Aller au contenu
AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule 9 - Témoignages du 10 avril 2014


OTTAWA, le jeudi 10 avril 2014

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 10 h 31, pour effectuer l'étude sur les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région, et d'autres questions connexes.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[traduction]

La présidente : Mesdames et messieurs, le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international poursuit aujourd'hui son étude sur les conditions de sécurité et les faits nouveaux en matière d'économie dans la région de l'Asie-Pacifique, leurs incidences sur la politique et les intérêts du Canada dans la région et d'autres questions connexes.

Nous avons le plaisir d'accueillir M. Syed Sajjadur Rahman, professeur à temps partiel, École de développement international et de mondialisation, Université d'Ottawa. Merci d'avoir accepté de comparaître, monsieur. Notre procédure habituelle est de vous donner le temps de faire un exposé, avant d'enchaîner avec une période de questions et réponses. Bienvenue.

Syed Sajjadur Rahman, professeur à temps partiel, École de développement international et de mondialisation, Université d'Ottawa, à titre personnel : Merci de l'invitation à comparaître devant votre comité.

Vous avez déjà entendu de nombreux experts. Ils vous ont fourni une analyse détaillée de la région de l'Asie-Pacifique et de ses liens avec le Canada. Ils vous ont aussi présenté de nombreux faits. J'aimerais, quant à moi, vous faire part de trois ensembles de conclusions sur la région et ses liens avec le Canada, tirés de mon interprétation des faits en question.

Ces conclusions sont l'aboutissement de toute une vie de participation, d'intérêt et d'expérience dans la région, dont 21 ans à l'ACDI, qui fait maintenant partie du MAECD. Un des nombreux postes que j'ai occupés à l'ACDI a d'ailleurs été celui de chef de la Direction générale de l'Asie. On peut dire que j'ai l'Asie dans le sang. Je suis né au Bangladesh et j'ai battu le pavé de quasiment tous les pays d'Asie.

Mon premier ensemble de conclusions porte sur trois tendances communes à la région — région définie au sens large ici, comme incluant toutes les parties de l'Asie. Parlons d'abord des tendances en matière de croissance économique.

Comme on vous l'a sans nul doute répété à plusieurs reprises, l'Asie du Sud-Est est la région connaissant la plus forte croissance dans le monde. Mais ce qui est particulièrement intéressant à l'heure actuelle, c'est que la tendance à la croissance qui s'est amorcée dans cette sous-région s'étend désormais à l'Asie du Sud. Pratiquement tous les pays adhèrent à des modèles économiques axés sur le marché et l'exportation. Même la Birmanie s'engage très graduellement sur cette voie. L'époque de la mainmise de l'État sur l'économie est bien révolue.

La plupart des économies de l'Asie sont des pays de revenu moyen, qui s'intègrent maintenant très rapidement à l'économie internationale. Comme le Canada, ce sont des économies soucieuses de créer des emplois de qualité à valeur ajoutée et de réduire les inégalités entre les régions et les particuliers.

Parlons maintenant de tendances en matière de gouvernance. La plupart des pays de l'Asie-Pacifique ont adopté une forme de gouvernement pluraliste. Cette forme qui a toujours existé au niveau local réémerge maintenant au niveau national. Confrontés à des questions de responsabilité, de pratiques démocratiques et de primauté du droit, des pays comme l'Indonésie et les Philippines connaissent certaines douleurs de croissance. D'autres, comme l'Inde ou Singapour, sont des démocraties mûres.

L'Asie-Pacifique est d'autre part une région physiquement fragile, souvent frappée par des calamités environnementales : tsunamis, cyclones ou inondations. C'est en fait la région du monde la plus frappée par les désastres. Et le réchauffement climatique exacerbe la situation. Les pays insulaires, comme l'Indonésie et les Philippines, sont particulièrement vulnérables. Des pans entiers de pays comme le Vietnam, le Bangladesh et les Maldives vont être engloutis par les flots si le niveau de la mer continue de monter.

S'ajoutent à cette fragilité physique, une vulnérabilité créée par les changements rapides aux structures de gouvernance, l'accent sur la croissance économique sans attention donnée en contrepartie à la durabilité : des institutions faibles ou inadéquates et des maux dus à l'homme, comme la pollution.

Laissez-moi aborder maintenant mon second ensemble de conclusions, portant sur l'intégration grandissante de l'Asie.

On parle souvent de l'Asie du Sud et de l'Asie du Sud-Est comme s'il s'agissait de deux solitudes. Là n'est pas le cas. Plus cela va, plus elle s'intègre dans une seule Asie. L'intégration économique est impulsée par l'offre et la demande des biens et des services. Dans un rapport sur l'Asie, Ernst & Young suggère ce qui suit :

L'Asie est devenue, au cours de la dernière décennie, l'atelier du monde. Dans les 10 ans qui viennent, l'Asie deviendra également le marché de consommation enregistrant la plus grande croissance mondiale. La progression des revenus propulsera des millions de gens dans la classe moyenne, ce qui affectera non seulement les échanges intrarégionaux des marchés à croissance rapide, mais aussi le commerce international.

Les marchés à croissance rapide de l'Asie-Pacifique sont bien placés pour bénéficier de la croissance des échanges à laquelle on s'attend dans la région. Grâce à une spécialisation verticale, les contributions de ces économies sont de plus en plus complémentaires, ce qui permet à chaque pays de prospérer.

De plus, la complémentarité va plus loin que les échanges; elle s'applique aux investissements intrarégionaux. En voici un exemple : on estime que dans les quelques prochaines décennies, l'Asie du Sud-Est va consacrer 2,9 billions de dollars à des développements infrastructurels. Devinez donc qui va construire la majorité de ces infrastructures.

L'intégration sera également impulsée par l'émergence d'hégémonies régionales, au fur et à mesure que l'Inde et la Chine deviennent des superpuissances économiques et géopolitiques. On constate l'émergence d'un modèle de « l'Asie pour les Asiatiques » et, plus cela va, plus les pays adoptent des approches indépendantes en matière de politiques.

