'intention de communiquer ces opinions. Le problème, c'est que la cour a conclu que l'accusé avait été poussé ou provoqué par le journaliste.
Je ne prends pas position sur les conclusions de fait, mais la décision rendue par la cour était fondée sur des faits entourant le contexte dans lequel la communication avait eu lieu après le discours. Vous avez tout à fait raison : si nous nous en remettons au Code criminel, le fardeau de la preuve incombera à la Couronne, auquel cas il faudra établir l'intention requise.
Si nous tenons compte de l'article 13, il importe de souligner qu'au moment où j'ai écrit mon rapport, le Tribunal canadien des droits de la personne n'avait tenu que 16 ou 17 audiences, lesquelles avaient débouché sur la conclusion que l'article avait été violé. Cette disposition n'est pas utilisée très souvent, parce que le régime impose un fardeau incroyablement lourd au plaignant. Dans chacun de ces cas, le tribunal a prononcé une injonction après avoir conclu que l'article avait été violé.
Je le répète : ce qui m'inquiète, c'est que dans tous ces cas, à une ou deux exceptions près, le plaignant était une personne qui devait porter ce lourd fardeau à lui seul. Vous avez bien raison de dire qu'il est difficile d'intenter des poursuites en vertu du Code criminel, mais je pense qu'il nous faut reconnaître que l'article 13 présente son lot de difficultés.
Le sénateur Baker : Au fond, vous dites que nous devrions éliminer complètement l'article, nous en remettre aux normes rigoureuses du Code criminel et permettre aux gens de dire ce qu'ils veulent sur d'autres personnes, n'est-ce pas?
M. Moon : Évidemment, je ne crois pas que nous devrions laisser les gens dire ce qu'ils veulent.
Le sénateur Baker : Il n'y a pourtant aucune loi qui interdit cela.
M. Moon : En fait, le Code criminel comporte une disposition qui interdit les propos haineux extrêmes. Si on examine l'article 13 et les cas qui ont été tranchés par le tribunal, c'est-à-dire ceux qui ont franchi toutes les étapes du processus, je dirais que presque tous ces cas pourraient être poursuivis en vertu du Code criminel. Ce sont des propos de nature extrême, et il ne fait aucun doute qu'ils s'accompagnent d'une intention délictueuse.
Le problème, c'est que parmi les cas qui font l'objet d'une enquête dans le cadre du processus, certains n'auront aucune chance d'avoir gain de cause devant le tribunal. La cour et le tribunal, ou la cour qui a interprété l'article 13 et l'interdiction prévue dans le Code criminel, ont indiqué très clairement que seules les formes les plus extrêmes de propagande haineuse tomberaient sous le coup de l'une ou l'autre de ces dispositions.
La sénatrice Ataullahjan : Monsieur Moon, en tant que membre d'une communauté minoritaire, je suis inquiète des effets que le projet de loi pourrait avoir sur les minorités — que ce soit des minorités visibles, religieuses ou autres. Si on abroge l'article 13, les communautés minoritaires n'auront-elles pas de la difficulté à demander que justice soit faite contre les auteurs d'actes de haine et de violence?
M. Moon : Je ne suis pas de cet avis. Toutefois, si nous voulons régler le problème, nous devons nous assurer que la police et la Couronne prennent au sérieux l'accessibilité des dispositions du Code criminel, en particulier celle que j'ai mentionnée dans ma déclaration préliminaire, à savoir l'article 320.1, qui permet de retirer les propos haineux qui circulent sur Internet, sans devoir établir l'intention; il suffit de démontrer que les propos constituent une propagande haineuse en vertu du Code criminel. Ce serait là un processus beaucoup plus efficace.
Permettez-moi de répéter que l'article 13 n'est pas souvent invoqué, et rares sont les cas qui ont emprunté cette voie et qui ont abouti à une audience, étant donné que le fardeau incombe à une seule personne. Cette disposition n'est pas largement utilisée par les différentes communautés au Canada et pour cause : elle fait peser un fardeau sur les personnes qui veulent porter plainte.
Le sénateur Eggleton : Monsieur Moon, l'Association du Barreau canadien a souligné, dans son mémoire sur le sujet, que la difficulté tient au fait que le Code criminel impose un très lourd fardeau de la preuve, hors de tout doute raisonnable — vous en avez parlé un peu dans vos observations sur l'application de l'article 319 du code —, alors que l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne exige la norme du droit civil ou la prépondérance des probabilités. Franchement, les deux options semblent avoir leur utilité.
Il me semble qu'en abrogeant l'article, on risque de jeter le bébé avec l'eau du bain. Je me demande donc si on ne peut pas procéder autrement. Dans votre document, vous faites état de certaines difficultés, qui vous ont incité à conclure que l'article 13 devrait être abrogé. Y aurait-il moyen d'agir sans éliminer cet outil?
M. Moon : Permettez-moi de faire deux ou trois remarques. Tout d'abord, dans mon rapport, je propose de fait une autre solution. J'indique que si on décide de ne pas aller de l'avant avec l'abrogation de l'article 13, qui me semble être la mesure appropriée, on peut apporter un certain nombre de changements au processus relatif aux droits de la personne en ce qui concerne les plaintes portant sur les propos haineux afin d'au moins atténuer une partie des problèmes et des préoccupations. Je propose d'élargir le rôle que la commission pour qu'elle puisse rejeter, aux étapes préliminaires, les plaintes qui lui semblent peu susceptibles de réussir et d'éviter ainsi d'effectuer une enquête complète. La commission pourrait également jouer un plus grand rôle dans le traitement des plaintes afin d'alléger le fardeau qui pèse sur les épaules des plaignants. J'ai donc formulé quelques solutions de rechange.
Permettez-moi de dire brièvement quelque chose sur ce que vous avez dit initialement au sujet du fardeau de la preuve. Le fardeau de la preuve et la norme de preuve sont importants quand les protagonistes ne s'entendent pas sur les faits et sur les propos tenus. C'est certainement aussi le cas pour leurs intentions, mais c'est plus compliqué. Le fardeau de la preuve peut s'appliquer à ces situations. Ce n'est toutefois pas le nœud du problème dans la plupart des cas de propos haineux, où il faut plutôt déterminer si ce qui a été dit constitue des propos haineux. Les paroles sont- elles graves, sérieuses et extrêmes au point où elles constituent des propos haineux? En pareil cas, je ne crois pas que le fardeau de la preuve importe beaucoup. On détermine si les paroles sont extrêmes au point où elles constituent — ou pas — des propos haineux. Je ne suis donc pas certain que le fardeau de la preuve ait un grand rôle à jouer dans bon nombre de ces affaires.
Le sénateur Eggleton : Voilà qui nous amène à nous interroger sur ce qui constitue des propos extrêmes. Le sénateur Baker a évoqué une affaire dans le cadre de laquelle une personne a tenu des propos très offensants, qui semblaient constituer à l'évidence des propos haineux; pourtant, cette personne a été déclarée non coupable en vertu de l'article 319 sur l'intention.
M. Moon : En effet, mais c'est parce qu'elle a été interrogée par un reporteur au lieu de tenir un discours quelconque.
Les mêmes problèmes relatifs au caractère des propos se présentent au sujet de l'article 13. Comme vous le savez peut-être, les dispositions relatives aux propos haineux figurant dans les codes sur les droits de la personne se sont retrouvées sous les feux de la rampe par suite d'une plainte formulée contre la revue Macleans. Le tribunal de la Colombie-Britannique saisi de l'affaire a conclu que l'article de Mark Steyn ne constituait pas des propos haineux en l'espèce. Si vous l'avez lu, au regard de ce qu'on sait maintenant, comme le fait qu'Anders Breivik s'est inspiré des écrits de bien des gens, dont Mark Steyn, on pourrait affirmer que l'article comprend bel et bien des propos haineux contre les musulmans du Canada, même aux termes du Code criminel. Il risque d'être difficile de déterminer ce qui constitue, de par son caractère extrême, des propos haineux, que ce soit en vertu du Code criminel ou du processus relatif aux droits de la personne.
L'ennui, c'est que les propos racistes intolérants sont courants dans notre société. Il existe des formes extrêmes qui peuvent être comprises implicitement, ou parfois explicitement, quand certains préconisent des actes extrêmes et même violents contre les membres de divers groupes. À cela s'ajoutent des formes plus courantes de stéréotypes et d'insultes de tout acabit. Nous avons pour la plupart accepté le fait qu'en ce qui concerne du moins les propos tenus en public, on ne peut réglementer ou restreindre ces formes courantes sans que le gouvernement ne s'ingère trop dans la conduite du discours public. Nous mettons une limite, et cela représente un défi de taille.
La présidente : Monsieur, vous avez parlé de l'affaire Steyn, mais c'est la loi de Colombie-Britannique, toujours en place, qui s'applique en l'espèce. Mais c'est de la loi fédérale dont il s'agit ici.
M. Moon : Absolument.
Le sénateur White : Si je comprends bien, vous affirmez que l'article 13 est redondant en raison de l'article 319 du Code criminel. Nombreux sont ceux qui pourraient faire valoir qu'en présence de deux lois similaires, les gens empruntent parfois la solution de la facilité au lieu de se prévaloir de tout le pouvoir du Code criminel. Si j'interprète mal vos propos, corrigez-moi. Cependant, si je suis dans le vrai, est-ce que les dispositions actuelles du Code criminel permettent de résoudre ces affaires? Est-ce parce qu'elles ne suffisent pas à la tâche qu'on recourt aux dispositions de rechange de la Loi sur les droits de la personne? Si c'est le cas, comment peut-on améliorer le Code criminel? Si je fais fausse route sur toute la ligne, vous pouvez me corriger.
M. Moon : Je ne suis pas certain que le mot « redondant » soit tout à fait exact, mais il l'est dans une certaine mesure. Comme je l'ai souligné dans mon exposé, le Code criminel est le processus le plus approprié parce que peu importe ce qu'on respecte, il est convenu que seules les formes les plus extrêmes de propos intolérants devraient être couvertes par la loi, qu'il s'agisse de l'article 13 ou de la disposition du Code criminel sur l'incitation délibérée à la haine. Le processus de justice pénale convient beaucoup mieux pour réagir à cette forme extrême de propos haineux. Le processus relatif aux droits de la personne concerne un concept large et inclusif de discrimination. Il doit idéalement contribuer à éduquer et à rapprocher les parties quand certains n'ont pas réfléchi à la situation ou aux besoins de diverses communautés, ainsi qu'à l'emploi et aux services afin d'inciter les employeurs et d'autres intervenants à reconnaître qu'ils doivent adapter les politiques, les programmes, les installations et d'autres aspects afin d'être aussi inclusifs que possible.
Les propos haineux sont d'un autre ordre. Nous considérons qu'on devrait n'en régir que les formes les plus extrêmes. J'apporterai toutefois une correction. Je ne crois pas que l'article 13 soit considéré comme la solution de la facilité. S'il est assez simple de présenter une plainte à la commission, le processus pour aller jusqu'au jugement du tribunal et à la résolution est extrêmement lourd. Ce n'est en rien une solution facile.
Les propos haineux constituent un tort commis en public à l'égard d'une communauté, mais aussi envers toute la population canadienne. Il me semble que c'est l'État — la police, la Couronne et ainsi de suite — qui devrait se charger d'intenter des poursuites, et non les citoyens. Pour tout un éventail de raisons, le Code criminel convient mieux pour résoudre ces problèmes.
Le sénateur Munson : Monsieur, vous avez éveillé ma curiosité. Vous continuez d'invoquer le Code criminel, mais que faudra-t-il faire pour que les procureurs généraux provinciaux interviennent? Vous affirmez que c'est à l'État et non aux citoyens qu'il revient d'agir, et que nous n'en savons pas assez sur ce que font les procureurs généraux provinciaux. Disposez-vous de statistiques montrant que ces procureurs agiront dans de tels dossiers? À l'heure actuelle, nous nous appuyons sur l'article 13.
M. Moon : Je n'en suis pas certain. Comme je l'ai indiqué, je ne crois pas qu'on s'en soit énormément servi. La plupart des plaintes dont le tribunal a été saisi venaient d'une seule et même personne.
Le sénateur Munson : Les provinces ne semblent pas faire quoi que ce soit.
M. Moon : Dans mon rapport et mon exposé, j'ai fait remarquer que si nous abrogeons l'article 13, nous devons nous assurer que le processus pénal fonctionne.
Quand j'ai rédigé mon rapport, je n'étais qu'un universitaire à qui on avait demandé d'exécuter cette tâche, sans personne ou ressources. Je ne dispose donc pas de statistiques sur le processus pénal. Il faudrait vous adresser au ministère de la Justice pour savoir quels sont les renseignements dont il dispose sur le nombre de poursuites et les situations où les procureurs généraux ont accordé ou non leur consentement. Je ne suis pas en mesure de vous fournir l'information.
Quand j'ai écrit mon rapport il y a bien des années, j'ai indiqué que nous devons nous renseigner davantage à ce sujet si nous décidons de nous en remettre au processus pénal. Je crains de ne pouvoir faire mieux aujourd'hui que de répéter mon affirmation.
Le sénateur Munson : Oui, je conviens que nous devrions en savoir davantage sur ce qui se passe dans les provinces avant de faire quoi que ce soit avec ce projet de loi, car on revient à ce que le sénateur Eggleton a dit concernant l'Association du Barreau canadien : en abrogeant l'article 13, le Parlement fera faux bond aux Canadiens et à la communauté internationale. Selon l'Association du Barreau canadien, nous avons des obligations en vertu de traités internationaux, et nous devons les respecter.
M. Moon : En effet. Le Code criminel cadre, selon moi, avec ces obligations. Une fois de plus, si on considère l'abrogation de l'article 13 comme une perte, comme l'Association du Barreau canadien l'a apparemment déjà fait, nous devons déterminer comment et quand on s'en est servi. Il importe de reconnaître que même si on peut abstraitement affirmer que son abrogation constitue une perte, le fait est qu'il a très peu servi. Nous parlons d'un nombre fort restreint de cas, des cas qui, comme je l'ai souligné, ont presque tous été soulevés par une seule personne qui a pris sur elle d'intenter des poursuites à un coût personnel énorme.
L'abrogation de l'article 13 pourrait avoir des conséquences symboliques, mais je ne crois vraiment pas que ce soit le cas. Par contre les conséquences d'ordre pratique seront minimes, puisque l'article a été très peu utilisé.
La présidente : Vous avez indiqué à quelques reprises que peu d'affaires avaient finalement fait l'objet d'une décision. Mais je crois comprendre qu'un processus permet à la Commission des droits de la personne de rencontrer le plaignant et l'auteur des propos potentiellement offensants. Une fois que l'article 13 aura été abrogé, rien ne permettra de résoudre les différends, sauf dans les cas les plus extrêmes. En fait, on ne résout même pas le problème; on se contente d'accuser quelqu'un pour des écrits ou des propos haineux. La Commission des droits de la personne dispose cependant d'un processus qui permet fort bien de résoudre les problèmes au sein de la communauté. Ce processus disparaîtra, n'est-ce pas?
M. Moon : Le dilemme est le suivant : si nous considérons que seules les formes les plus extrêmes de propos intolérants devraient être couvertes par la loi, sachez que ce sont ces cas qui ne se prêtent guère à la médiation ou à la conciliation.
Tout d'abord, les parties n'ont généralement pas eu d'interaction par le passé et n'en auront pas dans l'avenir. Quelqu'un a trouvé les propos en ligne et a formulé une plainte à ce sujet. Il ne s'agit pas d'un cas classique de discrimination, où on réunit les deux parties pour tenter d'établir ou de rétablir une relation. S'il n'est question que des propos extrêmes, alors il me semble que la conciliation ou la médiation ne conviennent guère.
Si, par contre, il s'agit de plaintes relatives à des formes moins extrêmes de propos intolérants, la liberté d'expression pourrait entrer en ligne de compte, ce qui fait que les parties devraient participer à un processus dans le cadre duquel elles ne seraient finalement pas reconnues coupables d'avoir enfreint la loi, mais devraient néanmoins trouver une solution.
Ici encore, on en sait très peu sur l'issue de ces affaires, mais dans les quelques cas dont j'ai eu vent, il semble que les personnes aient constaté qu'elles risquaient d'être déclarées coupables ou plutôt en contravention de l'article 13, et aient simplement trouvé moyen de s'en sortir en promettant de ne plus recommencer. La manœuvre s'apparente davantage à une négociation de plaidoyer qu'à autre chose.
Quand je me suis penché sur la question, les statistiques dont je disposais indiquaient que la commission a accepté environ 75 plaintes qu'elle a jugées fondées; vous me pardonnerez de ne pouvoir être plus précis. De ces plaintes, très peu concernaient l'article 13, bien entendu. Plus de la moitié de ces plaintes ont été rejetées à la suite de l'enquête et n'ont pas été transmises au tribunal. Parmi celles qui ont été renvoyées au tribunal, un nombre très restreint ont été réglées avant qu'une décision ne soit rendue. La conciliation ou la médiation n'ont pas joué un grand rôle dans les affaires concernant l'article 13, pour les raisons évidentes que j'ai évoquées précédemment. Il s'agit d'expression extrême venant de parties qui ne seront pas capables de s'assoir ensemble pour discuter.
La sénatrice Fraser : J'aimerais revenir à la question de nos obligations internationales, monsieur Moon. Si nous acceptons pour l'instant de nous appuyer sur le Code criminel et non sur l'article 13, comme vous le préconisez, le code ne prévoit-il pas la protection contre les propos haineux qui visent expressément celles dont je veux parler : les femmes. Si nous abolissons l'article 13, qui protège les femmes de la discrimination, se pourrait-il que nous n'honorions pas nos obligations, notamment celles que prévoit la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, pendant le temps qu'il nous faudra pour rectifier le Code criminel?
M. Moon : Une fois de plus, si nous parlons de la discrimination à l'égard des femmes...
La sénatrice Fraser : De propagande haineuse.
M. Moon : Voilà la vraie question. Il conviendrait, selon moi, de réfléchir à la portée de cette mesure. Il existe divers moyens de progresser et de veiller au respect de nos obligations.
Il est certain que quand il est question des propos extrêmes dont nous parlons, on comprendra que les dispositions du Code criminel ou des lois sur les droits de la personne qui interdisent les propos haineux portent principalement sur la race et, de plus en plus, sur la religion. C'est là qu'on observe les formes les plus extrêmes de propos haineux.
Je conviens tout à fait qu'il faille s'attarder à la portée actuelle de l'interdiction pénale.
La sénatrice Fraser : N'attendriez-vous pas que les modifications nécessaires aient été apportées au Code criminel avant d'abolir l'article 13?
M. Moon : Je ne le ferais probablement pas, mais comme je l'ai déjà indiqué, je ne suis pas législateur. Quand j'ai rédigé mon rapport, l'abrogation de l'article 13 allait de pair avec une recommandation selon laquelle il faudrait examiner les modifications qu'il conviendrait peut-être d'apporter pour que le Code criminel fonctionne le plus efficacement possible.
La sénatrice Andreychuk : J'aimerais enchaîner sur la question précédente. Vous semblez dire que l'article 13 aborde la question de la propagande haineuse. J'ai cru comprendre qu'il n'avait trait ni à la propagande haineuse ni à la communication haineuse en tant que telles, mais plutôt qu'il y était question de communiquer certains messages par téléphone ou de faire en sorte qu'ils soient communiqués au moyen des télécommunications, et cetera. Nous avons ajouté l'Internet. Il est question des pratiques discriminatoires et de la propagande haineuse liées à un certain système de communications.
Y a-t-il d'autres façons ou avez-vous étudié d'autres façons à la Commission des droits de la personne de vous attaquer à la question de la propagande haineuse comme pratique discriminatoire non communiquée par voie électronique ou téléphonique?
M. Moon : La raison de cette orientation est une question de compétence et de compétence fédérale. Les codes provinciaux des droits de la personne peuvent couvrir d'autres types de communications ou de représentation dans une province en particulier.
Le fait est que seulement une partie des codes provinciaux comprennent une disposition semblable ou pratiquement équivalente à l'article 13, mais portant sur d'autres types de communications. La Colombie-Britannique, l'Alberta, la Saskatchewan et les Territoires du Nord-Ouest ont une disposition semblable. Si on a mis l'accent, encore une fois, sur les communications téléphoniques, et que ce point a été interprété par le tribunal au départ et ensuite clarifié par adjonction de références à Internet, c'est en réalité seulement parce que ce point était de compétence fédérale.
Personne ne sera surpris d'apprendre qu'en ce moment, la propagande haineuse se fait en grande partie sur Internet, alors nous devons vraiment nous y attacher si nous voulons régler ce problème.
