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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule 9 - Témoignages du 9 avril 2014


OTTAWA, le mercredi 9 avril 2014

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour étudier les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Nous sommes ici pour étudier les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.

Nous accueillons, par vidéoconférence, M. John Roosa, de la faculté d'histoire de l'Université de la Colombie-Britannique. Nous avons une heure devant nous, puisque la sonnerie se fera entendre à compter de 17 h 15 pour annoncer la tenue d'un vote à 17 h 30. Si votre exposé commence à l'heure prévue, nous pourrons passer aux questions des sénateurs et terminer à temps, à 17 h 15.

Bienvenue au comité. Si vous avez un exposé, nous serons heureux de l'entendre. Ensuite, nous passerons aux questions.

John Roosa, Département d'histoire, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Mon exposé sera bref; cinq ou six minutes, tout au plus.

Je vous remercie de m'accueillir et de m'avoir invité à témoigner. Je suis un historien spécialisé en histoire de l'Asie du Sud-Est. Ma recherche actuelle est centrée sur les événements survenus en Indonésie en 1965-1966, pendant lesquels des centaines de milliers de personnes ont été incarcérées sans avoir été inculpées, torturées et exécutées sommairement. Cela s'est passé à une époque où l'État était des plus secret, arbitraire et violent.

L'Indonésie a beaucoup changé depuis ce temps, particulièrement depuis 1998, année marquée par la démission, après 32 ans de dictature, du président Suharto. Comme j'ai vécu en Indonésie pendant 7 des 20 dernières années, j'ai été témoin de ces changements. Les réformes politiques qui ont été mises en œuvre après 1998 sont impressionnantes. Les Indonésiens n'avaient pas entrepris des efforts aussi profonds et aussi vastes pour la création d'un État fondé sur la primauté du droit depuis les années 1950, soit immédiatement après l'indépendance de l'Indonésie.

Aujourd'hui, j'aimerais centrer mon bref exposé sur la primauté du droit en Indonésie et trois autres pays d'Asie du Sud-Est qui, me dit-on, intéressent particulièrement le comité : le Myanmar, ou la Birmanie, les Philippines et Singapour.

De nos jours, l'un des enjeux les plus pressants en Asie du Sud-Est est la primauté du droit. Je n'aurais pas dit la même chose il y a 20 ans. À l'époque, j'aurais dit que les enjeux urgents étaient la paix, la démocratie et les droits de la personne, mais beaucoup de progrès ont été faits à cet égard. Les conflits armés internes sont bien moins nombreux; la majorité des régimes autoritaires sont chose du passé, les exceptions étant le Vietnam et le Laos. Tous les pays d'Asie du Sud-Est ont, sous une forme ou une autre, des démocraties électorales, même si le Myanmar n'en est qu'aux premières étapes. La question des droits de la personne est largement acceptée; enfin, il n'y a plus ces affirmations catégoriques du caractère exceptionnel de l'Asie si présentes dans les années 1980 et 1990.

Aujourd'hui, l'un des enjeux toujours en suspens est la question de la primauté du droit, en particulier en Indonésie, au Myanmar et aux Philippines. Parmi les aspects importants du principe de la primauté du droit, il y a la capacité de l'État à s'assurer que ses représentants respectent les lois. Dans ces trois pays, les fonctionnaires ont tendance à utiliser leur charge publique à des fins de profit personnel; les activités de recherche de rente sont monnaie courante et des revenus qui devraient être versés au Trésor public sont souvent détournés vers le compte bancaire de particuliers ou de partis politiques. On dilapide des revenus qui devraient servir à financer des services publics comme la santé et l'éducation.

Les détournements réduisent davantage un financement déjà restreint en matière de santé et d'éducation. L'indice de perception de la corruption de Transparency International nous donne une bonne idée de l'ampleur du problème. La plupart des pays d'Asie du Sud-Est se retrouvent dans la portion inférieure du classement; certains sont parmi les derniers. Ils figurent donc parmi les pays les plus corrompus du monde. En Asie du Sud-Est, seuls Singapour, la Malaisie et Brunei se retrouvent dans la partie supérieure. Singapour est près de la tête.

Le classement est semblable dans les données de la Banque mondiale sur le cadre réglementaire, l'efficacité de l'appareil d'État, la facilité des échanges commerciaux et la primauté du droit.

La corruption est attribuable à ce que les spécialistes en sciences sociales appellent la faible capacité étatique ou la faiblesse du pouvoir structurel. Il s'agit d'une situation où la capacité de l'État de percevoir des impôts et de les utiliser pour payer des services publics est limitée, ce qui a des conséquences nuisibles sur l'environnement, la société et l'économie.

L'Indonésie est l'exemple parfait de ce qui résulte de la combinaison d'une croissance économique rapide et du pouvoir réduit de l'État. Certains observateurs estimaient que la dictature du président Suharto, de 1966 à 1998, avait mené à la création d'un État fort où étaient réunies les conditions favorables à la croissance économique. Ils ont tenu des propos semblables sur l'État prétendument fort du président Marcos, qui a tenu les Philippines sous le joug d'un régime militaire de 1972 à 1986. Toutefois, d'importants pouvoirs de coercition ne renforcent pas toujours la primauté du droit.