Faire face aux vulnérabilités physiques exige une approche intégrée. Quand un tsunami frappe, il touche plus d'un pays. Il en va de même pour une augmentation du niveau de la mer. C'est pourquoi il faudra déployer des efforts d'adaptation et d'atténuation communs. L'ANASE travaille déjà à des systèmes de détection précoce pour la région, ce à quoi le Canada participe.

Laissez-moi aborder maintenant mon troisième et dernier ensemble de conclusions, quant aux implications de ces tendances et de l'émergence d'une Asie unie pour les liens du Canada avec la région. C'est une interaction que j'étudie depuis le milieu des années 1980. J'ai même écrit un livre à ce sujet.

La première chose que je tiens à souligner est que la distance compte. Avec la distance, il est plus difficile d'établir des relations, de les maintenir et d'en prendre soin. La diaspora peut être utile, mais il ne faut pas oublier que les gens sont venus ici pour se faire une nouvelle vie, pas pour regarder en arrière. Le Canada va donc devoir faire preuve de circonspection pour ses plans et la façon de les accomplir; il va devoir affronter la concurrence.

En ce qui concerne les liens économiques et au vu de la distance, il va falloir trouver les partenariats les plus efficaces et les plus mutuellement avantageux. Il sera peut-être nécessaire d'envisager l'Asie comme un tout plutôt que de s'attacher à différents éléments. Les coûts seront manifestement un facteur déterminant. Acheter des produits manufacturés produits par l'Asie est logique, parce que cela revient moins cher que de les produire ici.

Quant aux exportations de notre bord? Il va falloir rechercher des produits intensifs en savoir et en connaissance, moins coûteux à transporter, ou utiliser des moyens de transport et de communication de rechange comme Internet. On pourrait par exemple envisager d'exporter des services d'éducation ou des conceptions de haut de gamme.

Nos ressources naturelles intéressent également l'Asie, surtout la Chine et l'Inde, qui investissent désormais plus au Canada que les Canadiens dans ces pays. Les sociétés minières canadiennes sont des investisseurs majeurs dans l'exploration de ressources non renouvelables partout dans le monde. C'est une possibilité à explorer, les Canadiens étant des leaders mondiaux pour les technologies d'extraction.

Et l'aide au développement? Elle se rétrécit avec l'évolution de ces économies vers des pays de revenu moyen, demeurant appropriée seulement pour les quelques pays à faible revenu restants. On les compte sur les doigts d'une main : l'Afghanistan, le Bhoutan, le Laos, le Népal. En fait, même le Bangladesh sortira relativement bientôt de ce groupe. Les pays à faible revenu de la région seront de plus en plus rares.

Pour travailler avec des pays à revenu moyen, il va falloir établir de véritables partenariats au développement. Vu l'accent mis par de nombreux pays sur la croissance économique, il va falloir que ces partenariats incluent le secteur privé. Ceci étant, les gouvernements donateurs verront peut-être leur rôle réduit à faciliter et à créer des réseaux. Les partenariats pour le développement devront également inclure une participation aux efforts internationaux de lutte contre les changements climatiques.

Enfin, je voudrais parler de la gouvernance et de son lien avec la diplomatie. Le Canada doit encourager et soutenir les processus démocratiques. Il importe aussi de voir comment il le fera. L'expérience passée montre que les processus de gouvernance ne peuvent subir de changements imposés de l'extérieur; il faut que ces changements viennent de l'intérieur.

Des pays comme le Canada peuvent jouer un rôle et encourager cette évolution, mais il est préférable que cela se fasse au sein d'un groupe de pays qui partagent ces idées. Il doit s'agir davantage d'un effort diplomatique que d'une offre d'aide au développement. Autrement dit, la promotion du développement ne se fait pas simplement en offrant une aide au développement, elle doit être assortie aussi d'efforts commerciaux et diplomatiques.

Je m'arrête ici et je répondrai volontiers à vos questions.

La présidente : Vous avez parlé de vastes sujets de manière succincte et en nous présentant d'utiles conclusions.

La liste des sénateurs qui veulent intervenir s'allonge rapidement.

Le sénateur Housakos : Je remercie le témoin pour un exposé édifiant. Nous nous intéressons particulièrement à quatre pays : Singapour, l'Indonésie, les Philippines et la Birmanie. À votre avis, lequel d'entre eux représente le plus grand potentiel économique pour le Canada? Faudrait-il plutôt considérer l'ensemble de la région, voire l'ensemble de la région de l'Asie du Sud-Est? J'ai toujours cru que les stratégies commerciales les plus fructueuses étaient ciblées sur un marché donné, sur un pays où le potentiel était le plus grand.

Faut-il donc envisager toute la région ou nous concentrer sur certains pays?

M. Rahman : Il faut considérer deux choses séparément. D'une part, les stratégies commerciales et d'autre part, les stratégies d'investissement. Du côté commercial, il faut se rappeler les distances dont j'ai parlé. L'expédition de marchandises est très coûteuse, sans compter qu'il y a peut-être d'autres fournisseurs dans la région. Si on opte pour cela, il faut songer à des économies d'échelle. Il faut aussi manifestement qu'il y ait une demande, mais les économies d'échelle sont importantes. Voilà pourquoi à mon avis il est préférable de considérer l'ensemble de la région plutôt qu'un segment ou un secteur.

Mais on pourrait aussi invoquer l'argument contraire, dans certaines circonstances. L'un de nos amis travaille pour une société informatique au Canada, qui œuvre pour Samsung en Corée. Samsung domine le marché, mais le fournisseur canadien a des contrats de conception d'ordinateur, entre autres. C'est une possibilité. Si vous trouvez un créneau, vous pouvez articuler votre stratégie en conséquence.

Côté investissement, le scénario est plus intéressant. Sur la scène mondiale, les Canadiens sont parmi les plus grands investisseurs dans le secteur de l'extraction. Les Canadiens ont un avantage comparatif. Ils connaissent bien ce domaine et il est donc sensé que des investisseurs canadiens se concentrent dans des pays où il y a des ressources naturelles non renouvelables et de bonnes possibilités.