Le sénateur Baker : Puisque la propagande ou les communications haineuses se font en grande partie sur Internet, comme vous l'avez mentionné, pourquoi retranchons-nous aujourd'hui de la loi une interdiction à cet égard? Croyez- vous qu'il soit judicieux pour le Parlement de le faire en ce moment alors que le public s'intéresse autant à ce qui se passe sur Internet, notamment avec les jeunes et les communications haineuses? Croyez-vous que ce soit une sage décision?
M. Moon : J'ai signalé que j'estime qu'il s'agit de la réponse appropriée des pouvoirs publics, car je pense que le Code criminel convient mieux pour régler ce problème. Pour donner une réponse complète à cette question, je crois que je vais donner l'impression de me répéter et je ne veux pas le faire. Encore une fois, il ne convient pas d'opter pour un mécanisme enclenché par une plainte dont le fardeau repose sur les particuliers. Il ne convient pas d'utiliser un mécanisme visant à composer avec une conception inclusive et générale de la discrimination pour composer avec une catégorie étroite de la liberté d'expression extrême. Je peux simplement réitérer ce que j'ai dit tout à l'heure. Je vois que vous n'êtes pas persuadé, par contre.
Le sénateur Baker : Une personne raisonnable dirait « et le Code criminel non plus ». Comme le professeur et l'ancien juge d'en face nous diraient, ce n'est pas que l'intention qu'il faut prouver, mais aussi les éléments essentiels de l'infraction tels qu'ils sont décrits dans le Code criminel. C'est difficile à prouver et problématique.
En fait, ce que nous retranchons de la loi — et ce qui représente les éléments relatifs à Internet et aux télécommunications de compétence fédérale —, c'est la partie dans laquelle il est dit : « vous ne devez pas faire de propagande haineuse ». Nous retranchons cette norme élevée du Code criminel pour prouver quelque chose sous le régime de cette partie de ce document. Comment les parlementaires peuvent-ils justifier cette décision aujourd'hui?
M. Moon : Comme je l'ai dit, le Code criminel et les normes que vous décrivez sont tout à fait appropriés lorsqu'il est question de discours public, de liberté d'expression, et nous essayons de délimiter une catégorie de liberté d'expression extrême qui devrait exceptionnellement être cernée et interdite.
J'aimerais porter à votre attention l'article 320.1, car il évite une partie des problèmes que vous avez décrits et permet, sans blâmer quiconque, de débarrasser Internet de la propagande haineuse.
Le sénateur Baker : Monsieur Moon, nous avons des lois au Canada, comme vous le savez, pour empêcher les choses de survenir. Les gens savent que certaines choses sont interdites par la loi, alors il y a une raison préventive d'avoir des dispositions législatives comme l'article 13. Vous avez suggéré qu'il n'est pas souvent invoqué. En conséquence, pourquoi devrions-nous le retrancher? Pourquoi y accorderions-nous autant d'attention et pourquoi rédigeriez-vous de grands rapports pour retrancher un article de la Loi sur les droits de la personne qui n'est pas usité dans les faits?
M. Moon : La raison principale est que, lorsque je dis qu'il n'est pas utilisé très souvent, je fais allusion aux affaires qui se rendent jusqu'à la décision et qui se soldent par la délivrance d'une injonction. On l'utilise le plus souvent au départ, mais la plupart de ces plaintes sont rejetées après enquête. Je pense que nous devons nous préoccuper — comme ils le disent aux États-Unis — de l'effet paralysant sur la liberté d'expression qui pourrait, en fait, ne pas être visé par la disposition, mais qui fait l'objet d'une enquête sur une période de huit à 10 mois pendant laquelle une personne doit rendre compte de son discours et se défendre. Il ne faut pas simplement penser à l'issue, mais aussi au processus.
Pour ce qui est de la valeur symbolique, le Code criminel a beaucoup plus de valeur symbolique en tant que déclaration publique concernant l'inadmissibilité et le caractère odieux de la propagande haineuse.
La présidente : Je vais demander au sénateur Eggleton et au sénateur Munson de poser leurs questions, et M. Moon pourra y répondre.
Le sénateur Eggleton : J'aimerais m'éloigner brièvement de l'argument juridique et revenir sur les commentaires du sénateur Baker. Si nous devions appuyer ce projet de loi qui retire l'article 13 de la loi, que pensez-vous que le gouvernement du Canada devrait faire pour promouvoir et protéger la liberté d'expression contre les préjudices de la propagande haineuse?
Le sénateur Munson : Comment l'approche du Canada à l'égard de la propagande haineuse se compare-t-elle à celle d'autres pays, notamment en ce qui touche la propagande haineuse sur Internet? Autrement dit, les autres pays ont-ils des modèles législatifs que le Canada devrait examiner ou éviter d'adopter?
M. Moon : Je vais commencer par la seconde question pour dire que je pense que le premier modèle que nous avons intérêt à éviter est celui des États-Unis. Dans ce pays, où il n'y a aucune réglementation importante de la propagande haineuse, on a adopté une approche très libertaire à l'égard de la liberté d'expression et aucune réglementation.
Dans d'autres administrations, on privilégie une vaste gamme d'approches à l'égard de la propagande haineuse. Dans certains cas et à certains endroits, ce qui est considéré comme un discours restreint est compris de façon plus générale. Vous savez sûrement que dans différentes administrations, certains types de discours très précis sont interdits, comme le fait de nier l'existence de l'Holocauste.
À bien des égards, le Canada a été un chef de file dans ce secteur et, bien que nous devions prendre en compte ce que d'autres pays ont fait, je pense que nous avons mis au point et testé différentes sortes d'interventions et qu'elles ont été importantes.
Comme je l'ai dit, il y a bien des raisons de penser que l'article 13 n'est pas le modèle idéal. D'autres administrations ont quelque chose de semblable, mais je ne peux pas, du moins à ce stade, vous dire dans quelle mesure leur expérience a été une réussite. Je crois que ce modèle a été assez exceptionnel.
En ce qui touche la question de savoir ce qui devrait être fait, je ne peux que réitérer ce que j'ai déjà dit. Premièrement, nous devons nous renseigner ou enquêter sur ce qui se passe réellement sur le terrain avec le Code criminel, en particulier s'agissant des ressources qui sont affectées aux enquêtes sur les questions de propagande haineuse ou les plaintes; deuxièmement, pour ce qui est du nombre de fois et de l'issue des demandes de consentement provenant des procureurs généraux dans différentes provinces, le fait est que nous n'avons pas suffisamment de renseignements à ce sujet.
Le gouvernement doit envisager sérieusement le ressourcement des services de police — et il faut parler des provinces en particulier à cet égard — pour veiller à ce que les dispositions du Code criminel soient efficacement appliquées. En conséquence, nous devons penser aux questions de ressourcement et, bien sûr, cela soulève des questions de compétence provinciale complexes.
La présidente : Merci beaucoup, monsieur Moon. Nous vous savons gré d'avoir pris le temps de témoigner aujourd'hui.
Mesdames et messieurs les sénateurs, nous n'avons pas pu établir de connexion avec Mme Eliadis, mais elle nous a envoyé ses commentaires. Quelqu'un peut-il proposer une motion pour verser son exposé au dossier?
Le sénateur White : Je la propose.
La présidente : Merci, sénateur White.
Nos prochains témoins sont Mark H. Toews, membre de l'exécutif, Section du droit constitutionnel et des droits de la personne; et Kerri Froc, avocate-conseil, Réforme du droit et Égalité, tous les deux de l'Association du Barreau canadien.
Merci beaucoup d'être venus.
Nous accueillons aussi, par vidéoconférence, Cara Zwibel, directrice du Programme des libertés fondamentales de l'Association canadienne des libertés civiles.
La parole est à vous.
Cara Zwibel, directrice, Programme des libertés fondamentales, Association canadienne des libertés civiles : J'aimerais remercier le comité de m'avoir invitée à prendre part à la discussion concernant le projet de loi C-304.
L'ACLC est un organisme national d'intérêt public sans but lucratif et non partisan. Elle célébrera l'an prochain 50 années de promotion du respect des droits fondamentaux de la personne et des libertés civiles. L'importance fondamentale de la liberté d'expression a été la pierre angulaire des travaux de l'ACLC depuis sa création. Parallèlement, elle a toujours encouragé l'égalité ainsi que lutté et fait campagne contre la discrimination.
Bien que nous comprenions que l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne a été promulgué en vue de lutter contre la discrimination et de promouvoir l'égalité, nous avons milité en faveur de son abrogation et de celle de ses pendants provinciaux dans certaines provinces, pendant nombre d'années, y compris en participant comme intervenants à bien des affaires judiciaires dans le cadre desquelles la question de la constitutionnalité des dispositions relatives à la propagande haineuse a été soulevée. Nous sommes en faveur de l'abrogation proposée de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne parce que nous croyons qu'une démocratie mature n'atteint pas l'égalité en limitant la liberté d'expression.
J'aimerais parler en particulier des quelques raisons interreliées pour lesquelles l'ACLC estime que l'article 13 devrait être abrogé. Premièrement, les tribunaux des droits de la personne ne sont pas des organes appropriés pour traduire les cas de propagande haineuse. Je sais que vous avez entendu le témoignage de M. Moon ce matin, et je suppose qu'il a aussi soulevé cette question, car elle représentait une partie fondamentale de son rapport. Cependant le Tribunal canadien des droits de la personne est chargé d'interpréter la Loi de façon large et généreuse et il doit le faire pour combattre la discrimination systémique et contribuer à atteindre l'égalité réelle, car, comme nous le savons, les formes de discrimination subtiles et systémiques sont plus courantes que les formes de discrimination plus évidentes et flagrantes. Le tribunal est chargé d'interpréter la loi de façon très générale, mais lorsqu'il est question des dispositions relatives à la propagande haineuse, on lui demande de l'interpréter de façon très étroite. Les tribunaux ont dit que seules les formes les plus extrêmes de propagande haineuse sont visées par l'article 13. C'est le type de propagande qui compare les groupes minoritaires à des animaux ou des parasites et qui laisse entendre que l'élimination de ce groupe est l'unique solution aux problèmes de la société. C'est le point le plus extrême, et le fait de limiter la propagande haineuse à ce petit paragraphe sur les propos offensants est nécessaire en raison de l'importance de protéger la liberté d'expression, mais il est aussi entièrement contraire à ce que les tribunaux des droits de la personne ont l'habitude de faire. Cela place et la commission et le tribunal dans la position peu enviable de devoir dire à certains groupes, par exemple, que même si les déclarations écrites sur un site web concernant un groupe en particulier sont extrêmement offensantes et blessantes, elles ne s'élèvent pas tout à fait au niveau de la propagande haineuse au sens de la loi. En outre, bien qu'elle soit nécessaire du point de vue de la liberté d'expression, l'interprétation étroite de l'article 13 ne tient pas compte du fait que bien des formes plus subtiles de messages offensants peuvent, dans les faits, avoir une incidence beaucoup plus négative sur les groupes minoritaires et la société dans son ensemble que la propagande haineuse extrême et flagrante que vise l'article 13.
La seconde raison pour laquelle nous estimons que l'article 13 devrait être abrogé est qu'il s'agit d'un mécanisme inefficace pour régler le problème de la propagande haineuse et de la discrimination dans notre société moderne. Le processus d'enquête et d'examen des plaintes est long, et bien que le tribunal ait limité aux cas de propagande les plus extrêmes ses observations selon lesquelles l'article a été violé, des formes d'expression simplement controversées peuvent faire l'objet d'une plainte et d'une enquête qui planera au-dessus de l'objet de la plainte pendant des mois, voire des années. Cela peut vraiment limiter les propos controversés, peut-être même offensants, mais pas haineux au sens de la loi. En tant que société démocratique fortement engagée à l'égard de l'égalité et du multiculturalisme, le Canada a l'obligation de s'attaquer aux pratiques et aux traitements discriminatoires, mais aussi de choisir, pour ce faire, des mécanismes efficaces. L'article 13 a prouvé qu'il ne l'était pas et il devrait être abrogé.
Enfin, même si les points de vue diffèrent quant aux torts que cause vraiment la propagande haineuse, l'ACLC croit que le fait de s'attacher à traiter les plaintes au tribunal est la mauvaise façon d'essayer d'atteindre l'égalité et d'enrayer la discrimination. Les ressources devraient être affectées à l'éducation et aux mesures pour contrer les messages haineux. Il y a lieu de noter que ceux qui prêchent la haine au Canada sont minoritaires, et que nous devons envisager de mettre en place des mécanismes qui faciliteraient la lutte contre la propagande haineuse.
Même si nous comprenons que le projet de loi C-304 pourrait ne pas être le document par lequel ces modifications seront apportées, nous croyons que le gouvernement a un rôle à jouer afin de donner aux Canadiens ordinaires les outils nécessaires pour dénoncer les messages haineux.
C'est tout ce que je voulais dire pour commencer. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.
La présidente : Merci beaucoup.
Kerri Froc, avocate-conseil, Réforme du droit et Égalité, Association du Barreau canadien : Merci à vous, madame la présidente, et merci aussi aux sénateurs. Les représentants de l'Association du Barreau canadien sont ravis de témoigner devant le comité aujourd'hui concernant le projet de loi C-304, projet de loi d'initiative parlementaire visant à abroger les articles 13 et 54 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
L'Association du Barreau canadien est une association bénévole de 37 000 membres de partout au Canada ayant pour principaux objectifs de promouvoir la primauté du droit, d'améliorer la loi et d'améliorer l'administration de la justice. C'est dans l'esprit de ce mandat que les membres de notre Section du droit constitutionnel et des droits de la personne et de notre comité sur l'égalité ont formulé les commentaires que nous vous avons remis par écrit et dont nous parlerons aujourd'hui.
M. Mark Toews, membre de l'exécutif de la Section du droit constitutionnel et des droits de la personne de l'association m'accompagne aujourd'hui. Je vais lui céder la parole pour qu'il vous parle en détail de nos commentaires sur l'étude du projet de loi.
Mark H. Toews, membre de l'exécutif, Section du droit constitutionnel et des droits de la personne, Association du Barreau canadien : Merci à vous, madame la présidente, et merci aussi aux membres du comité. Vous avez reçu notre document, et ce matin, j'aimerais vous résumer brièvement les réserves de l'ABC quant au projet de loi C-304 et réitérer nos recommandations.
L'ABC est favorable au maintien de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Bien que nous soyons en faveur du droit à la liberté d'expression, il est important de prendre note qu'aucun droit ou liberté n'est absolu. Tous les droits et libertés sont sujets aux limites imposées par les droits compensatoires. Le droit d'être libre de toute discrimination — fondée sur la race, la religion et de nombreuses autres caractéristiques — et d'être traité avec dignité est un droit compensatoire qui peut poser une limite raisonnable au droit à la liberté d'expression. C'est une valeur fondamentale dans la société — aussi fondamentale que celle de la liberté d'expression. C'est aussi une valeur conforme à l'esprit de la Charte, comme il est dit à l'article 15 de la Charte, qui porte sur le droit à l'égalité, et à l'article 27, qui porte sur le multiculturalisme canadien.
Ce n'est pas le moment d'abroger l'article 13. La quantité de messages haineux dans les communications n'a pas diminué au fil des ans. L'avènement d'Internet, ce qui comprend les courriels et les médias sociaux, a rendu possible l'envoi de messages haineux instantanément et partout dans le monde. L'augmentation de l'intimidation par l'entremise des médias sociaux chez les jeunes Canadiens est un exemple de la façon dont les messages haineux et préjudiciables peuvent être envoyés rapidement et mènent souvent à une fin tragique.
Récemment, la juge Rosalie Abella, de la Cour suprême du Canada, déplorait le fait que le monde soit incapable d'éradiquer les violations des droits de la personne plus de 60 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle a fait la déclaration suivante : « Nous n'avons pas encore appris la plus importante des leçons — qu'il faut s'efforcer de prévenir les abus plutôt que de les pallier. »
Une culture de préjugés et de discrimination se crée lorsqu'on peut diffuser impunément des opinions haineuses et intolérantes. Cela commence par des remarques isolées, généralement à l'endroit de groupes vulnérables. Après les avoir entendues assez souvent, les observateurs et les témoins finissent par y croire et deviennent craintifs à l'égard du groupe ciblé, ce qui donne lieu à des préjugés, à de la discrimination et à d'importantes conséquences tragiques.
On fait remarquer que des atrocités sont commises là où une culture le permettait. Nous en avons été témoins avec les Tutsis au Rwanda, le Falun Gong en Chine et les victimes de l'Allemagne nazie, pour ne nommer que ceux-là.
En votant pour l'abrogation de l'article 13 de la loi, les parlementaires votent pour permettre la diffusion de ce type de propos odieux au Canada et à l'étranger par l'entremise d'Internet. Cela semble plutôt paradoxal puisque le gouvernement est en train de mettre sur pied un Bureau de la liberté de religion pour promouvoir et protéger la liberté de religion et les minorités à l'étranger en s'opposant à l'intolérance et en faisant la promotion des valeurs canadiennes de pluralisme et de tolérance, les mêmes valeurs que l'article 13 vise à protéger.
L'article 13 est un instrument important de la trousse d'outils du fédéral, car il contribuerait à prévenir les violations des droits de la personne avant qu'elles ne soient commises. Il offre une tribune pour que les plaintes soient entendues par un tribunal impartial et, s'il y a lieu, pour qu'elles soient traitées d'une manière juste et transparente. Si le tribunal conclut que les messages haineux contreviennent à l'article 13, il peut ordonner à l'auteur de cesser ces communications, et les messages seront supprimés d'Internet. La diffusion de messages haineux est une forme de discrimination, et l'article 13 est un outil important pour protéger et promouvoir l'égalité au Canada.
L'article 13 s'applique à un comportement qui n'est pas criminel mais qui cause néanmoins un préjudice à des groupes ciblés. Sans l'article 13, le seul outil dont disposera l'État pour lutter contre cette forme de discrimination est le Code criminel, et il y a de nombreux défis à relever pour réussir à poursuivre une personne en vertu de l'article 319 du Code criminel. Il y a de nombreux défis, mais je n'ai pas le temps de vous les décrire en détail. Le plus évident est le critère élevé de la preuve hors de tout doute raisonnable. De plus, cet article a une portée limitée, car il ne traite pas de tous les aspects de la discrimination, dont le sexe, les caractéristiques liées au genre, l'identité sexuelle, l'âge ou l'invalidité.
Nous connaissons l'affaire Ahenakew. Malgré les remarques au sujet des juifs qu'il a faites, il a été acquitté en fin de compte puisque l'infraction ne pouvait pas être prouvée selon les critères de la preuve au criminel. La norme la plus élevée doit bien sûr être appliquée étant donné que la condamnation pourrait entraîner une peine d'emprisonnement de deux ans et un casier judiciaire. Toutefois, si c'est le seul outil qui reste, il est à prévoir que les messages haineux, tels que les exemples que nous avons fournis dans notre mémoire, augmenteront et seront diffusés impunément.
Le Canada a travaillé fort pour promouvoir une culture où les gens n'ont pas à craindre d'être la cible de propos haineux ou d'intimidation à cause de leur religion, de leur ethnie ou d'autres caractéristiques personnelles. Tout le monde devrait pouvoir être à l'abri de tels abus. En permettant la diffusion de propos haineux, on approuve ces propos et on brime la liberté de ces groupes vulnérables.
Si on cherche à abroger l'article 13 dans le but d'élargir les libertés d'expression, ce changement aurait toutefois l'effet contraire sur les groupes vulnérables et ciblés. Les actes inspirés par la haine visent souvent à museler et à apeurer les membres de ces groupes. Les stéréotypes négatifs minent le statut de commentateurs légitimes ou crédibles de ces gens, en leur retirant leur capacité de se défendre.
Pour terminer, nous savons que ce projet de loi a été adopté à la Chambre des communes, et les députés n'ont peut- être pas relevé d'avantage direct à protéger les intérêts des minorités, alors nous devons compter sur des organismes nommés. Nous nous en remettons souvent à ces organismes, aux tribunaux et au Sénat pour veiller à ce que les mesures de protection nécessaires soient en place pour les groupes vulnérables et les minorités.
C'est exactement le genre de questions sur lesquelles le Sénat devrait exercer son autorité, et il devrait empêcher ce projet de loi d'aller de l'avant.
La sénatrice Ataullahjan : Étant moi-même membre d'une communauté minoritaire, je me demande quelle incidence ce projet de loi pourrait avoir sur les minorités qui demanderont justice dans les cas de propos haineux si l'article 13 est abrogé. Serait-il difficile de faire en sorte que leurs causes soient entendues en vertu du Code criminel, et qu'en est-il des frais juridiques et de l'accès aux tribunaux?
Lorsque la Loi canadienne sur les droits de la personne a été rédigée en 1977, quel était le but de l'article 13 si le Code criminel comportait déjà des dispositions sur les propos haineux? Existe-t-il une forme de propos haineux qui n'a pas été adéquatement couverte par le Code criminel et pour laquelle l'article 13 a été créé?