Après la chute du régime de Suharto, en 1998, l'Indonésie a dû partir de zéro, rédiger de nouvelles lois, modifier la constitution, réformer l'appareil judiciaire, lutter contre la corruption, réformer le régime fiscal, et cetera; il reste beaucoup à faire.

Le legs de Suharto est un État qui peine à faire respecter ses propres lois, comme les lois qui interdisent d'incendier volontairement les forêts et les tourbières. Chaque année, la Malaisie, Singapour et des parties de l'Indonésie se retrouvent recouvertes de fumée provenant des activités de défrichement des forêts sur l'île de Sumatra, dont la plupart sont menées par les exploitants des plantations de palmiers à huile.

Si les régimes autoritaires n'entraînent pas nécessairement une amélioration de la capacité de l'État, on ne peut pas dire que les démocraties le permettent. L'Indonésie d'après 1998 et les Philippines d'après 1986 nous révèlent que les démocraties électorales ne mènent pas nécessairement à la primauté du droit, même si cela peut certainement aider.

Les progrès sur le plan de la primauté du droit sont intimement liés aux luttes politiques internes dans les pays d'Asie du Sud-Est, mais le gouvernement canadien et la société civile peuvent contribuer à les favoriser. Depuis plusieurs années, des chercheurs d'universités canadiennes jouent un rôle actif en Asie du Sud-Est, ce qui leur a permis d'apporter de nombreuses contributions positives en collaboration avec les gens sur le terrain.

L'Agence canadienne de développement international a financé une bonne partie de la recherche sur l'Asie du Sud-Est. J'espère que la réorganisation récente de l'ACDI n'entraînera pas une chute du financement pour ce genre de recherche. C'est maintenant que le gouvernement canadien devrait augmenter son financement pour des projets qui favorisent la collaboration entre les Canadiens et les Asiatiques du Sud-Est, et ce, pas seulement sur le plan des ententes commerciales. Au moment où le Canada accroît le commerce et les investissements en Asie du Sud-Est, il devrait penser au rôle qu'il peut jouer par rapport à l'amélioration de la primauté du droit.

Voilà qui termine mon exposé.

La présidente : Merci. Vous avez parlé de l'ACDI. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi vous faites preuve de réticence quant au changement visant à réunir sous une seule entité les enjeux de la politique étrangère, du commerce et du développement, comme l'ont fait le Royaume-Uni et l'Australie? Vous semblez avoir des réserves par rapport au choix du Canada d'aller dans cette voie. Pourriez-vous nous donner des explications?

M. Roosa : Mes réserves découlent simplement du fait que je ne sais pas exactement ce que l'avenir nous réserve. En principe, je ne m'y oppose pas. Je constate simplement qu'il y a une réorganisation. Je connais plutôt bien — mais pas de façon exhaustive — les résultats obtenus par l'ACDI dans le passé, mais comme je vois maintenant qu'il y a une réorganisation, je ne sais pas si cela pourra se poursuivre, car le changement est trop récent. C'était en juin de l'an dernier.

La présidente : Vous avez parlé de la primauté du droit et vous avez indiqué que le problème est le manque d'application de ces lois, ce qui mène à la corruption, qui entraîne l'épuisement des ressources, et cetera. Est-ce parce que les institutions ne sont pas assez fortes, ou parce que le gouvernement n'a pas encore la volonté politique de le faire?

M. Roosa : Je dirais les deux, c'est-à-dire que les institutions ne sont pas fortes et la volonté politique n'y est pas. Cependant, il y a des signes positifs.

Des élections ont lieu en Indonésie aujourd'hui. Comme l'Indonésie est le quatrième plus important pays de la région, organiser une élection lorsqu'il y a près de 200 millions d'électeurs admissibles exige une logistique considérable. Le parti susceptible de remporter une majorité simple est un parti dont le programme est fortement axé sur la lutte contre la corruption. En Indonésie, la corruption est un enjeu central dans toutes les élections. Cependant, c'est seulement maintenant, en raison de la réputation du principal parti politique, le PDI-P, et aussi de son candidat à la présidence, qui mène dans les sondages et qui sera élu — probablement assez facilement —, en juillet, lors de l'élection présidentielle... Ce parti — et son candidat à la présidence, Joko Widodo — a maintenant la volonté politique de s'attaquer à la corruption et a de très bonnes idées et de très bons programmes pour y parvenir.

Si la volonté politique y est, les institutions peuvent changer, c'est certain.

La sénatrice Ataullahjan : Vous avez déjà indiqué que les Indonésiens se rendent aux urnes aujourd'hui pour élire leurs représentants régionaux et nationaux, et le parti qui remporte le plus de sièges à l'Assemblée consultative populaire pourra appuyer des candidats pour l'élection présidentielle de juillet. Jokowi est un candidat extrêmement populaire qui est particulièrement perçu comme le champion des réformes sociales. S'il l'emporte, quelle incidence cela aura-t-il à l'échelle nationale en Indonésie, particulièrement en ce qui concerne les droits de la personne?