Le sénateur Housakos : De toute évidence, nos liens économiques avec ces régions, ces dernières décennies, étaient fondés sur le faible coût de la main-d'œuvre. Ce sont maintenant des économies en développement, qui progressent lentement, en fonction des faibles coûts de main-d'œuvre et du taux de change. Bien entendu, le Canada leur a vendu ses ressources naturelles. Vous avez tout à fait raison, le Canada doit exploiter davantage ses compétences dans le secteur de l'extraction des ressources. Ces pays, tout doucement, souhaitent devenir des pays industrialisés et des membres à part entière de la structure économique mondiale. Ils voudraient que les avantages économiques se traduisent en avantages sociaux pour leur population et que leur économie soit celle d'un pays qui a une classe moyenne et une classe supérieure. Ces deux objectifs sont-ils compatibles? Est-il possible d'obtenir assez rapidement les bienfaits sociaux souhaités tout en maintenant le rythme de la croissance économique, qui était jusqu'ici surtout fondé sur la main-d'œuvre à bas prix?

M. Rahman : C'est une excellente question. Tout dépendra des politiques de redistribution de la richesse. Quand un pays accède au niveau de revenu moyen ou un peu supérieur, on suppose qu'il a la capacité de s'occuper de ses pauvres ou de lancer des politiques et des mesures pour le faire. Pensons à des politiques en matière d'éducation et de santé, ou à des services pour les pauvres. On peut se demander si ces pays en sont déjà là? Pour l'ensemble de la région, il y a des différences. Des pays comme la Corée du Sud, Singapour et la Malaisie y sont certainement déjà.

Des pays comme l'Indonésie et les Philippines y seront bientôt. Dans leur cas, on a décentralisé les services aux pauvres en les confiant aux autorités locales. Ce sont des économies insulaires. Pour elles, la décentralisation est nécessaire pour que l'administration soit efficiente et on y travaille depuis environ une décennie. Le Canada a contribué à ces efforts par l'intermédiaire de l'ACDI, notamment à la décentralisation des services aux pauvres en Indonésie et aux Philippines. Ces objectifs sont-ils incohérents? Non, mais il faut faire un effort conscient pour chercher à les atteindre. Autrement dit, la prospérité économique doit par des efforts conscients des gouvernements se traduire en avantages pour la société.

Dans la plupart des pays, actuellement, c'est le cas. Dans certains pays, les politiques sont mises en œuvre et ailleurs, les institutions sont faibles. Je parle des institutions qui convertissent les politiques en mesures concrètes et dont la faiblesse retardera le résultat.

Le sénateur Housakos : Pourriez-vous nous donner un aperçu de la gouvernance dans ces pays, par rapport à la corruption. Au cours des dernières décennies, des sociétés canadiennes ont eu des difficultés à faire des affaires dans ces régions parce qu'on leur demande constamment d'agir d'une manière qui n'est pas habituelle pour les entreprises d'ici.

M. Rahman : La corruption dans la fonction publique et au gouvernement se produit lorsqu'un contrôle est exercé. Si par exemple vous pouvez émettre un permis d'importation qui représente un avantage considérable pour un homme d'affaires, et que votre revenu de travail officiel est de 100 $ par mois pour nourrir votre famille, et nous parlons de famille élargie, les tentations sont assez fortes. Il y a deux façons de réagir, devant la corruption. On peut retirer le contrôle. Cela veut dire une économie de libre marché, axée sur le marché. Mais il faut alors aussi la notion de certains biens sociaux qui doivent être fournis. Est-ce que ces économies en sont là? Je crois que oui. La plupart s'orientent vers des politiques économiques axées sur le marché même si beaucoup d'entre elles sont encore en train de faire la transition.

Prenons l'exemple de Singapour. À Singapour, deux choses se sont produites qui ont pratiquement éliminé la corruption. D'une part, le salaire des fonctionnaires de Singapour est maintenant comparable au salaire de nos fonctionnaires, s'il n'y est pas supérieur. Deuxièmement, la reddition de comptes est si rigoureuse et les risques si élevés que la tentation de la corruption est très affaiblie.

C'est justement ce qu'on veut voir. Dans bien des économies, cela s'est produit, mais pas partout. À mon avis, il n'y a rien de culturel à cela. Ce comportement résulte simplement de l'existence d'un ensemble de structures qui y sont propices à un moment donné. Je présume qu'avec le temps, cet effet sera réduit. D'ailleurs, en Indonésie, le Canada, par l'intermédiaire de l'ACDI, a travaillé à la mise sur pied de mécanismes, en collaboration avec des unités anticorruption.

Voilà ma réponse. La corruption existe, mais je crois qu'avec le temps, les institutions parviendront, comme dans la plupart des pays démocratiques, à réduire la tentation de la corruption, en élevant le risque qui y est associé.

Le sénateur Dawson : Vous avez parlé de catastrophes naturelles et il est clair que cette région est souvent touchée. On ne peut pas faire grand-chose. Il y a eu un tremblement de terre la semaine dernière au Chili, et on a parlé de la possibilité que des vagues se rendent jusqu'à l'autre côté du Pacifique.

Y a-t-il des structures ou des organisations pour des systèmes d'avertissement précoce? Plus important encore, lorsqu'une catastrophe se produit, on a pu constater les efforts parfois chaotiques de la coopération internationale lorsqu'il s'agissait de reconstruction. Certaines régions frappées par le tsunami n'ont pas, et de loin, retrouvé leur vie d'antan. C'est arrivé, c'est terminé, on ne réinvestit plus dans ces régions.

Comme il y a un marché et que ce sont nos partenaires, comme ils achètent nos produits et en produisent pour nous, leurs intérêts sont les nôtres. Comment pouvons-nous aider ces pays à se remettre sur pied après des catastrophes naturelles, et avec les nouvelles technologies, comment pouvons-nous les aider à créer un système d'alerte précoce?

M. Rahman : Merci pour la question. Vous avez raison, cette question est en deux parties. Premièrement, pouvons-nous avoir une alerte suffisamment précoce afin d'atténuer les effets de la catastrophe? Autrement dit, pour déplacer des populations? Si la catastrophe se produit, quelles mesures de recouvrement sont possibles? Peut-on combattre les effets de la catastrophe?