M. Toews : Ce sont d'excellentes questions; je vais voir si je vais toutes les retenir.
Premièrement, je dirai que l'abrogation de l'article 13 aurait des effets négatifs sur les minorités. Ce sont les groupes vulnérables et habituellement les minorités qui sont visés par ces propos haineux. On voit déjà de tels propos sur Internet et, à mon avis, ils augmenteront considérablement si cette mesure de protection est retirée. Nous nous inquiétons que ce retrait puisse mener à une augmentation de la discrimination et des préjudices.
On a quelques préoccupations concernant le Code criminel. Premièrement, le Code criminel prévoit un accès moindre comparativement à l'accès dont on dispose par l'entremise du Tribunal canadien des droits de la personne, où les gens peuvent présenter une plainte, qui fera l'objet d'une enquête et franchira les étapes de tout le processus. L'accès est plus limité par l'entremise du Code criminel pour plusieurs raisons. La principale raison est qu'il faut l'approbation du bureau du procureur général avant de pouvoir faire quoi que ce soit et, bien entendu, on ne peut pas empêcher le procureur général d'exercer son pouvoir discrétionnaire à cet égard.
Je ne sais trop si je réponds à toutes vos questions; j'espère que oui, je les ai toutes ici.
Le but est très différent de celui de la Loi canadienne sur les droits de la personne et du Code criminel. Le but fondamental du Code criminel consiste à punir des actes qui sont tout à fait offensants à l'endroit de l'ensemble de la collectivité. La Loi canadienne sur les droits de la personne, qui est également un outil éducatif, vise à encourager la tolérance, à promouvoir l'égalité et à éradiquer la discrimination. Je dirais que les lois sur les droits de la personne — au provincial et au fédéral — ont eu une incidence profonde pour sensibiliser notre société à être plus tolérante, à promouvoir l'égalité et à abolir les préjugés.
Ils ont des buts complètement différents. Les objectifs énoncés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne sont très importants dans les cas de propos haineux. Nous avons besoin d'un mécanisme où la tolérance et l'égalité sont encouragées et où les préjugés sont éliminés. Ce ne sont pas les objectifs du Code criminel.
Le sénateur Munson : Par simple curiosité, je veux poser une question sur la situation avec Internet. Internet n'a pas de frontière. Nous avons entendu le professeur Moon parler du manque de procédures judiciaires aux États-Unis. Qu'arrive-t-il si une personne commet un crime haineux sur Internet et s'en prend à une minorité en tenant des propos odieux qui encouragent la violence? Conformément à cet article ou à toute autre disposition, comment poursuivez-vous une personne qui commet un tel acte et qui utilise des messages provenant d'une personne aux États-Unis?
M. Toews : C'est très difficile. On peut seulement poursuivre les personnes qui ont utilisé Internet sur le territoire canadien, malheureusement.
Puisque Internet n'a pas de frontière, il est essentiel que les pays respectent les traités internationaux. Nous avons besoin de la collaboration de tous ces pays pour y parvenir. Le Canada doit continuer à faire sa part. Nous pouvons seulement poursuivre les gens dans notre pays, ceux qui affichent ces messages haineux au Canada, et espérer que d'autres pays commenceront à faire leur part plus adéquatement aussi.
Le sénateur Munson : Le professeur Moon a parlé du fait que l'article 13 impose un lourd fardeau sur les personnes qui présentent des plaintes. Comment ne serait-ce pas semblable aux cas présentés en vertu du Code criminel? Les coûts et le temps nécessaires ne sont-ils pas tout aussi importants? Lorsqu'on porte des accusations criminelles, outre peut- être une plus grande réticence à présenter des plaintes dans le cadre du système de justice criminelle, le fardeau de la preuve est plus lourd. Nous en avons parlé, mais ne serait-il pas plus difficile d'emprunter cette voie quoi qu'il en soit? Je suis curieux de savoir ce qu'il a dit concernant les procureurs généraux des provinces. Nous ne semblons pas avoir de statistiques sur ce qui a été fait au cours des 10 dernières années à peu près.
M. Toews : Je ne minimise pas le défi et les coûts dans les deux cas. C'est une préoccupation. Toutefois, ce serait un scénario où je dirais que nous ne pouvons pas jeter le bébé avec l'eau du bain, car bien qu'il y ait des problèmes d'accès à la justice, et même en ce qui a trait au Tribunal canadien des droits de la personne, cela ne veut pas dire que nous nous en débarrassons complètement. Le Tribunal canadien des droits de la personne offre quand même un meilleur accès aux plaignants. Il y a un processus que les gens peuvent suivre pour présenter des plaintes. Dans le cas du Code criminel, l'accès est moindre et les coûts sont énormes. Une partie du problème concernant les coûts, c'est que vous devez avoir les meilleurs arguments. Vous devez être en mesure de prouver hors de tout doute raisonnable l'acte et l'intention. Peu de causes vont de l'avant, ce qui m'amène à penser — je sais que je fais une supposition ici — que les procureurs généraux hésitent à intenter des poursuites parce qu'il est difficile d'obtenir des condamnations. Très peu de poursuites sont portées devant les tribunaux en vertu du Code criminel.
Je peux comprendre que le procureur général hésite à dire : « Quel est le but d'aller de l'avant s'il est si difficile d'obtenir une condamnation? » Les possibilités que les causes des victimes soient entendues et traitées sont très limitées en vertu du Code criminel, beaucoup plus qu'elles le seraient en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
La présidente : Je me suis trompée et je ne vous ai pas laissé la parole après la première question. N'hésitez pas à répondre à la question de la sénatrice Ataullahjan également.
Mme Zwibel : En ce qui concerne la première question, je dirai très brièvement que je ne crois pas que l'abrogation de l'article 13 aurait des répercussions très négatives sur les minorités. Comme je l'ai dit, je pense que l'article n'a pas été un mécanisme efficient et efficace pour régler le problème des propos haineux. Si nous regardons la section sur papier, dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, nous pourrions croire qu'il s'agit d'un outil puissant et important. Toutefois, si nous regardons ce qui est arrivé au tribunal, la grande majorité des cas de propos haineux qui ont fait l'objet de poursuites par le Tribunal canadien des droits de la personne, ou la commission au tribunal, l'ont été à la demande d'un seul plaignant — une personne qui travaillait autrefois à la commission et qui s'était donné comme mission personnelle d'éliminer les messages haineux sur Internet.
Ce n'est pas un outil utilisé par de nombreux groupes minoritaires, de nombreux membres ordinaires de la communauté. On ne sait pas exactement si c'est parce que le mécanisme est lourd, coûteux et long ou parce qu'on préfère régler les actes de discrimination de façon expéditive et efficace. Toutefois, l'article 13 n'a pas l'effet incroyable que nous pourrions penser. Il n'a vraiment pas été un outil pour éradiquer les propos haineux. Compte tenu des propos qui sont visés, pour bon nombre de ceux qui seront trouvés coupables d'avoir enfreint le Code criminel, l'ordonnance ne voudra pas dire grand-chose pour eux. Ils n'ont pas peur de continuer de faire ce qu'ils font.
Je répète que je ne pense pas que l'abrogation de l'article 13 aura ces conséquences néfastes.
Pour ce qui est de savoir si le processus est coûteux ou si le fardeau est différent en vertu du Code criminel, la différence est que c'est la Couronne qui intente une poursuite à la suite d'une plainte pour propos haineux en vertu du Code criminel. Il n'appartient pas à une seule personne de rassembler toutes les preuves. Il incombe à la Couronne de le faire. C'est un processus très différent.
L'Association canadienne des libertés civiles a aussi des préoccupations concernant la disposition relative aux propos haineux du Code criminel, mais celle-ci prévoit certainement plus de mesures de protection et une enquête appropriée compte tenu du fait que nous parlons de restreindre la liberté d'expression.
Le sénateur Munson : Je suis curieux de savoir ce que vous pensez des groupes tenants de la suprématie blanche tels que Stormfront. Le logo du groupe est « White Pride World Wide ». Sur son site web, vous trouverez des remarques de personnes qui sont enchantées de ce que le projet de loi C-304 pourrait représenter pour le Canada. Quand nous entendons ce genre d'observations et si ces gens, peu importe qui ils sont, écoutent notre conversation ce matin, nous tenons à leur faire savoir que nous, en tant que sénateurs, avons le devoir de défendre les intérêts des minorités et de ceux qui pourraient être éprouvés. Quand vous entendez ce genre de déclarations, que pensez-vous de ce que ces gens feront, mis à part le fait que certains de leurs propos sont violents à l'égard des minorités?
Mme Zwibel : C'est une excellente question. Je ne veux certainement pas laisser entendre qu'on ne se soucie pas de cette question ou qu'on ne la considère pas comme un problème. Bien au contraire. Pour ce qui est de déterminer s'il incombe au gouvernement, au Sénat ou au Parlement de défendre les intérêts des minorités, le fait est que l'article 13 oblige les gens à se défendre eux-mêmes. Il ne leur donne aucune aide à cet effet. Il crée un processus, mais celui-ci exige beaucoup de temps et, bien franchement, je pense qu'il peut avoir des répercussions contreproductives.
Si on songe à l'un des sujets les plus controversés, soit la plainte déposée à la commission à propos de l'article de Mark Steyn, il s'agit d'une situation où un groupe minoritaire vient dire à une commission que c'est un message très haineux et préjudiciable, et où la commission doit lui dire qu'il ne l'est pas suffisamment. Nous avons une définition et une compréhension restreintes des propos haineux pour une bonne raison. Toutefois, refiler la responsabilité aux tribunaux et commissions des droits de la personne de dire aux groupes minoritaires qu'ils comprennent à quel point cela peut être offensant et préjudiciable, mais qu'ils ne feront rien à cet égard, ce n'est pas le message que nous voulons que nos organismes des droits de la personne envoient. Nous voulons que le Tribunal canadien des droits de la personne soit un outil efficace pour lutter contre la discrimination, et les plaintes de discrimination systémique et directe devraient être traitées directement par cet organisme. Pour les plaintes concernant la simple expression d'une opinion, ce n'est pas l'endroit approprié.
Je ne veux pas laisser entendre qu'il n'y aura pas de responsabilités qui se rattacheront à l'abrogation de l'article 13. Je pense qu'il nous faut réfléchir à la façon de créer des mécanismes qui donnent les moyens nécessaires aux personnes pour lutter contre les propos haineux et remédier à ce problème, mais je doute que l'article 13 constitue un mécanisme efficace pour cela. Comme vous l'avez mentionné, les questions de compétence liées aux propos haineux sur Internet soulèvent une autre série de préoccupations quant à l'efficacité réelle de l'article 13.
M. Toews : J'entends beaucoup de commentaires voulant qu'il soit inefficace et qu'il ne s'attaque qu'à des segments très limités. S'il est inefficace, on ne doit pas le supprimer, mais plutôt l'améliorer. Je ne comprends pas sur quoi est fondée cette approche.
Dans la loi, on a choisi d'utiliser le mot « haine ». C'est un terme très fort. On définit la « haine » comme quelque chose de plus puissant que le caractère offensant et la répugnance. Une ligne doit être tracée quelque part. Dans notre marché des idées, nous permettons les désaccords, les commentaires offensants et même les divergences d'opinions répugnantes. Nous permettons beaucoup de choses. Mais ce que nous ne permettons pas, c'est ce qui incite à la haine, comme les cas extrêmes de diffamation, de détestation. C'est de la haine. C'est le mot contenu dans la loi. C'est là où l'on a choisi de tracer la ligne, et je dirais que c'est bien ainsi. Si l'on rencontre des problèmes dans le système, on essaie de l'améliorer et de le rendre plus efficace, et non de le supprimer complètement.
La sénatrice Andreychuk : Monsieur Toews, vous dites que si c'est inefficace, il faut l'améliorer. Quand on examine toute cette question, on voit qu'à l'origine, le projet de loi ne comprenait pas l'article 13. Il portait sur les actes discriminatoires au sein du système fédéral, et beaucoup sont liés à l'emploi. Beaucoup d'étude et de réflexion ont été consacrées à l'élaboration du mécanisme relatif à la Commission canadienne des droits de la personne. Nous avons ensuite inséré l'article 13 à la suite d'un problème survenu à Toronto, et il est toujours là. Il n'est pas amélioré, il ne cadre pas bien avec la commission, et nous avons du mal à bien l'interpréter.
Nous avons aussi une autre situation, et c'est l'Internet. Il ne s'agit plus de messages téléphoniques, mais de l'Internet. Cela a été mis en place en 2001.
Vous essayez de me dire de l'améliorer. D'abord, que propose l'Association du Barreau canadien pour l'améliorer? Ensuite, ne serait-il pas préférable que nous disposions d'un mécanisme moderne qui tient compte de l'Internet et du problème d'envergure internationale que posent les propos haineux?
L'envers de la médaille, évidemment, c'est que les provinces mettent en place des commissions. L'affaire Whatcott a simplifié la définition à certains égards; certains articles ont été retirés de la loi de la Saskatchewan. Pourquoi êtes-vous si persuadé qu'il s'agit du meilleur mécanisme et pourquoi y a-t-il un débat sur la question de conserver l'article 13 ou d'avoir recours au Code criminel alors qu'en fait, il serait peut-être temps de prendre un peu de recul et de nous demander ce que nous tentons d'accomplir dans la société d'aujourd'hui pour enrayer le problème de la haine.
M. Toews : D'abord, je dirais que nous avons la tribune appropriée pour traiter de cette question. La Loi canadienne sur les droits de la personne est là pour favoriser la tolérance et l'égalité et pour éradiquer la discrimination. On s'est manifestement penché sur ce problème en milieu de travail; la Loi sur les droits de la personne a été conçue principalement en fonction des problèmes liés au milieu du travail.
Toutefois, on a déterminé que les propos haineux sont une forme de discrimination. La meilleure mesure législative avec laquelle on peut prévenir et combattre ce problème est la Loi sur les droits de la personne. Un certain nombre de provinces en parlent également dans leur code des droits de la personne. Je ne peux parler que de la situation dans ma province, le Manitoba, qui a ce type de disposition. C'est ce qui convient. Cela répond aux objectifs de la Loi sur les droits de la personne, soit l'éradication de la discrimination. Les propos haineux sont une forme de discrimination qui doit être enrayée.
Encore une fois, la raison pour laquelle on parlait initialement du « téléphone », c'est pour que cela continue de relever de la compétence fédérale. Étant donné que les télécommunications relèvent du gouvernement fédéral, on a tenté de régler le problème de cette façon, car on a constaté que les gens qui voulaient se soustraire à la compétence provinciale utilisaient le téléphone pour diffuser des propos haineux. Les autorités fédérales ont dû régler ce problème au moyen de l'article 13.
Il a été déterminé que l'Internet, que les tribunaux ont essentiellement défini comme un outil de télécommunications, relève de la compétence fédérale. Pour que ce soit plus précis, on a inclus également le terme « Internet ». Il y a d'autres facteurs qui expliquent pourquoi l'Internet était indiqué. Évidemment, il était très clair que l'Internet relèverait de la compétence fédérale.
Les propos haineux ont évolué, et leur prolifération passe maintenant par l'Internet; voilà pourquoi c'est la Loi canadienne sur les droits de la personne qui convient le mieux, et non les codes provinciaux des droits de la personne.
Le Code criminel n'est pas un substitut approprié. Sur le plan de l'efficacité, le Code criminel ne fait pas le nécessaire, et rien n'indique que cela va s'améliorer. Beaucoup plus de travail peut être accompli grâce à la Loi canadienne sur les droits de la personne afin de régler adéquatement le problème.
Je sais que c'est un peu long, mais j'essaie de répondre à toutes vos questions.
Vous demandez si l'ABC devrait trouver des façons d'améliorer la Loi canadienne sur les droits de la personne. Il s'agit d'une tout autre discussion — et croyez-moi, il y a beaucoup de discussions à ce chapitre. Je vais m'en tenir à cela.
Devons-nous améliorer l'efficacité du processus lié aux droits canadiens de la personne? Bien sûr. On l'a déjà fait pour bien d'autres modèles dans les provinces, notamment en Saskatchewan. En Saskatchewan, on avait retiré les tribunaux, mais la commission est solide, et il y a de nombreux processus de conciliation et de médiation en place, même si ce sont les tribunaux qui s'occupent maintenant des audiences.
J'espère que cela répond à votre question.
La sénatrice Andreychuk : Je suppose que vous me dites encore que l'article 13 doit s'y trouver et qu'il devrait être plus efficace, mais quand je lis l'ensemble de la loi, je vois qu'elle traite d'éducation, de conciliation et de tous les problèmes qui peuvent survenir dans un milieu donné, entre un employé et un employeur, deux employés, par exemple. Tout cela est lié à la question qui nous préoccupe. Ce que c'est devenu, du point de vue symbolique, la « haine », est maintenant universel. Nous avons un outil universel dans l'Internet. Ne devrait-il pas y avoir une mesure qui ne serait ni le Code criminel, ni les droits de la personne, mais qui pourrait régler cela, dans le contexte d'une politique d'éducation, d'une politique législative et d'une politique internationale? Autrement dit, je crois qu'il s'agit d'une crise que nous devons résoudre de cette façon plutôt qu'en perdant notre temps à nous demander s'il faut conserver l'article 13. Il me semble que c'est ce dont nous débattons — soit la question de savoir si nous devons conserver ou non le projet de loi, conserver ou non l'article 13 —, alors que nous négligeons le problème plus important des propos haineux sur Internet, qui est beaucoup plus envahissant et différent que là où nous a conduits cette loi dans les années 1940, 1950 et 1960. Je pense que nous vivons dans un monde différent et qu'il nous faut une nouvelle solution.
M. Toews : Peut-être. Il nous faut peut-être de nouveaux outils pour régler ce problème. Toutefois, entre-temps, ne nous débarrassons pas des outils que nous avons. Je ne vois rien dans le projet de loi C-304 qui offre des solutions de rechange pour s'attaquer au problème visé à l'article 13.
La sénatrice Andreychuk : Je comprends cela. Je dis qu'il ne respecte pas les critères que je veux qu'on mette en place.
M. Toews : Comme je l'ai dit, la solution n'est pas de s'en débarrasser. Il nous faut nous pencher sur la façon de l'améliorer et d'offrir de meilleurs outils afin de régler ce problème particulier. Entre-temps, en ce qui concerne le projet de loi C-304, tout ce que je vois, c'est « débarrassons-nous de l'article 13 », et ce n'est pas la solution.
La sénatrice Andreychuk : Madame Zwibel, si j'ai bien compris votre argument sur la question des propos haineux — et corrigez-moi si je me trompe —, si nous laissons cela à l'article 13, ce serait la responsabilité des citoyens du Canada, alors que dans le Code criminel, ou ailleurs, il s'agirait de la responsabilité de la collectivité ou du gouvernement. En fait, ce serait notre responsabilité, plutôt que celle de l'individu. Est-ce à cela que vous voulez en venir?
Mme Zwibel : Oui. Le processus lié aux droits de la personne repose sur les plaintes. On peut supposer que dans une poursuite en vertu des dispositions du Code criminel sur les propos haineux, une plainte serait d'abord déposée, mais elle serait reprise par la Couronne, qui aurait la responsabilité de la poursuite et de la production de preuves, alors que devant les tribunaux des droits de la personne, la responsabilité en incombait à un particulier.
L'argument que vous faites valoir à propos de la loi et de l'article 13, c'est une question complètement différente. Dans les années 1980, quand la Cour suprême s'est penchée sur l'article 13 dans l'affaire Taylor, on a dit que le rôle du tribunal et celui des lois sur les droits de la personne étaient liés à la conciliation.
En ce qui concerne les cas qui ont fait l'objet d'une poursuite en vertu de l'article 13, la conciliation ne serait pas appropriée, ni même possible. Ce sont des situations où les gens ont les opinions les plus extrémistes et haineuses à l'égard de certains groupes.
Je dirais qu'il n'y a pas beaucoup de bonnes raisons de croire que ce sont les choses qui mènent à certains des problèmes de discrimination que nous avons dans notre société. Ces sites web sont un cas extrême d'une sous-culture d'individus. Les lecteurs qui consultent ces sites prêchent à des convertis. Ce sont les types de discours plus subtils qui peuvent avoir les effets les plus insidieux.
Je suis d'accord avec vous pour dire qu'il nous faut réfléchir aux outils à mettre en place pour régler ce problème, mais je ne suis pas d'accord avec M. Toews lorsqu'il dit que nous ne devrions pas — je sais que l'expression est utilisée à droite et à gauche — jeter le bébé avec l'eau du bain. Nous devrions nous débarrasser de l'article 13. Il est problématique, dans une société démocratique, d'avoir dans nos lois une disposition qui, premièrement, est inefficace quant au but visé; et, deuxièmement, qui entrave la liberté d'expression.