M. Roosa : Sauf imprévu, Jokowi remportera probablement l'élection de juillet. Il a fait ses preuves pour ce qui est de la lutte contre la corruption; il fait exactement ce dont j'ai parlé dans mon exposé par rapport à l'augmentation des revenus dont dispose l'État, pour empêcher ces fonds d'être détournés vers des particuliers et d'autres institutions afin qu'ils soient utilisés pour améliorer la santé et l'éducation

En Indonésie, aux Philippines et au Myanmar, les dépenses publiques en santé et en éducation sont à des niveaux catastrophiques. Jokowi le comprend; il a de très bonnes idées pour résoudre ce problème. Il y aura d'importants effets, mais je pense que l'un des problèmes sera de savoir ce qui arrivera aux grandes industries. Jusqu'à maintenant, Jokowi a été maire de deux villes et gouverneur de Jakarta. Que se passera-t-il lorsqu'il sera chargé d'établir une politique pour le secteur pétrolier? L'industrie pétrolière de l'Indonésie est gravement minée par la corruption. Ou qu'arrivera-t-il dans les industries du secteur minier? Je ne le sais pas.

Pour ce qui est des droits de la personne, il doit aussi affronter les militaires. Bien que les pouvoirs des militaires aient été considérablement réduits depuis 1998, il n'en demeure pas moins qu'ils font parfois la loi eux-mêmes. Jokowi devra faire preuve d'une très grande prudence s'il veut réformer l'armée. M. Abdurrahman Wahid, le dernier président à tenter une réforme de l'armée a été sévèrement sanctionné et forcé à quitter son poste, en partie en raison de son programme de réforme de l'armée.

Je m'attendais à une certaine amélioration parce que dans la façon dont il a traité les problèmes de sécurité à Jakarta et à Solo, Jokowi a adopté une démarche juridique astucieuse plutôt que la répression pure et simple.

La sénatrice Ataullahjan : En parlant de la Birmanie, un des témoins précédents a indiqué que le pays a 55 millions d'habitants et des ressources considérables qui sont devenues une malédiction en raison des conflits ethniques et que l'erreur commise par la Birmanie était de négliger ses ressources humaines, qui étaient les meilleures de la région après la Seconde Guerre mondiale. Êtes-vous d'accord avec cette affirmation?

M. Roosa : Oui, avec certaines réserves. Le déclin de la démocratie en Birmanie et l'affaiblissement de sa présence dans le monde et de sa participation à l'économie mondiale ne sont pas entièrement attribuables à des problèmes créés par les Birmans eux-mêmes. Beaucoup de facteurs internationaux entrent en jeu, et leur importance est telle que les militaires birmans ont décidé, en 1962, qu'il serait peut-être préférable que la Birmanie soit coupée du reste du monde. Les troupes nationalistes chinoises occupaient une grande partie de l'est de la Birmanie et favorisaient ou encourageaient les conflits ethniques. C'était une mauvaise décision, bien entendu, mais elle peut être expliquée.

Certes, la définition même du nationalisme birman qui existait avant l'indépendance était fondée sur une identité ethnique des Birmans des basses terres, qui avait beaucoup de difficultés à s'intégrer aux groupes ethniques des hautes terres. Après leur accession au pouvoir, les militaires ont essayé de résoudre ces conflits par la force.

Depuis les années 1990, l'équation entre le pouvoir militaire central et les groupes ethniques des hautes terres a connu d'importants changements, de sorte que bon nombre de conflits sont moins intenses qu'auparavant et font moins de victimes. Ce sont des conflits plus limités, moins centrés sur l'appartenance ethnique, même si certaines armées utilisent un nom de nature ethnique. Beaucoup de gangs et de barons de la drogue, notamment, interviennent dans ces conflits. Par conséquent, ce ne sont plus simplement des conflits ethniques — que l'on pourrait qualifier de conflits traditionnels, en quelque sorte —, mais ce sont en fait de nouvelles formes de conflits.

La sénatrice Ataullahjan : Or, nous voyons le massacre des Rohingyas, un peuple musulman, que personne ne représente, de même que les images horribles de personnes brûlées vives qui nous proviennent de Birmanie.

M. Roosa : En effet; toutefois, je ne le considèrerais pas comme un conflit armé interne, en ce sens que les Rohingyas ne sont pas armés. Il s'agit simplement d'attaques contre des civils. Encore une fois, le gouvernement n'applique pas ses propres lois. Le pays n'a aucune loi qui précise que c'est là quelque chose d'acceptable, mais on a décidé qu'il s'agit d'une forme de violence acceptable.

Peu nombreux sont ceux qui se portent à la défense de ces gens, à l'exception des groupes de défenses des droits de la personne, et beaucoup d'universitaires dénoncent cette forme inexcusable de victimisation.

Le sénateur Robichaud : Vous avez mentionné que l'un des candidats à l'élection en Indonésie — qui est le plus susceptible de gagner — a fait ses preuves pour ce qui est de la lutte contre la corruption. J'aimerais que vous nous en disiez plus à ce sujet. Vous avez également dit que la corruption est endémique dans l'industrie pétrolière et dans l'industrie minière. Savez-vous quels sont les acteurs présents dans ces secteurs?

M. Roosa : Par acteurs, vous entendez ceux qui sont en Indonésie?

Le sénateur Robichaud : Tant en Indonésie qu'à l'extérieur.