Pour la première partie, il y a des initiatives en Asie du Sud-Est visant la création d'un système d'alerte précoce. L'organisation responsable est l'ANASE. Si je me souviens bien, le Canada y joue un rôle.

Le rôle du Canada auprès de l'ANASE, pour le développement, est exemplaire, je dois le dire. Nous avons fait du travail exceptionnel dans le renforcement de leurs capacités, par exemple. On voit bien que cette région peut se préparer à ce genre de choses, puisque des alertes sont déclenchées, les gens sont prévenus. Est-ce que cette alerte est suffisamment précoce? Est-ce que le réseau de communication suffit à prévenir toute la population? Il faut répondre à ces questions.

Du côté reconstruction et restauration, le Canada a bien participé à la plupart des efforts déployés. Pour contrer les effets du tsunami à Aceh, en Thaïlande et ailleurs, le Canada a été l'un des premiers pays à intervenir et il est reconnu pour cela.

Pour la reconstruction nationale dans ces pays, les meilleurs exemples en sont les efforts qui ont suivi le tsunami en Indonésie. Après le désastre d'Aceh, on a créé une organisation de reconstruction et de restauration, indépendante du gouvernement. Elle est gérée par un administrateur extrêmement efficient, et a une durée de vie déterminée. Elle a donc une fin, et toutes les contributions qui sont allées vers cette organisation, qui a adopté des systèmes comptables rigoureux. J'ai eu l'occasion de travailler avec elle et il est clair qu'elle a fait un travail exceptionnel. Dans la région, il y a des modèles de réaction à ce genre de problème et ces modèles évoluent et sont de plus en plus efficients. En Asie du Sud-Est, dans des pays comme le Bangladesh et l'Inde, c'est encore mieux. Le système d'alerte précoce est bien meilleur, et aussi la capacité de ces pays de composer avec les catastrophes. Des pays comme le Bangladesh peuvent maintenant dire aux pays donateurs : « Ne craignez rien, nous saurons nous en occuper nous-mêmes. » Il y a donc une grande amélioration.

Le sénateur Dawson : Les crises sont aussi des occasions. On entend souvent cette expression, mais très souvent, c'est une occasion pour des gens malhonnêtes de faire de l'argent pendant la reconstruction. C'est une occasion pour eux, quand il y a une crise, sans un bon système de contrôle anticorruption.

[Français]

L'expression française est « on passe le râteau ».

[Traduction]

On essaie d'exploiter la crise au maximum pour faire de l'argent. Le Canada a-t-il un rôle à jouer pour lutter contre la corruption dans cette région du monde, pour veiller à ce que des bandits ne profitent pas des crises pour s'enrichir?

M. Rahman : Le Canada peut avec d'autres donateurs collaborer à la mise sur pied de systèmes comptables qui feront en sorte que l'argent serve aux fins prévues. Je vous ai donné un exemple concret, celui de l'Indonésie, où l'on a créé une organisation autonome qui gère les fonds destinés précisément à cette fin de manière à ne pas en perdre la fongibilité ni l'utilité. Il faut donc créer de manière consciencieuse un système comptable, un système de reddition de comptes pour ces fonds. Nous avons participé à des processus de ce genre.

La sénatrice Ataullahjan : Merci pour votre présentation.

J'aimerais qu'on parle des femmes dans la programmation du développement, dans le contexte de votre travail avec l'ACDI. Les femmes joueraient un rôle important dans la croissance économique. L'expérience montre que le revenu gagné par les femmes va plus souvent à la famille et conduit à un développement accru. D'après votre expérience, quel a été le rôle des femmes dans les sociétés du sud-est de l'Asie, et est-ce que les programmes de l'ACDI sont axés sur le développement des femmes? Les femmes ont-elles été des partenaires importantes?

M. Rahman : Je vais d'abord répondre à la partie plus facile de votre question. La participation des femmes et les aspects relatifs au genre sont des éléments essentiels de tous les programmes de l'ACDI. Les indicateurs de rendement sont élaborés en fonction du genre, et un formulaire précis doit être rempli et approuvé par des experts en question de genre à l'ACDI, à l'effet que le programme a été bien conçu et pourra atteindre ses objectifs. C'est signé à l'étape de l'approbation. Quand des gens comme moi ou un ministre l'examinent, c'est une des choses dont nous tenons compte.

En ce qui a trait au rôle des femmes dans le développement de l'Asie du Sud-Est, cela fait partie du processus. La question la plus importante est de savoir si ce sont les femmes qui prennent les décisions. Sinon, est-ce qu'on peut les inclure dans le processus décisionnel et comment peut-on le faire? L'ACDI a été responsable de plusieurs programmes dans lesquels cet élément a été un facteur important.

J'ajouterais que si on regarde le processus politique dans ces régions on voit émerger des femmes dirigeantes. Il y a Megawati Sukarnoputri en Indonésie et Yingluck Shinawatra en Thaïlande. Dans le sud de l'Asie, les exemples abondent. Presque tous les pays ont eu des dirigeantes fortes.

S'agissant du développement en général, j'ai souvent travaillé dans ces pays avec de fortes personnalités qui ont eu un impact important sur les processus. L'ACDI et le Canada ont élaboré des programmes expressément pour encourager ce processus et ces championnes.

L'autre exemple que j'aimerais vous fournir se passe dans toute la région, mais je vais vous donner celui du Bangladesh. C'est grâce aux femmes que l'industrie du vêtement au Bangladesh a pris de l'expansion. C'est aussi simple que ça. Un revenu mène à une autonomisation importante et cela peut, dans une certaine mesure, renforcer le rôle des femmes dans ces sociétés.

Le sénateur Robichaud : J'ai une question supplémentaire au sujet de ce que vous avez dit sur la croissance, grâce aux femmes, de l'industrie du vêtement au Bangladesh. Ces femmes gagnent des salaires très bas. Est-ce qu'elles prennent part au processus décisionnel?