La présidente : Monsieur Toews, cette question a été soulevée à de nombreuses reprises, et j'aimerais que vous y répondiez. En matière de droits de la personne, il y a un processus de conciliation permettant de rencontrer les parties, et vous étiez ici quand le professeur Moon a témoigné. J'aimerais que vous nous parliez de l'importance de ce processus, car tous les propos haineux ne sont pas extrêmes. Il y a parfois des dissensions dans la société, mais il y a moyen de rapprocher les gens.
M. Toews : Il serait dommage de ne pas avoir accès à ce processus. Je comprends qu'il est difficile d'avoir recours au processus de conciliation pour des questions de ce genre. Ce n'est pas une solution aussi évidente que pour la discrimination en milieu de travail, le harcèlement sexuel ou d'autres enjeux visés par la Loi sur les droits de la personne, mais cela doit être accessible.
C'est un outil éducatif. Il y a des situations où il peut être utile de rapprocher les parties pour résoudre le problème.
Nous ne tenons pas suffisamment compte du processus de conciliation pour régler ce genre de questions et l'utiliser comme outil éducatif pour ces personnes.
Il existe des situations de haine systémique dans lesquelles les gens n'ont pas nécessairement l'intention de créer un climat de violence; cependant, ils n'ont aucune idée de l'horreur de leurs propos. Voilà le genre de situation qui peut être réglée grâce à un processus de conciliation.
Je ne dis pas que ce serait aussi courant que les questions liées au milieu de travail, par exemple, mais cet outil doit être accessible. Il ne l'est pas en vertu du Code criminel; il n'existe pas de disposition en ce sens.
Je conteste la notion voulant que ce soit tout à fait inefficace. Il y a des cas qui ont été présentés avec succès au Tribunal des droits de la personne, et des sites Internet qui ont été fermés. Il est tout simplement inexact de dire que c'est totalement inefficace.
La présidente : Lorsque j'ai examiné la question des droits de la personne et du code dans le passé, j'ai constaté que la Commission des droits de la personne et le tribunal se penchent davantage sur la discrimination et le code, davantage sur le discours extrémiste. Chacun a une place dans la société. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Toews : C'est vrai; ils ont tous deux une place dans la société. Le code vise à punir les actes qui sont tout à fait choquants et intolérables dans notre société.
Je sais que je me répète, mais il est extrêmement difficile de réussir dans ce genre de poursuite. Je suis peut-être un éternel optimiste. J'aimerais croire que la discrimination est un problème qui peut être résolu et éradiqué grâce à un changement dans les comportements et les attitudes. C'est le rôle essentiel que jouent la Commission canadienne des droits de la personne et les commissions provinciales des droits de la personne dans notre société : sensibiliser les parties, travailler avec elles, les rapprocher et favoriser une réconciliation. Il ne s'agit pas toujours d'une réconciliation complète, mais cela permet une compréhension et un respect mutuels.
Nous sous-estimons la capacité des commissions de régler des questions de cette façon.
Nous ne pouvons pas dire que personne n'est touché par ce qui se passe sur Internet et que cela ne s'adresse qu'aux convertis. C'est ce que les gens disaient quand les nazis tenaient leurs rencontres dans les sous-sols. On entend cela. Les gens voient ce qu'il y a sur Internet. Ils y sont constamment confrontés. Nous sous-estimons les effets néfastes que cela peut avoir.
La sénatrice Hubley : On a parlé à plusieurs reprises de l'intimidation et de la cyberintimidation dans les exposés ce matin. Le comité s'est penché sur la question de la cyberintimidation, et nous en connaissons les terribles conséquences, dans bien des cas, sur les jeunes Canadiens. Si nous abrogeons l'article 13, enverrons-nous le mauvais message?
J'aimerais aussi que vous nous parliez du fait que cette abrogation pourrait réduire la protection des droits des minorités en vertu de la loi.
M. Toews : Tout à fait. C'est une excellente question. À mon avis, dans une situation d'intimidation, il y a l'intimidateur, qui accomplit l'acte, et il y a la victime. Le simple témoin qui observe la scène se trouve lui aussi à être intimidateur, puisqu'il ne fait rien, qu'il ne se porte pas à la défense de la minorité. Il n'apporte pas son aide.
En abrogeant cette loi, nous devenons tous de simples témoins qui observent les actes d'intimidation et qui ne font absolument rien pour y mettre fin; nous les tolérons. Cette situation a pour effet de donner du pouvoir à l'intimidateur et de victimiser et délégitimer la victime et les groupes ciblés.
En effet, en abrogeant l'article 13, nous fermons les yeux sur les actes d'intimidation et nous en devenons complices. Je crois que cela aura des répercussions importantes sur les groupes ciblés, qui sont généralement minoritaires et vulnérables. Cela envoie à ceux qui hébergent ces sites Internet et à ces brutes — si je peux employer ce terme, mais je pense qu'il est approprié — le message qu'ils ont carte blanche pour continuer à agir ainsi. Ils savent qu'ils sont peu susceptibles d'être poursuivis en vertu du Code criminel; cela n'est jamais arrivé jusqu'ici. Maintenant, rien ne les empêchera de continuer.
Ils ne se contenteront pas de leurs sites Web destinés à leur minorité convertie. Ils seront maintenant libres de répandre leur message partout où ils le peuvent, car ils savent que c'est permis et toléré.
La présidente : La sénatrice Hubley a posé une deuxième question au sujet de la discrimination.
M. Toews : Peut-être pourriez-vous répéter la question.
La sénatrice Hubley : Ne diriez-vous pas qu'en abrogeant l'article 13, nous diminuons la protection des minorités et des jeunes en vertu de la loi?
M. Toews : Oui, effectivement. Encore une fois, la discrimination est causée par les individus qui tiennent ces propos haineux. Ils créent une culture de discrimination en tenant ces propos, qui sont tolérés et cautionnés par les gens qui les entourent.
La discrimination pourra s'aggraver, et nous aurons cautionné cette situation, surtout en ce qui concerne ces groupes minoritaires. Les propos haineux mènent inévitablement à la discrimination. Dans les pays où il y a des atrocités et où la discrimination est répandue, tout a commencé par des propos haineux qui sont devenus acceptables. À partir de là, cela s'est transformé en actes de discrimination.
Tout s'enchaîne.
La présidente : Monsieur Toews, je voudrais revenir sur la question de la cyberintimidation et poser une question complémentaire à celle qu'a posée la sénatrice Hubley.
Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais le Comité des droits de la personne a mené une étude approfondie sur la cyberintimidation. Notre comité a entendu le témoignage du professeur Wayne MacKay, de l'Université Dalhousie, et je vais citer ses propos :
[...] la Commission canadienne des droits de la personne aurait aussi un rôle à jouer, même si j'allais suggérer que l'on élargisse l'article 13 [...] de la Loi sur les droits de la personne. Je crois que cet article pourrait jouer un rôle en faisant de la cyberintimidation et de l'intimidation des types de discours haineux, mais moins sérieux, qui seraient traités dans le cadre d'un processus de défense des droits de la personne, mais qui ne constitueraient pas des crimes en tant que tels. Selon moi, les dispositions du Code criminel en matière de discours haineux n'ont été utilisées qu'une seule fois avec succès dans l'histoire canadienne, et elles ont été invoquées à quelques autres occasions.
Le professeur MacKay est un spécialiste reconnu dans le domaine de la cyberintimidation. Il croit que nous pourrions utiliser l'article 13 de la Loi sur les droits de la personne pour régler les problèmes liés à la cyberintimidation. L'avez-vous déjà envisagé?
M. Toews : Il me faut lire ce rapport; il a l'air intéressant. Oui, j'ai honte.
Il s'agirait sans contredit d'une possibilité à envisager. Je m'inquiète, car le libellé actuel de la loi n'est pas suffisamment large pour couvrir la cyberintimidation, mais il est clair que la cyberintimidation représente une menace, une épidémie que nous devons combattre. Je dirais que l'intimidation est en général un domaine où les codes des droits de la personne — pas seulement celui du Canada, mais même ceux des provinces — font un travail inadéquat. Je serais certainement en faveur d'un examen plus approfondi dans ce domaine.
Le sénateur Eggleton : Monsieur Toews, je pense que vous avez des arguments solides qui justifient de ne pas abroger l'article 13 au moins jusqu'à ce qu'il y ait d'autres améliorations dans la loi. Si nous voulons la rendre plus efficace, et tout le monde semble penser que c'est logique, faisons-le avant de risquer de jeter le bébé avec l'eau du bain, comme on l'a dit à quelques reprises.
Madame Zwibel, tout à l'heure, vous avez dit que les discours subtils peuvent avoir les effets les plus insidieux, et pourtant, c'est ce genre de discours subtils qui, vraisemblablement, ne donneront pas lieu à des poursuites en vertu du Code criminel.
Monsieur Toews, je me demandais si vous aviez quelques exemples à nous donner de situations, d'un cas particulier dont vous auriez entendu parler où l'article 13 a été utilisé et qui n'aurait probablement pas donné de bons résultats dans une poursuite en vertu du Code criminel?
M. Toews : J'en ai quelques-uns à l'esprit. Celui dont je vais vous parler figure à la page 3 de notre mémoire; c'est l'affaire Warman. Cet individu faisait d'horribles commentaires au sujet de la communauté juive. Je me sens toujours mal à l'aise de répéter certains de ces commentaires, mais lorsqu'on dit que la société a davantage besoin de savon et d'abat-jour, c'est horrible.
Je ne suis pas convaincu que les poursuites auraient été fructueuses, car je peux très bien m'imaginer cet individu présenter toutes sortes d'éléments de défense en disant, par exemple, que ce n'est pas ce qu'il avait voulu dire, que cela peut faire l'objet d'une interprétation, qu'il ne voulait pas que des gens commencent à ressentir de la haine, que ce n'est pas là où il voulait en venir et que l'on a fait une interprétation complètement erronée de tout ce qu'il écrit.
Nous avons la première partie, où il dit qu'il ne s'agit pas de propos haineux, mais seulement de son énoncé personnel de situations de fait, et la seconde partie, où il dit qu'on a complètement mal interprété ce qu'il voulait dire. Voilà le genre d'éléments de défense qui sont présentés lorsqu'il est question d'une preuve hors de tout doute raisonnable, ce qui peut donner de bons résultats. Selon la prépondérance des probabilités, il est clairement question de propos haineux. Ce qui rend les choses un peu plus difficiles, c'est de le prouver hors de tout doute raisonnable.
Voilà un exemple. Il y en a d'autres qui sont peut-être plus subtils; je pense notamment à l'affaire Whatcott. Encore une fois, je me sens toujours mal à l'aise de répéter, mais lorsque ces choses horribles sont dites au sujet de la communauté homosexuelle et qu'on lit certains de ces scénarios... La Cour d'appel a conclu qu'il ne s'agissait pas de propagande haineuse en vertu du Code canadien des droits de la personne. La Cour suprême a rétabli les conclusions initiales du tribunal pour deux de ces brochures. Si la Cour d'appel a conclu que ce n'était pas haineux, que serait-il arrivé si on avait utilisé le Code criminel? Jamais il n'aurait été déclaré coupable.
Le sénateur Eggleton : Je viens de lire les observations au sujet de l'affaire Warman, et je comprends pourquoi vous ne tenez pas à les répéter. C'est absolument dégoûtant. Dans l'affaire Ahenakew, on ne s'est pas adressé à une commission ou à un tribunal des droits de la personne, mais l'accusé a néanmoins été déclaré non coupable.
M. Toews : Il a été acquitté. C'est le cas classique qui a soulevé d'importantes inquiétudes au sujet de l'utilité du Code criminel.
Mme Zwibel : Je tenais à préciser que lorsque j'ai mentionné que ce sont les formes subtiles de discours qui sont souvent les plus dangereuses, je ne voulais pas dire que ce sont celles qui seraient visées par la Loi canadienne sur les droits de la personne. La définition du mot « haine » à l'article 13 et la définition qui serait utilisée dans le Code criminel ne sont pas considérablement différentes. C'est le même genre d'éléments extrêmes dont nous parlons. Je ne veux pas laisser entendre que la Loi canadienne sur les droits de la personne est efficace en ce qui concerne les discours subtils qui peuvent mener à la discrimination, ni qu'elle le devrait, car cela porterait grandement atteinte à la liberté d'expression. Je crois qu'il nous faut commencer à sortir des sentiers battus, pour ainsi dire, afin de réfléchir à la manière dont nous pouvons nous attaquer à la discrimination à l'extérieur du cadre de ces mécanismes.
La sénatrice Fraser : J'aimerais revenir à la question soulevée par le sénateur Munson au sujet du fait que l'Internet n'a pas de frontières. Je comprends que nous ne pouvons pas faire grand-chose à propos de la propagande haineuse sur Internet dans les autres pays.
Si nous abrogeons l'article 13, est-il probable que le Canada soit considéré, du moins par certaines personnes, un peu comme un refuge pour les gens qui tiennent des propos haineux ailleurs? Je parle ici des cas vraiment graves. Nous avons la chance, comme on l'a dit, de vivre dans un pays plutôt pacifique, mais dans certains pays du monde, la menace et la réalité de la violence intercommunale sont très présentes, et des gens sont tués en raison de leur appartenance au mauvais groupe.
Permettez-moi de vous donner un exemple précis. En Allemagne, c'est un crime de nier l'existence de l'Holocauste, pour des raisons historiques évidentes, mais nous avons vu, dans le passé, des négationnistes au Canada. Grâce à l'Internet, à quel point est-il plus facile de créer un beau site web en allemand, à l'intention des Allemands, pour faire des choses qu'on ne pourrait pas faire en vertu de la loi allemande? Quelles sont les probabilités que cela se produise?
M. Toews : Il n'y a absolument rien qui pourrait empêcher que cela se produise. L'une des choses qui me préoccupent concerne les changements regrettables à ce projet de loi. Le Canada était considéré comme un chef de file. Nous avions l'article 13, que beaucoup de pays n'avaient pas. Or, d'autres pays commencent à le mettre en place, mais ici, nous envisageons de le retirer.
Quand les gens songeront aux pays sûrs, aux pays où l'on peut créer des sites Internet, aux pays où le site Internet a peut-être été créé, mais peut être recréé ailleurs, le Canada sera parmi les premiers sur la liste.
La sénatrice Fraser : Un endroit où il fait bon vivre.
M. Toews : Exactement. Il n'y a aucun inconvénient à choisir le Canada pour mettre ces sites en ligne. À l'heure actuelle, si on veut mettre des sites de ce genre en ligne, on doit faire preuve de prudence. Il est préférable de les créer dans d'autres pays et de pouvoir ensuite les consulter. Toutefois, rien n'empêchera désormais ces individus de les créer ici, dans notre propre cour. Je pense que nous sous-estimons la mesure dans laquelle les sites de ce genre pourraient proliférer si nous abrogeons l'article 13.
Votre exemple est tout à fait juste. Il n'y a rien de mal à ce qu'il existe des sites web dont le contenu est entièrement allemand et auxquels n'importe qui peut avoir accès en Allemagne. Je ne dis pas qu'on ne peut pas y avoir accès à partir d'autres pays, mais le Canada serait un endroit idéal pour les créer.
Nous ne devrions jamais tenir pour acquis que nous sommes un pays tolérant. Il y a une foule de pays tolérants qui sont revenus sur leur position et qui ont changé de direction. Il ne faut pas faire preuve de désinvolture, dire que nous sommes un pays formidable et tolérant et nous reposer sur nos lauriers — je suis reconnaissant et j'ai mes raisons —; nous ne devrions jamais penser que tout cela est permanent.
Mme Zwibel : L'une des choses dont les tribunaux ont parlé et l'une des raisons pour laquelle il n'y a aucun élément de défense en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne en ce qui concerne l'article 13, c'est que la disposition vise les conséquences des propos haineux sur la société et les groupes minoritaires. Même si je comprends que nous puissions craindre d'attirer des individus marginaux au pays, en ce qui a trait à l'existence du site, qu'il soit hébergé au Canada ou ailleurs, les effets sont les mêmes. Il nous faut réfléchir aux conséquences et nous demander si l'existence de l'article 13 a une quelconque incidence à ce chapitre.
Tout à l'heure, quelqu'un a demandé si nous supprimons la protection des groupes minoritaires. Il nous faut vraiment réfléchir à la capacité des gens ordinaires de composer avec ce type d'expression.
Récemment, il y a eu une campagne sur le site de réseautage social Facebook. Des gens ont découvert que l'on faisait des commentaires très offensants à l'endroit des femmes. Ces personnes ont signalé le problème aux annonceurs, et Facebook a changé sa politique.
Voilà l'exemple d'une situation où des personnes ont le pouvoir d'agir. La plupart des Canadiens n'approuvent pas les propos haineux dont nous parlons et c'est pourquoi, à mon sens, il est important de tenir compte de la tolérance de notre société. La majorité des Canadiens ne les approuvent pas, et il nous faut donner aux gens les moyens de les combattre.
L'article 13 ne fait pas partie de ces moyens. Je ne crois donc pas qu'en l'abrogeant, nous nuirions aux groupes minoritaires. À mon avis, il nous faut trouver d'autres façons de régler le problème.
Le sénateur Oliver : Ma question s'adresse au représentant de l'Association du Barreau canadien. Dans le projet de loi C-304 et l'article 13, il est question en fait de crimes haineux et de liberté d'expression. Nous savons ce que dit la Cour suprême au sujet de l'interprétation lorsqu'il y a un droit de limiter la liberté d'expression.
J'ai trouvé intéressant d'entendre Cara Zwibel dire plus tôt aujourd'hui que l'une des raisons pour laquelle elle aimerait que l'article 13 soit abrogé, c'est qu'il entrave la liberté d'expression. Où faut-il tracer la ligne? Où, selon vous, la Cour suprême voudrait tracer la ligne pour déterminer s'il y a entrave ou non; et doit-on considérer cela comme une entrave ou comme quelque chose de nécessaire pour protéger les minorités?
M. Toews : Cela ne me dérange pas du tout d'entraver la propagande haineuse. Si les gens craignent de propager des propos haineux et qu'ils se sentent limités, je pense que c'est très bien. Je commencerai par dire cela.
Ce qui est encore plus important, au sujet de ce que vous avez dit, c'est que la Cour suprême a clairement indiqué où se situe la ligne de démarcation, et elle est très élevée. La Cour suprême l'a indiqué très clairement récemment, et la décision rendue dans l'affaire Whatcott a réaffirmé bon nombre de principes. On peut se montrer offensant. On peut même se montrer répugnant. Cela fait partie de notre discours. Soyons clairs — parce que cette question revient souvent dans les discussions — on peut exprimer des opinions théologiques selon lesquelles certains modes de vie sont immoraux. Ce ne sont pas des propos haineux. Toutefois, lorsqu'il s'agit de commentaires extrémistes empreints de détestation et de diffamation, c'est là où il faut tracer la ligne. Ces commentaires ne reflètent pas les valeurs canadiennes de tolérance et d'égalité, des valeurs qui visent à éradiquer la discrimination. Ils ne correspondent pas à ces valeurs. Par conséquent, il est tout à fait approprié de tracer les limites de la liberté d'expression à cet endroit. On ne devrait pas inclure ces commentaires.
Au sujet de l'idée voulant que nous laissions les choses s'arranger d'elles-mêmes dans le marché, ce seront les groupes vulnérables et ciblés qui souffriront lorsque cela commencera à se produire et à se propager. Ce sont ces groupes qui ne pourront plus s'exprimer et donc, dès lors qu'il devient acceptable d'exprimer des propos haineux, nous n'entendrons plus tous les points de vue.
Le sénateur Baker : Le parrain du projet de loi a comparu devant le comité et a mis l'accent sur deux choses : premièrement, que l'article 13, dont nous sommes en train de parler, contrevient à la Charte canadienne. Il a répété cela quatre fois. Il a aussi dit qu'après l'adoption du projet de loi, le gouvernement examinera la possibilité de modifier le Code criminel afin de tenir compte des personnes initialement visées par cette mesure législative.
D'abord, j'aimerais que vous vérifiiez que bien que le motionnaire ait mentionné à quatre reprises que le projet de loi contrevenait à la Charte canadienne, tous les tribunaux de dernière instance que je connais — notamment la Cour suprême du Canada — ont déclaré que cet article est parfaitement constitutionnel. Ai-je raison?
M. Toews : Vous avez absolument raison. Il est constitutionnel. Les tribunaux ne sauraient être plus clairs sur ce point. Ces questions ont été maintes fois soulevées et la Cour suprême a répété catégoriquement que l'article est constitutionnel et qu'il ne contrevient pas à la Charte. Il contrevient à la liberté d'expression, mais cette liberté est protégée par l'article 1 qui est un instrument important de la Charte et qui dit qu'il est tout à fait justifié, dans une société libre et démocratique, d'avoir de telles dispositions. Non, il ne contrevient pas à la Charte.