M. Roosa : Oui. Jokowi a d'abord fait ses preuves à titre de maire de Solo, une grande ville de la province de Java central, pendant environ 10 ans. Ces deux dernières années, il a été gouverneur de Jakarta et il a accompli un travail colossal. Jokowi sort des sentiers battus; il établit un nouveau modèle, d'où son immense popularité. Depuis les événements de 1998, il est le premier politicien à proposer ce genre de programme réfléchi et axé sur des principes.

En ce qui concerne la corruption, il a notamment suscité la peur chez les fonctionnaires. Il a congédié une bonne partie des fonctionnaires qui faisaient manifestement partie du régime de corruption en place et il a placé les autres sous étroite surveillance. Il a confié au vice-gouverneur le mandat d'effectuer une tournée des bureaux et de surveiller les activités de près. Voilà un premier élément.

Il a aussi entrepris la lutte contre les gangs. À Jakarta, pas très loin du palais présidentiel, il y a un grand marché que l'on appelle Tanah Abang, qui n'était soumis à aucune réglementation, ce qui créait des bouchons de circulation. Les marchands étaient très nombreux dans les rues et ils payaient pour obtenir la protection d'un bandit local. Jokowi a réglé le problème en faisant construire un nouvel immeuble pour y installer les marchands, privant ainsi les bandits de leurs revenus et améliorant du coup la circulation dans le secteur. C'était une solution gagnante à tous points de vue.

Il s'occupe de la fonction publique et examine les comptes des fonctionnaires de l'administration de Jakarta. Cette pression de l'échelon supérieur encourage aussi la base à exercer des pressions pour accroître la surveillance. Il règne donc aussi à Jakarta une ambiance différente. Les gens ont des attentes envers l'État, exigent un meilleur rendement de la fonction publique et n'acceptent plus aussi facilement d'être floués.

C'était la réponse à la première question.

Parlons maintenant du secteur pétrolier et du secteur minier. La société pétrolière publique s'appelle Pertamina. Il s'agit d'une très grande société dont les revenus très importants se chiffrent en dizaines de milliards de dollars par année. Par contre, ces profits sont très faibles. Vous pouvez avoir une idée de l'importance de la primauté du droit si vous comparez les activités de Pertamina à celles de la société pétrolière publique de Malaisie qui, selon une étude, vient au 12e rang des sociétés les plus rentables au monde. Cette société dispose de dizaines de milliards de dollars qu'elle est prête à investir dans le secteur du gaz naturel en Colombie-Britannique, où je me trouve en ce moment. La société Pertamina est loin d'atteindre ce niveau, même si elle dispose de réserves plus grandes et qu'elle existe depuis plus longtemps. Au fil des ans, ses revenus ont été en grande partie dilapidés et ne se sont pas, forcément, retrouvés dans les coffres de l'État et n'ont pu être utilisés à des fins productives ou conservés à des fins d'investissement. La réorganisation de la société est très ardue.

Susilo Bambang Yudhoyono, le président actuel, a reconnu une partie de l'industrie pétrolière et a créé un nouvel organisme. Or, l'an dernier, la Commission de lutte contre la corruption de l'Indonésie — mise sur pied en 2002 dans le cadre des réformes — a pris le dirigeant du nouvel organisme qui était censé résoudre le problème de la corruption en flagrant délit : il avait notamment dans son bureau des centaines de milliers de dollars en espèces. Donc, la réorganisation qui visait à enrayer la corruption a entraîné la mise sur pied d'une autre méthode de détournement des ressources.

L'un des problèmes que l'on observe par rapport à la corruption en Indonésie, à la fois dans les secteurs pétrolier et minier, c'est qu'elle est très variée et qu'elle a lieu à tous les échelons. Il y a les fonctionnaires de district, les fonctionnaires provinciaux et les fonctionnaires nationaux. Les incohérences des diverses lois et la confusion qui règne quant aux compétences des trois ordres de gouvernement représentent un casse-tête pour tous ceux qui sont concernés, des citoyens jusqu'aux sociétés multinationales. J'espère que cela répond quelque peu à la question.

Le sénateur Demers : Merci beaucoup, monsieur.

Selon la Banque asiatique de développement, de grands pans de la population n'ont pas bénéficié de l'expansion économique rapide de la région, et dans certains cas les inégalités socioéconomiques se sont creusées. Dans quelle mesure la croissance économique et le recul de la pauvreté se sont-ils traduits par d'autres améliorations socioéconomiques, comme un meilleur accès aux services de santé, à l'éducation, à l'eau potable et aux services sanitaires dans la région de l'Asie-Pacifique?

M. Roosa : Toutes les choses que vous venez de mentionner — l'éducation, les services de santé, l'eau potable et les services sanitaires — dépendent beaucoup de l'action du gouvernement. Les investissements privés n'entrent pas en jeu. L'Indonésie, le Myanmar et les Philippines sont aux prises avec de très graves crises dans tous ces secteurs, précisément parce que l'État ne gère pas assez bien la croissance économique de façon à pouvoir utiliser les fonds disponibles.

Une des raisons pour lesquelles Jokowi, qui est candidat à la présidence, est un exemple à suivre, c'est qu'il rappelle sans cesse aux Indonésiens que l'argent est là et qu'il sera possible d'en faire plus simplement en respectant les lois fiscales en vigueur.