M. Rahman : La majorité des travailleurs sont des femmes. Dans certains cas, ce sont elles qui décident. Il y a de grandes industries du vêtement où les chefs d'entreprise sont des femmes.

Le sénateur Robichaud : Est-ce l'exception ou la règle?

M. Rahman : Ce serait l'exception.

La présidente : Ai-je bien compris que lorsque les femmes commencent à gagner un revenu au lieu de dépendre de leur mari, elles commencent à prendre des décisions? Elles ont donc de la valeur au sein de la société?

M. Rahman : En termes économiques. Comme la sénatrice Ataullahjan l'a dit, il y a suffisamment de preuves qui nous permettent de dire que le revenu gagné par les femmes sert en général à subvenir aux besoins de la famille, surtout au niveau de la nutrition et de l'éducation des enfants. C'est un truisme de dire que si vous allez éduquer quelqu'un, il faut éduquer la fille et non le garçon parce que celle-ci va contribuer beaucoup plus que lui à la société.

La présidente : Pas de contestation? D'accord. Nous allons maintenant revenir à la sénatrice Ataullahjan.

La sénatrice Ataullahjan : J'aimerais parler de l'économie des Philippines et de l'Indonésie, qui est insulaire. Ces pays ont-ils les mêmes défis économiques et politiques que les autres? Par exemple, si on les compare à la Thaïlande et à Singapour, les distances sont plus importantes. Est-ce que cela a un impact?

M. Rahman : Bien sûr qu'il y a un impact. Prenons l'Indonésie qui est un archipel de 1 300 îles. Je me souviens d'un voyage qui m'a pris un jour entier et c'était au milieu des années 2000. Donc oui, cela a un impact.

Ainsi, dans des pays comme l'Indonésie et les Philippines, un principe important a été celui de la décentralisation des processus de gouvernance, c'est-à-dire le transfert du pouvoir décisionnel aux îles et aux niveaux locaux. Les Philippines l'ont fait d'abord et l'Indonésie vient d'emboîter le pas.

Comme vous pouvez le comprendre, la croissance a ses écueils. Dans certains cas, les pouvoirs décisionnels ont été transférés mais pas les budgets correspondants et le centre retient les pouvoirs d'allocation budgétaire. Lorsque les décisions sont prises au niveau local, quelle part du budget central y est attribuée. Ça a causé des problèmes parce que les régions locales doivent trouver des moyens de générer des recettes. J'ai vu des endroits où on a construit des routes à péage pour qu'on puisse générer des recettes, ou bien des instances locales se sont regroupées pour construire des hôpitaux où les gens étaient prêts à payer.

Ce qui est important à retenir, c'est que dans ces pays la décentralisation et le transfert des pouvoirs décisionnels doivent absolument être menés à bien pour qu'il y ait une bonne gouvernance. Je suis fier de dire que le Canada travaille dans les Philippines et en Indonésie afin d'aider les instances locales, que ce soit au niveau du village ou à d'autres niveaux, à rédiger leurs plans et leurs stratégies pour qu'elles puissent se gouverner avec efficacité.

La situation est différente en Malaisie. Dans tous les pays, le transfert des pouvoirs est important, mais en Indonésie et aux Philippines, il est absolument essentiel pour assurer l'efficacité du processus de gouvernance.

Le sénateur Oh : Merci, monsieur. L'Asie du Sud-Est est une petite région mais elle a une population de 600 millions d'habitants et une économie dont la croissance est la plus rapide. Est-ce que le Canada peut en profiter en prenant part à la construction des infrastructures au cours des 10 ou 20 prochaines années? Nous excellons dans les TI, les sciences et la technologie, la biopharmaceutique et les soins de santé, dont ont besoin ces pays. Le gouvernement canadien pourrait-il mettre sur pied un centre ou un bureau régional pour minimiser les coûts et tirer profit d'investissements dans cette région?

M. Rahman : Oui, mais cela dépend de la taille des entreprises. Si vous avez une entreprise comme Bombardier, vous pouvez fonctionner à cette échelle. En effet, la demande d'avions court et moyen-courrier va exploser dans la région. La demande est déjà forte et elle va augmenter encore plus, alors oui, dans cet exemple, le succès est possible. Mais imaginez une petite moyenne entreprise canadienne travaillant sur de telles distances.

C'est ce que je voulais faire valoir à propos des produits. Vous avez absolument raison, sénateur. Nous devons choisir des produits pour lesquels nous avons un avantage comparatif. La prochaine étape consiste à identifier quels produits nous donnent cet avantage comparatif. Un exemple serait les ressources naturelles.

L'autre exemple serait les produits haut de gamme. Au fur et à mesure que les économies évoluent, les connaissances augmentent et on a besoin d'utiliser ces connaissances pour pouvoir utiliser les produits. Le Canada en est à ce stade. Vous avez dit avec raison qu'à certains égards nous avons un système d'éducation excellent. Nous avons un bon système de soins de la santé. Comme nous l'avons dit tout à l'heure, avec le temps ces pays devront se servir de leur prospérité économique pour créer des avantages sociaux, ce qui veut dire qu'il leur faudra construire des systèmes d'éducation et de soins de la santé qui répondent aux besoins de la population. Peut-être le Canada pourrait-il fournir les conseils nécessaires — je déconseillerais qu'on fournisse le financement — ou l'expertise pour créer ces systèmes.

Sur le plan commercial, il y a les procédés de pointe. Dans quel domaine le Canada peut-il dire : « J'ai un créneau unique que nul autre n'occupe »? Il faut faire attention à cet égard, puisque comme nous l'avons démontré dans le cas de Samsung et d'autres, les chefs de file se trouvent maintenant en Asie-Pacifique. Ils sont actuellement les chefs de file plutôt que nous. En ce sens, nous devons faire attention en nous cherchant des créneaux.

C'est difficile. Comme je l'ai dit, j'examine cette question depuis le milieu des années 1980. La région Asie-Pacifique sera un marché important pour le Canada, mais jamais un marché principal pour les entreprises canadiennes. Les États-Unis continueront toujours à être le marché, le partenaire économique principal. L'Union européenne peut ou non continuer à se classer deuxième. On verra.