Le sénateur Baker : En outre, madame la juge Andreychuk, ancienne juge de la Cour supérieure, a mentionné le procès tenu récemment en Saskatchewan. Elle a déclaré que la Cour suprême du Canada avait apporté quelques modifications à sa mesure législative qui est similaire. Pourriez-vous vérifier si ce que la Cour suprême du Canada a fait était effectivement de maintenir la constitutionnalité de la disposition de la Saskatchewan — je crois qu'il s'agit de l'article 14 dans la loi de cette province — en supprimant certains termes mais elle a maintenu la constitutionnalité; et en même temps, elle a fait référence à l'article dont nous parlons aujourd'hui tel qu'il existait dans l'affaire Taylor dans laquelle la Cour suprême du Canada a établi la distinction entre les dispositions du Code criminel et l'article 13 et a déclaré que les deux dispositions étaient nécessaires pour des raisons différentes, et elle les a gardées. Pourriez-vous vérifier également cela?
M. Toews : Oui, je peux vérifier cela. Afin d'être bien clair, les mots qui ont été retranchés de la décision de la Saskatchewan n'avaient pas un sens aussi excessif que celui du mot « haine ». Ils ont été supprimés, mais le mot « haine » était considéré parfaitement constitutionnel, il n'a pas été supprimé, on l'a conservé. Je peux certainement vérifier le rôle joué par la Cour suprême et le soutien qu'elle a apporté concernant cette disposition.
Le sénateur Baker : Aux fins du compte rendu, les mots exacts qu'elle a retranchés sont les suivants « ridiculise, rabaisse ou porte par ailleurs atteinte à la dignité », mais elle a gardé l'essentiel de la disposition.
Permettez-moi de passer au deuxième point soulevé par le motionnaire, soit qu'après l'adoption du projet de loi, une fois que nous aurons aboli cette disposition de la Loi canadienne sur les droits de la personne, une fois que nous nous en serons débarrassés, le gouvernement aura une année pour trouver une solution et combler la lacune. Ce serait un peu comme dire à quelqu'un qui attend de recevoir une greffe du cœur que l'on va procéder à l'arrêt du maintien artificiel de ses fonctions vitales dans l'attente d'un nouveau cœur. Cette façon d'élaborer des lois au Canada me semble plutôt étrange. Ne trouvez-vous pas?
M. Toews : Je suis entièrement d'accord avec vous. Je ne comprends pas cela. C'est ce qu'il a dit et je pense qu'il avait probablement de bonnes intentions, mais je n'ai rien vu qui puisse indiquer que cela se produira.
Le sénateur Oliver : Ce n'est pas indiqué ici.
M. Toews : Ce n'est certainement pas indiqué dans le projet de loi qui a été présenté. Veuillez m'excuser de dire que je suis un peu méfiant. De toute façon, ce n'est pas logique, comme vous l'avez dit, d'abolir quelque chose en premier lieu, puis d'attendre que quelque chose d'autre la remplace. C'est tout à fait illogique et paradoxal.
Le sénateur Baker : Je me dois d'être juste envers les députés ministériels. Ils ont bien proposé une mesure législative. En toute justice, ils en ont présenté une qui proposait des modifications à l'article 319 du Code criminel. Malheureusement, les principales modifications apportées visaient à permettre à la police de surveiller, sans mandat, des conversations sur Internet ou d'autoriser, en se fondant sur des soupçons, des ordonnances de communication visant à écouter les conversations. Dans sa sagesse, le gouvernement — et je l'admire pour cette sagesse — a tout simplement retiré le projet de loi suite au tollé général provoqué par cette intrusion.
Avez-vous lu les dispositions dissimulées dans le projet de loi C-30, qui a été retiré, et qui ont permis d'apporter deux modifications distinctes à l'article 319 du Code criminel? Le ministre a prétendu que cela était en réponse à l'abrogation de cet article de la Loi sur les droits de la personne.
M. Toews : Nous discutons parce que nous essayons de nous souvenir de son libellé. En fin de compte, cette mesure législative n'a pas été utile tout simplement en raison des dispositions choquantes que vous avez indiquées. Elles étaient très déconcertantes et mettaient en cause l'article par rapport à d'autres aspects de la Charte, ce qui constituait une préoccupation pour l'ABC et comme vous l'avez mentionné pour d'autres membres du public. Il est clair qu'il s'agissait d'un projet de loi imparfait qui, en dépit des intentions positives qu'il aurait pu avoir, ne pouvait tout simplement pas être présenté.
Mme Zwibel : Si vous me permettez de revenir à la décision Whatcott qui a été mentionnée plus tôt, la Cour suprême a confirmé la constitutionnalité des dispositions sur les propos haineux — en l'occurrence, la disposition de la Saskatchewan —, mais elle n'a pas dit qu'elles étaient requises par la Constitution. Il n'y a pas eu de suggestion voulant que ce soit quelque chose de nécessaire pour assurer la garantie d'égalité, par exemple. La Charte établit un seuil minimum que nous ne pouvons pas franchir, mais elle n'établit pas de seuil maximal. Le projet de loi vise, me semble-t- il, à assurer une protection accrue de la liberté d'expression.
Je tiens également à préciser que lorsque je parle de dissuasion, je ne parle pas de dissuader les propos haineux. Je parle de dissuader les discours controversés parce que, bien que M. Toews dise dans son exposé que la définition est claire, je pense que la définition de propos haineux n'est pas claire. Je le pense en dépit de la déclaration de la Cour suprême dans l'affaire Taylor, puis dans l'affaire Whatcott. C'est une évidence dans un certain nombre d'affaires qui sont passées du tribunal à diverses cours. Dans chaque affaire, le tribunal et les cours ont, tout en appliquant les mêmes normes, abouti à des conclusions différentes quant à savoir si les propos en cause sont haineux et s'ils correspondent à cette définition.
Je ne me souviens plus de la deuxième partie de la question posée par le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Comme l'a souligné la présidente, la décision de la Cour suprême du Canada à laquelle vous faites référence touche la loi provinciale de la Saskatchewan, mais la Cour suprême du Canada a traité, au paragraphe 105, l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne; elle l'a approuvé et conclu, au paragraphe 106, qu'il était nécessaire. Je cite : « Ayant examiné les solutions de rechange proposées aux réparations en matière civile, je ne puis affirmer que l'une d'elles serait à ce point meilleure qu'elle rendrait les autres déraisonnables. » C'est une très belle façon de le dire. Voilà ce à quoi je faisais référence et vous vouliez en parler.
Mme Zwibel : Mon interprétation découle de l'approche de la Cour suprême du Canada qui est une approche raisonnable pour traiter des propos haineux, mais ce n'est pas la seule. En revanche, je veux répondre à votre question sur les révisions du Code criminel. Je crois que vous parlez de ce que le gouvernement appelle le projet de loi sur l'accès légal et que certains Canadiens appellent le projet de loi sur la cybersurveillance. Bien évidemment, en tant que membres de l'Association canadienne des libertés civiles, l'effet qu'aurait ce projet de loi sur la confidentialité soulevait en nous une très vive préoccupation. En fait, je ne crois pas qu'il touche la question dont vous êtes saisis aujourd'hui. Je ne pense pas qu'il apporte quoi que ce soit pour assurer une protection accrue des minorités ou pour aborder efficacement la question des propos haineux.
Le sénateur Baker : L'Association canadienne des libertés civiles conclut qu'elle est contre les dispositions du projet de C-30 visant à abroger ce que nous abrogeons ici aujourd'hui dans la mesure législative. Vous n'appuyiez en aucune façon le projet de loi, pas une seule disposition du projet de loi, n'est-ce pas?
Mme Zwibel : Quelqu'un qui travaille avec moi a examiné le projet de loi, donc je ne peux pas dire précisément, article par article. Je sais qu'une grande partie du projet de loi nous préoccupait.
Le sénateur Baker : C'est l'article 7, si vous avez l'occasion de le lire.
La présidente : Voici la question que je veux poser à l'Association du Barreau canadien. Le parrain du projet de loi a dit quelque chose ce matin qui a suscité un malaise en moi et ça concerne les tribunaux. Mes collègues me corrigeront si je dénature ses propos. Les affaires seront instruites par de véritables juges maintenant et des avocats seront présents. Beaucoup de tribunaux font un excellent travail dans notre pays et nous avons un grand respect pour le travail accompli par la Commission des droits de la personne et les tribunaux. Je voudrais entendre vos observations sur le fait que cela n'est pas rare dans notre pays. Nous avons des tribunaux qui jugent. Entendre dire qu'il faut un véritable juge et un avocat pour instruire une affaire me met très mal à l'aise.
La sénatrice Andreychuk : Qui a dit cela, s'il vous plaît?
La présidente : Le parrain du projet de loi.
M. Toews : Je veux seulement vous faire part de mon expérience personnelle; je m'occupe beaucoup de relations de travail. Probablement les trois quarts des audiences que je tiens se déroulent en l'absence de juges. Je comparais devant des commissions des relations de travail et devant des arbitres consensuels. Ce ne sont pas des juges, mais des citoyens respectés qui ont prouvé qu'ils étaient capables de comprendre ces questions. Ce sont des experts dans ce domaine, des experts de ces sujets, et nous leur faisons confiance. Pour ces questions précises, je ne voudrais pas recourir à un juge. Ce sont des experts qui connaissent bien mieux que moi les questions qu'on leur présente.
Le fait de dénigrer l'ensemble des tribunaux est en parfaite contradiction avec la façon dont tout le système judiciaire fonctionne. L'ensemble de notre système judiciaire repose sur des tribunaux administratifs qui ont une expertise dans une variété de domaines. Lorsqu'il s'agit de découvrir des violations des droits de la personne et établir qu'il y en a eu, ce sont ces gens qui sont les experts. Ils ont prouvé, au sein de notre système, qu'ils ont une grande expertise et de grandes connaissances en la matière.
Le sénateur White : Si vous permettez, monsieur Toews, vous avez dit au début de la séance que la preuve hors de tout doute raisonnable n'était pas requise. Nous parlons maintenant du verdict de culpabilité, d'une certaine façon, à l'article 13. Pas un seul des tribunaux que vous avez mentionnés ne le fait maintenant. Je suppose que c'est ce qui représente la différence. J'ai comparu devant un certain nombre de tribunaux et je suis un fervent partisan de ces tribunaux.
Le sénateur Baker : Devant des juges aussi.
Le sénateur White : Devant beaucoup de juges à propos desquels je n'ai rien à dire de négatif.
Toutefois, il ne s'agit habituellement pas de verdict de culpabilité. Au Canada, le critère est « hors de tout doute raisonnable ». Ayant été policier pendant 31 ans, trop souvent je trouvais que c'était un critère difficile que je n'appréciais pas toujours, mais en l'occurrence nous ne l'utilisons plus. Je me demande comment la Loi canadienne sur les droits de la personne pourrait prononcer un verdict de culpabilité sans appliquer le critère « hors de tout doute raisonnable ». Si cette mesure législative me pose problème, si l'abrogation me pose problème, cela signifie que je ne suis pas sûr qu'elle accorde suffisamment de protection alors que je crois que nos tribunaux accordent une protection, autant qu'il puisse être difficile de le faire. C'est la raison pour laquelle j'ai essayé de poser une question à notre témoin plus tôt pour savoir comment nous pourrions modifier le Code criminel pour faire en sorte qu'il vise davantage les crimes haineux. Je pense que la mesure législative pose problème au niveau de la nécessité d'obtenir l'approbation, par exemple, du procureur général. Je pense personnellement que c'est un peu trop demander. Je préfèrerais pouvoir porter accusation avec l'approbation de la Couronne dans certaines provinces ou celle du pouvoir discrétionnaire de la police dans d'autres. Je ne comprends pas très bien le fait de ne pas appliquer le critère « hors de tout doute raisonnable » comme nous le faisons pour toutes les autres personnes avant de les trouver coupables. S'il y a une chose qui peut m'inciter à appuyer cette mesure législative, ce sera celle-là. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Toews : L'objet de la loi n'est pas vraiment la punition et la culpabilité. L'objet de la loi, comme je l'ai indiqué, est la promotion de la tolérance, de l'égalité et trouver une solution au problème. Il ne s'agit pas de verdict de culpabilité. Il ne s'agit pas de punition.
Je n'en ai pas beaucoup parlé dans ma déclaration, mais vous remarquerez en lisant notre documentation que nous sommes contre la disposition sur la sanction pécuniaire dans le projet de loi, car elle n'est pas conforme à l'objet de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Quand nous ne nous occupons pas de verdicts de culpabilité, mais que nous recherchons davantage de mécanismes de recours pour régler la question, il est tout à fait approprié d'utiliser la « prépondérance des probabilités » comme fondement probatoire plutôt que le critère « hors de tout doute raisonnable ».
Le sénateur White : Sans vouloir être pointilleux, le sentiment est qu'il y a un verdict de culpabilité accompagné bien sûr d'une sanction pécuniaire. Je comprends que cela vous pose problème, mais chez le public et certaines organisations avec lesquelles j'ai travaillé et qui ont comparu devant la Commission des droits de la personne, le sentiment est qu'il y a un verdict de culpabilité, qu'on l'appelle ainsi ou pas. Vous-même, vous avez dit que le critère « hors de tout doute raisonnable » n'était pas requis.
Personnellement, je ne crois pas que le critère de la preuve hors de tout doute raisonnable ne devrait pas s'appliquer. J'ai utilisé la prépondérance des probabilités dans le cadre des relations de travail et, généralement, pas celles impliquant une infraction similaire à celle prévue par le Code criminel du Canada. J'ai utilisé le critère de prépondérance des probabilités, mais de manière générale il ne ressemble pas vraiment à ce que l'on trouve dans une loi fédérale comme le Code criminel du Canada.
Ce que je viens de dire est plus une déclaration qu'une question.
M. Toews : Je dirais simplement qu'une prépondérance des probabilités dans des affaires autres que criminelles où existe la possibilité d'une punition sévère, comme l'incarcération, des conséquences graves, est vraiment la seule situation où, selon moi, le critère hors de tout doute raisonnable s'applique. Pour toute autre question, notamment le congédiement injustifié, on ne peut utiliser que la prépondérance des probabilités, mais un cas de congédiement pour un motif valable sera difficile à attaquer et alors on utilise seulement la prépondérance des probabilités.
Dans tous les autres aspects du système judiciaire, nous utilisons à juste titre, le critère de la prépondérance des probabilités. En réussissant à prouver que c'est probablement plus souvent le cas que non, vous avez réussi à prouver vos allégations. Nous devrions limiter notre discussion au domaine criminel où les normes sont beaucoup plus élevées en raison des conséquences graves que cela entraînerait pour la personne qui serait jugée coupable.
Le sénateur White : Je crois que les conséquences sont aussi graves dans le cadre de la Loi canadienne sur les droits de la personne. La stigmatisation est à elle seule considérable. C'est vraiment cela que nous essayons de faire valoir. Je crois réellement que nous devons élargir la portée du Code criminel du Canada aux crimes haineux. Nous devons avoir une capacité accrue de poursuivre en justice et de condamner. Je ne suis tout simplement pas certain que l'article 13 n'est pas utilisé actuellement à cet effet. Je comprends que le processus peut ne pas être plus facile, mais il est plus facile de déposer plainte, de lancer un processus et de commencer à menacer de faire tout cela en application du Code criminel du Canada.
Le sénateur Zimmer : Vous en avez parlé un peu, mais il y a les quatre facteurs : les sanctions pécuniaires, les punitions, la pénitence et la douleur. Les coups de fouet, les coups de bâton, ajoutez-y la pince à levier, et je ne sais quoi d'autre, mais il y a beaucoup plus. Le sénateur Munson a également soulevé cette question.
La cyberintimidation commence à un jeune âge. Les enfants s'y adonnent. Certains enseignants disent qu'au fond il s'agit d'enfants, il n'y a donc ni punition ni attitude cohérente à leur égard. C'est une chose de dire, à votre niveau, que ce sont des sanctions sur le plan criminel, mais dépassons cela. Comment régler le problème de l'incohérence des juges et des tribunaux? Que faire pour qu'ils soient cohérents dans l'application de la douleur et de la punition envers ceux qui commettent les crimes? Je comprends très bien qu'il y a des limites, mais que faire pour s'assurer que la punition imposée les empêche de récidiver?
M. Toews : Il est très difficile de répondre à cette question, car il n'y a pas de solution facile. Lorsque nous nous reportons à la loi dans son libellé, la loi a pour objet d'améliorer la situation, d'éliminer la discrimination et la commission dispose d'outils pour faire cela. L'Association du Barreau canadien est en faveur des outils qui règlent le problème, qui ferment les sites Internet concernés et qui dédommagent les victimes qui ont subi des pertes.
Notre système judiciaire, si je puis me permettre de le dire, est constamment revu et corrigé en prenant en considération son mode de fonctionnement. Nous tenons compte de la jurisprudence et des décisions rendues dans le passé. Nous évoluons constamment et adaptons les choses afin qu'elles fonctionnent mieux. Les choses sont de plus en plus claires, car nous élaborons un ensemble de lois, un ensemble de pouvoirs, même pour des sujets tels que les discours haineux, et ce, dans le but d'établir des critères et des indices qui sont appropriés ou ne le sont pas et que nous appliquons dans le but d'instaurer une cohérence dans tout le système.
Nous ne sommes pas près d'avoir terminé, mais étant l'éternel optimiste que je suis, je regarde surtout les énormes progrès que nous avons accomplis. Nous avons beaucoup progressé, mais incontestablement il reste encore beaucoup de lacunes à combler.
La présidente : Madame Zwibel, avez-vous quelque chose à ajouter?
Mme Zwibel : Non, je n'ai rien à ajouter.
Le sénateur Baker : À titre d'information, je crois que vous avez mentionné dans votre mémoire votre opposition aux dispositions pénales énoncées dans cet article précis de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cependant, je crois me souvenir qu'il y a tout juste six mois, le juge Mosley, de la Cour fédérale, a statué dans l'affaire Warman que les dispositions pénales étaient inconstitutionnelles, pourquoi alors sont-elles mentionnées dans votre mémoire?
M. Toews : Elles le sont parce qu'elles sont toujours dans la loi. Nous estimons que lorsque quelque chose est jugé inconstitutionnel, il faut supprimer le libellé. C'est compliqué, pas nécessaire, ça ne donne pas une bonne ébauche et le public est confus quand des dispositions sont inscrites dans des lois mais qu'elles ne sont pas reconnues par les tribunaux. Tant que la Cour suprême ne donne pas son accord, il y a toujours le risque que d'autres tribunaux aient un avis différent sur la question.
Notre position est la suivante : si nous acceptons les conclusions d'une décision précise rendue par un tribunal, nous devrions alors supprimer la disposition dans la loi.
La présidente : Madame Zwibel, ce matin en faisant votre déclaration, vous avez plusieurs fois dit qu'il y a d'autres méthodes. À plusieurs reprises, vous avez dit qu'il y a de meilleures façons de régler le problème des discours haineux que de ne compter seulement sur la Loi canadienne sur les droits de la personne, comme utiliser par exemple l'éducation. La loi et l'éducation seraient-elles mutuellement exclusives? Quelles autres méthodes proposerez-vous?
Mme Zwibel : Je ne pense pas qu'elles soient mutuellement exclusives. J'ai mentionné la réplique aux discours haineux pour la bonne raison qu'il y a un certain nombre d'exemples. Aux États-Unis, la liberté d'expression est très bien protégée, même si certaines formes de cette liberté d'expression peuvent être considérées, au Canada, comme étant des discours haineux et des discours qui dépassent les limites. Certains utilisent l'absence de lois interdisant ces formes d'expression et font preuve d'imagination pour délivrer de tels discours haineux. Certains d'entre vous ont peut-être entendu parler d'un pasteur de l'église Westboro Baptist Church aux États-Unis qui tient des propos très troublants et très inquiétants pour critiquer les homosexuels. C'est lui qui assiste aux funérailles militaires pour protester. Non seulement son message est offensant, mais il est extrêmement choquant qu'il le délivre dans un tel endroit. Aux États- Unis, des personnes ont créé un réseau qui tente de protéger les familles contre ce type d'individu. Elles ont créé une ceinture de protection autour des familles en signe de soutien et pour éviter que ces familles entendent ces horribles messages.
J'ai un autre exemple qui implique la même église. Une organisation a acheté une propriété juste de l'autre côté de la rue de l'église, elle a peint la façade aux couleurs de l'arc-en-ciel et a lancé une campagne de collecte de fonds pour financer des programmes de lutte contre l'intimidation. Cette organisation a donné la réplique aux messages de haine, elle ne les a pas censurés. Elle a essayé de les réfuter.