Évidemment, les lois fiscales pourraient aussi faire l'objet d'une réforme en profondeur, mais le pays a beaucoup d'argent. L'époque où les gens du secteur du développement international considéraient que des pays comme le Canada devraient construire des écoles et des cliniques dans les pays du tiers-monde est révolue. Aujourd'hui, en raison de la croissance économique, beaucoup de pays du tiers-monde ont l'argent nécessaire.

Toutefois, sans un effort concerté, les fruits de la croissance économique se retrouveront dans les mains de sociétés étrangères ou de particuliers et tous peuvent constater qu'en Asie du Sud-Est, les inégalités sont très marquées. Même les gens prospères voient leur maison inondée en raison de la mauvaise gestion des réseaux d'égouts. Les gens doivent composer avec des rivières extrêmement polluées, ce qui a une incidence sur la santé de tous. Or, sans cette coordination, sans renforcement institutionnel et en l'absence d'un pouvoir d'État en matière de réglementation, que les spécialistes en sciences sociales appellent « écart de gouvernance », le gouvernement ne parvient pas à suivre l'accélération de la croissance économique.

Des investissements privés plus importants ou une croissance économique plus forte ne permettront pas de résoudre le problème. Il s'agirait là des résultats.

La présidente : Il me reste seulement quelques questions. Êtes-vous en mesure de répondre à des questions sur la sécurité et les problèmes de contrebande en Indonésie, où vous avez vécu pendant sept ans, si j'ai bien compris?

M. Roosa : Je peux essayer.

La présidente : Je vous en prie.

Je voulais savoir quelles sont les difficultés auxquelles nous sommes confrontés sur le plan de la sécurité. On nous a dit, par exemple, que la piraterie est un problème. Lorsque nous pensons à la sécurité, nous pensons à la déstabilisation de la région et aux conflits internes entre certains groupes ethniques. À votre connaissance, est-ce lié à la sécurité ou est-ce davantage lié à la criminalité? Quelles sont les préoccupations?

J'examine la question sous l'angle de Canadiens qui souhaitaient s'y rendre pour investir et qui veulent assurer leur sécurité pendant qu'ils sont là-bas.

M. Roosa : Je vais présenter quelques éléments sur la contrebande, puis je tenterai de répondre à la question sur les conséquences pour les Canadiens.

Actuellement, on observe d'intenses activités de contrebande de bois illégal. Le gouvernement a des lois qui interdisent l'exportation de bois récolté sans permis, mais la pratique est répandue. Les fonctionnaires des îles en périphérie se font verser des pots-de-vin et le bois illégal est chargé dans de grands navires pour être ensuite vendu dans d'autres marchés d'Asie. Le Canada pourrait aider l'Indonésie à appliquer ses propres lois, notamment pour déterminer à quel pays le bois illégal est destiné.

Il y a aussi beaucoup de contrebande pour certains produits pétroliers. Les rapports de la Commission de lutte contre la corruption peuvent nous apprendre beaucoup de choses sur la nature des activités de contrebande. Les poursuites intentées par la commission depuis 2002 ont grandement aidé à sensibiliser le public sur le fonctionnement de la corruption en Indonésie.

Les fonctionnaires privilégient l'envoi de l'argent à l'étranger et Singapour semble être l'endroit de prédilection. L'Indonésie et Singapour ne parviennent pas à s'entendre sur une réglementation relative aux fonds obtenus par des moyens illégaux.

En fait, le problème de la contrebande n'est pas aussi grave qu'il l'était dans les années 1950, par exemple, lorsqu'une bonne partie de l'économie était fondée sur cette pratique parce que l'État n'avait que très peu de pouvoir et qu'il était difficile de distinguer le commerce légitime de la contrebande.

Une bonne partie de la contrebande se fait avec la complicité des organismes de sécurité — les militaires; ils permettent qu'elle ait lieu. Je ne connais pas de données sur l'ampleur du problème.

Quelle incidence les enjeux de sécurité ont-ils sur les Canadiens qui vivent en Indonésie? Pas beaucoup. Les sociétés minières canadiennes doivent composer avec l'extraction minière illégale ou la présence d'autres mineurs qui se rendent sur place avec la complicité des militaires, encore une fois, mais je ne peux pas dire que c'est très répandu. Je ne penserais pas que cela ait une si grande importance pour les entreprises canadiennes, mais il est possible que des gens de ce secteur considèrent que c'est important. Je n'en sais pas assez à ce sujet.

La présidente : Je ne poserai pas la question complémentaire, qui était de savoir s'il s'agit d'un bon endroit pour faire des affaires. Ce n'est pas votre domaine.

Dans un autre domaine, cependant...

M. Roosa : En fait, je pourrais vous dire s'il s'agit d'un bon endroit pour brasser des affaires, en général.

La présidente : Très bien.

M. Roosa : Actuellement, les investissements canadiens en Indonésie, aux Philippines et au Myanmar — la Birmanie — sont très faibles, mais ils pourraient être beaucoup plus importants si de meilleures institutions étaient en place. Beaucoup d'entreprises autres que les entreprises canadiennes considèrent qu'il est facile ou relativement facile de mener des activités en Indonésie et elles se lancent dans ce marché. Toutefois, c'est un contexte dans lequel il est difficile de travailler.

Encore une fois, le Canada devrait aider à améliorer les institutions publiques en Asie du Sud-Est de façon à faciliter les investissements.