Nous en parlons depuis plus de 30 à 40 ans. Pour ceux qui sont assez vieux, comme moi, il y avait la fameuse troisième option, la recherche d'autres marchés pour le Canada. La troisième option, c'était l'Asie-Pacifique. C'était pendant les années 1980 et 1970. Il en a toujours été ainsi selon les entreprises canadiennes, et j'ai parlé à des centaines d'entre elles. Comment peuvent-elles y faire affaire de manière efficace? Quel est le seuil de rentabilité? Est-ce possible d'y faire des affaires? C'est ça, l'important.

C'est bon d'avoir des centres d'activités. Une concentration d'investissements pourrait être bonne, si tout un ensemble de petites et moyennes entreprises se regroupaient et établissaient un bureau central dans un pays donné, à partir duquel elles pourraient rayonner. Ça pourrait marcher.

[Français]

La sénatrice Verner : Je vais m'adresser à vous en français et remonter à l'époque où j'étais ministre de la Coopération internationale. Depuis un certain nombre d'années, il y a eu plusieurs changements à l'ACDI, ne serait-ce que pour établir une nouvelle liste de pays ciblés. Cinq pays furent ciblés dans la région de l'Asie-Pacifique.

En novembre dernier, le gouvernement a annoncé un plan d'action visant les marchés mondiaux, qui repose sur le concept de la diplomatie économique. Tout comme les initiatives de développement international, ce plan cible aussi l'Indonésie et le Vietnam.

Croyez-vous que cette nouvelle façon de faire, que cette nouvelle mesure va influer de façon positive ou négative sur l'aide internationale en Asie-Pacifique?

[Traduction]

M. Rahman : Pour y répondre, il faut distinguer entre le monde en développement tel qu'il existait il y a 20 ans et celui d'aujourd'hui, et à partir de là déterminer les modes de fourniture de l'aide internationale. Cependant, il y a 20 ans, la plupart des pays en développement étaient des pays à faible revenu. Aujourd'hui, ce sont des pays à revenu intermédiaire, à l'exception de l'Afrique australe, d'Haïti et du Nicaragua dans les Amériques, et de quatre ou cinq pays en Asie. Presque tous ces pays sont à revenu intermédiaire inférieur ou intermédiaire.

La promotion du développement dans ces pays diffère un peu de ce que l'on faisait autrefois. Les moyens classiques visaient à répondre aux besoins humains fondamentaux, tels que les soins de santé, l'éducation, l'amélioration de la gouvernance, et ainsi de suite. Ce n'est pas pareil pour les pays à revenu intermédiaire. Comme je l'ai dit dans mon exposé initial, les exigences des pays évoluent. Ils veulent absolument prendre en main le processus, pour qu'ils soient aux commandes du développement. En général et d'après ce qu'on a vu jusqu'ici, ils se concentreront sur le développement économique durable et ce développement passe par le secteur privé. C'est le moteur principal de la croissance économique.

Si le secteur privé joue son rôle, il s'agit du développement du secteur privé ou de la création d'entreprises, et de la façon dont le Canada ou d'autres pays peuvent contribuer à ce processus. À ce stade, il faut dépasser les moyens classiques de la fourniture de l'aide et s'attacher à des considérations plus vastes, des considérations pangouvernementales ou à la grandeur des pays, et cela comprend les échanges et la diplomatie. S'agissant de gouvernance, cela va au-delà de la simple fourniture de l'aide au développement. Les échanges, la diplomatie et l'aide classique au développement doivent se combiner.

Deuxièmement, il faut se pencher sur les mécanismes de fourniture de l'aide au développement. Traditionnellement, nous avions recours aux subventions, qui sont des contributions non remboursables. En d'autres mots, je fournis un certain montant d'argent à un pays donné, à un organisme œuvrant dans le domaine du développement dans ce pays et je ne m'attends pas à un remboursement.

Mais si l'on y réfléchit un instant, pourquoi ferait-on cela en Indonésie ou dans les Philippines? Ce sont des pays à revenu intermédiaire qui devraient commencer à s'occuper de leur propre développement. Dans ce cas, la Banque mondiale a un système qui a remplacé les subventions par des prêts. C'est ce que nous faisions par le passé; nous accordions des prêts à des conditions de faveur jusqu'en 1988 environ et puis nous les avons remplacés par des subventions. Je pense qu'il est temps de réexaminer la question à la lumière des théories contemporaines du développement qui diffèrent radicalement de celles du passé. Pour ce qui est de l'aide classique dans ces pays, voilà le premier constat. Deuxièmement, nous devons songer aux façons de faire fonctionner les partenariats avec le secteur privé. Cela impliquerait de se pencher, d'une part, sur les aspects financiers, et d'autre part, sur la création de réseaux. Tout cela pour dire que nous en sommes arrivés, à mon avis, à un point tournant.

Ce facteur est encore plus important aujourd'hui dans l'Asie-Pacifique, où la Chine, la Corée du Sud et l'Inde sont en train de devenir des pays donateurs. Mais dans ces pays, on ne fonctionne pas de la même façon que chez nous. On utilise généralement des crédits d'approvisionnement. Autrement dit, on vous prête de l'argent pour construire un pont, et vous nous remboursez au fil des ans à partir des recettes que vous en retirez.

Dans toute cette région, une bonne partie des infrastructures sont construites par les Chinois, les Indiens et les Sud-Coréens.

Pour répondre à votre question, la façon de commercer a évolué. Il faut y réfléchir simplement. Il ne faut pas l'envisager dans l'optique globale du pays ou de l'ensemble du gouvernement, mais plutôt en fonction d'une description de l'aide traditionnelle.

Le sénateur Dawson : Quand vous dites que les Chinois prennent part à la construction, ne se rendent-ils pas sur place pour faire les travaux et n'ont-ils pas recours à du personnel chinois pour la construction?

M. Rahman : Oui.

Le sénateur Dawson : Et ils vont construire un port pour avoir accès à une mine, puis ils utiliseront le produit de cette mine pour leurs propres besoins, n'est-ce pas?