L'un des effets nuisibles des dispositions comme l'article 13 est, à mon avis, qu'au lieu de réduire au silence ce genre de discours, il peut leur donner une plus grande audience. Pour l'affaire Whatcott, il a distribué des dépliants dans des maisons en Saskatchewan. Sans que des plaintes aient été déposées et sans avoir été l'objet de poursuites judiciaires en Saskatchewan, les personnes qui ont reçu ces dépliants étaient probablement les seules qui ont entendu son message. Cependant, l'affaire lui a offert une audience à l'échelon national. Il a été à la Cour suprême du Canada et les messages — considérés comme étant des discours haineux — ont été inclus dans les annexes du jugement de la Cour suprême. Par conséquent, n'importe qui peut lire ce qu'il a dit. Je dois dire que je ne crois pas que la décision rendue par la Cour suprême l'ait dissuadé de quelque manière que ce soit. Je ne pense pas qu'elle va le dissuader de propager son message. En fait, il est maintenant en ligne et utilise Twitter et d'autres sites pour se faire entendre de ceux qui veulent savoir ce qu'il a à dire.
Une disposition comme l'article 13 peut avoir un effet pervers. Bien que je ne pense pas que l'éducation et d'autres programmes puissent être mutuellement exclusifs, comme je l'ai dit, je ne crois tout simplement pas que cette disposition ait été un mécanisme efficace et efficient pour régler ce problème. Je pense qu'elle a porté atteinte à la liberté d'expression étant donné que la définition du mot « haine » est en soi subjective. Dans l'affaire Whatcott, le tribunal a conclu que tous les messages étaient haineux. La Cour d'appel de la Saskatchewan n'était pas d'accord. La Cour suprême a déclaré que deux messages l'étaient et que deux messages ne l'étaient pas. Des savants juges et membres du tribunal ont étudié le même discours, ont appliqué les mêmes critères et ont abouti à des conclusions différentes. Ce qui n'est pas un résultat évident. Quand il est question de restrictions à la liberté d'expression, nous devrions insister pour avoir des normes plus claires.
M. Toews : J'ai deux observations à faire en guise de réponse. Je ne suis pas d'accord avec le dernier commentaire voulant que la définition soit subjective. Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas un soupçon de subjectivité — et cela est vrai pour toutes les définitions. On ne peut pas se limiter à des slogans juridiques dénués de subjectivité. Il n'en existe pas. Ceux-là sont objectifs. On se demande si une personne raisonnable qui se trouve dans la même situation aura une émotion de détestation se traduisant par de la diffamation. Il est question d'une personne raisonnable et d'une norme objective. Ce sujet a été examiné et des lignes directrices claires ont été créées par nos autorités par le biais de la jurisprudence qui a fourni un élément d'objectivité. Je ne pense pas que la définition soit subjective. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas un soupçon de subjectivité, mais cela est vrai pour toutes les définitions juridiques auxquelles vous pouvez penser.
Très brièvement, c'est aussi un outil éducatif pour tous les autres. Si l'affaire Whatcott lui a permis de distribuer ses dépliants et il aurait continué de le faire — peut-être si on avait fait connaître l'affaire à tout le monde en divulguant au public ce qui se passe et le fait que c'est inacceptable. Il faut qu'ils le sachent et il faut prendre les mesures qui s'imposent pour mettre fin à cette situation. C'est un outil éducatif pour le grand public.
La présidente : Quel effet l'abrogation de l'article 13 aurait-elle sur les communications dans les médias sociaux?
M. Toews : Quelle que soit l'importance de la présence de discours haineux dans les médias sociaux, nous pouvons nous attendre à ce qu'il y en ait de plus en plus. Les médias sociaux deviendront un forum sûr pour les discours haineux. Les médias sociaux devraient être un endroit sûr pour les groupes vulnérables. Dans le cas où les médias sociaux deviennent un endroit où les groupes vulnérables s'estiment victimes de discrimination, où ils sont marginalisés et où ils perdent leur légitimité, alors il y aura un problème très grave.
Mme Froc : Si je peux ajouter quelque chose, les études sur la cyberintimidation dans les médias sociaux et sur les victimes indiquent que l'orientation sexuelle joue un rôle essentiel. La discrimination sexuelle à l'encontre des femmes joue également un rôle important. Les gens sont ciblés et intimidés en fonction des caractéristiques énoncées dans l'article 13.
La présidente : Ce qui me dérange, c'est que le code ne mentionne pas les femmes, l'âge et l'incapacité. Le projet de loi propose d'abroger l'article 13, mais ces éléments ne sont pas visés dans le code. Vers qui ces personnes se tourneront-elles pour être protégées? Le parrain du projet de loi nous a dit que le ministre réglera toutes ces questions, mais nous n'en avons aucune certitude. Pour le moment, elles n'auront aucune protection. Les personnes ayant une identité sexuelle constituent un autre groupe qui ne bénéficie d'aucune protection en vertu de l'article 13 ou du code. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Toews : Je suis tout à fait d'accord. Un problème fondamental est le fait de trop compter sur le Code criminel puisqu'il ne couvre pas tous les aspects de la discrimination. Des aspects importants de la discrimination sont exclus, et c'est très problématique. Je conviens que l'article 13 nécessite aussi quelques améliorations, particulièrement en ce qui a trait à l'identification sexuelle et aux caractéristiques liées à la sexualité.
Nous pourrions prendre pour modèle certains codes provinciaux sur les droits de la personne qui ont déjà abordé cette question.
La présidente : Je tiens à remercier Mme Froc, M. Toews et Mme Zwibel. Nous vous sommes reconnaissants d'être tous les trois venus au comité aujourd'hui, et nous vous en remercions.
Mesdames et messieurs les sénateurs, nous avons distribué un nouvel ordre du jour pour un autre témoin qui vient de Calgary. Il y a encore quelques instants, nous n'étions pas sûrs d'avoir le temps d'entendre ce témoin qui était dans l'impossibilité de communiquer avec nous en raison de la situation en Alberta. Heureusement, nous avons trouvé le temps de pouvoir l'entendre par vidéoconférence. Madame la professeure Mahoney présentera son témoignage cet après-midi.
Nous avons distribué aux membres du comité le rapport « entre autres choses » que le comité de direction a examiné et approuvé. Nous en discuterons à la fin de la journée.
Mesdames et messieurs les sénateurs, je profite du moment où nous accueillons le prochain panel, pour affirmer le soutien du comité pour les Albertains et particulièrement les Calgariens. La professeure Mahoney est à Calgary à ce moment même.
Je sais que vous avez eu des difficultés pour arriver à l'endroit où vous vous trouvez. Nous vous remercions d'avoir fait l'effort de vous faire entendre par le comité. Au nom du comité, nous tenons à ce que tous les Albertains sachent qu'ils sont dans nos pensées et nos prières. Nous savons que vous traversez un moment difficile et que vous êtes en train de reconstruire et de vous remettre de la catastrophe naturelle, mais je tenais à vous dire au nom du Sénat que nous vous soutenons dans vos efforts de reconstruction.
Merci, professeure Mahoney, d'avoir fait l'effort de vous joindre à nous.
Cet après-midi, nous examinons l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne et, s'il est abrogé, quel en sera l'effet sur les femmes. Nous commençons par la professeure Mahoney, je vous en prie.
Kathleen E. Mahoney, professeure, faculté de droit, Université de Calgary : Merci beaucoup, madame la sénatrice Jaffer, et merci pour vos belles paroles à l'endroit de Calgary. Je pense que la ville réagit comme le ferait tout bon Calgarien. Je crois que nous reprendrons la situation en main assez rapidement. Merci infiniment pour vos belles pensées.
Je suis ravie d'être ici aujourd'hui. Merci beaucoup de m'avoir invitée à présenter mon point de vue sur l'article 13 et ses effets. J'ai remis au comité un mémoire écrit sous forme d'essai. Je me suis dit que vous apprécierez ce format en comparaison à tous les autres documents qui vous sont remis. J'ai consulté les autres mémoires, je les ai trouvés excellents et je suis d'accord avec ce qu'ils présentent.
J'ai adopté une position dans l'essai que je vous ai remis parce que je crois que nous sommes parfois inondés de messages, provenant tout particulièrement des médias. Je pense que nous faisons, dans une large mesure, tous confiance aux médias et notamment sur le plan de la liberté d'expression. Cet essai porte essentiellement sur le fait, qu'à mon avis, si l'on examine cette question très attentivement, les médias se trompent et qu'ils ont efficacement eu une influence alors qu'ils n'auraient pas dû.
J'ai commencé mes observations en citant un très célèbre philosophe, probablement l'un des plus éminents au monde aujourd'hui. Il s'appelle Jeremy Waldron. Il était à Oxford et a aussi enseigné à Harvard. Voici l'une de ses citations : « Les arguments philosophiques au sujet des discours haineux sont impulsifs et irréfléchis et constituent un réflexe. »
J'ai utilisé cette citation pour l'appliquer aux médias canadiens, particulièrement en ce qui a trait à leur réaction à la récente décision Whatcott rendue par la Cour suprême du Canada. La décision Whatcott ne visait pas l'article 13 précisément, elle visait la législation de la Saskatchewan sur les droits de la personne qui interdit le discours haineux. Néanmoins, elle soulevait les mêmes questions que nous essayons d'aborder aujourd'hui soit de trouver le juste équilibre entre des droits contradictoires. Il s'agit uniquement d'une question d'équilibre.
Dans le mémoire, je fais valoir que les médias ne trouvent pas le juste équilibre. Pour les médias, tout tourne autour du discours. Pour servir leurs propres intérêts, ils ne veulent pas qu'on leur impose des limites sur ce qu'ils peuvent écrire et la grande majorité de leurs arguments vont dans ce sens. Or, ces arguments sont décontextualisés, car dans le cadre de cette question ils ne placent pas le Canada dans un contexte mondial; ils font très peu de cas des dangers que présente le discours haineux et ils prétendent faussement, à mon avis, que ce problème sera résolu par le marché des idées et que l'État n'a pas à jouer le rôle de médiateur dans ce différend.
C'est un point de vue que je rejette catégoriquement. Si l'on compare le marché des idées au marché boursier, par exemple, on voit bien que des gens peuvent faire des investissements dans le marché boursier. Les médias font d'énormes investissements de milliards de dollars dans le marché des idées afin de pouvoir contrôler le message. Ils nous disent ce qui se passe dans le monde. Des personnes comme les homosexuels ou les femmes, particulièrement les femmes défavorisées — peut-être des femmes autochtones, des femmes handicapées, des femmes ayant une orientation sexuelle différente — ne peuvent pas faire ce genre d'investissements et donc elles n'ont pas droit à la parole. Elles n'ont pas les moyens de faire passer leurs messages.
Je pense que le marché des idées n'est pas un bon exemple de métaphore présentant ce marché comme étant la solution au problème du discours haineux. Certaines voix ne peuvent pas se faire entendre à cause d'autres voix plus puissantes.
Voilà qui m'amène à parler des analyses sous-jacentes que présentent les médias dans leurs arguments — comme le font d'autres qui copient essentiellement les médias ou rapportent ce qu'ils disent; c'est quelque chose que nous avons également constaté. Cependant, ils abordent la question du discours haineux sous l'angle de l'égalité formelle; autrement dit, nous sommes tous égaux. Voilà une perception aveugle et décontextualisée du monde.
Il n'en demeure pas moins que, dans l'arrêt Whatcott, même s'il s'agit des lois de la Saskatchewan, la Cour suprême du Canada, comme je l'ai souligné plus tôt, s'est penchée sur ces questions philosophiques profondes concernant le type de société que nous voulons construire. Quels sont les intérêts divergents en jeu et quel est le contexte de ces intérêts? C'est la dernière chose qu'on a affirmée à ce sujet.
J'ai fait valoir l'affaire Keegstra, qui remonte à 20 ans, ainsi que l'affaire Taylor. Les deux cas sont abordés dans les autres mémoires, tout comme le mien. L'affaire Keegstra concernait les dispositions du Code criminel sur la propagande haineuse. Dans l'affaire Taylor, il était plutôt question de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Ce qui est intéressant, c'est que ces deux affaires ont toutes deux été entendues il y a 20 ans par la Cour suprême du Canada. Dans les deux cas, la Cour s'est penchée sur les articles 2 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés. À cette époque, le raisonnement était que, dans une société libre et démocratique pour qui l'égalité est un droit protégé par la Constitution, on doit parvenir à un équilibre entre l'article 1 et la liberté d'expression. Lorsqu'elle a tenté de concilier ces droits opposés, elle a indiqué qu'il était acceptable, dans une société libre et démocratique, d'imposer des limites raisonnables à l'égard de la liberté d'expression. Non seulement ces limites sont-elles acceptables, mais elles sont nécessaires dans une société libre et démocratique.
La cour a ensuite mis cette décision à jour, dans l'arrêt Whatcott, car entre-temps, on a gravement porté atteinte à la notion de protection des minorités dans le cadre des lois anti-haine, et particulièrement dans les médias. L'affaire Whatcott, qui portait sur des propos haineux tenus à l'endroit des homosexuels, a donné à la cour la possibilité de revoir la question. La cour a réexaminé la question dans le contexte actuel, qui est assez différent. À mon avis, on protège davantage les personnes ciblées par les propos haineux. Par conséquent, la cour a rendu sa décision dans le contexte actuel, à l'ère d'Internet et des médias sociaux tels que Twitter ou Facebook, qui n'existaient pas il y a 20 ans. De plus, les groupes haineux se sont multipliés de façon exponentielle depuis que l'Internet est devenu un outil à la portée de la masse.
Je m'intéresse à cette question dans mon mémoire, de même qu'aux statistiques sur la croissance exponentielle des groupes haineux. Je me penche aussi sur plusieurs autres aspects intéressants d'une approche plus moderne à l'égard de la propagande haineuse. Étonnamment, nous commençons à voir un mouvement aux États-Unis, un pays reconnu pour ne pas avoir de lois réprimant les discours haineux. En fait, le FBI a indiqué qu'il ferait de la lutte contre les propos haineux une priorité en vue de prévenir la violence, le terrorisme et les autres actes qui compromettent la sécurité du pays, puisque c'est même devenu un enjeu de sécurité nationale.
Récemment, nous avons tous vu les bombes qui ont explosé au marathon de Boston. Nous avons tous vu les cas de cyberintimidation qui ont poussé des adolescents au suicide dans notre propre pays. Nous avons eu affaire à des terroristes issus de la société canadienne qui, tout d'abord, lancent un mouvement de haine, et ensuite, utilisent l'Internet entre autres pour donner des instructions sur la façon de confectionner des bombes artisanales et de comploter contre le Canada.
J'estime que nous devons examiner très attentivement ce que peuvent faire les dispositions sur la propagande haineuse. Elles sont préventives. La Loi canadienne sur les droits de la personne, comme l'expliqueront d'autres intervenants aujourd'hui, est différente du Code criminel. Elle est préventive et éducative et vise à éliminer les propos haineux grâce à des méthodes moins rigoureuses que le Code criminel — soit par l'éducation et la médiation persuasive. C'est pourquoi on ne tient pas compte de l'intention. En raison de leur objectif, les lois anti-haine dans le contexte des droits de la personne ne tiennent pas compte de l'intention; elles se concentrent sur l'effet.
Quand nous regardons CNN ou n'importe quel autre média, il n'y a pas une semaine ou un mois qui passe sans que nous ne voyions un politicien, une célébrité ou un athlète sportif présenter des excuses pour les conséquences involontaires des remarques qu'il a faites dans un contexte de colère, d'humour ou de quelque chose du genre. Nous savons que ces gens n'avaient pas nécessairement l'intention d'engendrer de la haine contre des groupes minoritaires. Ils se sont exprimés dans un endroit privilégié et ne vivent pas le quotidien des victimes de propos haineux; ils sont donc forcés de s'excuser.
La loi sur les droits de la personne vise ce type de propos, tandis que le Code criminel vise les propos haineux intentionnels, ce qui est tout à fait différent. Étant donné que le Code criminel est un outil passablement lourd, il y a d'autres conditions minimales à respecter. Par exemple, le recours aux dispositions sur les propos haineux du Code criminel implique une intervention par la GRC ou la police. La Couronne doit déterminer les chances de réussite et, peut-être plus important encore, le procureur général doit consentir à la poursuite.
C'est une situation difficile à gérer pour les groupes vulnérables, et c'est souvent problématique sur le plan politique. À certains égards, je suppose que les protections en droit pénal sont appropriées, compte tenu des conséquences d'avoir un casier judiciaire.
La loi sur les droits de la personne comble le fossé entre l'inaction et la mesure judiciaire la plus sévère, qui est le droit pénal. Si nous abolissons l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, je crois que nous créerons plus de problèmes que nous en réglerons. Selon moi, c'est une évidence.
Après qu'on eut rendu une décision dans les affaires Taylor et Keegstra, il faut savoir que le Canada a eu une influence...
La présidente : Madame, pourriez-vous conclure votre déclaration?
Mme Mahoney : Je suis désolée. J'en ai dit beaucoup et je serais heureuse de répondre à vos questions.
La présidente : Merci beaucoup.
Vous pouvez y aller, madame Bailey.
Jane Bailey, professeure agrégée, faculté de droit, Université d'Ottawa : Merci beaucoup de m'avoir invitée à venir m'exprimer sur cette question, qui est très importante pour moi, d'un point de vue académique. En outre, j'étais avocate adjointe dans la première affaire présentée en vertu de l'article 13, représentant la plaignante, Sabina Citron. Je ne dirai pas à combien de temps cela remonte.
Tout d'abord, je vais commencer en citant les juges dissidents dans l'arrêt Zundel :
On doit évaluer et juger une société selon les protections qu'elle offre aux membres ou groupes vulnérables qui la composent.
Dans mon mémoire, c'est exactement ce dont il est question en ce qui concerne l'abrogation de l'article 13. Avec tout le respect que je vous dois, j'estime que le projet de loi C-304 devrait être rejeté pour trois raisons. Premièrement, tout comme Mme Mahoney l'a si bien indiqué, l'article 13 ne fait que contribuer à une approche équilibrée et multidimensionnelle, sur le plan de la politique publique, à l'égard de la prolifération de la haine dans une société démocratique engagée et tenue, conformément à la Constitution, de protéger de façon égale la liberté d'expression, l'égalité, les droits autochtones et le multiculturalisme.
Deuxièmement, l'abolition de l'article 13 impose un fardeau disproportionné aux membres des groupes qui revendiquent l'égalité au sein de la société canadienne. Ils sont déjà plus vulnérables aux attaques à la lumière des réalités sociales et technologiques dont je vais parler brièvement, et c'est une vulnérabilité qui, comme l'a mentionné Mme Mahoney, a été reconnue par une affirmation juridique des protections fondées sur les droits de la personne contre la propagande haineuse dans la récente décision Whatcott.
Troisièmement, l'abrogation de l'article 13 laisserait les femmes et les personnes handicapées particulièrement vulnérables puisque les dispositions du Code criminel interdisant les diverses formes de propagande haineuse n'offrent aucune protection fondée sur le sexe ou la déficience.
Dans ma déclaration, j'aimerais m'attarder brièvement à ces deux dernières raisons. En ce qui a trait au contexte social, technologique et juridique dans lequel nous nous trouvons, je dirais que les bouleversements que nous connaissons aujourd'hui sur les plans économique, politique et social justifient le maintien de l'article 13. La situation actuelle est propice à la discrimination des minorités, considérées comme des boucs émissaires, et nous avons vu de nombreux exemples au cours de l'histoire. Nous avons assisté à des actes haineux, que ce soit en ligne ou non.
Si on regarde les statistiques, dans le monde hors ligne, les crimes haineux sont à la hausse, et ils n'ont cessé d'augmenter entre 2007 et 2009. Plus de la moitié des crimes visaient des minorités raciales, 29 p. 100 étaient motivés par la religion et 13 p. 100 par l'orientation sexuelle. Les membres des groupes raciaux — les gens de race noire, d'origine arabe, de croyance juive ou musulmane — sont les plus durement touchés.
En ligne, nous observons des attaques généralisées envers des groupes identifiables destinées à dénigrer et à déshumaniser le groupe en entier de même que des attaques personnelles à l'endroit d'une personne en raison de son appartenance ou présumée appartenance à ce groupe. Parmi les groupes visés, mentionnons entre autres les lesbiennes qu'on accuse de pédophilie et d'agression d'enfants; les femmes noires qu'on considère comme inutiles, dérangées et hypersexualisées; les femmes autochtones qu'on rabaisse en traitant de « squaws »; et les femmes musulmanes qu'on méprise parce qu'elles pratiquent leur religion. Ces exemples sont tirés des affaires présentées en vertu de l'article 13 dont a déjà été saisi le Tribunal canadien des droits de la personne.
Sur le plan individuel, nous voyons également des attaques personnelles envers des femmes sur des forums; par exemple, le forum de discussion AutoAdmit, affiche des messages du genre. Cela comprend des rappels disant que telle femme mérite d'être violée, de fausses publications soutenant que certaines femmes ont obtenu de meilleures notes en échange de services sexuels, des propos où on traite certaines femmes de chiennes juives qui méritent d'être violées, et des discussions où les internautes indiquent quelles étudiantes en droit de l'Université Yale ils aimeraient sodomiser.