Le sénateur Robichaud : Ma question complémentaire est liée à la question de la sénatrice Andreychuk et de la réponse que vous avez donnée. Vous avez dit que les Canadiens pourraient en faire plus pour créer un climat plus propice aux investissements pour les Canadiens qui veulent y investir. Que pourrions-nous faire?

M. Roosa : Il y a un ensemble de mesures. Je ne sais pas si elles seront efficaces, ni même si l'on pourra mesurer les résultats.

Il y a diverses questions qui concernent les universités canadiennes. Grâce au financement de l'ACDI, l'Université McGill accueille bon nombre d'Indonésiens à Montréal dans son programme d'études islamiques, mais rien n'empêche d'accueillir au Canada d'autres Indonésiens ou d'autres Asiatiques du Sud-Est pour suivre une formation dans d'autres secteurs, comme le droit.

En Asie du Sud-Est, les juges sont habituellement formés dans leur propre pays et un meilleur accès à d'autres systèmes juridiques et à une formation en droit serait très utile.

Il serait aussi utile d'avoir plus de juristes. En Asie du Sud-Est, peu de juristes œuvrent dans les domaines très spécialisés que sont la théorie du droit et la rédaction de lois.

Pour ce qui est de l'éducation et de l'augmentation du financement des ONG, le Canada a déjà pris des mesures en ce sens. Il a fait un très bon travail par rapport au financement des ONG de défense des droits de la personne et d'autres ONG dans l'ensemble de l'Asie du Sud-Est.

Nous pouvons aussi penser à des façons d'éliminer cet écart de gouvernance pour contrecarrer les lacunes des gouvernements de l'Asie du Sud-Est et pour régler des questions liées à des acteurs économiques importants, par exemple en aidant ces pays à appliquer les lois sur le bois illégal. Beaucoup de feux de forêt ont été allumés par les exploitants des plantations de palmiers à huile qui ont un permis du gouvernement, mais l'industrie elle-même tente d'élaborer des normes en matière de production durable. Des efforts en ce sens seraient utiles si nous voulons que les consommateurs exercent des pressions sur les producteurs. Des mesures ont déjà été prises contre certaines grandes sociétés forestières et les grandes papetières, ce qui les a incitées à modifier leur comportement.

En ce qui concerne la Loi sur la corruption d'agents publics étrangers, la première poursuite a eu lieu l'an dernier, à ma connaissance, ce qui a démontré que le Canada prend la corruption très au sérieux. Cela signifie qu'il fait pression sur les pays où la corruption est endémique pour leur indiquer que les sociétés étrangères ne la toléreront pas.

Le sénateur Wallace : M. Roosa, vous avez mentionné d'entrée de jeu que vous considérez que l'adoption de la primauté du droit compte parmi les enjeux fondamentaux auxquels l'Indonésie est confrontée. Vous avez abordé cette question dans votre exposé.

J'essaie de comprendre où vous voulez en venir lorsque vous parlez de la primauté du droit. Il pourrait s'agir de questions fondamentales du droit qui sont liées au droit civil, au droit contractuel, au droit administratif ou au droit criminel. Toutes ces choses sont-elles liées à la teneur, à votre avis? On note des lacunes dans la teneur des lois dans tous ces domaines.

Lorsque l'on pense aux aspects pour lesquels le Canada pourrait apporter son aide, cela pourrait être dans l'élaboration de lois dans tous ces secteurs du droit. Cela pourrait-il aussi englober la mise en place, en Indonésie, d'institutions capables de faire respecter les lois et de les interpréter, comme des cours, des tribunaux, et cetera?

Ensuite, il y a l'application de la loi. Quels sont les enjeux liés à l'application de la loi qui permettrait de créer en Indonésie une forte primauté du droit?

Cela couvre une multitude d'aspects. Lorsque vous parlez de la primauté du droit, auquel de ces aspects faites-vous référence? Selon vous, quelles sont les principales lacunes dans ces domaines?

M. Roosa : Dans ma brève déclaration préliminaire, j'ai simplement utilisé l'expression « primauté du droit » en guise de terme générique pour quelque chose de très précis, soit la capacité de l'État d'obliger ses fonctionnaires à respecter ses propres lois.

Je me suis concentré sur cet aspect parce que je pense que même s'il reste beaucoup à faire sur le plan de la réforme juridique — révision des lois, rédaction de nouvelles lois et améliorations des lois —, j'estime qu'à ce moment-ci, une meilleure application des lois serait souhaitable. C'est lié aux institutions. Après 1998, l'Indonésie a créé une nouvelle institution : la Cour constitutionnelle de la République d'Indonésie. De plus, des institutions qui favorisent vraiment le renforcement de la primauté du droit sont déjà en place.

Je devrais mentionner — étant donné que je suis un universitaire au Canada — que j'ai participé à une cause entendue devant la Cour constitutionnelle. Le Bureau du procureur général a interdit la vente de mon livre, qui a été publié en Indonésie en 2008. Le livre a été interdit en 2009 et l'éditeur a porté l'affaire devant la Cour constitutionnelle pour que la cour déclare inconstitutionnelle la loi qui autorise le Bureau du procureur général à interdire unilatéralement des livres. J'ai participé à la préparation de cette pétition et nous avons gagné. La Cour constitutionnelle a déclaré cette loi inconstitutionnelle, ce qui signifie qu'un universitaire canadien est maintenant associé à une importante décision sur l'élargissement du droit à la liberté d'expression en Indonésie.