M. Rahman : C'est exact dans certains cas, mais dans d'autres, ils feront les travaux simplement en échange d'une rémunération. Quel exemple pourrais-je vous fournir? Ils sont en train de construire un projet en eau profonde au Sri Lanka. Au Cambodge, les Chinois participent à la construction de la plupart des infrastructures.

Dans de tels cas, ils participent au processus d'accès. Ces projets s'inscrivent en un sens dans la stratégie économique générale de la Chine, qui consiste notamment à avoir accès aux ressources naturelles. Dans d'autres cas, les Chinois vont vous construire un stade ou un centre de conférences. S'ils le font, c'est que ce sont des projets très visibles. Ils sont une manifestation visible de leur présence. En outre, ce sont des projets que les pays eux-mêmes souhaitent voir réaliser. Ce qui est ironique à certains égards, c'est que les pays aiment de tels projets. Cela répond à leurs demandes. Mais les Chinois ne réaliseront pas de projets que d'autres pourraient trouver intéressants s'ils ne les trouvent pas eux-mêmes intéressants. Il y a donc une certaine priorité.

Le sénateur Demers : Merci de venir nous rencontrer, monsieur. Ce qui ressort constamment des témoignages que nous avons entendus au cours des dernières semaines, c'est qu'en 2014, la croissance économique de l'Asie-Pacifique se renforce. Le sénateur Housakos a parlé de corruption. L'autre jour, on nous a parlé de l'armée et du gouvernement. Il y a eu des émeutes dans les rues, les gens se battaient pour obtenir du riz, de l'eau, et autres denrées.

Ce qui me préoccupe le plus, monsieur, ce sont les gens eux-mêmes, des gens de différentes religions. La corruption est partout. On la trouve dans divers secteurs, mais la violence ne met pas les gens en cause. Elle les oblige simplement à payer, à verser plus d'impôts à cause de la corruption. À une certaine époque, monsieur, les gens pouvaient simplement vivre leur vie, sans avoir à aller lutter dans les rues pour obtenir des aliments. Les gens pouvaient vivre en paix. Nous sommes en 2014. Quel sera l'avenir à cet égard, monsieur?

M. Rahman : Excellente question. Je l'aborderai sous deux angles. L'une des raisons pour lesquelles autant d'immigrants, de toutes les régions du monde, viennent s'établir au Canada, c'est justement pour ce que vous venez de dire. Je sais que je peux me lever le matin et me rendre à mon bureau. Mes enfants iront à l'école. Je vais aller travailler. Si je vais à la banque, je pourrai faire mes transactions. Si je paie mes impôts, ils seront payés au moment opportun.

C'est un indice de développement. À quel moment ces pays en arriveront-ils à cette étape? Il y a deux processus pour cela. Je vous signale entre parenthèses que c'est un de mes sujets préférés. Je vais vous l'expliquer de façon très simple. Bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples, mais je veux simplement illustrer mon propos.

Au début, les gens cherchent simplement des moyens de se nourrir et de se loger, de subvenir à leurs besoins de base. Prenons l'exemple de la Corée du Sud. C'est tout ce que veut la population. Dans certains cas et à certains égards, Singapour pourrait être un autre exemple. À ce niveau, les gens sont prêts à renoncer à certaines libertés personnelles pour atteindre cet objectif car c'est un objectif fondamental. C'est le cas dans un grand nombre de pays fragiles, de pays à faible revenu.

Ensuite, l'économie évolue. Elle se modernise. Les gens trouvent du travail et ont un revenu. À un moment donné, les besoins fondamentaux sont satisfaits. Les gens se disent alors qu'il y a bien plus que cela dans la vie. Je le décris en termes simples, mais j'aurais pu utiliser un terme plus savant pour en parler. C'est en fait le processus. Arrive un moment où les gens se disent qu'il y a plus que cela dans la vie, qu'ils veulent avoir leur espace, leur mot à dire, exercer leurs droits de prendre part aux décisions qui décideront de leur avenir. Et c'est là que la démocratie prend de l'importance. Les gens essaient de s'exprimer. C'est le moment que vous attendez. Vous attendez que la population ait la possibilité de s'exprimer et de décider de son propre avenir. Les économies de l'Asie du Sud-Est ou de l'Asie-Pacifique ont-elles atteint ce point? Oui, dans certains cas. La Corée du Sud en est un exemple classique. Ce pays a été contrôlé d'une main de fer par des régimes centralisés, mais voyez où il en est maintenant. C'est un pays dans lequel un président peut être destitué et condamné. Le peuple exige le respect de ses droits et établit les droits qu'il veut exercer.

Dans bon nombre de pays, ce même processus donne de bons résultats. Les quelques incidents qui se produisent actuellement à Singapour en sont l'expression. Dans d'autres pays, entre autres l'Indonésie et les Philippines, il faudra que le processus évolue. La première condition est qu'il y ait une démocratie et un droit d'expression. Il ne faut pas que ce processus soit troublé. Il faut qu'il y ait des élections. Les représentants de la population doivent être élus, et si le processus se poursuit, la situation évoluera jusqu'au point souhaité.

Le sénateur Demers : Excellente réponse, monsieur. Merci.

Le sénateur Tannas : Un peu dans la même veine et s'agissant du risque militaire dont vous avez parlé — le développement ininterrompu des principes démocratiques — on nous a dit hier — je ne suis pas un membre régulier du comité, mais j'étais ici hier — qu'il y a en Indonésie un candidat à la présidence populaire réformiste, encore passablement de corruption et une armée qui fait de plus en plus double emploi et qui s'interroge sur son rôle. Je me suis dit que c'était comme d'avoir dans la même pièce des adolescents, du whisky et des clés d'automobile, les trois ingrédients sont là à divers degrés. Pourriez-vous nous dire où, dans toute cette région, il peut y avoir un risque militaire dans le cours du développement de ces pays, où l'armée est encore concentrée sur la situation intérieure et estime avoir un rôle important à jouer au sein de la nation et où il pourrait y avoir un conflit ou une interruption dans l'évolution démocratique que vous avez définie?