Compte tenu de vos travaux dans le dossier de la cyberintimidation, pour lesquels je vous félicite d'ailleurs, vous savez sans aucun doute que l'appartenance à une minorité ethnique ou à la communauté LGBTQ, ou encore une déficience, expose les jeunes à un plus grand risque de cyberintimidation et d'intimidation en général. Autrement dit, et c'est important de le souligner, une grande part de la cyberintimidation repose sur les comportements très discriminatoires auxquels s'attaquent l'article 13.
Comme vous le savez également, les recherches dans ce domaine révèlent que la capacité de pouvoir rester anonyme ou caché derrière un pseudonyme pourrait être une des causes de la croissance et de l'agressivité des attaques haineuses en ligne. L'étendue, la diffusion et l'omniprésence de ces médias dans nos vies ne font qu'amplifier leurs impacts négatifs, au point où les femmes visées délaissent les médias sociaux et tout ce qui s'y apparente — car elles craignent pour leur sécurité — en raison des menaces proférées à leur endroit.
Plus d'un chercheur, y compris le professeur Wayne MacKay dans son rapport sur la cyberintimidation, a souligné l'importance des approches correctives fondées sur les droits de la personne ou les droits civils à l'égard de la cyberintimidation en fonction de l'appartenance à un groupe.
En somme, étant donné mes études et mes travaux, je dois mentionner que j'ai trouvé très ironique que nous parlions d'abolir une disposition comme l'article 13 dans le contexte actuel.
À mon avis — et je le dis dans mon mémoire —, dans le contexte social et technologique dans lequel nous évoluons, il est clair qu'il faut adopter une approche fondée sur les droits de la personne comme celle prévue à l'article 13, plutôt que d'y renoncer.
C'est ce qui m'amène à mon troisième point. Sans l'article 13, les groupes qui revendiquent l'égalité, comme les femmes, les personnes handicapées et ceux qui font l'objet de plus d'un motif de discrimination, ne seraient plus protégés puisque les dispositions du Code criminel ne les visent pas directement.
À mon humble avis, on peut difficilement justifier de retirer consciemment la protection législative fédérale dont bénéficient ces groupes revendiquant l'égalité, peu importe le contexte. C'est toutefois particulièrement troublant dans un contexte social et technologique où leur vulnérabilité est aussi claire.
À cette époque où nous cherchons à prendre des mesures proactives pour contrer l'intimidation et la cyberintimidation ainsi qu'à inciter nos jeunes à faire preuve d'empathie, à respecter la diversité et l'égalité et à adopter un comportement responsable en ligne, les législateurs canadiens, le Sénat et vous avez la chance de donner l'exemple en refusant de supprimer les mécanismes actuels de protection des droits de la personne dont bénéficient les plus vulnérables d'entre nous.
La présidente : Merci infiniment, madame Bailey. Nous allons poursuivre avec Mme Kolmes.
Jo-Ann R. Kolmes, avocate associée, Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes : Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie infiniment de m'avoir invitée à représenter le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes, ou FAEJ. Mme Mahoney et moi avons été avocates associées dans l'affaire Whatcott. Le FAEJ est intervenu dans ce dossier et se préoccupe énormément de ce genre d'enjeux depuis longtemps. Mme Mahoney en est l'exemple parfait puisqu'elle a également représenté le FAEJ dans les affaires Keegstra et Taylor.
Le FAEJ est d'avis qu'il faut maintenir l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne compte tenu de sa grande importance, et qu'il faut rejeter le projet de loi C-304, qui vise justement à supprimer cet article.
Nous avons huit raisons valables d'exiger ce maintien. Je vais d'abord vous les présenter, après quoi j'en expliquerai quelques-unes, dans la mesure où Mmes Mahoney et Bailey ne l'ont pas encore fait, très habilement d'ailleurs.
Voici donc les motifs. Tout d'abord, les groupes ciblés par des propos haineux sont souvent les plus vulnérables et les plus marginalisés de la société.
Deuxièmement, le discours haineux est une forme d'expression extrême. Sa définition est tellement restreinte qu'elle n'englobe que quelques moyens d'expression.
En troisième lieu, les propos haineux font du tort aux personnes, aux groupes ciblés et à l'ensemble de la société.
En quatrième lieu, limiter les propos haineux permet de véhiculer bien d'autres valeurs et droits garantis par la Charte qui nous sont si chers, y compris l'égalité, le multiculturalisme et le respect des droits autochtones. Autrement dit, une telle limite permet d'équilibrer les droits garantis par la Charte.
En cinquième lieu, l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est essentiel pour garantir l'accès des femmes au système judiciaire.
En sixième lieu, les dispositions du Code criminel ne suffisent pas.
En septième lieu, l'article 13 satisfait aux obligations internationales du Canada visant à prévenir la discrimination.
Enfin, la société canadienne doit réagir au discours haineux. Ce n'est pas en permettant les échanges d'idées que nous résoudrons le problème.
Permettez-moi de vous donner des explications en plus de ce qui a déjà été dit, à savoir que ce sont les groupes les plus vulnérables qui sont ciblés par les propos haineux — en plus des listes que Mme Bailey a présentées. Nous pouvons le constater de façon très spectaculaire dans la jurisprudence du Tribunal canadien des droits de la personne ayant trait à l'article 13, ce qui est loin d'être rassurant. J'avais lu les affaires et n'avais pas compris de quoi il s'agissait avant de prendre connaissance des décisions du tribunal. Toutefois, la commission d'enquête sur la justice manitobaine qui s'est penchée sur le décès de Helen Betty Osborne a mis au jour un exemple très révélateur du lien manifeste qui existe entre les discours haineux et le tort causé. Emma LaRocque, une femme autochtone, a parlé de l'utilisation dégradante et déshumanisante du terme « squaw » ayant fait en sorte que le jeune homme qui a fini par assassiner Helen Betty Osborne ne la considérait pas comme une personne, ce qui a motivé le crime.
Je vais maintenant passer à la deuxième raison, à savoir que le discours haineux est une forme d'expression extrême. En fait, les critères permettant de déterminer en quoi consiste un discours haineux sont très restreints; voilà un aspect très important que l'on constate dans une série de décisions de la Cour suprême du Canada, comme les affaires Taylor et Keegstra, et manifestement dans l'affaire Whatcott, à quelques modifications près. Les critères laissent amplement place à la critique dans le discours politique, pour autant qu'on ne dépasse pas les limites de la diffamation et de la déshumanisation. Dans l'affaire Whatcott, la Cour suprême donne des lignes directrices très claires sur la définition du mot « haine » sous sa forme extrême et sur l'application de critères objectifs que les tribunaux avaient déjà établis. Une personne raisonnable informée des circonstances estimerait-elle que ce type d'expression est haineux?
En troisième lieu, un certain nombre de sources démontrent que du tort a été causé aux personnes, aux groupes ciblés et à l'ensemble du groupe — compte tenu de sa faible participation à la démocratie —, mais à la société aussi, comme la Cour suprême l'a clairement énoncé dans l'affaire Whatcott. De fait, les propos haineux entraînent une augmentation des actes discriminatoires et peuvent semer la discorde au sein de la société.
Comme Mme Bailey l'a dit, l'augmentation actuelle du discours haineux est largement attribuable au Web, et l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est la seule disposition législative qui puisse s'attaquer au problème en ligne. Le Web ne relève pas de la compétence des provinces, mais bien du gouvernement fédéral. Si l'article 13 est supprimé, nous ne pourrons plus rien contre les propos haineux en ligne, sauf à l'aide du Code criminel, un mécanisme qui n'a rien à voir.
La quatrième raison que nous invoquons, c'est qu'interdire les discours haineux permet de mettre en valeur de nombreux articles de la Charte canadienne des droits et libertés, comme l'article 15 sur le droit à l'égalité, l'article 7 sur la sécurité, l'article 25 sur le respect des droits autochtones, l'article 27 sur le maintien et la mise en valeur du patrimoine culturel des Canadiens et l'article 28 sur l'égalité des droits pour les deux sexes. J'ai remarqué que le document d'information sur les lois canadiennes contre la haine vous a été présenté dans le cadre d'une discussion approfondie sur la liberté d'expression en vertu de la Charte, mais je n'ai rien vu à ce sujet sur les droits à l'égalité de la Charte, sur la protection du multiculturalisme ou sur tous les autres droits devant être équilibrés.
J'ai un dernier point concernant les droits de la Charte. Dans l'affaire Whatcott, la cour a été très claire sur le fait que la liberté d'expression des groupes ciblés est largement compromise, ce qui est très important. Ils sont réduits au silence. Or, la liberté d'expression doit s'appliquer aux deux parties.
Pour ce qui est du fait que l'article 13 est essentiel pour garantir l'accès des femmes au système judiciaire, un point qui a été soulevé par Mmes Mahoney et Bailey, le genre ou le sexe ne font pas partie des motifs de propagande haineuse prévus au Code criminel.
Je tiens à préciser que les femmes n'ont aucun recours en responsabilité civile délictuelle. La Cour suprême soutient qu'il ne s'agit pas d'un délit civil de discrimination. Dans l'affaire Malhab, elle a aussi dit que la diffamation contre un groupe ne peut pas être invoquée. La loi sur les droits de la personne est donc le seul recours qui reste aux femmes qui ont été ciblées en raison de leur genre ou de plusieurs motifs — à savoir, les femmes d'origine étrangère, autochtones ou handicapées.
Mme Mahoney a expliqué avec éloquence que le Code criminel ne suffit pas. La loi sur les droits de la personne est un outil de sensibilisation et de prévention. La Cour suprême du Canada a dit qu'il y a lieu d'aborder le problème de différentes façons. Nous sommes d'avis que la loi sur les droits de la personne offre une solution et constitue une voie bien plus accessible pour les victimes qui veulent obtenir réparation ou une compensation personnelle, en plus de fournir une solution systémique aux problèmes actuels.
Les ententes internationales ratifiées par le Canada constituent la septième raison. Notre pays a signé trois accords importants à l'échelle internationale pour combattre la discrimination, soit le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, que le Canada a ratifié en 1976, la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, que le Canada a ratifiée en 1981, et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, que le Canada a adoptée en 2010. Toutes ces ententes reflètent un engagement international visant à dénoncer et à contrer la propagande haineuse.
Pour terminer, l'ensemble de la société canadienne doit absolument reconnaître l'importance de l'égalité et dire qu'elle souhaite être ouverte à tous et rejeter la discrimination ainsi que les discours haineux. La meilleure façon d'y parvenir est d'exprimer notre volonté collective au moyen de mesures législatives.
La présidente : Je vous remercie toutes les trois de vos exposés.
Madame Bailey, je sais que vous avez fait beaucoup de travail sur la cyberintimidation. Vous avez dit que nous devrions selon M. MacKay utiliser l'article 13 des droits de la personne pour aider les victimes de cyberintimidation. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet?
Mme Bailey : Permettez-moi de clarifier ce point. M. MacKay ne parle pas précisément de l'article 13 dans son rapport, mais plutôt de l'utilisation des droits de la personne pour régler un problème d'intimidation touchant un groupe identitaire en Australie. Il prône assurément une solution axée sur les droits de la personne. Il est intéressant de constater que certains souhaitent des solutions basées sur les droits civils et les droits de la personne, comme l'Américaine Danielle Keats Citron qui écrit sur le sujet. Des gens comme M. MacKay préconisent l'utilisation de ce genre de mécanisme flexible qui permet de réparer différemment les dommages causés et qui reconnaît que les victimes sont ciblées de façon très personnelle. Cela n'a rien à voir avec une poursuite criminelle. Alors que certains cherchent des mécanismes de réparation plus flexibles, je trouve ironique que nous voulions nous priver du mécanisme même que d'autres préconisent, y compris les États-Unis.
La présidente : M. MacKay n'en a probablement pas parlé dans son rapport, mais pendant sa comparution, il nous a suggéré d'élargir la portée de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Mme Bailey : C'est excellent. Je l'ai entendu parler de solutions axées sur les droits de la personne, mais je n'avais pas vu ce passage. En fait, le recherchiste qui m'accompagne et moi avons accompli la lourde tâche de lire le hansard des 11 dernières années, mais cette information nous a échappé.
La présidente : Vous n'auriez pas trouvé le passage dans le hansard puisqu'il est tiré des délibérations du comité.
J'aimerais connaître la réponse des trois témoins à la question suivante. Si l'article 13 était supprimé sous peu, que se passerait-il puisque le Code criminel ne prévoit rien pour les femmes victimes de discours haineux?
Mme Mahoney : Sans vouloir paraître trop dramatique, la suppression de l'article donnerait assurément le champ libre aux propos haineux à l'égard des femmes. Dernièrement encore, nous avons vu des femmes être ciblées de façon terriblement haineuse sur le Web. Des organisations terroristes s'en prennent désormais à elles. Nous l'avons constaté dans les guerres des Balkans, où les femmes ont été victimes de viols collectifs, et au Rwanda aussi. Nous n'en avons pas parlé aujourd'hui, mais la Cour suprême du Canada s'est aussi prononcée dans l'affaire Mugesera, un cas d'extradition pour lequel elle a déterminé que Mugesera avait commis un crime haineux ayant mené au génocide du Rwanda. Cette affaire établit un lien encore plus étroit que toute autre décision rendue au Canada entre le tort causé aux victimes et le pouvoir des discours haineux.
Comme on l'a expliqué plus tôt, on cible personnellement les femmes sur le Web comme étant des victimes de choix pour le viol et le harcèlement. De plus, celles qui présentent un deuxième motif de discrimination, comme l'origine ethnique, la religion et le reste, deviennent des cibles de meurtre, de viol, de marginalisation et de mépris. Autrement dit, les femmes devraient se taire et ne rien accomplir; elles ne devraient pas chercher à exercer une fonction politique ou à s'instruire. Il y a 20 ans, nous n'aurions pas pu imaginer ce pour quoi elles sont ciblées aujourd'hui, mais c'est ce qui se passe en ce moment même. Bien franchement, pourquoi voudrions-nous supprimer la protection minime que confère l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne?
Je crois certainement que nous devons repenser la législation sur les droits de la personne pour qu'elle s'attaque mieux aux problèmes qui se posent aujourd'hui, et que nous devons mettre au point la formule qui s'impose. Je trouve la législation sur les droits de la personne franchement dépassée. Même si l'article 13 a été avant-gardiste en anticipant une telle propagation de la haine en ligne, je pense néanmoins que nous devons tout faire pour régler les nouveaux problèmes qui surviennent au Canada ainsi que dans le reste du monde. Compte tenu de la mondialisation des communications, nous faisons désormais partie de la scène internationale et devons nous placer dans ce contexte. Je pense donc qu'abroger l'article 13 est une mesure rétrograde.
Mme Kolmes : En réponse à votre question sur ce qui se passerait, je parlerais d'abandon, d'isolement et de silence. Ceux qui ont besoin d'aide, et non pas d'isolement, auront l'impression d'être abandonnés par la société.
Mme Bailey : On m'accuse souvent — mes étudiants surtout — de voir la loi d'un œil un peu romantique. Bien franchement, j'ignore ce qu'est la loi s'il ne s'agit pas de l'énoncé des valeurs de notre société. Si notre énoncé dit que les femmes ne méritent pas la même protection que les autres victimes de discrimination, il s'agit là d'un message éloquent de la part des législateurs du pays. C'est inquiétant.
Le sénateur Eggleton : Je vous remercie toutes les trois de vos excellentes présentations.
Je ne peux m'empêcher de constater que le projet de loi fait fausse route dans sa modification de la Loi sur les droits de la personne. Plutôt que de supprimer l'article 13, nous devrions envisager d'autres moyens de renforcer la loi pour répondre aux besoins d'aujourd'hui et à la préoccupation croissante concernant la propagande et les discours haineux. Les chiffres à ce sujet augmentent depuis un certain nombre d'années.
Sur une note plus positive, j'aimerais que les trois témoins nous disent quelles modifications nous pourrions apporter à la Loi sur les droits de la personne pour la renforcer afin qu'elle réponde mieux à nos besoins.
Mme Bailey : Nous pourrions envisager d'y inclure plus de motifs de discrimination. On étudie encore la possibilité d'ajouter l'identité sexuelle aux lois pénales fédérales. Voilà selon moi une bonne façon de renforcer positivement les protections des droits de la personne.
Les procédures concernant les droits de la personne entraînent des problèmes de coûts et de délais. Je pense que la qualité du système judiciaire peut être améliorée à l'aide de ressources, mais aussi sa vitesse et son accès pour les membres de groupes vulnérables. Voilà les éléments qui me viennent à l'esprit.
Le sénateur Eggleton : Si vous me le permettez, j'aimerais simplement ajouter une chose avant que les deux autres témoins ne répondent. Y a-t-il autre chose que l'on pourrait considérer à ce moment précis pour calmer les inquiétudes ayant mené à ce projet de loi et à la proposition visant à supprimer l'article 13? Le parrain du projet de loi et d'autres ont dit que cet article était inefficient et inefficace et qu'il allait trop loin. Donc, en plus de répondre à ma première question, pouvez-vous me dire ce que nous pourrions faire de plus pour calmer les inquiétudes ayant mené à ce projet de loi?
Mme Mahoney : Je crois qu'il existe plusieurs mesures positives possibles. D'abord, si le Sénat rejetait ce projet de loi, ce serait une déclaration très puissante. Cela inciterait les intervenants à se concentrer sur la question.
Comme je l'ai souligné plus tôt, on pourrait mettre à jour la Loi canadienne sur les droits de la personne, notamment en ajoutant un article sur la cyberintimidation.
La cyberintimidation peut se faire sous forme de discrimination à l'endroit d'un groupe, mais aussi contre une seule personne. Rehtaeh Parsons et Amanda Todd — deux cas tragiques d'adolescentes poussées au suicide par la cyberintimidation — ont été victimes d'intimidation axée sur leur genre, mais ce n'est pas toujours la raison de l'intimidation. Elle peut être axée sur la taille, le pays d'origine ou la tenue vestimentaire. Les dispositions législatives actuelles en matière de droits de la personne parlent de l'ethnicité, de la race et d'autres raisons. Vous les connaissez, j'en suis convaincue. D'autres raisons devraient être ajoutées à la Loi canadienne sur les droits de la personne, sous la rubrique des droits de la personne, pour tenir compte de la cyberintimidation.
Bien entendu, on pourrait aussi ajouter le fait d'être une femme au nombre des raisons énumérées dans le Code criminel. Ainsi, les femmes victimes de cyberintimidation très sérieuse auraient un recours au criminel. Comme on vous l'a dit, pour l'heure, il y a un vide à ce chapitre. À mon avis, le Code criminel, dans sa forme actuelle, est discriminatoire, puisqu'il ne protège pas les femmes. Un tel ajout éliminerait cet élément de discrimination et permettrait d'attirer l'attention sur ce dossier.
Une autre question circule depuis longtemps au sujet des dispositions législatives concernant les droits de la personne. En vertu de ces dispositions, c'est l'individu qui doit porter plainte. Autrement dit, elles ne reconnaissent pas les individus comme étant membres d'un groupe. Lorsqu'une personne est victime d'intimidation ou de discrimination, c'est tout le groupe auquel elle appartient qui en est victime. Pour obtenir une réparation fondée sur les droits de la personne, chaque individu doit porter plainte auprès de la Commission des droits de la personne et expliquer les faits : j'ai été victime de discrimination ou d'intimidation, parce que je suis juif, parce que je suis une femme, parce que je suis gai ou tout autre raison.
Selon moi, nos dispositions législatives sur les droits de la personne seraient plus adéquates si elles reconnaissaient les préjudices collectifs au même titre que les préjudices individuels. Ce serait un changement majeur très positif.
Je pourrais en ajouter, mais je crois que ces trois mesures sont les plus importantes.
Vous vouliez aussi savoir comment calmer les inquiétudes exprimées et ayant mené à ce projet de loi. Mon mémoire porte sur la presse, et pour cause. Je crois que la presse a une influence importante sur la pensée des Canadiens.
Les églises aussi ont beaucoup d'influence, puisqu'elles craignent d'être accusées de discrimination ou d'intimidation si elles condamnent publiquement l'homosexualité, une nécessité, selon elles, en raison des principes religieux qu'elles professent. J'aborde le sujet dans mon mémoire.
Comme l'ont souligné mes collègues, la définition de « propos haineux » dans la jurisprudence est très restrictive. Par définition, les églises et les personnes religieuses sont censées être compatissantes et compréhensives. Cela ne veut pas dire qu'elles ne peuvent pas avoir leurs croyances, mais c'est un peu exagéré de dire qu'on ne peut pas adopter de lois anti-haine simplement parce que cela nuirait à l'instruction religieuse. À mon avis, si les églises ne peuvent pas répandre leur instruction religieuse sans engendrer de haine contre des groupes identifiables et vulnérables, elles devraient revoir leur morale.