Il est possible de faire beaucoup de choses avec les institutions existantes. Le problème, c'est l'application de la loi, pas seulement par les services de police, mais par les représentants de l'État, les fonctionnaires eux-mêmes.

Je pense toujours que les Canadiens ont beaucoup d'occasions de participer à la rédaction de lois. Dans le passé, dès les années 1980, voire avant, des universitaires canadiens ont participé à la rédaction de lois environnementales.

Dans tous les domaines du droit que vous avez énumérés — le droit criminel, le droit civil et le droit administratif —, les lois existent, les livres de droit existent et les tribunaux existent. Tout est toujours au stade inchoatif parce que la primauté du droit a été suspendue pendant 32 ans sous la dictature de Suharto. Les lois pouvaient être établies de façon arbitraire par les fonctionnaires eux-mêmes, qui n'étaient pas tenus de respecter des lois. Maintenant, l'Indonésie a du rattrapage à faire.

Il est encore possible de réécrire les lois, de les changer et de repenser la nature des codes juridiques. Beaucoup d'entre elles sont des amalgames bricolés et manquent d'uniformité. Elles sont l'héritage de l'ère coloniale, avant la dictature de Suharto. L'élément-clé est aujourd'hui leur application. C'est ce que je soulignais dans mes remarques liminaires.

Le sénateur Wallace : Merci beaucoup. J'allais justement revenir à cette question, mais vous y avez répondu.

Ce que vous voulez dire essentiellement, par rapport aux hauts fonctionnaires, à la corruption et à la manière dont tout cela s'applique à la primauté du droit, c'est que les lois existent. Si j'ai bien compris, vous proposez, qu'à partir de notre expérience canadienne, nous donnions des conseils pour améliorer le système d'application de la loi, n'est-ce pas?

M. Roosa : Oui pour ce qui est de l'application de la loi, mais il y a d'autres domaines qui sont tout aussi importants, notamment les tribunaux. Le système judiciaire est très faible en Indonésie. Vous avez mentionné le droit contractuel et le droit foncier. Tout le système des titres fonciers est très confus et on peut attendre longtemps avant d'obtenir un titre foncier. Je le sais parce que je vis dans un quartier où les gens se débattent pour obtenir un titre sur des terres qu'ils occupent depuis longtemps. Il faut avoir des contacts pour se faire tuyauter. Je ne sais pas exactement ce que le Canada peut faire dans ce domaine, mais de façon générale, les droits de propriété traversent de nombreuses réformes et je suis sûr que le Canada pourrait y prendre part d'une façon ou d'une autre.

La présidente : Vous dites que pendant des années, l'Indonésie était repliée sur elle-même, que c'était une dictature, mais qu'elle est aujourd'hui passée à autre chose. Est-ce que l'Indonésie est importante dans la région? Est-ce qu'elle s'affirme? Est-ce que ses voisins la considèrent comme leur égale par rapport à sa taille et à sa population, ou bien est-elle encore repliée sur elle-même?

M. Roosa : D'autres pays de l'Asie du Sud-Est la considèrent comme le plus important pays de la région, par rapport à sa taille.

Je ne dirais pas qu'elle soit encore repliée sur elle-même. En fait, l'un des grands changements que l'on constate depuis 1998, c'est le regain de confiance des représentants indonésiens. Pendant la dictature, ils craignaient toujours un peu pour leur poste. Le refrain, c'était de plaire au grand patron. On n'osait ni agir, ni s'exprimer.

Les responsables sont aujourd'hui beaucoup plus confiants et ouverts. Ils doivent débattre de bien des enjeux et ne peuvent se contenter de suivre les ordres. Le changement est énorme. Vous avez raison de le dire, sous la dictature, le pays, malgré sa taille, semblait invisible. Quoique sur la scène internationale, le pays en souffre encore. Mais au sein de l'ANASE, il joue désormais un rôle prépondérant. Je ne pense donc pas qu'il y ait de souci à se faire.

La sénatrice Ataullahjan : Si je vous comprends bien, vous dites qu'ils ont surmonté l'héritage de violations des droits de la personne qu'avait laissé Suharto par rapport au Timor-Oriental, aux prisonniers politiques, et cetera. Vous pensez que l'Indonésie est passée à autre chose, n'est-ce pas?

M. Roosa : Oui et non. Après Suharto, les dirigeants ont pu faire quelque chose de différent à l'égard du Timor-Oriental. Mais même en autorisant le référendum, les militaires se sont vengés et ont fait en sorte que l'indépendance se paie très cher.

Sur la question d'Aceh, après 1998, le gouvernement a fait preuve de sagesse et a pu signer avec la guérilla un accord de paix qui a mis fin au conflit international. Le pays a une commission des droits de la personne qui a été créée pendant la dictature de Suharto. L'ancien ministère de la Justice a été renommé ministère du Droit et des Droits de la personne. En principe, il y a un grand respect des droits de la personne, mais en pratique, le pouvoir arbitraire de l'armée persiste au niveau local et des contingents militaires sont stationnés un peu partout dans le pays. Or, son rôle est désormais superflu et l'armée n'est plus qu'un simple vestige des années 1950.