M. Rahman : Si vous m'aviez posé cette question il y a cinq ans, ma réponse aurait été l'Indonésie et les Philippines, mais je ne peux pas en dire autant maintenant. La population se réjouit de pouvoir voter et exprimer son opinion. Il faut voir comment la Birmanie s'est organisée en ce qui concerne son parlement, le rôle de son armée et le pouvoir des représentants nommés par l'armée, entre autres. À mon avis ce sont là en fait des étapes du processus. L'armée est très puissante. Il faut voir comment des gens comme Marcos, Suharto et en Thaïlande, des vagues de dirigeants militaires deviennent premier ministre jusqu'à la fameuse révolution du téléphone cellulaire, si l'on peut dire.

À l'heure actuelle, on en est au point où les militaires se sont créé un rôle particulier — elle n'estime pas être l'élément central, mais elle veut avoir son mot à dire de la façon dont elle veut le dire. L'armée s'est taillé une place soit dans l'acquisition de biens économiques, soit dans la prise de décisions. À mon avis, ces fonctions sont temporaires. Au fil des ans, elles vont perdre de l'importance au fur et à mesure que la population exigera davantage de pouvoir exercer ses droits.

Si l'on considère l'évolution des choses par rapport à ce qu'elles étaient en 1980 et le rôle de l'armée dans ce contexte, d'après mon instinct, je pense que d'ici 20 ans, l'armée va de nouveau jouer un rôle pacifique.

Le sénateur Tannas : À la lumière de cela, voyez-vous des signes de cette tendance? Pouvez-vous nous dire si vous voyez des signes selon lesquels, dans différents pays, l'armée va peut-être commencer à assumer les tâches plus difficiles que sont par exemple les missions de rétablissement de la paix mandatées par l'ONU?

M. Rahman : Certainement. Au Bangladesh, par exemple, l'armée a eu le pouvoir de 1976 à 1991 environ. Elle a été marginalisée, et au fil du temps, sa principale vocation s'est orientée vers les activités de maintien de la paix.

On assiste à cette évolution en Indonésie et aux Philippines et dans d'autres cas où l'armée est utilisée de plus en plus comme véhicule, comme force organisée, notamment pour s'occuper du rétablissement après une catastrophe. Je pense que c'est dans cette direction que l'on s'en va.

Aujourd'hui encore, l'armée a un pouvoir économique, ce qui est assez intéressant, mais la question doit être réglée.

Le sénateur Tannas : Merci.

La présidente : Merci. Nous approchons de la fin de la séance, mais deux sénateurs, M. Housakos et Mme Ataullahjan, ont demandé une deuxième ronde de questions. Si vous pouvez les poser rapidement, je demanderai à M. Rahman d'y répondre.

Le sénateur Housakos : Madame la présidente, je vais poser une brève question concernant la Birmanie, qui présidera la réunion de l'ANASE de cette année. J'aimerais que vous nous fassiez part de vos observations sur ses objectifs. Est-il aussi important d'un point de vue pratique que théorique de présider l'ANASE? Le Canada s'efforce-t-il suffisamment d'aider la Birmanie dans ce processus? Le Canada s'engage-t-il suffisamment dans ce processus pour en tirer le plus d'avantages possible?

La sénatrice Ataullahjan : On a déjà parlé de cette région. Nous avons parlé de l'armée. Nous avons parlé du gouvernement. Le seul sujet que personne n'a abordé est celui des jeunes. Dans la plupart de ces pays, 50 p. 100 de la population a moins de 25 ans. Lorsque l'on examine cette région, je sais que l'état d'esprit des jeunes y a changé. Ils voient le monde différemment. J'aimerais que vous expliquiez rapidement quel rôle ils peuvent jouer.

M. Rahman : Je vais d'abord répondre à la question sur la Birmanie. Il est extrêmement important pour elle de présider l'ANASE. De mon point de vue, c'est presque comme une affirmation de ce pays. Après un certain temps, ce pays a consciemment décidé de se réengager sur la scène internationale dans la région concernée. C'est un signal important.

Que peut faire le Canada pour favoriser ce processus de développement? Je pense qu'il doit collaborer avec un groupe de pays ayant les mêmes valeurs, autrement dit, d'autres pays qui inciteront la Birmanie à instaurer des processus démocratiques et à les suivre, et parallèlement, à offrir une aide hautement nécessaire par rapport aux besoins humains fondamentaux.

S'agissant des jeunes, c'est chez eux que l'on voit un changement. Dans tous ces pays, on assiste à l'émergence d'une génération que l'idéologie n'intéresse pas. À certains égards, elle est bien plus matérialiste que la génération précédente. Tout ce qu'elle souhaite, c'est profiter de la vie, avoir un bon emploi, un bon revenu et voyager. La révolution de l'Internet et des communications a ouvert les yeux des gens. Ils savent ce qu'il est possible et impossible de faire, et c'est ce qui guide leurs pas. Ils se tournent vers les dirigeants et leur disent : « Donnez-moi ceci. Vos idéologies ne m'intéressent pas, et cetera. Donnez-moi une vie. » Cela va créer des problèmes.

D'ailleurs, les données démographiques de cette région sont intéressantes. Dans bien des pays, les jeunes constituent la majorité de la population, mais il y a aussi la question du vieillissement qui concerne surtout la Chine et la Corée du Sud. Le problème sera particulièrement aigu en Chine, à cause de l'ancienne politique de l'enfant unique.

La présidente : Vous avez certainement abordé des sujets intéressants, monsieur. Merci de nous avoir appris autant de choses sur l'aide au développement et ses changements. Cela nous a été très utile. Vos observations sur l'armée sont très instructives. Nous venons d'étudier la Turquie où l'armée joue un rôle différent. Le genre d'évolution dont vous avez parlé en Asie y a très certainement eu lieu, de même que dans d'autres pays. Il nous est utile de consulter d'anciens rapports dans le cadre de l'étude de l'Asie du Sud-Est. Merci de votre travail au sein de l'ACDI. Vous avez mis votre savoir à profit en acceptant de venir témoigner devant notre comité et en enseignant à nos jeunes à l'université.

Merci.

(La séance est levée.)


Haut de page