Une dernière chose. Il est intéressant de constater qu'à un certain moment, les églises appuyaient toute loi relative aux droits de la personne qui limitait la liberté d'expression. C'était à l'époque où la pornographie était le sujet de l'heure, car il s'agissait pour les églises d'une question de moralité sexuelle et non d'une question d'égalité.
Elles appuyaient le Code criminel. Je me souviens — car j'ai également débattu l'affaire Butler devant la Cour suprême du Canada, la cause déterminante sur la question des droits d'expression versus l'égalité des femmes en ce qui a trait à la pornographie — je me souviens, donc, que les églises s'étaient rangées derrière les femmes sur la question, mais leurs arguments portaient sur la moralité. Selon elles, ce genre d'expression sexuelle était immoral. Maintenant, elles disent que ce n'est pas immoral d'engendrer de la haine contre certains groupes.
Je crois que les églises doivent revoir leur position sur ce qui est moral et ce qui ne l'est pas. Elles peuvent toujours s'opposer à l'homosexualité, mais selon les tribunaux, personne ne peut adopter une position qui engendre de la haine, car c'est trop dévastateur sur le plan démocratique et de l'égalité.
Il faudrait aussi attaquer ces questions sans hésitation et en parler plutôt que de craindre que soudainement la Bible soit considérée comme étant un livre haineux. À mon avis, cet argument ne tient pas la route et il faudrait en parler.
Mme Kolmes : Premièrement, pour ce qui est de calmer les inquiétudes, j'entends et je lis que les gens ne veulent pas être offensés, qu'ils veulent avoir le droit de ne pas être offensés. C'est ce qui revient le plus souvent dans les médias. Une des façons de réagir à cela serait d'expliquer que, depuis l'affaire Keegstra et Taylor, et certainement depuis l'affaire Whatcott entendue à la Cour suprême du Canada, tous les tribunaux ont été clairs, soit que la définition de propos haineux est très restrictive. Les gens peuvent dire toutes sortes de choses offensantes, être sarcastiques et parler de dossiers politiques. Le fait que les gens ne veulent pas être offensés n'est pas le problème. C'est cette restriction qui est problématique.
Deuxièmement, même s'il s'agit davantage d'une question procédurale que de la loi elle-même, à l'époque où Jennifer Lynch était présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, on a reconnu qu'il faudrait corriger certains problèmes procéduraux, par l'entremise de loi ou de règlements, par exemple, relativement aux méthodes d'application précoce concernant le rejet d'affaires ne portant clairement pas sur des propos haineux. Je suis convaincue qu'il existe des solutions procédurales qu'il faudrait peut-être examiner.
Mme Bailey : J'aimerais revenir sur la question d'inefficacité et d'inefficience, car c'est une question à laquelle j'ai passablement réfléchi.
D'abord, tout dépend de notre opinion sur la raison d'être de la loi. Si la loi est censée exprimer l'opposition de la société, alors cette disposition est parfaitement efficace. On ne peut pas éliminer le meurtre, puisque la loi n'empêche pas les gens de commettre un meurtre. Cela ne s'est jamais produit. Cependant, en tant que collectivité, nous pouvons dire : « Nous ne tolérons pas le meurtre. Cela ne respecte pas nos valeurs. » Je crois que la question de l'efficience est intéressante.
Il ne faut pas oublier, aussi, en ce qui a trait à l'efficacité, qu'il y a de nombreux intervenants dans l'environnement Internet et de nombreux niveaux, notamment les fournisseurs de service Internet qui répondent quotidiennement à des plaintes liées au contenu. Ils sont touchés par les décisions juridiques, puisque celles-ci leur fournissent des directives sur ce qui est acceptable en matière de contenu et ce qui ne l'est pas. Il est préférable de s'appuyer sur des directives émises sur le sujet par un tribunal public et responsable que de laisser les fournisseurs de service Internet prendre quotidiennement des décisions qui manquent de transparence en ce qui a trait au contenu.
Le sénateur Eggleton : Vous soulignez un bon point.
La sénatrice Andreychuk : On parle beaucoup de l'article 13 et des femmes, mais très peu de l'identité de genre en ce qui a trait au Code criminel. Je me demande pourquoi.
Le Code criminel reflète la position des Canadiens qui disent : « Voici la limite et les valeurs que nous défendons et qu'il faut respecter. » Les gens peuvent faire comme bon leur semble. Cependant, le Code criminel reflète l'opinion de la Couronne et des citoyens. Il renferme des règles qu'il faut respecter sous peine de conséquences précises.
Pourquoi l'identité de genre n'a-t-elle pas été ajoutée au Code criminel comme d'autres facteurs l'ont été? Quelqu'un pourrait me le dire?
Mme Bailey : À mon avis, c'est une question de discrimination. Comme l'a dit la professeure Mahoney, la raison pour laquelle le genre ne figure pas au Code criminel, c'est pour des raisons de discrimination, parce qu'il s'agit de groupes oubliés. Je crois qu'Egale a fait des efforts très importants pour ramener dans l'actualité les enjeux de la collectivité des LGBTQ et la phobie des gens à l'endroit des personnes trans. À mon avis, il s'agit d'un mouvement de transition où un groupe réussit à se faire entendre.
Mme Mahoney : Je suis d'accord avec ma collègue. Il n'y a pas si longtemps, madame la sénatrice, Svend Robinson défendait l'ajout de l'orientation sexuelle au Code criminel. Vous vous en souvenez probablement. Il a mené une lutte acharnée dans ce dossier. Toutes sortes d'arguments ont été avancés : on s'aventure sur une pente dangereuse, on criminalise la Bible, et autres. Mais, graduellement, la société a évolué et est devenue plus tolérante. Il y a 10 ans, la légalisation du mariage gai au Canada aurait été impensable. Aujourd'hui, le mariage entre personnes du même sexe est possible, car les gens se sont rendu compte que l'égalité, c'est important.
Je trouve surprenant que l'identité de genre n'ait pas encore été ajoutée au Code criminel, mais je ne crois pas qu'il s'agisse de discrimination intentionnelle. C'est probablement non intentionnel. C'est probablement en raison de cette notion officielle d'égalité qui a pénétré dans nos pensées jusqu'au jugement dans l'affaire Andrews qui confirme qu'en vertu de la Charte, les gens sont différents. Ils vivent et s'expriment différemment. Les femmes sont souvent la cible de propos haineux — c'est certainement le cas lorsqu'il est question de pornographie —, mais sous des formes différentes, comme nous l'avons appris aujourd'hui.
Je ne crois pas que ce soit nécessairement un dossier prioritaire. Auparavant, nous étions des défenseurs de l'égalité officielle et nous avions l'esprit positif. Aujourd'hui, nous parlons de justice réparatrice. Prenez, par exemple, la Commission de la vérité. La place des Autochtones dans notre esprit a changé, tout comme celle des gais, des lesbiennes et des autres identités du genre. C'est une question d'évolution et nous évoluons.
Certains diront que notre évolution est trop lente. La société est toujours en retard sur les activistes. La société et les législateurs ne dirigent pas le pays; ils interviennent après mûres réflexions, comme le Sénat.
Je crois que le temps est venu. Les gens ont été sensibilisés. Nous disposons des données scientifiques et des statistiques nécessaires pour démontrer les effets des propos haineux. Nous avons des suicides tragiques et savons à quel point Internet peut être nocif. Je crois que les causes sont nombreuses et involontaires. Je ne crois pas que quiconque se soit donné comme objectif de placer les femmes ou les minorités sexuelles dans une position désavantageuse, mais c'est ce qui s'est produit. Maintenant que nous le comprenons, nous devrions prendre les mesures nécessaires pour corriger la situation. Nous sommes conscients de la réalité.
La sénatrice Andreychuk : J'aurais quelques commentaires à formuler. Je trouve scandaleux que l'identité du genre soit la dernière des raisons à être ajoutée.
Madame Mahoney, nous nous connaissons depuis quelques années. Pourquoi n'avons-nous pas poussé ce dossier plutôt que d'autres? Vous avez parlé de Svend Robinson et du dossier de l'orientation sexuelle, qu'il y a eu un mouvement dans ce dossier. Qu'est-il arrivé au mouvement féministe?
Je sais que des pressions ont été exercées à la Cour pénale internationale pour définir le viol comme étant un crime. Le fait de ne pas pouvoir utiliser le viol comme un instrument de guerre a eu un effet important sur de nombreux conflits et c'est encore le cas aujourd'hui. L'effet ne s'est pas fait beaucoup sentir sur le terrain, mais cela fait réfléchir.
Je trouve intéressant que nous discutions encore de l'article 13 comme étant la panacée, alors qu'il y a tant d'autres questions à aborder si l'on veut plus d'égalité et moins de discrimination dans notre société sur le plan de l'expression.
Le sénateur Baker : Il m'est difficile d'interroger ces trois témoins, car je suis d'accord avec tout ce qu'elles ont dit. J'ai beaucoup de respect pour vous et je respecte votre expérience dans le domaine du droit. Puisque je suis d'accord avec vous, je vais vous poser la question suivante.
Nous étudions un projet de loi d'initiative parlementaire qui a été présenté et adopté à la Chambre des communes. Habituellement, un projet qui suit ce cheminement est adopté au Sénat, mais peut-être que celui-ci ne le sera pas. Cela s'est produit à quelques reprises récemment.
Toutefois, comme vous l'avez souligné, ce projet de loi propose de supprimer la « Propagande haineuse » de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Si vous deviez informer un Canadien raisonnable de cette proposition, il ne vous croirait pas. Mais, c'est en fait ce que ce projet de loi propose.
Ce qui me laisse perplexe, ce n'est pas qu'il s'agisse d'un projet de loi d'initiative parlementaire ou qu'il ait été adopté à la Chambre des communes. J'ai été député pendant 29 ans, et il arrive que des projets de loi semblables soient adoptés à la Chambre. Ce qui me dérange, c'est le nombre de personnes et d'organisation qui appuient cette mesure législative.
Ma question s'adresse à chacune d'entre vous. Vous savez quelles organisations appuient ce projet de loi. Elles se sont prononcées publiquement, à tout le moins en début d'année — cela nous donne une idée du calendrier des événements, ce qui pourrait être important. Pourquoi proposer de supprimer la propagande haineuse de la Loi canadienne sur les droits de la personne, rendant ce type de propagande légal en ce qui a trait à cet article? Pourquoi des organisations appuient-elles cette proposition, aussi incroyable que cela puisse paraître?
C'est ma question. Qui répondra en premier? Il y a de l'hésitation.
Mme Bailey : Je serai ravie de répondre en premier. J'ai travaillé avec certaines de ces organisations et j'ai eu de profonds désaccords avec elles sur ce genre de choses; c'est la raison pour laquelle je pense qu'il s'agit d'une différence de philosophie fondamentale. C'est une différence fondamentale dans la compréhension de ce que sont les priorités. La liberté d'expression est au cœur de toute démocratie. C'est la base. Il n'est même pas nécessaire d'en parler. Cependant, l'égalité est aussi un élément essentiel de la démocratie. Comme Mme Kolmes le disait, nous devons trouver une façon de donner le même poids à ces deux aspects, comme l'exige la Constitution. Les opinions divergent sur l'aspect qui doit primer.
À certains égards, dresser l'égalité contre la liberté d'expression représente une fausse dichotomie. Comme la Cour suprême l'a reconnu, si ce genre d'expression mine la capacité des groupes cibles de participer au processus démocratique en les obligeant à expliquer d'abord la raison pour laquelle ils doivent être entendus, il y a en soi un déficit d'expression.
Je suis peut-être un peu pratique, en ce sens que je pense qu'il y a des moments où il importe d'avoir des discussions philosophiques, alors qu'il y a aussi des moments pour s'arrêter à comprendre les conséquences des discussions philosophiques pour les gens qui ne sont pas aussi privilégiés que certains d'entre nous, et c'est quelque chose dont il faut aussi tenir compte.
Mme Mahoney : Certains groupes voudraient que la loi soit abrogée. Je pense que, dans bien des cas, on cherche à faire valoir ses propres intérêts. J'en discute dans mon mémoire. Les médias ne veulent pas de restrictions sur leurs éditoriaux, que ce soit sous forme de caricatures ou autrement. Également, certains groupes religieux ne veulent aucune entrave, alors ils voient cela comme une question de défense de leurs propres intérêts.
Je pense que c'est aussi un problème d'ordre rhétorique. Comme Mme Kolmes l'a mentionné, la rhétorique qui entoure tout cela n'est pas nécessairement très juste. Il paraît bien de dire que, quand on interdit les propos haineux, on protège les gens contre les situations offensantes, mais c'est bien plus que cela : c'est une séquence télé qui peut servir à rejeter quiconque est d'un autre avis.
Les notions d'égalité et d'expression sont des notions abstraites. Il faut leur donner une réalité, et on le fait par des exemples qui démontrent les résultats auxquels les propos haineux peuvent mener, comme l'horreur de la situation vécue au Rwanda. L'un de nos collègues du Sénat y était, et il parle avec éloquence des effets des propos haineux à grande échelle. Nous le voyons aussi, comme je l'ai dit précédemment, avec les suicides d'adolescents. Une fois que les gens comprennent la réalité des propos haineux et le mal qu'ils peuvent causer, ils ne sont pas difficiles à convaincre. Cependant, quand la rhétorique est abstraite et qu'on ne parle que de liberté d'expression essentielle à une société démocratique — personne ne va m'empêcher de parler et je dirai tout ce que je veux dire —, cela ne contribue pas à la compréhension du problème.
Bien sûr, je suis une éducatrice. Je n'ai jamais rien fait d'autre. Je crois fermement à l'importance de l'éducation et au message éducatif important que le Sénat pourrait transmettre aux Canadiens en rejetant ce projet de loi, ainsi qu'à la discussion que cela amorcerait, ou relancerait là où on n'en a pas convenablement discuté. Je pense que c'est nécessaire. Nous nous engageons sur une voie dangereuse. Les États-Unis sont maintenant décrits comme un paradis pour les semeurs de haine. C'est parce qu'aucune loi ne vient restreindre leurs activités. Les sites Internet de ce genre se regroupent aux États-Unis, et les autres pays ne peuvent rien contre cela. Des pays de partout dans le monde leur reprochent de ne pas faire comme le Canada, en fait.
Dans le sillage de l'arrêt Taylor, de nombreux pays du monde ont adopté l'analyse réalisée par la Cour suprême du Canada, laquelle est axée sur l'égalité et les préjudices. Les États-Unis ne l'ont pas fait. Voulons-nous suivre cette voie? Je ne le pense pas. Je pense qu'il s'agit du même genre de démarche que pour les armes à feu, en réalité. Une fois qu'une protection constitutionnelle absolue est fermement ancrée dans l'esprit des gens, ils peuvent faire tout ce qu'ils veulent, comme c'est le cas pour la possibilité de posséder des armes à feu. Vous pouvez avoir un char d'assaut dans votre cour arrière, aux États-Unis, grâce au droit constitutionnel de posséder des armes. La compréhension de ce droit n'a jamais été équilibrée.
Nous avons ici la chance de promouvoir et d'améliorer encore plus la loi d'une façon équilibrée et nuancée, à un moment où il y a un calcul à faire entre ceux qui ont le pouvoir de se faire entendre et ceux qui n'ont pas ce pouvoir, afin d'en arriver à déterminer comment maximiser la liberté d'expression et l'égalité pour tous. La législation sur les droits de la personne n'est pas parfaite, mais elle nous permet dans une certaine mesure d'atteindre ce but. L'amoindrir équivaudrait, d'après moi — je le répète —, à faire un pas en arrière.
Mme Kolmes : J'ai deux choses à ajouter, en ce qui concerne les raisons pour lesquelles des groupes souhaitent privilégier la liberté d'expression. La première, c'est que je pense qu'on néglige de penser aux préjudices. La deuxième, c'est qu'on ne reconnaît pas que nous limitons l'expression sur divers plans, quand il y a risque de préjudice.
Prenons la publicité sur le tabac en guise d'exemple. On limite la publicité trompeuse et la publicité qui s'adresse aux jeunes. Dans ce domaine, en tant que communauté ou organe législatif représentant les valeurs de notre communauté, nous ne disons pas que nous allons laisser cela au marché des idées. Nous disons que, non, le risque de préjudices que les jeunes pourraient subir est à ce point sérieux que nous devons restreindre cette expression. Nous le faisons, alors pourquoi ne pas prendre des mesures analogues contre les propos haineux?
Le sénateur Baker : Ce projet de loi a été présenté il y a plus d'un an à la Chambre des communes. Les témoins réalisent, j'en suis sûr, que certaines des personnes et des organisations qui ont présenté des commentaires, et certains des intellectuels qui appuient ceci — très peu, mais il y en a — ont mentionné des affaires pour lesquelles des décisions n'avaient pas encore été rendues, notamment, l'affaire Whatcott. La décision n'avait pas encore été rendue au moment du dépôt du projet de loi. C'est le cas d'autres affaires, aussi. L'autre jour, M. Mosley nous a dit que, sur le plan constitutionnel, cet article est correct, mais que les dispositions sur les peines ne devraient pas s'appliquer. Vous vous souvenez de cette affaire? C'est tout récent. Alors nous avons ces gens qui exigent le retrait des propos haineux de cette loi et qui disent : « Nous n'avons pas vraiment entendu l'avis de la Cour suprême du Canada au sujet de Whatcott, et nous n'avons pas non plus l'avis de la Cour fédérale au sujet des autres affaires. »
Est-il possible que le point de vue de ces gens ait changé depuis que ce projet de loi a été présenté, il y a un an, compte tenu de ce que la Cour suprême a énoncé?
Mme Bailey : Je suppose que tout est possible.
Le sénateur Baker : Vous avez déjà souligné — avec raison — que l'arrêt Taylor portait sur cet article. Qu'est-ce que la Cour suprême a fait dans l'arrêt Whatcott, l'autre jour? Elle l'a raffermi et en a fait mention. Elle a mentionné la loi. Elle a confirmé qu'il faut ces deux aspects : le Code criminel du Canada et la Loi sur les droits de la personne. L'arrêt le dit clairement. Ce n'était pas clair quand le projet de loi a été présenté. Peut-être que des gens qui auraient appuyé ce projet de loi il y a un an et demi ne l'appuieraient pas aujourd'hui. Est-ce possible?
Mme Kolmes : J'espère que c'est possible, mais, peu importe la position des divers groupes, maintenant que la Cour suprême a rendu sa décision dans l'affaire Whatcott, et ce, en termes très clairs et inspirants, nous connaissons la mesure dans laquelle les propos haineux peuvent être préjudiciables et la mesure dans laquelle il était justifié et raisonnable pour les législateurs de prendre des mesures visant à prévenir les propos haineux.
La présidente : Je vous écoutais, et cela m'a amenée à me poser une question. Dans quelle mesure les dispositions législatives interdisant les propos haineux peuvent-elles prévenir que des idées nocives se répandent? Dans quelle mesure l'intention d'inciter à la haine doit-elle être un élément nécessaire des mesures législatives visant les crimes haineux?
Mme Bailey : Je vais revenir sur quelques points relatifs à la mesure dans laquelle de telles mesures permettent un contrôle. Le contrôle correspond à celui que les lois permettent. Les lois guident les comportements. Elles cherchent à régir les comportements. Elles cherchent à encourager les gens à prendre les bonnes décisions, quand les gens s'y arrêtent. Cependant, en fin de compte, est-ce que des dispositions législatives auront pour effet de faire disparaître la propagande haineuse? Non. Pas plus qu'une disposition du Code criminel n'élimine le meurtre. Je ne pense pas que c'est une norme réaliste pour les législateurs : n'adopter une loi que s'il est prouvé qu'elle sera efficace à 100 p. 100.
L'autre aspect que je juge important dans le contexte d'Internet, c'est la mesure dans laquelle les fournisseurs d'accès Internet établissent déjà leur propre réglementation et la mesure dans laquelle ce que le public exprime comme limites est très important sur le plan de la réglementation générale. Les fournisseurs d'accès Internet souhaitent des directives de la part des organismes de réglementation concernant la pornographie juvénile et la propagande haineuse en ligne.
Je ne dirai pas que c'est efficace à 100 p. 100. Aucune loi ne l'est, mais nous avons des raisons de croire que ce serait pire sans cela.
La présidente : Mesdames Mahoney, Bailey et Kolmes, nous vous remercions. Vous nous avez beaucoup appris et vous nous avez donné beaucoup de matière à réflexion. Je sais que nous avons communiqué avec vous à la dernière minute, et vous avez toutes les trois très gracieusement accepté de répondre à notre demande. Je vous remercie de votre présence aujourd'hui.
(La séance se poursuit à huis clos.)