Certains réformateurs ont proposé à tout le moins de réduire les forces armées, dont le rôle est disproportionné, mais cela n'a pas été fait. Le problème est que, au lieu de servir simplement de défense nationale, l'armée joue le rôle de police complémentaire dans la politique nationale et l'application des lois. Il y a des conflits constants avec la police par rapport aux champs de compétences et aux gangs, qui cherchent l'appui des militaires.

L'an dernier encore, des soldats ont fait une descente dans une prison au centre de l'île de Java, exécutant sommairement quatre prisonniers que la police essayait de protéger. Il s'agissait d'une vengeance. La situation n'est pas normalisée par rapport à la brutalité et aux massacres. Des réformes restent à faire pour que l'armée ne serve que de défense nationale.

L'autre problème touche la Papouasie occidentale, où les droits de la personne ne sont toujours pas respectés. Au-delà de la question de l'indépendance de la Papouasie, il y a un enjeu humanitaire et de droits de la personne qui devrait inquiéter la communauté internationale.

Le sénateur Robichaud : Quels sont les rapports entre le gouvernement et l'armée? L'armée semble une force indépendante, qui agit à sa guise.

M. Roosa : La relation est complexe et elle est en train de changer; en fait, elle a beaucoup changé depuis 1998. L'armée n'a plus de représentant au sein du parlement et le gouvernement central a pris davantage d'initiative dans la nomination des principaux généraux.

Au début des années 2000 par exemple, le gouvernement a cherché à intervenir davantage dans les affaires militaires afin de vérifier ses activités. Mais après 2003, l'armée a réussi à empêcher les réformes et elle est revenue en force. D'après ce que je peux voir, la réforme de l'armée n'a pas beaucoup progressé depuis. L'armée reconnaît que son rôle doit changer, puisqu'il devient de plus en plus superflu depuis la fin de la guerre au Timor-Oriental. La police se charge de plus en plus des mesures quotidiennes d'application de la loi.

L'armée se cherche. Sous la présidence de Susilo Bambang Yudhoyono, l'exécutif n'a pas fait beaucoup d'efforts pour poursuivre les réformes militaires qui avaient été amorcées. Une partie du problème vient du fait que l'armée se finance auprès des entreprises, en échange de sa protection. Elle a donc son propre budget. Tant que le gouvernement central ne pourra pas contrôler pleinement l'armée, le budget ne permettra pas de la contrôler, ni de contrôler les nominations, les politiques et ainsi de suite.

Ayant vécu pour la première fois en Indonésie pendant la dictature de Suharto, je trouve que l'environnement est très différent aujourd'hui. L'armée n'est plus aussi omniprésente. J'ai l'espoir que d'autres progrès se réaliseront.

La présidente : Nous nous intéressons aussi à la Birmanie, où l'armée était fermement en contrôle et avait infiltré pratiquement tous les secteurs de la société, y compris l'économie. Elle est depuis marginalisée, mais reste en contrôle. Pensez-vous que la même évolution pourrait avoir lieu en Indonésie? Il ne s'agit pas d'un démantèlement de l'armée, mais d'une distanciation progressive pour construire la société, sans déstabilisation.

M. Roosa : L'armée birmane fait toujours face au problème qu'elle avait dans les années 1980, c'est-à-dire de ne plus pouvoir gérer la croissance économique. Elle n'arrivait plus à améliorer le niveau de vie de la population. Pour légitimer son pouvoir, elle a essayé de tenir des élections une première fois en 1998, puis en 2010. Voyant qu'elle avait perdu le contrôle en 1988, elle avait réprimé les mobilisations populaires et réimposé le régime militaire direct, abandonnant ainsi le système électoral.

L'armée sait qu'elle est en difficulté. Elle sait qu'elle se doit d'améliorer le niveau de vie de la population. Les Birmans s'attendent en effet à un meilleur niveau de vie et accule ainsi l'armée.

Les réformes récentes témoignent de l'efficacité des pressions internationales. Le fait que la Birmanie ait opéré des réformes substantielles et que l'armée ait fait autant de concessions, est à mon avis attribuable aux sanctions. C'est aussi le cas pour bien d'autres pays de l'Asie du Sud-Est, surtout les pays limitrophes comme la Birmanie, qui se méfient de la Chine et de son pouvoir grandissant. La Birmanie avait besoin d'un pouvoir de négociation avec la Chine pour ne pas avoir à accepter les conditions qui lui étaient imposées sur ses investissements et éviter de devenir ainsi une sorte de colonie.

Elle devait donc s'ouvrir à l'ouest et pour ce faire, se libérer des sanctions. Et pour se libérer des sanctions, elle devait procéder à ces réformes politiques. Je crois qu'il s'agit d'une tendance. Il se pourrait bien que l'armée birmane recule encore davantage pour que la population puisse avoir un meilleur niveau de vie.

La présidente : Merci. Votre témoignage a été extrêmement utile. Votre perspective historique et votre expérience sur le terrain, et tout particulièrement votre témoignage sur l'Indonésie, nous ont permis de constater les différences qu'il y a entre ces pays. Merci encore d'être venu.

Mesdames et messieurs, il est temps d'aller voter. Je lève donc la séance.

(La séance est levée.)


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